Vale Elvira - Dominique ALTAROCA - E-Book

Vale Elvira E-Book

Dominique ALTAROCA

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Beschreibung

Espagne. Année 718. Dans un pays où cohabitent divers peuples et confessions, une jeune fille arabe, un moine et un étudiant juif traversent la péninsule en quête d’un refuge. Fuient-ils uniquement pour sauver leur vie ou pour donner un sens à celle-ci ?
Lutter ou se soumettre, aimer ou renoncer à la passion, telle est l’alternative à laquelle sont confrontés ces trois personnages. Mais trouver un lieu où l’on peut vivre librement sans se soucier de son milieu d’origine se révèle difficile …


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DOMINIQUE ALTAROCA

VALE ELVIRA

SUR LES CHEMINS D’AL-ANDALUS

(TomeI)

Première partie

Elvira1. Automne718

Ce n’étaient ni le doute ni l’angoisse qui l’avaient tenu éveillé toute la nuit, mais une sensation étrange, un sentiment d’urgence qui l’empêchait de s’abandonner au sommeil. Quand il fermait les yeux, un être entouré de lumière apparaissait dans le lointain, debout au sommet d’un clocher. Dieu lui adressait-il un message ?

« Si c’est le cas, il s’y prend d’une drôle de manière … pensa-t-il. »

L’ange avait beau hurler, ses paroles restaient en grande partie inaudibles ; tout juste avait-il réussi à comprendre qu’une certaine chose devait être effectuée avant la fin de la nuit. Laquelle? Il n’en avait aucuneidée.

À l’aube, débuterait une journée importante ; une de celles qui marquent l’existence, et scellent un destin. Sous le regard de l’Abbé Sigebert, devant les moines et les novices réunis dans l’église de l’abbaye, il allait faire allégeance au Christ, et s’engager dans la vie monastique.

Sa vocation était ancienne. La décision de demeurer au monastère avait été prise après mûre réflexion, en toute connaissance de cause ; le doute ne pouvait donc être à l’origine de son inquiétude. Que lui arrivait-il ? Tout se déroulait pourtant comme il l’avait imaginé. À dix-huit ans, il était grand temps de choisir son avenir : poursuivre son existence au sein de la communauté religieuse, ou partir tenter sa chance ailleurs. Son intelligence et sa formation lui auraient permis de trouver un bon emploi, et de vivre confortablement en dehors de l’abbaye si tel avait été son désir. C’est du moins ce qu’affirmait frère Andréas. Le vieux moine qui s’était chargé de son éducation souhaitait le garder à ses côtés, mais il lui avait néanmoins assuré qu’il ne lui en voudrait pas s’il optait pour la vie profane. Au grand soulagement du bibliothécaire, il avait décidé de rester. Ce choix s’était fait tout naturellement. La voie qu’il lui fallait suivre était tellement évidente, que les autres alternatives ne semblaient pas vraiment réelles. Fugaces, inconsistantes, elles n’étaient que des fantaisies, des images confuses noyées dans un brouillard hypothétique.

Pourquoi ne parvenait-il pas à s’endormir ? La solennité de l’évènement et la crainte de commettre un impair lors de la cérémonie suscitaient bien un peu d’appréhension chez lui. Pas suffisamment toutefois pour lui gâcher toute une nuit de sommeil. Ce qui le tracassait était d’une nature différente, plus sérieuse, plus grave. Il avait beau se concentrer, il ne pouvait identifier la cause de son trouble. Les intentions de l’ange demeuraient toujours aussi énigmatiques, et son incapacité à recevoir le message que Dieu lui envoyait accentuait sa nervosité.

« Ce n’est pourtant pas la première fois que les paroles divines me sont incompréhensibles… se dit-il, cherchant dans la dérision le moyen d’atténuer son malaise. S’il a vraiment quelque chose à me dire, l’ange n’a qu’à s’exprimer plus clairement ! Peut-être va-t-il le faire d’ailleurs, la nuit n’est pas encore achevée. Il n’y a pas lieu de m’inquiéter. Et puis, lorsqu’on fait le choix de consacrer sa vie à la prière et à la méditation, la notion d’urgence existe-t-elle vraiment, le temps a-t-il encore de l’importance ? »

Son désir d’intemporalité l’incitait à suivre cette voie exigeante. La Règle de Saint-Benoît, ce code immuable qu’il lui faudrait respecter jusqu’à la disparition de son enveloppe charnelle, n’était-elle pas un merveilleux véhicule pour traverser sans encombre la vie terrestre ? Les passions du monde extérieur l’intéressaient, mais à la manière d’un spectacle sur lequel il pouvait, quand l’envie le prenait, jeter un regard distrait. En ce sens, la cérémonie du lendemain, bien que symbolique, était importante. Elle attestait de sa foi dans le Christ, et de sa volonté de se tourner vers lui en cette période troublée. L’avenir était incertain ; l’époque angoissante. Les évènements qui avaient bouleversé le pays au cours des dernières années le poussaient à confirmer le caractère inaltérable de sa vocation.

« Rien ne changera jamais, se répéta-t-il plusieurs fois à voix basse, comme une sorte d’invocation destinée à éloigner les puissances des ténèbres. Ma vie ne sera pas différente de celle que j’ai menée jusqu’à présent. Le sommeil ne veut pas de moi ? La belle affaire… Pourquoi ne pas en profiter pour méditer ? Cela me permettra de récupérer ma tranquillité. »

Imaginer l’avenir se révéla paradoxalement plus simple que de porter un regard lucide sur le passé. Son esprit, son âme, étaient tellement liés au monastère, que séparer ce qui faisait partie de lui-même de ce qui appartenait à l’abbaye paraissait impossible. Une frontière entre les deux devait bien exister, mais la percevoir exigeait beaucoup d’attention.

« Ma destinée était fixée depuis ma naissance, semble-t-il… »

Aucun sentiment d’amertume n’accompagnait ce constat ; la vie s’était en définitive montrée clémente envers lui. Cependant, comme cela se produit souvent lorsqu’un individu atteint certains embranchements de son existence, et que divers chemins s’offrent à lui, le Diable profita de l’occasion pour venir le tourmenter. Non pas en introduisant un doute dans son esprit, car le Malin savait que le novice n’en éprouvait aucun, et qu’il ne pouvait l’atteindre par ce biais, mais d’une façon plus subtile, en lui soufflant une question à l’oreille :

« Qui suis-je ? Qui suis-je vraiment ? »

Jusqu’alors, le mystère entourant sa naissance ne l’avait jamais réellement préoccupé. D’où venaient ses parents ? Quelle était leur identité ? Personne n’en savait rien. Aucun moine n’avait été en mesure de le renseigner. La manière avec laquelle ils éludaient ses questions lorsqu’il était gamin amena un sourire sur ses lèvres.

« Tu es le premier enfant du siècle, lui disaient-ils sans mentir lorsqu’il les interrogeait à ce sujet. »

Longtemps, il avait été convaincu que le siècle était à la fois son père et sa mère, et en avait tiré un certain orgueil. N’était-ce pas un privilège d’être l’ainé d’un personnage aussi important ? Trop occupé à régler les affaires du monde, le siècle ne pouvait se charger de son éducation. Il avait donc confié cette tâche aux moines de l’abbaye. C’est ainsi qu’il comprenait les choses à l’époque, et cette explication suffisait à justifier sa présence au sein de la congrégation. Quand il découvrit, bien plus tard, que le siècle n’était pas vraiment son géniteur, son besoin d’avoir un père et une mère avait disparu : les membres de la communauté avaient depuis sa naissance occupé leur place, et tenu leur rôle à la perfection.

Frère Anselme, le portier, l’avait trouvé un beau matin déposé à l’entrée du monastère. Pas n’importe quel matin cependant : c’est à la première heure, du premier jour, de la première année, du nouveau siècle, qu’il avait été découvert, soigneusement enveloppé dans des langes et des couvertures de bonne qualité. Les moines confiaient habituellement les bébés abandonnés à des paysans aisés. S’ils représentaient au début une bouche supplémentaire à nourrir, ils grandissaient vite, et devenaient quelques années plus tard une aide précieuse pour les travaux des champs. Cette fois, pourtant, l’abbé Sigebert, voyant en lui un cadeau envoyé par le Seigneur à l’occasion des sept cents ans de la naissance de son fils, Jésus-Christ, avait décidé de le garder, et demandé à l’ensemble de la communauté de s’en occuper. Pour que tous se rappellent des circonstances de son arrivée au monastère, il avait été, sans grande surprise, baptisé du nom de Théodore2 quelques jours plus tard.

Allongé sur son lit étroit dans le dortoir des novices, les yeux fixés sur les taches d’humidité du plafond dont il pouvait de mémoire dessiner les contours, il songea à ce qu’avait été son existence jusqu’à cette nuit.

Le monastère et les terres alentour étaient son unique horizon, l’univers dans lequel il avait vécu ses dix-huit premières années. Des années heureuses. Il se revit courir dans les couloirs de la bâtisse, foncer tête baissée dans la tunique des moines qui, faisant semblant de le gronder, prenaient plaisir à le taquiner. Les journées de sa petite enfance passaient à roder autour de la cuisine dans l’espoir de grappiller un bout de pain trempé dans du miel, ou à jouer dans le coin du potager où une balançoire lui avait été installée. Plus tard, on l’avait mis à étudier. Il se rappela ses premières leçons avec frère Andréas. Apprendre à lire et à écrire ne lui avait posé guère de problèmes, et, devinant chez lui des facilités pour les matières intellectuelles, le bibliothécaire l’avait pris sous son aile. Très vite, l’étude du Grec et des mathématiques s’était rajoutée à celle du Latin.

Il préférait, il est vrai, aller dans le jardin du cloître, jouer avec les petites pierres et s’inventer des univers fantastiques. Mais, comme son maître lui offrait des récompenses à la fin des leçons s’il avait été attentif, les heures d’étude n’étaient pas non plus désagréables. Que n’aurait-il pas fait pour recevoir ces figurines en bois à peine ébauchées dont il pouvait finir de sculpter le corps et le visage à l’aide d’un petit couteau ? Les versions grecques et les exercices de mathématiques n’étaient rien d’autre qu’un moyen d’obtenir ces jouets dont il faisait collection. Le moine pouvait bien le mettre au défi de réciter par cœur une page entière : lui, en mémorisait deux de plus, juste pour le plaisir de lui faire une farce. Parfois, quand il avait été particulièrement brillant, il recevait deux figurines au lieu d’une seule, et se disait que l’effort en avait valu la peine. Avec le temps, le plaisir d’apprendre s’était substitué à la joie d’obtenir une récompense, et, sans vraiment s’en rendre compte, il avait accumulé un savoir non négligeable.

Dix-huit années s’étaient écoulées. D’un âge avancé désormais, frère Andréas dont la mémoire montrait quelques signes de faiblesse n’hésitait plus à lui demander son avis quant aux ouvrages que l’abbaye devait se procurer. Il connaissait de mémoire la liste des livres et des documents rangés dans la bibliothèque, et avait des idées originales sur ce qu’il convenait d’acquérir. Bien entendu, celles-ci bousculaient les goûts plus traditionnels du vieux moine. Ils se chamaillaient perpétuellement, discutaient sans fin, chacun se creusant la cervelle pour trouver des arguments susceptibles de convaincre l’autre. Parfois, le bibliothécaire cédait à sa fantaisie, et le monastère achetait un de ces ouvrages nouveaux que les vendeurs de livres venaient régulièrement leur proposer. C’était alors jour de fête. Assis côte à côte, maître et disciple s’extasiaient devant les pages couvertes d’enluminures qu’ils découvraient ensemble.

« Dix-huit années. Déjà… »

Sa vie semblait n’avoir duré qu’un instant. Dans quelques heures à peine, il allait s’engager à la poursuivre parmi ceux qu’il connaissait et aimait.

« In girum imus nocte et consumimur igni » ( nous tournons en rond dans la nuit et nous sommes dévorés par le feu.), grommela-t-il, exaspéré par sa nervosité.

Renonçant à trouver le sommeil, il se leva discrètement, et sortit du dortoir pour se promener dans les couloirs de la grande bâtisse.

***

La nuit, entre complies et laudes, un grand silence s’installait dans le monastère. Théodore alla faire un tour dans les cuisines, puis dans le réfectoire. Tout était obscur, mais la lumière ne lui était pas nécessaire pour se déplacer dans ces lieux qu’il arpentait depuis sa plus tendre enfance. Comment aurait-il pu en être autrement ? À peine savait-il marcher, qu’il se cachait dans tous les recoins de ces pièces. Chaque dalle lui était connue ; chaque objet lui racontait une histoire.

Une tristesse nostalgique l’envahit lorsqu’il passa sa main sur le bois des tables.

« Quelle impression étrange ! s’étonna-t-il. Je me promène dans ces pièces comme s’il me fallait les quitter. Demain, et dans les années à venir, ces tables et ces bancs resteront pourtant à leur place. Et même lorsque je serai vieux, ils seront toujours là, immuables, témoins de la permanence de notre foi. Pourquoi ai-je le sentiment de leur dire adieu ? »

Il poursuivit ses déambulations et pénétra dans le cloître. On était au milieu de l’automne ; la nuit était fraiche. Assis sur un des bancs sculptés du jardin, il ferma les yeux pour mieux sentir le vent un peu aigre qui le faisait frissonner. L’heure se prêtait à l’évocation des souvenirs. Sous le banc, à la place exacte où il l’avait laissée des années auparavant, il retrouva la pierre avec laquelle il jouait étant enfant. Il l’avait choisie à cause de sa forme particulière, et il reconnut immédiatement les aspérités qui conféraient à l’objet ses pouvoirs magiques. À l’époque, la prendre dans la main lui permettait de se transporter dans un univers imaginaire peuplé de personnages et de créatures fantastiques.

« La nostalgie que j’ai éprouvée dans le réfectoire est probablement celle que l’on ressent lorsque le monde de l’enfance se referme, et que l’on pénètre sans retour possible dans celui des adultes, se dit-il. »

Sans trop savoir pourquoi, au lieu de la replacer sous le banc à l’endroit où elle reposait, il enfonça la pierre dans une des poches de sa tunique et seleva.

Un sourire espiègle, semblable à celui qui éclairait son visage quand, petit, il s’apprêtait à faire une bêtise, apparut sur ses lèvres.

« Ce passage vers l’âge adulte est trop important pour m’y engager sans avoir au préalable réalisé une action d’éclat, décida-t-il.»

À l’un des angles du cloître, se dressait la grande tour du monastère. Un lierre très épais avait colonisé l’une de ses faces, formant une sorte de mur végétal qui s’étendait jusqu’au sommet. Gamin, lorsque personne ne le voyait, il s’y accrochait, et grimpait tout en haut pour s’installer sur le toit du clocher. Cette prouesse, qui lui aurait valu une bonne raclée si on l’avait vu faire, lui procurait un sentiment de liberté enivrant. Atteindre cette hauteur, c’était dépasser sa condition humaine, tutoyer les étoiles, se rapprocher de Dieu. La vue sur la campagne environnante était grandiose. Accroupi sur les tuiles, il passait des heures caché dans son repaire à contempler la montagne dans le lointain et les paysans qui travaillaient dans les champs alentour. Ces derniers semblaient minuscules depuis ce poste d’observation. Un seul de ses doigts, au bout de son bras tendu, parvenait à en effacer plusieurs. Combien en avait-il fait disparaitre de la surface de la Terre, comme cela, par la puissance de son esprit, en émettant un petit sifflement au moment où il commettait son crime ? Parfois, les moines, inquiets de ne plus le voir, le cherchaient. Il quittait alors discrètement son perchoir, et, une fois redescendu dans le cloître, prétendait s’être endormi dans un coin du monastère. Nul n’avait jamais découvert sa cachette. Le clocher était son refuge secret, un lieu situé à distance du monde ; un monde qu’il pouvait observer sans en faire vraiment partie. Avec le temps, le jeu avait perdu de son intérêt, et il n’avait plus entrepris l’escalade depuis des années.

Mais cette nuit était particulière, et le besoin de se retrouver seul une dernière fois au sommet de la tour se fit sentir de manière impérieuse.

Son corps avait changé. Il avait grandi, s’était alourdi. Les points d’accroche qui, jadis, lui permettaient d’escalader le mur en un clin d’œil, semblaient ne plus exister. La montée fut périlleuse. Il réussit toutefois à atteindre le clocher non sans s’être fait une belle frayeur au milieu de l’ascension : incapable de résister à son poids, le lierre s’était détaché de la paroi, et seule une prise désespérée sur une autre partie de la masse végétale lui avait évité une chute fatale. Parvenu tout en haut, il s’assit, et regarda le paysage comme il le faisait autrefois. Au loin, la montagne offrait à sa vue ses cimes perpétuellement enneigées. Le lever du soleil allait être magnifique.

Le regard tourné vers l’Est, Théodore reprit le cours de ses pensées.

Qui étaient ses parents ? Des gens trop misérables pour assurer sa subsistance ? C’était peu probable. De haute taille, il ne ressemblait pas à un fils de paysans. Vraisemblablement, une fille de bonne famille tombée enceinte hors du mariage l’avait abandonné pour éviter le scandale. C’était assez courant. Pourquoi se posait-il ce genre de questions maintenant ? Quels qu’aient été les motifs de son abandon, les moines s’étaient occupés de lui bien mieux que n’auraient su le faire ses parents. Qui aurait pu lui apprendre ce que frère Andreas lui avait enseigné ? Entre les prières, l’étude, les jeux dans le cloître et les travaux dans le potager, il s’était épanoui sous le regard bienveillant de son maître. Le bibliothécaire avait en quelque sorte fait de lui son héritier. Lorsque Dieu l’aurait rappelé à ses côtés, c’est à lui qu’incomberait la tâche de lui succéder. Ainsi en avaient-ils décidé avec l’abbé Sigebert.

Un calme extraordinaire régnait sur la campagne à cette heure. Les oiseaux de la nuit s’étaient tus. Ceux du jour dormaient encore. Le monastère semblait enchâssé dans un écrin de silence et d’immobilité.

« Qu’importe d’où nous venons, pensa-t-il, ressentant cette vérité au plus profond de son être. Ce qui compte, c’est ce que l’on fait, l’endroit vers lequel on se dirige. Il suffit juste de trouver le bon chemin, et de le parcourir. »

Sa voie était tracée désormais, et il comptait bien la suivre sans se laisser distraire par des problèmes imaginaires. À l’image de la montagne qui dominait le paysage, sa vie allait se poursuivre à l’abri des perturbations du monde.

« Est-ce vraiment possible ? se demanda-t-il, brusquement inquiet. »

Les moments difficiles vécus par la communauté religieuse lui revinrent en mémoire :

Quelques années auparavant, des hommes en armes avaient traversé le bras de mer séparant l’Afrique de l’Espagne. Animés par le désir de conquérir de nouveaux territoires et de répandre leur foi, ils avaient défait l’armée du roi Roderic3, et s’étaient installés dans le pays. Les moines auraient dû quitter l’abbaye, et fuir vers le Nord dès le début de l’invasion, mais, persuadé que la présence de ces étrangers dans la région ne durerait pas, l’Abbé Sigebert avait préféré demeurer sur place et attendre que les soldats chrétiens viennent chasser les intrus. Sept années s’étaient écoulées... Non seulement les troupes de la Chrétienté n’étaient jamais reparues, mais la presque totalité de la péninsule était tombée sous le pouvoir des Maures. Le monastère s’était retrouvé piégé en terre musulmane.

Convaincue d’avoir à subir le martyre, la communauté avait vécu des moments angoissants au début de l’invasion. Moines et novices, réunis dans la chapelle, avaient passé des jours entiers à prier, suppliant le Seigneur de leur donner la force d’affronter l’épreuve avec courage. Des semaines s’étaient écoulées sans que rien ne se produise. Enfin, un matin, un vieil Arabe monté sur un âne s’était présenté, seul avec son animal, aux portes du monastère. S’adressant dans un latin assez correct au frère Anselme venu l’aider à descendre de sa monture, il avait demandé à s’entretenir avec le chef de l’abbaye. L’abbé Sigebert l’avait immédiatement reçu dans son bureau.

Il se rappelait parfaitement cette journée. L’oreille collée à la porte du bureau, frère Arnulf, réputé avoir l’ouïe fine, écoutait la conversation, et, régulièrement, se redressait pour informer les moines agglutinés autour de lui de l’état d’avancement de la discussion. Un sourire lui vint aux lèvres au souvenir de la colère de ce frère d’habitude si timide, qui, brusquement, s’était exclamé dans un chuchotement exaspéré :

–« Audi, vide, tace, si vis vivere. » (Écoute, observe, et tais-toi, si tu veux vivre.) Fermez-la, bande de crétins, j’entends rien !

Les propos et le ton employé étaient tellement inattendus, qu’en dépit de leur inquiétude, tous s’étaient esclaffés.

Après de longues palabres, l’abbé et l’émissaire arabe étaient tombés d’accord : les moines pourraient continuer à vivre comme bon leur semblerait sous la protection des autorités musulmanes. Ils auraient en contrepartie à payer des taxes assez lourdes, mais pas insupportables. Les chrétiens allaient dorénavant bénéficier d’un statut semblable à celui des Juifs ; ces Juifs qui, auparavant réduits en esclavage, venaient d’être libérés. Ces conditions étaient humiliantes, mais, conscient de s’en tirer à bon compte, l’Abbé les avait acceptées, se disant au fond de lui-même que les envahisseurs ne resteraient pas longtemps dans le pays, et que l’important était de survivre en attendant des jours meilleurs.

Il se trompait. Venus d’Afrique et d’Orient, les soldats, les commerçants et les fonctionnaires se firent chaque jour plus nombreux. Ils débarquaient à proximité de la ville, et s’installaient à Elvira avec leurs familles. La cité se transforma. Son caractère chrétien s’effaça progressivement. Dans les campagnes alentour, nombre de paysans se convertirent à la nouvelle religion pour éviter d’avoir à payer un impôt supplémentaire. Les autres, ceux qui refusaient l’apostasie, durent verser de lourdes taxes ou abandonner leur terre.

Totalement dépassé par les évènements, l’abbé Sigebert se laissa convaincre par frère Andreas de l’irréversibilité du changement. La réalité était amère, mais incontournable : l’abbaye, l’Église, ne représentaient plus rien ; leur communauté se trouvait définitivement soumise au bon vouloir des envahisseurs. Il convenait donc, selon le bibliothécaire, d’inciter les moines à apprendre l’idiome des conquérants pour pouvoir négocier directement avec eux sans passer par l’intermédiaire d’un traducteur. C’était, prétendait-il, la meilleure façon de défendre leurs intérêts. Avec la bénédiction du chef de la congrégation, il s’en fut à Elvira chercher un lettré qui, moyennant une somme non négligeable, s’engagea à venir au monastère leur enseigner la langue et les usages de son peuple.

C’est ainsi qu’un beau jour, un homme replet d’une quarantaine d’années prénommé Arun, se retrouva dans la bibliothèque de l’abbaye face à ses futurs élèves. Choisis parmi les plus dégourdis des moines et des novices, ils le regardèrent, les yeux ronds, détaillant avec un mélange de curiosité et d’effroi ses vêtements insolites, ainsi que la teinte et les traits inhabituels de son visage. L’étranger parlait le latin avec un accent guttural, et avait du mal à prononcer certains mots, ce qui les faisait rire parfois. Arun ne se formalisait pas pour autant : sympathique et sans prétention, il avait accepté cet emploi pour subvenir à ses besoins en attendant d’en trouver un autre plus lucratif.

Le lettré s’était rapidement pris d’affection pour Théodore. Si les autres élèves lui semblaient un peu lourdauds, incapables de saisir les subtilités de son idiome, ce novice là, en revanche, était stupéfiant : doué d’une excellente oreille, le gamin mémorisait et répétait ses phrases avec une facilité déconcertante.

« Ces barbares chrétiens ne sont pas tous des brutes, s’était-il dit. Nous allons avoir affaire à forte partie. »

Médiocrement intéressé par la politique et les rivalités entre les peuples, généreux, Arun s’était donné corps et âme à son travail d’enseignant, et avait fait son possible pour aider ses élèves à maîtriser les complexités de la langue et de l’écriture arabes.

Théodore avait immédiatement été captivé par cette langue dont les sonorités singulières le faisaient voyager très loin par-delà les murs de l’enceinte. Parfois, il sortait du monastère pour aller faire des courses à Elvira. Il partait sur une charrette en compagnie d’un des moines affectés aux cuisines afin de lui servir d’interprète. Une fois arrivés en ville, tous deux filaient au marché acheter les produits dont la communauté avait besoin. Discuter avec les marchands était divertissant. Cela ressemblait à un rite païen, une sorte de messe profane parfaitement réglée dont chaque fidèle connaissait les répons. Il savait ce qu’on attendait de lui, et mettait un point d’honneur à se fondre dans la masse des acheteurs. Les commerçants s’amusaient de voir ce jeune Goth aux yeux clairs marchander avec des expressions et une gestuelle que n’aurait pas reniées un homme de leur peuple. Les cris, la cohue enivraient Théodore. Aucun détail ne lui échappait. Il prenait plaisir à conclure les affaires selon les règles : acheter au juste prix était non seulement un devoir, mais une question d’éthique. Une fois les courses effectuées, il rentrait au monastère, la tête remplie d’images et de sons, et, si d’autres obligations ne le lui interdisaient pas, se mettait à étudier les textes arabes qui, désormais, occupaient un rayon de la bibliothèque.

Le voyant particulièrement intéressé, Arun lui avait un jour offert un « qalam » pour l’initier à la calligraphie.

Ce bout de roseau taillé était rapidement devenu un objet de fascination pour Théodore. Le « qalam » semblait posséder une vie propre ; il lui parlait, le suppliait de lui laisser tracer des courbes sur le parchemin. Incapable de résister à son appel, le novice le trempait quotidiennement dans l’encre qu’Arun lui avait appris à confectionner, et le faisait danser sur des fragments de parchemins abimés. Les lettres naissaient. Le temps mourait. Ne subsistait qu’une vacuité reposante, un univers totalement pur, préservé des passions et des pensées. Jamais il ne l’avoua de peur qu’on lui interdise de poursuivre cette activité, mais Dieu lui semblait bien plus proche lorsqu’il pratiquait cette discipline que lorsqu’il récitait ses prières.

Arun l’avait guidé dans cette matière exigeante durant quatre années. Puis, n’ayant pu trouver un emploi à la hauteur de ses espérances, le lettré était retourné à Damas. Théodore se rappelait la fête donnée en son honneur avant son départ ; maître et élèves avaient pleuré au moment de la séparation. Son enseignement avait cependant eu le temps de porter ses fruits : plusieurs membres de la communauté maîtrisaient suffisamment l’Arabe pour négocier avec les autorités. L’avenir de la congrégation semblait donc assuré. Du moins en apparence, car l’inquiétude n’avait jamais totalement disparu au sein de l’abbaye. Ce n’étaient pas tant des soldats arabes ou berbères dont les moines se méfiaient, mais des suppléants venus des quatre coins de l’empire. Volontiers brutaux, les Slaves, fraichement convertis, éprouvaient le besoin d’afficher leur mépris à l’égard des chrétiens, tout particulièrement envers les religieux. Goths et Romains les évitaient autant que possible. En dépit de leur piété affichée, nombre d’entre eux n’étaient rien d’autre que des pillards avides de richesses, qui profitaient de la guerre pour commettre leurs méfaits. Dès qu’ils en avaient l’occasion, ces bandits se livraient à des rapines dans les hameaux des alentours pour améliorer leur solde. Leurs maîtres arabes les blâmaient pour cela, mais trop peu nombreux pour poursuivre seuls la conquête de la péninsule, ne leur infligeaient que des peines symboliques.

Le ciel s’était éclairci. Théodore abandonna un instant sa rêverie pour profiter du spectacle. Puissante, immuable, la montagne se découpait nettement dans le lointain. Il aurait aimé lui ressembler. Que pouvaient bien représenter pour cette créature colossale l’ambition et l’avidité des Hommes ? Que lui importaient les langues, les cultures et les croyances… Superbe, elle vivait selon un rythme et un temps qui lui étaient propres. C’est pour se rapprocher de cette grandeur qu’aucune faiblesse ne pouvait atteindre qu’il avait décidé de consacrer son existence à Dieu. Cela ne ferait jamais de lui son égal, bien sûr, mais du moins resterait-il à distance des aspects les plus misérables de la condition humaine. Un seul chemin méritait d’être emprunté : celui menant au renoncement, à l’abolition des désirs et des passions. Il avait hâte désormais que le jour se lève, et que s’accomplisse son destin.

***

L’attaque se produisit à l’instant même où le soleil apparaissait à l’horizon. Surgis de nulle part, une dizaine d’hommes défoncèrent brusquement la porte d’entrée du monastère, et se ruèrent dans la cour en hurlant. Assis sur les tuiles du clocher, Théodore, incrédule, assista au drame sans pouvoir donner l’alarme.

Le premier assaillant bouscula frère Anselme, à peine levé de la chaise où il sommeillait. Le suivant lui trancha la tête avec son épée. Pendant que celle-ci roulait dans la cour, son corps s’effondra près de la porte dans une mare de sang. Armés de haches et d’épées, les agresseurs prirent quelques instants pour organiser le pillage, puis, répartis en petits groupes, pénétrèrent dans les bâtiments. De l’endroit où il se trouvait caché, Théodore put entendre le vacarme produit par les tables et les meubles renversés. Des supplications montèrent jusqu’à lui. Puis des cris de douleur et d’agonie. Terrifié, il pria le Seigneur pour qu’aucun des pillards n’ait l’idée de grimper dans le clocher. Aucune pitié n’était à attendre de leur part : venus faire main basse sur les richesses du monastère, ils ne voulaient laisser en vie aucun témoin susceptible de réclamer justice auprès du gouverneur. Les novices et les moines débusqués dans les divers bâtiments étaient sauvagement mis àmort.

Un homme monta dans la tour vérifier que personne ne s’y était réfugié. Le cœur battant, Théodore l’entendit fouiller dans tous les recoins à la recherche de survivants ou d’éventuels objets de valeur. N’ayant rien découvert, il redescendit tranquillement les marches de l’escalier. Les tueurs ne semblaient nullement craindre d’être interrompus dans leur entreprise. L’assaut avait-il été organisé avec l’approbation tacite des autorités ? C’était fort possible. La guerre coûtait de l’argent. Il fallait payer les soldats partis combattre les armées chrétiennes, et les monastères, riches et incapables de se défendre, attisaient les convoitises.

L’abbaye fut méthodiquement saccagée. Là-haut, dans son refuge, Théodore sentit sa terreur céder la place à la colère. Son impuissance lui devint insupportable. Il aurait voulu se battre, défendre ceux qu’il aimait, mais savait que c’était inutile : descendre signifiait devenir une victime de plus parmi les autres. La seule chose qu’il pouvait faire était de prier. Prier pour que cette horreur prenne fin. Prier pour que le bras divin arrête ces assassins.

Mais Dieu refusa de l’entendre. Longtemps encore, les brigands demeurèrent sur place, s’interpellant dans un idiome que Théodore ne connaissait pas, plaisantant entre eux pendant qu’ils dépouillaient l’abbaye de ses richesses.

À la lumière du jour naissant, le novice put distinguer leur visage : des hommes à la peau aussi claire que la sienne : des Slaves. Deux charrettes tirées par des mules furent amenées dans la cour. Argenterie, crucifix, livres… tout ce qui avait été volé dans les bâtiments y fut entassé. Ces objets précieux, souvent consacrés, que l’abbaye vénérait et conservait depuis des siècles, étaient jetés comme de vulgaires marchandises dans les carrioles. De telles profanations brisèrent le cœur de Théodore. Un sentiment qu’il n’avait jusqu’alors jamais éprouvé le submergea : le désir de vengeance, la volonté de faire du mal, de détruire les assassins. S’il en avait eu le pouvoir, il aurait allumé un grand feu, et y aurait précipité ces monstres. Il aurait aimé les voir se tordre de douleur, et périr au milieu de flammes. La découverte de cette violence qui se nichait en lui l’horrifia plus encore que le massacre auquel il venait d’assister. Mais il ne la réprima pas. Bien que cela soit contraire aux principes qu’on lui avait inculqués, il se promit de rester en vie afin de venger le meurtre des membres de sa communauté et la profanation de l’abbaye. N’était-ce pas pour punir et détruire ces criminels que Dieu lui permettait de survivre ?

Au bout de ce qui lui sembla durer une éternité, le pillage cessa. Une fois les véhicules chargés, après avoir vérifié une dernière fois que personne n’avait survécu dans le monastère, les assaillants s’en allèrent.

Un calme sinistre s’installa. Alertés par l’odeur du sang, des corbeaux se posèrent à proximité des cadavres. Poussant des cris rauques pour avertir leurs congénères, ils s’attaquèrent sans tarder aux corps éparpillés dans la cour.

Théodore demeura un moment encore à l’abri sur le toit, puis il se glissa à l’intérieur de la tour dont il descendit prudemment les marches. Une fois dans le cloître, il pénétra dans le bâtiment, et parcourut les différentes pièces de l’abbaye à la recherche d’éventuels survivants. En vain. Tous ceux qui, pendant des années, avaient partagé sa vie gisaient sur le sol. Roland, son ami, se trouvait dans la chapelle, près de l’autel. Allongé sur les dalles, les yeux grands ouverts, il semblait contempler l’au-delà à travers le plafond de l’édifice. Dans le dortoir, les novices avaient été tués jusqu’au dernier. Théodore découvrit l’Abbé Sigebert dans son bureau. Par dérision probablement, les bandits l’avaient crucifié sur les lambris de la bibliothèque avant de l’égorger. Il courut jusqu’à la cellule du frère Andréas. Calmement étendu sur son lit, le vieil homme baignait dans son sang. Un peu dur d’oreille, il n’avait pas dû entendre le vacarme, et était probablement mort dans son sommeil.

Trop bouleversé pour réfléchir, le novice laissa son instinct le guider : il lui fallait quitter les lieux au plus vite ; un des assassins pouvait revenir chercher un objet ou une arme oubliée. Sortir par la grande porte de la bâtisse était trop dangereux : il risquait d’être repéré par un guetteur posté à proximité. Mais il existait un autre moyen d’abandonner l’édifice. Au fond du potager se trouvait une petite porte que les jardiniers utilisaient pour charger la charrette avec les légumes destinés à être vendus sur le marché. Il traversa les parcelles soigneusement cultivées au pas de course, l’ouvrit en évitant de faire du bruit, et se retrouva en dehors de l’enceinte, dans la campagne.

1 Elvira : Grenade

2 Théodore : Don de Dieu

3 Rodéric : dernier roi wisigoth mort à la bataille de Guadalete en 711

II

Bassam était parvenu à remonter sa robe jusqu’à la taille, et utilisait son poids pour l’immobiliser. Elle sentit une chose à moitié molle tenter de se faufiler entre ses cuisses. En dépit de son dégoût, l’idée de cette misérable excroissance de chair essayant vainement de la forcer la fit éclater d’un rire absurde. Le sexe de l’obèse devint plus flasque encore.

« Bassam ne pourra jamais supporter cette humiliation : il va me tuer, pensa-t-elle. »

Préparée depuis la veille à cette éventualité, elle décida de s’offrir une dernière satisfaction avant de mourir.

–Je n’insisterais pas à ta place :¨ un vase ne répand que ce qu’il contient.¨ 4, ta mère ne t’a jamais appris ça ? Pauvre cousin, incapable de réaliser ce qu’il entreprend … fit-elle d’un ton navré.

L’homme perdit totalement ses moyens. Proférant une insulte, il plaça une main autour de son cou, et commença à serrer.

« Nous y voilà, se dit-elle avec une sorte de soulagement. Ma vie s’achève. Ce n’est pas plus mal, tout compte fait. Cet imbécile va m’éviter d’avoir à mener un combat perdu d’avance. »

Yasmina commençait à perdre conscience quand un soubresaut agita soudain le corps de son agresseur. Bassam poussa un grognement de douleur, et lâcha prise. Il se mit péniblement debout, et fit face à l’impudent qui lui avait assené un violent coup de pied dans les côtes.

« Un moine ! constata-t-il, stupéfait. Un misérable moine ! »

Fou de rage, il prit un couteau dans la poche de son vêtement, et se précipita en hurlant sur celui qui venait de le frapper.

***

Le sentiment de se mouvoir dans un monde fluctuant ne l’avait jamais quittée. Était-ce dû à son caractère ? Au mode de vie très particulier que son père leur imposait ? Elle n’aurait su le dire, mais aussi loin qu’elle se souvienne, cette incertitude l’avait toujours habitée.

Ils n’avaient cessé de voyager au gré des tribulations du chef de famille, un marchand aussi dénué de scrupules que de talent. Arrivé quelque part, il montait un négoce qui, inévitablement, capotait au bout de quelques mois, voire de quelques semaines. Immuable, lamentable, le cycle se reproduisait dans tous les endroits où ils s’installaient : l’homme donnait plus ou moins longtemps le change, puis, couvert de dettes qu’il ne pouvait rembourser, quittait discrètement la ville, et partait chercher fortune ailleurs, dans les nouveaux territoires conquis par les troupes du Calife, où personne ne le connaissait, et où le fait d’être né sur la terre du Prophète lui procurait assez de prestige pour emprunter de l’argent et lancer une nouvelle affaire.

Ils avaient séjourné dans de nombreuses contrées. En Perse tout d’abord, un pays dont la langue, les jardins, et l’architecture lui avaient laissé un souvenir émerveillé. Encore petite à l’époque, elle avait été néanmoins sensible à la douceur du pays et au charme de cette civilisation millénaire. La nuit, elle s’endormait en écoutant sa nounou lui raconter les amours de ¨Leïla et Majnoun¨ 5 , ou des contes fantastiques peuplés de djinns et de tapis volants. Ils y étaient restés une année entière, jusqu’à ce que les marchands d’Ispahan découvrent les combines de son père. Fuyant la région, ils avaient rapidement traversé le continent pour échapper à leur vengeance. La Méditerranée offrait de belles opportunités : après avoir écumé divers ports du Levant et d’Afrique, la famille avait, des années plus tard, débarqué en Espagne où, ayant atteint l’extrémité occidentale de l’empire, elle semblait condamnée à rester.

Chaque matin, au réveil, Yasmina se demandait si la journée qui débutait ne serait pas la dernière passée dans cet endroit. Envisager sereinement l’avenir s’avérait impossible. Une ville n’était pour elle qu’une étape sur le chemin d’un perpétuel voyage. Tôt ou tard, son père rentrait à la maison, et leur annonçait d’une voix angoissée qu’ils devaient immédiatement quitter les lieux. Ils faisaient alors leur baluchon, et, une fois l’obscurité venue, s’enfuyaient au milieu de lanuit.

Privée d’amies et de stabilité, elle s’était inventée un univers imaginaire où elle aimait se réfugier pour échapper à la solitude et à la précarité. Avec le temps, cette vie singulière l’avait immunisée contre la dépendance aux êtres et aux choses. Son caractère rebelle s’était accentué.

Comme tous les enfants, elle avait au début accepté sans rechigner les conditions de leur existence. Les fuites, les déménagements incessants vers des villes inconnues n’avaient à ses yeux rien d’anormal. Leur vie était ainsi faite ; il lui fallait s’y conformer. Puis, en grandissant, son regard s’était modifié. Elle avait fini par se dire que certaines choses ne se déroulaient pas tout à fait comme elles l’auraientdû.

« Comment maman fait-elle pour supporter une telle existence ? se demandait-elle souvent. »

Jamais elle ne l’avait vue adresser le moindre reproche à son mari. Soumise, résignée, la malheureuse se contentait de pleurer en silence. Yasmina éprouvait de la peine pour elle, ainsi qu’une forme de mépris inavoué. Ses sentiments envers son père étaient tout aussi ambigus. Elle l’aimait, mais ne pouvait se défaire d’une certaine défiance à son égard. Écoutée derrière une porte, une discussion à son sujet entre celui-ci et ses frères, deux garçons arrogants qui rêvaient de marcher sur ses pas, l’avait convaincue de ne pas se faire d’illusions : ses rêves et ses désirs ne l’emporteraient jamais face à leurs calculs sordides.

–Elle est irrespectueuse, c’est un fait, mais sa beauté est fascinante, avait déclaré son géniteur. Son teint clair et sa chevelure sombre et lisse comme de la laque de Chine ne peuvent laisser aucun homme indifférent. En dépit de son sale caractère, je suis convaincu que nous pourrons tirer profit de son mariage le moment venu. 

« Voilà donc l’idée qu’ils se font de moi et le sort qu’ils me réservent, s’était-elle dit, consternée. »

Jusqu’où les conduirait leur absence de sens moral ? Quelles en seraient les conséquences pour elle ? Cette conversation qu’elle n’aurait pas dû entendre l’avait amené à s’interroger sur son futur ; un futur dont elle ne parvenait pas à cerner les contours, mais dont elle avait néanmoins décidé de fixer les limites.

« Jamais je ne vivrai sous la coupe d’un homme. Jamais ! Mieux vaut disparaitre plutôt que d’accepter un destin semblable à celui de ma mère. »

Ce n’était pas une de ces résolutions prises sous l’effet du ressentiment et qui ne résistent pas à l’épreuve des faits, mais une promesse faite au plus profond de son âme, un pacte signé avec elle-même. La mort était-elle si effrayante, d’ailleurs ? N’avait-elle pas le pouvoir de la libérer des contraintes et des humiliations qu’elle devait subir au quotidien ? Elle était, quoiqu’il en soit, résolue à défendre férocement sa liberté.

Conscient qu’Elvira était la dernière étape de leur voyage, et qu’en cas de problème ils n’auraient nul autre endroit où se réfugier, son père, renonçant aux ¨affaires¨, avait accepté un poste d’employé subalterne au palais du gouverneur. Leur train de vie s’en était trouvé considérablement réduit. La famille vivait presque misérablement de son modeste salaire dans un logement proche du quartier juif de Granata. Un soir, il était rentré de bonne heure à la maison, et, l’air ravi, leur avait annoncé la venue de Bassam, un cousin de Médine. Le jeune négociant s’apprêtait à demander Yasmina en mariage. Cette union tombait à point nommé : les relations commerciales qu’il comptait établir avec cette branche de la famille allaient grandement améliorer leur situation financière devenue catastrophique.

–Tu vas enfin être utile à quelque chose, avait-il plaisanté en clignant de l’œil de manière finaude.

La nouvelle n’avait surpris Yasmina qu’à moitié, mais lui avait fait du mal cependant. Se sentir utilisée de cette manière était insupportable. Semblable à un fauve emprisonné dont on aurait brusquement ouvert la cage, la révolte qui couvait en elle depuis des années avait surgi des tréfonds de son être. Elle s’était opposée à ce mariage avec véhémence. Sa colère avait suscité un bref haussement d’épaules chez son père. Ses frères s’étaient moqués de ses caprices, puis, sans lui accorder plus d’attention, avaient repris leur discussion quant à la meilleure manière de tirer profit de l’aubaine.

Les voir tourner son refus en dérision avait été pire qu’une gifle : l’expression d’un incommensurable mépris. Avait-elle seulement une quelconque valeur à leurs yeux ? Pleurer était inutile : personne n’allait se laisser émouvoir par ses larmes ou ses supplications. Sentant le peu de respect qu’elle éprouvait encore à leur égard voler en éclats, elle avait décidé de se taire et de prendre ses dispositions pour échapper au destin qu’on voulait lui imposer.

« Vous ne perdez rien pour attendre. Mon humiliation n’est rien en comparaison de celle que je vais vous infliger ! Il me reste suffisamment de temps pour mettre vos projets en échec. »

Dès le lendemain, elle était allée voir son amie Yaël pour lui demander conseil et décider de ce qu’il convenait de faire.

Quelques semaines plus tard, Bassam arriva à Elvira, et toute la maisonnée s’activa pour le recevoir en grande pompe. De beaux tapis persans avaient été empruntés chez les voisins pour l’occasion, et la maîtresse de maison avait fixé de nombreuses décorations aux murs. Le repas allait être grandiose. Yasmina fut présentée à son futur mari, un jeune homme au ventre proéminent dont les vêtements et le front bas étaient perpétuellement mouillés de sueur. La jeune fille l’observa attentivement.

« Avec son air emprunté et ses yeux ronds écarquillés, il ressemble à une poule qui ne saurait où pondre son œuf, décida-t-elle. »

Plus encore que son aspect physique, sa manière de la contempler, bouche bée, comme s’il venait de découvrir une lampe magique en se promenant dans le désert, l’horripila.

« Ce nigaud n’a donc jamais vu une femme de sa vie ? se demanda-t-elle, exaspérée. Il est hors de question que je passe le restant de mes jours avec un individu pareil ! »

Alors qu’il lui décrivait les merveilles de la propriété familiale à Médine et le bonheur qui les attendait là-bas, elle lui signifia brutalement son refus de l’épouser.

Le scandale fut terrible. Les murs de la maison tremblèrent sous les cris et les imprécations de son père. Ses frères l’accablèrent de reproches, l’accusant de jeter l’opprobre sur la famille. Assise dans un coin, sa mère, comme à son habitude, pleurait en silence.

La voir ainsi, affaissée et résignée, incapable de lui apporter le moindre soutien, renforça sa résolution : il lui fallait échapper à ce mariage.

« Voilà à quoi je vais ressembler dans quelques années. Le piège se referme sur moi. Plutôt braver le déshonneur et la mort que d’accepter ce destin ! »

La soirée s’acheva dans une ambiance lugubre. Rouge d’humiliation, Bassam s’efforça néanmoins de faire bonne figure.

–Je crois que nous sommes tous un peu émus ce soir. La nuit porte conseil. Je suis sûr que tout va s’arranger demain, dit-il avec un sourire crispé avant de se retirer.

Tous suivirent son exemple, et bientôt le silence s’installa dans la maison.

Une fois seule dans sa chambre, Yasmina retrouva rapidement son calme. Elle alla chercher la boite en bois verni que sa nourrice lui avait offerte avant qu’ils ne quittent la Perse, et l’ouvrit. Ses trésors les plus chers s’y trouvaient : un collier de pierres brillantes, une branche d’oranger cueillie jadis dans les jardins d’Ispahan, et diverses autres babioles. Elle prit dans ses bras la vieille poupée en chiffon à qui elle se confiait lorsqu’elle était petite, et se mit à lui parler. Elle seule savait la consoler lorsqu’elle éprouvait du chagrin et la conseiller quand des décisions graves devaient être prises.

« Tout est finalement très simple, lui dit la poupée. Pénible, tragique, mais parfaitement clair. Il faut juste choisir ce que tu veux faire : céder ou lutter. »

Savoir que son amie Yaël était prête à l’aider diminuait le caractère dramatique de la situation. Durant les jours précédents, toutes deux avaient échafaudé des plans pour lui permettre de se soustraire au mariage. Le moment semblait venu de les mettre à exécution. Elle s’assit sur le lit, et réfléchit aux alternatives qui s’offraient àelle.

« Tu as raison Khâleh khâmbâdji6 : l’affaire est moins complexe qu’il n’y parait. Une seule question demeure : savoir si j’ai la volonté de réaliser ce qui s’impose, fit-elle en caressant la poupée. »

Yasmina ferma les yeux et pria un long moment, demandant à Dieu de lui donner suffisamment de force et de courage. Puis, l’âme en paix, elle se leva sans faire de bruit, mit sa poupée et quelques affaires dans un baluchon, et quitta discrètement la maison un peu avant l’aube.

Dans une chambre proche de la sienne, Bassam avait passé la nuit à ruminer l’affront que lui avait infligé sa cousine. Sa frustration et sa colère étaient d’autant plus grandes que la beauté de Yasmina l’avait subjugué. L’ovale de son visage le hantait. Le souvenir de sa peau claire, la courbe de ses sourcils et de ses lèvres faisait naître en lui un désir douloureux. Se sentir repoussé alors même qu’elle ne le connaissait pas l’avait profondément blessé.

« Cette peste ne perd rien pour attendre. Elle va regretter de m’avoir humilié devant ses parents ! Je dois supporter son insolence pour l’instant, mais, une fois le mariage célébré, ce sera une autre paire de manches… »

Plusieurs heures durant, il s’était remémoré la scène, essayant de comprendre ce qui l’avait poussée à se montrer aussi odieuse à son égard. Leurs familles avaient négocié ce mariage. Comment une fille de seize ans osait-elle s’opposer à une décision prise par ses parents ? Une telle attitude était non seulement grossière, mais inconcevable. Était-il à ce point repoussant ? Mille fois répétée, cette question restée sans réponse avait fini par avoir raison de son insomnie.

Il venait à peine de s’endormir quand le craquement d’une des lattes du plancher lui fit dresser l’oreille. Quelqu’un s’apprêtait à sortir de la maison. À cette heure ? C’était étrange. Curieux de découvrir de quoi il en retournait, il entrouvrit la porte de sa chambre, et vit Yasmina sortir de la demeure.

« Où va cette folle en pleine nuit ? Qui doit-elle rencontrer ? se demanda-t-il, soupçonneux. »

S’habiller ne lui prit qu’un instant. Il abandonna à son tour la maison, et la suivit, prenant soin de rester un peu en retrait pour ne pas révéler sa présence.

Yasmina laissa la ville derrière elle, et s’engagea sur la grande voie romaine qui se dirigeait vers le Nord. Sans être véritablement froid, l’air chargé d’humidité laissait une impression désagréable. Elle serra son châle autour de ses épaules, et accéléra le pas pour se réchauffer. La campagne était déserte et silencieuse. Seul le vent dans les branches faisait entendre parfois un bruissement, une sorte de murmure ponctué par de brefs gémissements. Un immense sentiment de solitude l’étreignit. Elle ralentit, soudain hésitante. Était-ce réellement ce qu’elle souhaitait ? L’avenir lui parut brusquement aussi sombre que ne l’était cette nuit d’automne. Ne valait-il pas mieux renoncer à cette folie et retourner chez elle avant que ne se réveillent ses parents ?

Un oiseau commença alors à chanter. Le premier de la journée. Un chant joyeux, plein d’ espoir. Ses craintes oubliées, elle reprit sa marche.

« Dieu m’encourage à aller de l’avant, se dit-elle, convaincue que le Créateur lui avait adressé un message. »

Elle marcha longtemps dans l’obscurité. Le jour se levait quand elle arriva à destination.

La voyant se diriger vers l’entrée d’une ferme, Bassam se décida à l’aborder pour lui demander des explications.

–Que fais-tu dehors à cette heure-ci, fit-il soudain d’une voix forte.