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Extrait : "Vous connaissez, mon cher directeur, la vieille histoire de madame Scarron remplaçant le rôti par une anecdote. Permettez-moi de vous la rappeler, en guise d'exorde insinuant, au début de cette lettre. Je ne suis pas madame Scarron, et je n'ai point la prétention de servir du rôti à mes convives habituels de chaque lundi ; mais, à cela près, ma situation est exactement la même que la sienne."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 304
Veröffentlichungsjahr: 2016
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Plombières, 19 août 1868.
Vous connaissez, mon cher directeur, la vieille histoire de madame Scarron remplaçant le rôti par une anecdote. Permettez-moi de vous la rappeler, en guise d’exorde insinuant, au début de cette lettre. Je ne suis pas madame Scarron, et je n’ai point la prétention de servir du rôti à mes convives habituels de chaque lundi ; mais, à cela près, ma situation est exactement la même que la sienne. En fait de nouveautés, je n’ai guère vu ici aux devantures des libraires que la dernière édition de la Cuisinière bourgeoise et des Recherches sur les vertus curatives des eaux de Plombières. Au lieu donc d’une revue littéraire, qu’il me serait bien difficile de vous adresser du fond des Vosges, permettez-moi de vous tracer le récit à vol d’oiseau de mon excursion à travers cette miniature de la Suisse, que les touristes ne connaissent pas encore assez, bien qu’ils aient commencé depuis dix ans à en apprendre le chemin.
J’ai été enlevé de mon domicile le 17 août à huit heures du soir, et porté à bras tendus, malgré une molle résistance, jusqu’à un fiacre qui stationnait sous mes fenêtres dans une intention coupable, et qui partit tout aussitôt au galop le plus furieux que puissent prendre deux haridelles, fouettées à tour de bras par un cocher à qui l’on a promis cinquante centimes de pourboire. Les ombres de la nuit couvrirent le rapt perpétré par un provincial sur la personne d’un critique. Une demi-heure après, le fiacre abordait au chemin de fer de l’Est, sans qu’aucun gendarme eût suivi nos traces ; et le lendemain, vers l’aube, après avoir senti vaguement qu’on me transvasait dans une voiture mal capitonnée, dont les cahots remplirent d’inquiétudes et de soubresauts les dernières heures de ma nuit, je m’éveillai à Plombières, ce qui suppose nécessairement que je m’étais endormi, bien que j’aie oublié de vous le dire.
Qu’allais-je faire à Plombières ? En vérité, je n’en sais rien du tout. Demandez-le à mon ami, seul responsable de cette escapade. On a vu des Parisiens y accourir, en partie fine, du fond des arcades de la rue de Rivoli, dans l’intention délirante d’y contempler l’empereur en calèche découverte : mais l’empereur n’y était plus ; presque tous les baigneurs sont partis depuis le 15, et je n’ai jamais connu, grâce à Dieu, ni l’hypocondrie, ni la gastralgie, ni la dyspepsie, ni les affections ganglionnaires de l’estomac ou des intestins, ni rien de ce qui se guérit, ou ne se guérit pas, par les eaux minérales, savonneuses et ferrugineuses. Le carbonate de soude et moi ne nous sentons jusqu’à présent aucun penchant l’un pour l’autre. À ces réflexions, exposées avec une légitime amertume, mon ami me répondit qu’il fallait bien aborder les Vosges par un bout, et que d’ailleurs il est prudent, surtout à un journaliste qui parle de douches, de ne jamais dire : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. »
Me voici donc à Plombières. C’est une bourgade pareille à une ville, avec ses hautes maisons en pierres de taille, bordées de balcons, ses nombreuses promenades, ses vastes hôtels et sa moderne église gothique, qui ressemble à la cathédrale de Strasbourg comme M. de Salvandy à Chateaubriand. Mais, rassurez-vous : je ne veux pas faire concurrence aux Guides-Joanne, et je ne pousserai pas la description plus loin.
Quelques baigneurs, attardés par les derniers beaux jours, errent çà et là d’un pas languissant, et leur vue ne me donne aucune envie de boire dans le même verre qu’eux. Les eaux de Plombières se prennent en boissons, se prennent en bains, se prennent en douches, se prennent de toutes les façons. On les emporte même en bouteilles. Les amateurs peuvent en faire de véritables orgies et s’enivrer, sans crainte d’épuiser la cave, à la coupe que la naïade minérale leur verse à tous les coins de rue. De dix en dix pas, vous rencontrez un établissement ad hoc qui vous fait les yeux doux : le Bain Tempéré, le plus hanté de tous et l’un des moins séduisants ; le Bain Romain, d’une architecture originale, bâti sur l’emplacement d’une espèce de piscine de Siloé, où plus de cinq cents hommes pouvaient tenir à l’aise, et surgissant du pavé de la Grande-Rue sous l’aspect d’un étage demi-souterrain, surmonté d’une vitrine qui offre la forme d’un dôme oblong ; puis le Bain des Dames, dont l’extérieur ne répond ni à son titre poétique, ni au renom de ces illustres chanoinesses de Remiremont, qui en étaient jadis les propriétaires.
Il y a même le Bain des Capucins, n’en déplaise à M. Sauvestre. Il y a encore le Bain Impérial, qui était le Bain National en 1848, le Bain Royal en 1830, et qui, par une coïncidence fâcheuse, qu’il suffira de signaler au zèle de la municipalité locale, repose sur les Étuves de l’Enfer ; enfin, par pléonasme, les Bains Napoléon, ambitieusement qualifiés de Thermes, et bâtis hors la ville, entre deux vastes hôtels qui feraient l’orgueil d’un boulevard de M. Haussmann. À côté, on a construit je ne sais quelle machine à vapeur, pour réchauffer à la température voulue l’eau des sources, refroidie par un si long trajet. Si j’étais baigneur, il me semble que je me soucierais médiocrement d’une eau minérale réchauffée par la vapeur : les habitués des Thermes Napoléon me font l’effet de buveurs qui boiraient du vin de Champagne fabriqué avec de l’acide tartrique ; mais c’est une affaire de goût, et je reconnais volontiers mon incompétence.
J’ai visité les Thermes Napoléon : beau bâtiment, architecture classique et rectiligne, où l’on a employé une respectable quantité de granit et de marbre. Les colonnades ne sont pas ménagées non plus. J’y ai vu dans les cabinets la plus jolie collection d’appareils balnéaires suivant la formule : bains de pieds, bains de siège, bains de corps, douches en couronne, douches en cerceau, vulgairement surnommées douches en crinoline ; douches en jet ou en pluie, douches qu’on reçoit avec un casque sur la tête pour tout vêtement, comme les Romains des tableaux de David. Toutes ces petites machines sont fort jolies à voir fonctionner, et, pour employer une image pleine de couleur locale, vous font venir l’eau à la bouche. Le cicerone de l’établissement, Vosgien bénévole et paterne, me conviait à en tâter, et ne comprenait pas qu’on pût se refuser cette petite partie de plaisir. Malgré l’occasion et l’herbe tendre, j’ai obstinément résisté à la séduction : il paraît que ces douches guérissent de la folie, mais j’ai eu peur qu’elles ne me rendissent fou.
Plus encore que les établissements de bains, les eaux minérales sont partout à Plombières. Il en coule entre chaque pavé. Dès que vous mettez le pied dehors, votre oreille est assaillie par un bruit de source jaillissante, ou de cascade qui roule sur une pente de six pouces avec un fracas aussi audacieux que si elle tombait de cent pieds de haut. Sous une arcade de la Grande-Rue, au pied d’un Christ, coule, par trois robinets, la tiède Fontaine-du-Crucifix, où tout venant peut puiser. M. Guizot a donné son nom à une fontaine réactionnaire, qui, après l’avoir perdu un moment dans la bagarre de 1848, l’a repris depuis sans vergogne. N’y a-t-il point par là un préfet pour veiller aux manœuvres des vieux partis ? Dans les bois environnants, vous rencontrerez la Fontaine Stanislas, qui est charmante, et jaillit d’un rocher ombragé d’un grand chêne, comme la source miraculeuse de Moïse. Mais prenez garde : il y a des vers ; que dis-je ? des vers de Campenon ! Est-ce pour cela que la Fontaine Stanislas est un peu négligée par le touriste méfiant ?
Plombières se cache en entier dans un repli des Vosges qu’on peut qualifier, ad libitum, de vallon ou de trou, suivant qu’on appartient à l’école classique ou à l’école réaliste. Les maisons s’adossent aux montagnes, qui grimpent par-dessus les toits pour regarder curieusement dans la rue. Les promenades pittoresques abondent aux alentours ; peut-être y en a-t-il trop : elles se nuisent les unes aux autres. Je ne parle pas des promenades civilisées, dont le beau désordre est un effet de l’art. Quelques-unes des plus célèbres ont été absorbées en partie par la création du vaste parc impérial, aux avenues sinueuses, aux capricieux accidents de terrain, embelli par une sorte de lac où voguent les inévitables cygnes des jardins publics, sillonné en tous sens par le cours limpide de l’Eaugronne, plein du clapotement des eaux, du bouillonnement des sources et du murmure harmonieux des cascades, auquel il ne manque, en un mot, pour en faire un séjour enchanteur, que des arbres plus vieux et des ombrages plus épais. Mais les sentiers escarpés qui montent aux sommets voisins, les bois suspendus sur les gorges des montagnes, les vallées tortueuses, étroites et profondes, taillées en plein granit par la nature, et qui environnent Plombières de toutes parts au risque de l’étouffer, ménagent par centaines aux touristes les aspects les plus gracieux, les plus sauvages et les plus imprévus.
Les promenades par excellence des alentours de Plombières sont l’Ancienne Feuillée, la Nouvelle Feuillée, et la Feuillée Magenta, situées toutes trois à quelques kilomètres de la ville. La première a pour gardienne et pour nymphe une vieille fille, presque illustre dans le pays, mademoiselle Dorothée, qui accueille les visiteurs, dans sa jolie maisonnette, avec une urbanité d’ancien régime, et prend plaisir à leur expliquer elle-même l’incomparable point de vue dont on jouit de son balcon. Mademoiselle Dorothée, semblable aux bonnes vieilles fées des contes de Perrault, a une foule de talents, dont quelques-uns sont à craindre : elle est poète, et de plus musicienne ; pour peu que vous y teniez, peut-être même si vous n’y tenez pas, elle vous dira de ses vers, et vous jouera des airs de sa composition sur les instruments du pays. Lorsqu’elle n’était âgée que de quarante ou cinquante ans, mademoiselle Dorothée devait être tout à fait séduisante. Mais elle a une rivale sérieuse dans la personne de Madame Serret, qui trône à la Feuillée Magenta. Si mademoiselle Dorothée fait des vers, madame Serret en récite ; elle joue de l’épinette avec tout autant de brio, elle fait les honneurs de son chalet, de son point de vue et de ses rafraîchissements avec tout autant de belles grâces, avec une humeur aussi accorte et aussi prévenante ; enfin, elle a bien dix ans de moins, ce qui est quelque chose, quoique ce ne soit peut-être pas assez.
La Muse d’Homère eût seule pu chanter dignement les luttes et les procès épiques de ces deux sœurs ennemies. Quand l’empereur, dans un de ses séjours à Plombières, fit visite à la maisonnette de mademoiselle Dorothée, le cœur de madame Serret s’émut. Saisie d’une noble émulation, elle alla le lendemain, en triomphant arroi, parée comme une châsse, gantée jusqu’aux coudes, portant sa tête avec la dignité d’un Saint-Sacrement, présenter au chef de l’État les clefs de son chalet dans une assiette de porcelaine en lui faisant valoir le nom patriotique de son établissement. Celui-ci ne résista pas à une démarche aussi mémorable : il vint à la Feuillée Magenta. Madame Serret vous montre l’endroit où il posa le pied pour s’accouder au balcon ;
Elle vous répète la phrase, désormais historique dans son souvenir, par laquelle il témoigna son admiration :
Malheureusement aussi, elle vous répète les vers alexandrins, semés d’apostrophes et de prosopopées, que l’empereur reçut à bout portant sur le seuil : « Voyons, mon enfant, dit-elle à sa petite fille, suppose que monsieur soit l’empereur, et récite-lui tes vers, en y mettant le ton. » J’eus beau me récrier contre la supposition, il fallut subir les conséquences de cette hypothèse et la tirade jusqu’au bout. J’ai négligé d’en demander copie, et je crains que cet oubli ne m’ait porté un grave préjudice dans l’esprit de l’excellente femme.
De la balustrade du chalet, juché comme un nid d’oiseau sur l’extrémité du roc, on jouit d’une des vues les plus magnifiques, les plus variées, les plus vastes, j’allais dire les plus féeriques des Vosges et de la France entière. Devant vous, dans un horizon de plusieurs lieues, la Vallée des mousses et la Vallée d’Ajol se déploient en éventail à droite et à gauche, entourés d’un cadre de sombre et vigoureuse verdure, semées d’îlots d’arbres, de ruisseaux, de villages dont les maisons blanches semblent s’éparpiller sur l’herbe comme les perles d’un collier rompu, dominées dans le lointain par cinq plans de montagnes, qui fuient les unes derrière les autres en se superposant à l’horizon, jusqu’aux cimes des Alpes, semblables à une frange de vapeur qui borde le bleu du ciel. On m’a montré la ville de Besançon, visible à l’œil nu de ce point du rocher. L’impartialité me fait un devoir de convenir que je ne l’ai pas aperçue, mais je suis si myope qu’on n’en peut rien conclure. Bref, c’est là un de ces panoramas éblouissants, qu’on emporte comme une vision gravée pour toujours dans un coin de l’œil, mais sans même essayer de les rendre sur le papier.
J’ai emporté en outre une épinette du Val d’Ajol, que madame Serret (ou madame Magenta, comme on l’appelle vulgairement dans le pays) m’a vendue au prix modique de 4 francs, après m’avoir préalablement fasciné, en exécutant avec une furie toute française, sur cet instrument primitif qui doit remonter au temps de Jubal et de Tubalcaïn, le ranz des vaches et la chanson de Malbrouck. Figurez-vous un manche de guitare avec cinq fils de laiton, dont les deux premiers reposent sur une quinzaine de pointes, recourbées en forme d’arche et marquant la séparation des notes de la gamme. Pour jouer un air quelconque, la main gauche, armée d’un crayon, appuie successivement sur ces deux premiers fils comme sur les touches d’un piano, à la note que l’on veut produire, tandis que de la droite on fait voltiger une légère plume d’oie sur les cinq cordes à la fois. Cette opération élémentaire produit une musique d’une originalité bizarre, qui tient en même temps du biniou, de la musette et de la chanterelle.
Le Val d’Ajol n’est qu’un village, mais un village de sept mille habitants, divisé en plus de soixante hameaux et renfermant une vingtaine d’écoles. Il date du huitième siècle, et compte maint souvenir intéressant dans ses annales. Mais ce qu’il y a de plus intéressant au Val d’Ajol, ce ne sont ni ses souvenirs, ni son église du quatorzième siècle, ni son site admirable, ce sont les Fleurot.
Qu’est-ce donc que les Fleurot ? de simples rebouteurs, mais des rebouteurs comme on n’en voit guère, des rebouteurs à la renommée sans pareille, consacrée dans le pays par une tradition de plusieurs siècles, et qui gardent dans leurs archives des états de service dont s’honorerait la plus illustre des dynasties médicales. Ils sont de la famille de ces mires du Moyen Âge, chantés par les jongleurs et les trouvères, et de ces grands empiriques du dix-septième siècle : Caretti, le frère Ange, le prieur de Cabrières, le chevalier Talbot, le chevalier Digby et tant d’autres, qui avaient souvent l’audace de guérir en dépit du bon sens les malades que d’Aquin et Fagon tuaient suivant toutes les règles.
Les Fleurot comptent parmi les curiosités naturelles des Vosges. De tous les bouts de la Lorraine on vient les voir en pèlerinage. Le montagnard voisin croit en eux comme en son catéchisme, et leur habileté est un article de foi dans un rayon de cinquante à cent kilomètres. La Providence les a fait naître et se perpétuer dans un pays de montagnes, où les fractures et les luxations fleurissent comme la fièvre jaune au Mexique et le goitre dans le Valais. Ils ont démenti le proverbe : « Nul n’est prophète dans son pays » ; et le prestige de la famille n’a rien eu à souffrir jusqu’à présent des atteintes du temps. Les docteurs de la Faculté de Paris eux-mêmes, dont la tolérance envers les empiriques est le moindre défaut, respectent leurs privilèges héréditaires, et permettent à cette vieille race de paysans, qui a fait souche de bourgeois, de guérir sans patente tous les pieds, tous les bras et tous les genoux souffrants des alentours.
Les Fleurot ont leur histoire et leur légende. On raconte que les ducs de Lorraine leur avaient permis de se faire accompagner par les cavaliers de la maréchaussée, pour se défendre contre les attaques des chirurgiens jaloux. Ils étaient exempts des levées de la milice. Le duc François III voulut les anoblir au dernier siècle, et se heurta contre un refus inflexible, basé non sur le mépris des titres, mais sur la crainte que l’orgueil ne déterminât les descendants de la famille à renoncer à l’exercice de leur profession et à laisser perdre le secret bienfaisant transmis par les ancêtres. Un trait véridique, choisi entre cent, donnera la juste mesure de leur talent et de leur modestie : il m’a été conté par le conducteur de la voiture de Plombières à Remiremont, et je le consigne ici tel que je l’ai recueilli de sa bouche, pour l’édification de mes lecteurs :
« Il y avait une fois un roi de France qui s’était démonté la mâchoire à force de bâiller. Les médecins de la cour y avaient perdu leur latin. On fait venir le père Fleurot. Il arrive avec ses souliers ferrés et son air de paysan. Les seigneurs, les chirurgiens et tout le tremblement étaient là, dorés sur tranche, qui riaient de lui, en le voyant entrer. Mon Fleurot riait en lui-même de les voir rire. Il passe d’abord près du roi, sans rien dire, en le guignant de côté. Voilà tout le monde qui haussait les épaules. Mon Fleurot va jusqu’au bout de la chambre, revient en se dandinant, les mains dans ses poches, et en passant près du roi, sans faire semblant de rien, vlan ! il vous lui flanque un bon coup de poing sous la mâchoire. Mes fainéants se jettent tous sur lui pour l’arrêter : “Imbéciles, crie le roi, je suis guéri !” C’était vrai. – “Fleurot, qu’il dit, je te fais baron. – Merci, sire, je n’en mange pas. ” Et deux jours après il était revenu au Val d’Ajol avec ses souliers ferrés. – Voilà ce que j’appelle un homme ! »
Je ne puis mieux clore ma première lettre que sur ce beau trait, qui porte en soi, comme on a dû s’en apercevoir en le lisant, toutes les garanties d’authenticité désirables.
Gérardmer, 23 août.
De Plombières à Remiremont, la route est singulièrement pittoresque, et je vous en ferais une belle description si la nuit n’avait régné sur la scène pendant tout le trajet. Çà et là du moins la lune complaisante estompait vaguement les contours du paysage, détachait un pan de montagne sur l’horizon, et découpait dans la pénombre un décor qui eût fait merveille au troisième acte de Robin des Bois.
La ville de saint Romaric, aujourd’hui simple sous-préfecture de cinq mille habitants, compte dans ses annales les plus anciens et les plus glorieux souvenirs historiques, – des souvenirs profanes et des souvenirs sacrés. Le maître de l’hôtel où je suis descendu m’a assuré que les Romains avaient bâti un camp sur une des montagnes qui l’entourent. C’est bien possible : où ces terribles hommes n’en avaient-ils point bâti ? J’en suis encore à trouver, dans mes voyages, la ville qui n’ait pas ses restes de camp romain, objet d’orgueil, de recherches sans cesse renouvelées, de dissertations rivales et de lectures publiques pour les archéologues de l’endroit. Cette même montagne servit de retraite, dans les premiers siècles, à de pieux solitaires, qui ont légué leur nom à tous les villages environnants et font à la ville de Remiremont comme une couronne mystique. La cime et les flancs du Saint-Mont se couvrirent de monastères, qui s’étendirent peu à peu jusque dans la vallée, devenue une sorte de Thébaïde.
C’est aux religieuses de ces temps lointains que se rattache, comme à son premier anneau, cet illustre chapitre de chanoinesses qui, du septième au dix-huitième siècle, alla toujours grandissant en renom, en richesse et en puissance ; qui marchait de pair avec les plus hautes institutions du royaume de France, et dont l’autorité ne le cédait en rien à celle des ducs de Lorraine en personne. Nul n’y pouvait entrer sans prouver quatre lignes paternelles et maternelles, et sans établir que chaque ligne remontait au-delà de deux siècles et que l’origine était d’épée. Comblé de privilèges par les Papes et les souverains, le chapitre de Remiremont régnait sur soixante-quatorze seigneuries, tant grandes que petites, battait monnaie, rendait la justice, percevait des impôts et levait des troupes. L’abbesse, véritable reine féodale, avait titre de princesse d’Empire. Elle faisait à Remiremont une entrée solennelle, comparable à celle du Roi dans sa bonne ville de Paris, sous un dais à panache, au son des cloches, au bruit des arquebusades, à travers les rues semées de fleurs et décorées de tapisseries, escortée par la milice urbaine, haranguée par les officiers municipaux et les députations des corps de métiers, précédée de ses grands officiers et de son sénéchal, qui portait sa crosse ou plutôt son sceptre.
Parmi les droits et redevances dont elle jouissait, quelques-uns pourraient fournir un sujet d’intéressantes recherches aux érudits locaux, si les érudits de Remiremont, comme ceux de tous les pays, ne préféraient généralement s’occuper de l’histoire des Romains plutôt que de leur propre histoire. Ainsi, l’une des paroisses de l’abbaye était tenue de lui apporter solennellement, chaque année, deux rochelles de neiges, que ses envoyés venaient déposer pendant la grand-messe devant les stalles de l’abbesse et de la doyenne. Si la neige faisait défaut, il fallait la remplacer par deux bœufs blancs, équivalent dispendieux auquel les montagnards ne furent pas souvent contraints. Le jour des Kyriolés, – une fête locale instituée par l’abbaye elle-même, et qui se célébrait le lendemain de la Pentecôte, – un grand nombre de paroisses se rendaient processionnellement à Remiremont, bannière en tête, chantant des cantiques où le Kyrie revenait à chaque strophe en guise de refrain, comme le Noël dans les chants populaires auxquels il a donné son nom, et elles défilaient devant l’abbesse, en lui offrant tour à tour les premiers rameaux verts de l’année, – genièvre, saule, lilas, cerisier, sureau, etc., suivant les paroisses, – comme pour lui faire hommage des produits du printemps et proclamer sa suzeraineté sur la nature elle-même.
Du reste, les abbesses rendaient largement à la ville, en honneurs et en richesses, tout ce qu’elles en recevaient en hommages. Elles ne démentirent jamais le sang qui coulait dans leurs veines ; et, si elles ne furent pas toujours les humbles servantes de Dieu, elles furent toujours les généreuses protectrices de leurs sujets. L’histoire a conservé le trait de cette abbesse, née Catherine de Lorraine, qui, le 2 juillet 1637, à la tête de ses vassaux et d’une trentaine de soldats, arrêta Turenne sous les murailles de la ville et le força de lever le siège.
La Révolution dispersa le chapitre, dont la dernière abbesse fut une princesse de Bourbon-Condé ; mais elle ne détruisit point le palais abbatial, qui subsiste encore, partagé entre les divers services de l’administration urbaine. C’est un édifice d’une architecture assez froide, et qui n’a rien de bien frappant que son étendue. On l’avait bâti en 1750, et il était achevé à peine quand il fallut le fermer. Il s’adosse à l’église, un monument où tous les styles se mêlent, où tous les siècles ont laissé leur empreinte, mais qui garde, dans ses parties les plus anciennes et dans les proportions hardies de son vaisseau, un caractère assez grandiose.
La ville de Remiremont est jetée dans une des plus heureuses et des plus riantes vallées des Vosges, au milieu d’un cercle de montagnes qui semblent se pencher sur elle pour la contempler et la protéger à la fois. Elle est grande comme la paume de la main. Les habitants se montrent fiers, comme il sied, de la largeur de leurs rues bordées d’arcades et de la fontaine monumentale (suivant le terme consacré) où trois dauphins, la queue en l’air et la tête en bas, soufflent l’eau par leurs narines dans un bassin de fonte. J’ai donné trois minutes d’examen à ces magnificences, un quart d’heure à l’église et une demi-journée aux montagnes. L’ascension du Saint-Mont n’est qu’une légère promenade, dont on oublie bien vite les fatigues devant les perspectives variées et l’horizon sans limites qu’on embrasse du sommet. Partout autour de vous, cachant dans ses replis de frais vallons et des villages reluisant au soleil, la chaîne des Vosges dessine ses lignes bizarres, gauches, anguleuses, tantôt s’élevant en pitons triangulaires, pointus comme des pyramides, tantôt semblables à de gigantesques bosses de dromadaires, ou encore à des ballons gonflés et prêts à partir. C’est un caractère particulier aux montagnes des Vosges que ces ondulations heurtées et cette absence d’harmonie dans les lignes.
Il manque au sommet du Saint-Mont une croix colossale, que semblent réclamer son nom et sa légende. La municipalité de Remiremont pourrait, sans se compromettre, voter ce monument peu coûteux : pour les gens qui savent l’histoire ou qui aiment la couleur locale, ce serait un souvenir et un symbole ; pour les amateurs du pittoresque, elle ferait très bien dans le paysage. À ces causes, espérons que le Siècle daignerait se montrer clément pour cette fantaisie d’un autre âge.
À défaut de la croix sur la cime du Saint-Mont, on a du moins érigé un calvaire en bronze, d’un très beau travail, sur les flancs d’une roche voisine. Les touristes paresseux pourront se borner à grimper jusque-là. Le large plateau du calvaire, bordé d’une balustrade rustique, les sentiers accidentés qui serpentent aux alentours et la pelouse ombragée qui se cache derrière un rideau d’arbres épais, leur offriront une de ces promenades où le charme d’une vue exquise se joint aux délices d’un air vif et pur, de la fraîcheur, du silence et de la solitude. Mais j’ai déjà eu et j’aurai encore tant de vues à décrire que je fais, sans trop de peine, le sacrifice de celle-là ! Il en est des descriptions comme des prosopopées : elles ne produisent tout leur effet qu’à la condition qu’on n’en abuse pas.
Les alentours de Remiremont fourmillent d’ailleurs de sites ravissants, qui ne lassent pas l’admiration, mais qui fatigueraient la plume infatigable de M. Théophile Gautier lui-même. L’arrondissement dont cette ville est le chef-lieu peut passer pour le vrai centre des Vosges : il renferme les plus beaux anneaux de la chaîne, les cimes les plus curieuses et les plus élevées de cette ligne de montagnes dont les ramifications vont se relier d’une part au Jura, et de l’autre se perdre au milieu de la Bavière. Dans les vallons et sur les sommets voisins, abondent les sources ferrugineuses, les fontaines, les cascades, les rocs aux noms bizarres et aux formes plus bizarres encore : la pierre Kerlinkin, énorme bloc de grès rouge, haut de plus de quinze pieds, posé comme un chapiteau sur la cime de la montagne Saint-Arnould, – le Moutier des Fées, qui, pour peu qu’on mette de bonne volonté à s’en apercevoir, affecte la forme d’une église, – le rocher de la Chouette, qui ressemble à la ruine d’un château-fort du Moyen Âge, et le rocher des Ducs, qu’on prendrait de loin pour une tête gigantesque au front dépouillé par la calvitie, etc., etc. N’oubliez pas d’aller voir, dans la vallée de la Moselotte, ce charmant village de la Bresse, éparpillé en des gorges profondes, et renfermant en sa vaste enceinte, dont le piéton le plus intrépide ne peut faire le tour en vingt-quatre heures, quatre lacs et six mille hectares de forêts. La Bresse est le Saint-Marin de la Lorraine : elle formait jadis, sous la protection des ducs, une sorte de petite république, qui avait sa coutume particulière, son code civil et pénal, et où les anciens du lieu, constitués en un tribunal primitif, qui siégeait sous l’orme, rendaient, sans greffier et sans procédure, des jugements renommés pour leur bon sens, et dont la tradition a conservé des traits qui seraient à leur place dans l’histoire du sage roi Salomon.
Après avoir donné un coup d’œil à la Bresse, à ses rochers à pic, à ses chaumes, pâturages aériens où les troupeaux passent en plein air la plus grande partie de l’année, à son magnifique plateau des Hautes-Fées et à son lac des Corbeaux, le touriste reprendra sa course vers Gérardmer, la perle des Vosges, qui concentre et résume en elle seule toutes les curiosités naturelles du pays : « Sans Gérardmer, et encore un peu Nancy, qu’est-ce que ce serait que la Lorraine ? » disait un vieux et naïf proverbe local auquel la langue du crû peut seule donner toute sa saveur. Néanmoins, ce n’est guère que depuis l’établissement des chemins de fer voisins et les séjours périodiques de l’empereur à Plombières, que les touristes ont appris le chemin de ce village qu’ils n’oublieront plus. Le reste de la France ne le connaissait que par ses fromages aux fortes senteurs, les géromés, fort appréciés de certains gourmets. Il est en train de conquérir une popularité de meilleur aloi : j’en parle en homme endurci contre les séductions du fromage. Dans ce coin perdu de la Lorraine, la nature a multiplié ses surprises et ses enchantements, et si l’on doit s’étonner d’une chose, c’est que la découverte de Gérardmer soit postérieure de plusieurs siècles à celle de l’Amérique.
La route de Remiremont descend à Gérardmer entre deux haies de hauts talus boisés, comme si elle voulait s’effondrer dans un entonnoir. La voiture s’engage dans l’unique rue de ce village de six mille âmes, rue longue de plusieurs kilomètres, où les maisons s’arrangent à leur guise et prennent toutes leurs aises ; elle passe à quelques pas d’un lac quasi triangulaire, et va s’arrêter au pied d’un hêtre gigantesque, cinq ou six fois centenaires, qu’il a fallu soutenir à force de briques et de mortier contre les atteintes de l’âge, comme un vieillard qui s’étaye sur des béquilles. Nous sommes à l’hôtel de la Poste. L’établissement est envahi. Trois salles à manger peuvent à peine suffire aux voyageurs. L’hôtel se compose de divers corps de logis, ajoutés successivement au bâtiment principal, à mesure que le flot des touristes arrivait plus large et plus abondant. De la cour et du jardin, on aperçoit le lac de Gérardmer, et l’on a vu directement sur les pentes voisines, sillonnées de sentiers qui continuent les rues du village et couvertes de maisons isolées, dans une étendue de plusieurs lieues. Le soir, des milliers de lumières, fixes ou mobiles, s’allument aux flancs de la colline : on dirait des yeux ouverts qui veillent dans la nuit, ou une échelle d’étoiles rejoignant la terre au ciel.
À chaque pas dans le village, les portes, les corridors, les balcons, les cours des maisons qui laissent partout librement circuler le regard, ouvrent sur le vallon d’agréables perspectives. Ce qui manque aux versants des coteaux sur lesquels s’éparpillent les innombrables écarts de Gérardmer, c’est une végétation plus riche, d’un ton plus varié et plus vigoureux. Le sol environnant n’est guère propre qu’aux pâturages et aux cultures sommaires. À quelques pouces au plus, on se heurte contre le tuf, qui oppose au soc de la charrue d’insurmontables obstacles. Les pierres granitiques en débordent de toutes parts, formant, autour des champs où elles servent de clôture, le long des routes et des sentiers, dans les prairies qu’elles recouvrent de leurs excroissances bizarres, de longues files qu’on prendrait pour des troupeaux de brebis à la toison noire : aussi les a-t-on surnommées les moutons de Gérardmer.
La première question qu’on nous posa à l’hôtel fut celle-ci : « Ces messieurs font l’ascension de la Schlucht ? » Venir à Gérardmer sans faire l’ascension de la Schlucht, ce serait aller à Rome sans visiter Saint-Pierre. Le col de la Schlucht, dominé par le Honeck, est l’un des points les plus élevés de cette partie des Vosges, et peut-être de la chaîne entière. Grâce à la belle route tracée depuis quelques années sur les flancs de la montagne, pour relier Épinal à Colmar, l’Alsace à la Lorraine, c’est une promenade qui, d’un bout à l’autre, peut s’accomplir en voiture, – avantage inappréciable pour les touristes de la rue Saint-Honoré, affligés d’une légère tendance à l’embonpoint : grâce à ce chemin ouvert en plein roc par une armée d’ouvriers, à grand renfort de sapes et de mines, trois heures suffisent pour arriver au sommet.
Va pour l’ascension de la Schlucht ! Voici un char-à-bancs moelleux, qui nous permettra de subir assez confortablement les glorieuses fatigues de cette escalade. Nous partons. Sur la lisière qui borde la route, le conducteur, du manche de son fouet, nous montre la Pierre de Charlemagne. C’est un large morceau de granit posé à terre et pouvant, à la rigueur, servir de table à des convives accroupis sur le sol. S’il faut en croire la tradition, Charlemagne y vint dîner un jour, dans une de ces colossales parties de chasse que la poésie et la légende ont célébrées à l’envi. Il en est un peu de Charlemagne comme des Romains : sa trace se retrouve partout. L’ombre du grand emperor à la barbe florie erre encore, en compagnie de ses fidèles paladins, dans toutes les forêts de la Lorraine, de la Champagne et des Ardennes. On ne montre pourtant pas sur le sol, comme je l’ai vu ailleurs, la marque faite par le pied de son cheval. C’est une lacune dans la légende de Gérardmer.
Un peu plus loin, au bas de la montagne, apparaît tout à coup la cascade du Saut-des-Cuves. Nous mettons pied à terre pour mieux jouir du point de vue. La Vologne y roule avec fracas son mince filet d’eau couronné d’écume, entre des rochers sauvages, dont les assises sont étagées de la façon la plus pittoresque, et se joue en cent caprices charmants, qui ménagent à l’œil, dans un espace de quelques mètres, les aspects les plus variés et les plus imprévus. Le lit, bordé et tapissé d’énormes pierres noires qui s’entassent pêle-mêle les unes sur les autres, semble avoir été creusé brusquement par une convulsion de la nature, et l’imagination se figure volontiers Charlemagne et ses preux venant se désaltérer à ce ruisseau digne de la Chanson de Roland, après avoir dîné sur la pierre que nous avons rencontrée tout à l’heure. L’épicéa croît entre les fentes des rochers et vient baigner ses racines ou tremper ses branches dans la rivière.
À chaque déplacement du spectateur, l’aspect change et le tableau apparaît sous une forme nouvelle : ici, c’est un bassin tranquille, où la rive s’arrondit en une sorte de petit lac ; là, une gorge étroite resserrée entre des parois noirâtres qui semblent calcinées par le feu du ciel ; plus loin, une cascade tumultueuse et bouillonnante, dont la nappe se divise en milliers d’aiguilles liquides et finit par s’éparpiller en une sorte de poussière blanchâtre, pour se dérober au regard dès qu’elle a touché terre et fuir en un contour rapide et gracieux vers le pont de granit d’une seule arche, hardiment jeté sur les rocs qui encaissent la Vologne. L’ombre, la fraîcheur, la solitude, le silence, la demi-obscurité du bois, tout accroît l’impression à la fois charmante et solennelle. S’il en est ainsi quand la Vologne peut à peine recouvrir le centre de son lit et laisser au creux des pierres ces flaques microscopiques où les oiseaux viennent baigner leurs ailes, qu’est-ce donc au moment des pluies ou de la fonte des neiges ? J’irai revoir le Saut-des-Cuves quand il aura de l’eau.