Vacuité - Jean-Paul Bréziat - E-Book

Vacuité E-Book

Jean-Paul Bréziat

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Beschreibung

Par négligence ou par indifférence, l’absence est assassine. Le poids de cette absence, Vacuité - Mécanique du vide le mesure chez ses deux personnages principaux : Ponnary, la surdouée amoureuse, et Maly, l’affective égarée. Cet ouvrage atemporel détricote également la mécanique de la machine Khmers-rouges et de Pol Pot, son leader, qui mit à genoux le Cambodge, entre 1975 et 1979. 

Plongez au cœur de ce récit bouleversant et émouvant, aux relents historiques.


À PROPOS DE L'AUTEUR 

Ancien sportif et entraîneur d’athlétisme, Jean-Paul Bréziat fut professeur d’EPS pendant quarante ans. Également musicien, il apprécie se consacrer à sa famille et à la campagne dans laquelle il vit. Vacuité - Mécanique du vide, son premier ouvrage, est inspiré de ses nombreux voyages en Asie du Sud-est.

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Seitenzahl: 246

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Jean-Paul Bréziat

Vacuité

Mécanique du vide

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Paul Bréziat

ISBN : 979-10-377-8807-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je dédie ce travail à celles et ceux

qui réussiront à en terminer la lecture.

Ils (elles) méritent bien mon respect.

JP.B.

All the word is a stage, And all the men and women merely player;

They have their exits and their entrances; And one man in his time plays many parts.

William Shakespeare (“As you like it”)

Le monde entier est une scène, Et tous les hommes et les femmes ne sont que comédiens, Ils ont leurs répliques pour entrer et sortir de scène.

Et un seul homme en son temps y joue bien des rôles.

Préface

Les trajectoires de vie tiennent parfois à peu de choses.

Un mot, un regard, une situation, et l’existence prend une direction nouvelle, inattendue. Bénéfique ou non.

Avec Vacuité, Jean-Paul Bréziat nous emmène sur les pas de Saloth-Sâr, jeune cambodgien étudiant à Paris, dont la vie et celle de ses congénères vont ainsi basculer. Quelques minutes anodines seront à l’origine d’événements historiques bouleversants et cruels.

Au-delà des pas de Saloth-Sâr, nous allons également suivre sa mécanique cérébrale, mais aussi celle de Ponnary et de Maly.

Ont-ils tous trois existé ? Leurs vies se sont-elles réellement déroulées ainsi ? Qu’importe. Jean-Paul Bréziat a ici la capacité à nous inciter à en apprendre davantage sur l’histoire et les caractéristiques de ce pays qui l’a fasciné, le Cambodge, mais aussi de nous questionner sur l’Humanité et ses ressorts.

Jean-Paul Bréziat avoue avoir ressenti le besoin d’écrire Vacuité dans l’avion les ramenant, lui et ses amis, en France, après avoir visité « le pays du sourire » comme l’appelait Franz Léhar, mais surtout après avoir visité la prison S-21 à Phnom-Penh et échangé avec une guide ayant vécu de près la réalité de ces camps.

Vacuité, un roman à la fois historique et psychologique, écrit à des kilomètres des lieux où il se déroule, dans une paisible campagne où vit l’auteur et où plongent ses racines.

Ne dit-on pas que pour savoir où aller il faut savoir d’où l’on vient ? Un élément également essentiel de ce récit profond et documenté que nous offre Jean-Paul Bréziat.

Adeline Guillemaut

« Cueilleuse de mémoires »

1

Nous sommes lundi 27 avril 1953. À Paris, 16earrondissement.

Il est 10 h 15. Enfin environ !

Et là, commence notre histoire :

C’est le printemps et depuis quelques jours, ici, le temps est doux, assorti d’un léger vent venant du nord. Une brise, diraient certains. En effet, cette année, le beau temps n’a pas laissé de transition à l’hiver. Il s’est installé, et dès le matin, le soleil révèle généreusement les couleurs de ce qui reste de nature à Paris. Il offre, à qui sait le voir, un patchwork irisé de ciel bleu parsemé de quelques boules de coton blanc, puis au ras du sol, de forsythias jaunes, déjà sur le déclin, de prunus roses, et de cognassiers du Japon, rouge orangé, eux aussi en fin de floraison. Dans des bacs ou dans quelques jardinets, parfois un bouquet de tulipes ajoute encore à la fantaisie. Elles sont multicolores et en pleine floraison.

C’est le décor poétique et serein de cette matinée urbaine, en ce jour d’avril, 1953.

Et puis, dans ces rues calmes, une 203 Peugeot double bruyamment un jeune homme qui marche sur le trottoir de droite. Il la suit des yeux, la regarde s’éloigner jusqu’au coin de la rue. Elle tourne et disparaît. C’est tout !

Ce jeune homme nous intéresse, il a une bonne vingtaine d’années, il est de type asiatique, hâlé, les yeux légèrement en amande ; de taille moyenne, mais assez élancé, il est coiffé d’une casquette, vêtu d’un pantalon gris un peu trop court qui laisse voir ses chaussettes claires au-dessus de ses espadrilles, et d’une tunique bleu marine.

Il aborde, seul, ce quartier de La Muette en marchant assez vite et d’un pas, semble-t-il, décidé, donnant l’impression de savoir où il va. De prime abord, il paraît assez élégant et détendu, mais en y regardant de plus près, son visage expressif laisse entrevoir quelques tensions trahissant certains soucis. Son front est plissé et il se mordille les lèvres, c’est sa façon à lui d’exprimer extérieurement quelques marques d’inquiétude.

On le dit étudiant, mais en fait il n’est pas inscrit à l’université ni dans aucune grande école pour mériter le flatteur qualificatif. Pour lui, on devrait plutôt parler d’apprenti. Il y a nuance, car quand on n’a pas le baccalauréat et qu’on prépare un CAP d’électricien, même à Paris, on n’est pas étudiant. C’est important de le préciser. Alors, officiellement, il est apprenti. Cependant lui, et c’est bien là l’ambiguïté, bénéficie d’un statut équivalent à ceux qui fréquentent les études supérieures. Il est apprenti, mais avec une bourse d’état universitaire. Tout comme les étudiants.

Saloth-Sâr : c’est son nom. Dans la région du monde d’où il vient, l’Asie du Sud-Est, le nom se place avant le prénom. Saloth est donc son nom de famille, celui de ses parents, et Sâr son prénom. Le Cambodge est son pays d’origine, et donc comme l’immense majorité des Cambodgiens, il est de l’ethnie khmère, celle qui, il y a très longtemps, colonisa la région et s’installa autour du poissonneux et gigantesque lac Tonlé Sap.

Le plus grand plan d’eau de toute l’Asie du Sud-Est, la perle du pays, comme on le dit là-bas. Il y a quelques milliers d’années, à cet endroit, autour du lac, l’ethnie, qui ne connut pas de concurrence, s’installa, mettant fin à sa migration, puis se développa jusqu’à devenir un imposant et gigantesque empire, capable pour symboliser sa grandeur, d’ériger les fameux et admirables temples d’Angkor, une merveille reconnue du monde entier, dans un parc qui ne tiendrait pas dans toute l’agglomération parisienne. Les Khmers ont toujours été un peuple fier, mais sociable et attachant, ils ont un tempérament singulier qui les fait se distinguer de leurs voisins. C’est normal : ethnies différentes, mentalités différentes. Ils sont généralement assez discrets et parfois peu enclins au travail. Certains prétendent que là-bas, dans cette région du monde, au Vietnam on prépare les terres et on repique le riz, au Laos on l’entretient et on le surveille pousser, et au Cambodge : on l’écoute pousser… D’aucuns ajoutent même que, après, la récolte est faite par les Chinois qui encaissent les produits de la vente… Mais ça, ils n’aiment pas trop l’entendre les Khmers. Enfin ! Tout ça semble être des racontars, car ils ne sont pas tous pareils quand même ! Ceci ne les empêche pas d’être en général plutôt doux et gentils, souriants et sympathiques, mais malgré tout susceptibles et rancuniers, capables de taire leurs sentiments sans en faire état jusqu’à ce qu’ils ne puissent plus les retenir. Là, ça explose.

Les Cambodgiens sont ainsi. Du moins dans leurs grands traits. Par ailleurs, surtout autour du Tonlé Sap, ils sont réputés pour être de très bons pêcheurs, et mangent énormément de poissons. Y aurait-il un rapport entre le phosphore contenu dans le poisson et l’activité cérébrale intense qui les caractérise ?

Mais reprenons notre histoire parisienne :

Saloth-Sâr arrive donc dans le quartier d’un pas hardi et presque cadencé. Habituellement, il se distingue par ce fameux sourire khmer, que l’on retrouve sur la plupart des statues des temples d’Angkor. Paisible et rassurant. Mais là, aujourd’hui, ce sourire est absent de son visage. Saloth-Sâr semble préoccupé. Ce déplacement dans Paris, il ne l’effectue pas pour faire du tourisme ni pour se promener. Non ! S’il est là, c’est parce qu’on l’a enjoint à répondre à une convocation épistolaire, brève et laconique, venant, ni plus ni moins, de l’ambassade du Cambodge à Paris. À deux pas d’ici.

Et c’est vrai que l’attitude tendue du garçon contraste singulièrement avec son aspect habituel, et avec la quiétude régnant dans cet environnement particulièrement serein.

**********

Saloth-Sâr est donc un jeune Cambodgien, arrivé en France il y a un peu plus de trois ans déjà, pour accomplir un cursus scolaire complémentaire à sa formation initiale de menuisier, obtenue chez lui, à Phnom-Penh, capitale du pays. Pour cela, il est inscrit à l’École de radioélectricité de Paris, rue Lacepède, dans le 5e arrondissement.

Ce matin, en répondant à cette convocation, comme pour conjurer son inquiétude, il pense, il réfléchit, il analyse, il questionne. Il doute. Il gamberge. D’ailleurs la gamberge, la tourmente, c’est sa spécialité à Sâr. Il a constamment les neurones en folie et n’a pas pour habitude de prendre du recul par rapport aux événements qui font sa vie. Tout est problème et lui fait souci et tout prend, de ce fait, chez lui, une importance démesurée. On pourrait dire simplement que c’est un rêveur, mais si le rêve exprime la part cachée de l’âme, pour lui, cette part est dans l’ombre. Réfléchir ne lui suffit pas, il lui faut toujours analyser, juger, critiquer, condamner et… gamberger. Saloth-Sâr n’est pas un type détendu. Et ça, c’est toujours très lourd à porter. Ça l’emmène le jour et la nuit. En se couchant, aussitôt dans le noir, il se repasse toutes les péripéties de sa journée, amplifiant les conséquences, noircissant le tableau, les réactions des uns et des autres. Il faut sans cesse échafauder des théories souvent fumeuses et toujours chargées d’ions négatifs. Du coup, ses nuits sont pratiquement vêtues de blanc.

Là, par exemple, pour suspendre sa tourmente, il se force à retourner chez lui, par la pensée, à se remémorer les images de son pays. Car il aime à y retourner et à penser à ceux qui y sont restés. Là-bas, depuis quelque temps, la crise sociale et politique est terrible, développant une pauvreté endémique dans le peuple. En plus, depuis quelques semaines, la mousson a commencé à arroser les campagnes et à apporter son lot de difficultés aux gens, alternant les moments étouffants de lourdeur pendant la journée, avec les averses abondantes des fins d’après-midi. La mousson ! Ici, à Paris, ils ne connaissent pas. Ils ignorent cette anomalie du climat récurrente, avec sa terre collante, rouge, et les torrents qui dévalent les rues pour faire grossir la rivière qui va au Mékong. Ici, ils ne connaissent pas non plus les rizières qui débordent en cascades sous les trombes d’eau, emportant les murets de terre des parcelles qu’il faudra remonter par la suite. Non ! Ici, on évolue sur du dur, du macadam ou des trottoirs, il n’y a jamais de boue. D’ailleurs, dès qu’il tombe quelques gouttes, les gens rentrent à l’abri. C’est vrai ! Paris n’est pas sur terre. Paris est sur bitume et on y marche sur du solide, sur du propre. Les terres de bambous ou de banians, les mares vaseuses couvertes de lotus, les maisons de bois sur pilotis et les grands palmiers qui fendent l’horizon ne restent que dans les images de sa mémoire. Ici, ce sont des platanes, ou des marronniers, quelques fleurs plantées, des rangées de maisons hautes et solides dont on ne peut même pas faire le tour, et toujours, toujours du macadam, dur, qui résonne quand on marche.

Puis, au milieu de ses pensées, comme par obligation, par obsession, Saloth-Sâr quitte le pays de son rêve, et redescend sur le sol du réel. Il ne peut pas s’en empêcher. Alors il redescend à sa réalité. Il retourne à sa gamberge…

On y est : le Quartier de La Muette, au nord-ouest de Paris, qu’il découvre, est un endroit particulier. À proximité du Bois de Boulogne, tout y semble serein et calme. De plus, on ne sent pas les odeurs d’essence comme ailleurs. Il faut dire qu’il n’y a pas de commerces dans ces rues résidentielles. Pas de commerces, donc pas de clients. Pas de promeneurs ni de touristes non plus.

Tout proche de la rue Henri Martin que Saloth-Sâr vient de longer se déroule la rue Adolphe Yvon. Au numéro quatre, c’est là : l’Ambassade du Cambodge à Paris. Un immeuble bourgeois, en pierre, rehaussé récemment d’un troisième niveau dont le style rompt quelque peu avec la base. La bâtisse est enchâssée dans d’autres établissements assez uniformes, et accolée à un ensemble du même style. Le bâtiment jouxte plusieurs autres constructions imposantes et, dans cette rue ou dans des rues annexes, d’autres ambassades sont reconnaissables à leurs plaques en cuivre et à leurs fiers drapeaux. Le 16e arrondissement est le quartier de plusieurs d’entre elles.

Depuis cet immeuble, dans l’enfilade des maisons, on ne peut éviter de voir la tour Eiffel qui domine tout. Dans ce cadre, l’immense monument apparaît encore plus impressionnant, car la tour s’installe dans une perspective qui la grossit et la met en valeur de façon disproportionnée. Cette exposition est particulière, elle donne l’impression qu’on peut la toucher de la main, simplement en tendant le bras.

… 4, rue Adolphe Yvon, le drapeau rouge et bleu assorti du symbolique temple d’Angkor-Vat aux cinq clochers-tours flotte fièrement au fronton de l’édifice. À côté de la porte, la plaque rutilante mentionne : « Ambassade Royale du Cambodge ».

Voilà ! pensa Saloth-Sâr, j’y suis ! Il regarde sa montre, tire sur ses habits pour paraître mieux ajusté puis ôte sa casquette qu’il utilise pour s’essuyer le front et les tempes où quelques gouttes de sueur ont perlé, résultat d’une heure et demie de marche rapide. La tiédeur matinale a fait place à une douce chaleur printanière, déjà installée sur le quartier.

Puis, finalement, il se ravise, constatant qu’il a cinq minutes d’avance, et décide de faire quelques pas avant de sonner afin de respecter scrupuleusement l’heure à laquelle il est convoqué. De plus, il a besoin de reprendre son souffle, car il a marché assez vite pendant ces six ou sept kilomètres qui séparent sa petite chambre, à l’angle de la rue du Commerce et de la rue Letellier dans le 15e arrondissement, à ici. Dès qu’il a pu, il a emprunté le boulevard de Grenelle et le pont de Bir-Hakeim d’où il a, une première fois, admiré l’emblème de Paris qui ne cesse de l’étonner chaque fois qu’il a l’occasion de le voir. Puis, il a passé la Seine et s’est glissé dans le dédale du 16e dont il découvre les immeubles cossus et les rues bien entretenues. Pour se repérer, il s’est aidé d’un simple plan du métro dégoté dans ses archives, et sur lequel, auparavant, il a pris soin de mentionner l’endroit du rendez-vous spécifié sur la note : Ambassade Royale du Cambodge : 4, rue Adolphe Yvon, Paris 16e. Ça a marché puisqu’il est à l’heure sans s’être trompé une seule fois.

**********

Il mettra à profit ce petit délai en allant jusqu’au bout de la rue pour ajouter quelques minutes supplémentaires, et il reviendra sur ses pas pour être pile à l’heure. Il ne faudra pas arriver en retard, mais il ne faudra pas non plus être en avance. Ponctuel quoi !

Depuis quelques jours, son cerveau, pourtant habitué à chauffer, bouillonne encore plus particulièrement. Il a beau être coutumier du fait, c’est lourd à gérer, et il se dit que cette manie, qu’il se reconnaît, lui donne encore des soucis. Là, il réfléchit de façon récurrente à l’objet de cette convocation. Elle le taraude et l’interroge, et même, l’inquiète un peu. « Que me veulent-ils ? Des nouvelles du pays ? De ma famille ? De mauvaises nouvelles ? De bonnes ? » Pourquoi l’Ambassade l’a-t-elle convoqué par ce court message sibyllin, tapé à la machine dans sa langue : « Monsieur Saloth-Sâr voudra bien se présenter à l’Ambassade Royale du Cambodge, au 4 rue Adolphe Yvon, le jeudi 27 avril 1953 à 10 h 15 ». Avec, en bas, une signature illisible : le Consul.

« Se présenter ! » Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Vouloir cacher ? On peut s’attendre à tout !

2

Saloth-Sâr, jeune homme discret et assez modeste, d’une nature plutôt timorée, était donc, ces derniers temps, tout particulièrement rendu inquiet par ce courrier qui le partageait entre deux sentiments : exister, par cette convocation nominative qui le désignait par son nom, précisément, et dubitatif par l’incertitude qu’elle provoquait. En effet, cette formulation stricte et péremptoire, si brève et surtout sans autres explications l’interrogeait.

État d’âme…

Et parmi toutes ses réflexions, il en est une qui l’interpellait particulièrement, un peu comme une prémonition : cette injonction ne serait-elle pas en relation avec ses connivences et son engagement politique auprès du groupe AEK, « l’Association des Étudiants Khmers » ? L’AEK est en effet un regroupement lié de près au Parti Communiste Français. Car il n’est pas si naïf Sâr, et il sait très bien que ce mouvement n’est pas du tout en phase avec les idées et les intérêts bourgeois de l’Administration centrale de son pays.

Donc : questionnement, doute et incertitude dans une tête déjà bien perturbée.

Alors, depuis qu’il avait reçu cette convocation, Saloth-Sâr n’était plus tout à fait lui-même. Il avait troqué son sourire légendaire contre un masque plus tendu et, en quelques jours, le doux jeune homme était devenu plus méfiant, plus cassant, et surtout plus agressif avec son entourage. Ça se sentait, il n’était plus comme avant, quelque chose l’intriguait, l’inquiétait même.

Il faut dire que cette propension à réfléchir avec excès et à se questionner sur tout, constamment, le torturait à la longue, et lui imposait des tourments quasi permanents. Il se prenait la tête pour tout, pour tous motifs, et à chaque moment, sa vie était perturbée par des tempêtes qui faisaient furie dans son cerveau. Saloth-Sâr était incapable de connaître la paix de l’âme, la sérénité, ni de profiter de la zénitude propre à la philosophie bouddhiste de son pays et à la méditation prescrite par les bonzes. Il aurait pourtant dû connaître cette forme de distanciation, lui qui, jadis, avait fait une retraite dans un monastère lors de son adolescence, quelques semaines où il avait été initié à cette pratique culturelle, ou cultuelle, comme on le voudra. Mais quand on est gosse, on n’accorde pas la place qu’ils méritent aux leçons et aux apprentissages. Il avait bien suivi les préceptes, mais, sorti de la retraite, il n’avait pas entretenu cette pratique et naturellement l’avait oubliée. La méditation, ça s’entretient en méditant. C’est simple ! Ainsi, là encore, ce matin, il n’était pas capable de se dominer et subissait, comme toujours, cette forme de supplice cérébral destructeur.

**********

Cette frange de l’AEK, il n’était pas sans le savoir, était considérée comme subversive, car très engagée dans une idéologie politique d’extrême gauche. Et la philosophie de Marx ou Staline en URSS, de Mao en Asie, relayée plus près de nous par Jacques Duclos, secrétaire général du Parti Communiste, par intérim (Maurice Thorez, le titulaire étant empêché pour cause de maladie) était inspirante. Elle faisait directement référence pour les Cambodgiens au modèle Hô Chi Minh. L’oncle Ho passait, chez certains, pour être le libérateur, l’unificateur du Vietnam et donc l’ennemi du pouvoir régalien du Cambodge, qui avait pour nom Sihanouk.

Ainsi l’idéologie communiste, pourvoyeuse de transgression, était-elle donc tabou dans certains milieux, et le Prince, qui payait les bourses des jeunes étudiants cambodgiens, ne s’accommodait guère de cette pensée subversive. Il fallait veiller, il fallait contrôler !

Cependant, dans son orage, notre jeune homme se forçait à s’interdire de penser à cela. Il ne fallait pas revenir à cette histoire, car il craignait ne pas avoir d’arguments à opposer en retour, en cas de remarques ou d’éventuelles attaques. Il se savait vulnérable sur ce domaine et avait donc décrété, comme ça, que ça ne pouvait pas être la raison de cette convocation puisqu’il n’était pas prêt à cela.

**********

L’AEK, c’est d’ailleurs dans ce groupe actif et militant que, depuis quelque temps déjà, Saloth-Sâr avait appris par la bande relayant la presse, que des soucis importants troublaient la douce quiétude des notables et de la classe dominante au Cambodge. Il était donc devenu très attentif aux quelques informations venues de son pays et émises avec parcimonie par les médias français. Tous les Cambodgiens de France qui cherchaient à avoir des nouvelles pour compléter les éléments déjà reçus étaient ainsi : attentifs. Saloth-Sâr interrogeait donc son entourage et faisait une fixation sur le destin de son pays. Lui aussi, comme ses congénères, le voulait libre et autodéterminé. Il le voulait débarrassé du joug colonial français, et de l’influence des Vietnamiens, puis à plus forte raison, libéré de l’autorité américaine et de cet impérialisme dangereux qui n’avait pas d’autres objectifs que de mettre la main sur un maximum de pays pour contrôler l’ordre du monde et l’envahir de produits commerciaux tels que cigarettes, sodas, chewing-gum et autres. Ceci afin d’enrichir des trusts qui cherchaient alors à développer leurs marchés.

Au sein du Parti et du groupe, on suivait donc, avec intérêt, l’évolution des événements. On stigmatisait notamment la fragilisation de Norodom Sihanouk, jugé incapable d’assumer sa tâche, et de juguler l’expansion de la pauvreté et de la délinquance dans son pays.

Naturellement, cette situation régalienne était loin de convenir aux principes dans lesquels on baignait ici, au sein de l’AEK à Paris. Elle était incohérente et de plus fragilisait le pays par les ambitions inquiétantes des pays voisins, ressentis de ce côté comme des oiseaux de proie prêts à fondre sur un pays fragile et tout juste libéré de la colonisation.

Par ailleurs, en France, les médias contrôlés par le gouvernement n’avaient guère envie de déballer publiquement l’état dans lequel on avait laissé nos colonies. Car, en secret, notre pays ne se sentait pas étranger à la situation précaire de son ancien protectorat en Asie du Sud-Est. Un « protectorat », disait-on pudiquement… Alors que, dans les faits, la colonisation, loin de le protéger, avait laissé derrière elle un pays appauvri, immature, déstructuré et incapable de s’autogérer. Sa responsabilité était bien sûr ressentie en haut lieu par les politiques, et cela expliquait sans doute que les nouvelles venant de là-bas étaient scrupuleusement filtrées et divulguées avec modération dans les médias, ne laissant passer que des informations fragmentaires, peu précises, prétextant que cela n’intéressait pas les gens ; au grand dam de la délégation cambodgienne qui, elle, attendait vainement et aurait bien voulu en savoir plus. Cette parcimonie d’informations avait pour conséquence de multiplier les échanges verbaux et les supputations entre les ressortissants de France. Les discussions allaient donc bon train et faisaient ainsi circuler toutes les hypothèses et les présupposés possibles. Ce que l’on ne savait pas officiellement, on l’inventait ou on l’imaginait.

De toute manière, pour meubler l’actualité, la presse se repaissait d’une abondance de nouvelles cette année-là. Et il y avait pléthore. Elle relatait par exemple le sacre d’Elizabeth 2, la mort de Staline, l’avènement de René Coty, etc. Autant d’événements bien plus populaires qui plaisaient aux gens et faisaient de l’audience. Il n’y avait donc guère de place pour ce qui se passait dans la lointaine Indochine. Sauf peut-être pour l’opération « Hirondelle » menée par les parachutistes du Général Navarre contre les troupes Viêt-Minh… Une réussite illusoire et éphémère… Et encore ! Quelques entrefilets dans la presse spécialisée avaient suffi.

**********

C’est sans doute la découverte de cet intérêt pour la politique de son pays, ainsi que par le besoin rassurant de s’assimiler à un groupe, qui avait rapproché Saloth-Sâr du Parti Communiste ; car avant d’arriver en France, il ne s’était jamais vraiment posé de question de ce genre. Trop jeune ! Pas assez mûr peut-être ! Allez savoir ? Mais en revanche, dès son arrivée en France, à la première occasion, il avait été séduit par cette idéologie égalitariste et par la personnalité des leaders dont il admirait la facilité d’élocution et la rhétorique brillante. Il appréciait également l’accueil plutôt chaleureux qu’on lui réservait dans le groupe à chaque réunion, lui donnant ainsi une identité, une respectabilité.

Il faut dire aussi que le PCF de Jacques Duclos et d’autres orateurs avait une audience particulière chez les étudiants, et particulièrement au sein de l’AEK ; presque autant que dans le milieu ouvrier. Cette appartenance à un groupe permettait également à Saloth-Sâr de se sentir moins isolé et de côtoyer des camarades qui écoutaient les frustrés, les ouvriers, les opprimés, ceux du bas peuple, ceux qui désiraient changer l’ordre des choses. Assez rapidement alors, une bonne partie de son temps et de son énergie fut donc consacrée à cette nouvelle passion : la politique. Ceci au détriment de ses études et de sa présence aux cours.

3

Saloth-Sâr, est né le 19 mai 1925, à Prek Sbauv au Cambodge, d’un couple d’agriculteurs analphabètes de la province de Kampong-Thom, à proximité du grand lac Tonlé Sap, celui que l’on appelle « La Mère des eaux » et qui quadruple sa surface lors de la mousson. Les parents Saloth, travailleurs acharnés, gagnaient assez bien leur vie. Certains dans le village les trouvaient un peu particuliers, un peu orgueilleux, mais eux ne s’en souciaient pas. Ils entretenaient de bonnes relations avec leur environnement et évoluaient dans des valeurs familiales reposant sur l’honneur, la dignité et la fierté, avec le soin du travail bien fait. À la naissance de Sâr, ils avaient déjà élevé huit enfants et avaient veillé à faire sortir chacun d’entre eux de leurs conditions difficiles de paysans, de niakoué comme on appelait là-bas les paysans de façon péjorative ; en français, on aurait pu dire avec mépris les pèquenots. En somme, ils avaient une certaine ambition pour toute leur progéniture et voulaient appuyer pour eux sur le bouton de l’ascenseur social. C’est ainsi qu’ils avaient décidé d’inscrire Sâr, après l’école primaire, au collège Sisowath à Phnom-Penh, afin de poursuivre des études secondaires et éventuellement de passer le baccalauréat. Mais le travail scolaire n’était pas si simple pour ce jeune garçon à l’entrée de l’adolescence, renfrogné et encore peu sûr de lui. Il faut dire que la pression familiale pesait pas mal sur les épaules de Sâr et cela se serait peut-être mieux passé si l’ambiance avait été plus détendue à la maison. Mais allez savoir ? Constatant les difficultés rapidement apparues, et sur les conseils des enseignants, les parents avaient dû chercher un autre établissement, plus adapté aux limites du jeune homme et donc moins ambitieux.

Sâr obtint finalement un CAP de menuiserie dans un collège technique, et devait, après ce cursus, commencer une carrière d’artisan quand s’ouvrit pour lui une opportunité plutôt alléchante : Une vague cousine qui faisait partie de la troupe royale de danse Apsara, avait appris qu’une bourse d’études gouvernementale pour la France devait s’ouvrir, et que, cette année-là, il y avait fort peu de postulants pour honorer cette offre. Sâr, nanti de son CAP, proposa sa candidature et se soumit à un entretien. Le jury d’admission vit un certain intérêt à rencontrer le jeune homme, car cette audace les interpellait. Il s’agissait en effet d’un dossier plutôt original : d’abord former un travailleur manuel, ce qui n’était pas si fréquent, car ces bourses d’études étaient surtout briguées par les intellectuels visant un niveau d’études non atteignable au Cambodge. La seconde raison était d’envisager pour lui une formation d’artisan déjà entreprise sur place. Ce complément de formation devait lui garantir un emploi de bonne valeur dès son retour au pays. Avec éventuellement la création d’un fonds d’artisanat. Dossier donc intéressant qui pouvait être étudié.

Compte tenu de la pénurie de candidats et de ce profil particulier, et de plus, ayant constaté que le jeune homme avait déjà quelques notions de la langue française acquises préalablement lors d’un cycle d’études à l’école Miche de Phnom-Penh : la candidature de Saloth-Sâr fut retenue. Il pouvait venir étudier à Paris nanti d’une bourse universitaire d’état…

C’est ainsi que le jeune homme arriva en France en août 1949 pour débuter à partir de la mi-septembre une formation d’électricien à l’Institut électrotechnique de Paris.

Grâce à ce statut de boursier, il était en quelque sorte parrainé par l’état : il fut donc accueilli avec six autres étudiants, et inscrit automatiquement dans l’école en question sans avoir à se soumettre aux tests ou aux formalités administratives. C’était la caution de l’ambassade. Par ailleurs, peu après son arrivée, il eut la chance de profiter d’un appartement que se transmettaient les étudiants cambodgiens au fur et à mesure de leurs retours au pays, lorsque ces derniers avaient obtenu leurs diplômes. Saloth-Sâr apprécia cette opportunité de pouvoir loger au rez-de-chaussée d’un immeuble, qui, pour modeste et un peu désuet qu’il fût, lui apparut d’un grand confort en comparaison des conditions de vie précaires qu’avaient la plupart des jeunes gens au pays. Dans son petit local individuel où trônaient un lit, une petite table et deux chaises, il y avait aussi une petite gazinière, un robinet et des toilettes collectives au fond du couloir. De plus, sa porte pouvait se fermer à clé pour protéger son intimité. Lorsqu’il prit possession de l’ensemble, il se considéra chanceux et apprécia un confort qu’il qualifia aussitôt de luxueux.