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Vicente, un jeune homme pauvre originaire de Castellon de la Plana, gagne sa vie grâce à ses poings. Acteur de foires, ses rencontres le conduisent dans le milieu de la pègre, où il intègre une équipe d’hommes de main. Son rêve est de devenir boxeur professionnel pour soutenir financièrement sa famille dont il a la charge. Il grandit au sein d’une jungle de mafieux, entre bons et mauvais côtés et fait la rencontre de Felicidad, une jeune fille d’une classe sociale inaccessible pour lui. Sa vie est ainsi rythmée par des bagarres, des meurtres, de l’espoir et des désillusions, le tout sur fond de guerre civile en Espagne dans les années 1936.
À PROPOS DE L'AUTEUR
François Abd-Assalâm, dirigeant sportif pendant plus d’une décennie sous l’égide de la Fédération Française de Boxe, a reçu plusieurs distinctions pour son engagement. Son expérience dans le milieu de la boxe, ses origines espagnoles et ses recherches historiques l’ont inspiré à écrire ce roman se déroulant pendant une période tragique.
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Seitenzahl: 266
Veröffentlichungsjahr: 2024
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François Abd-Assalâm
Valencia
Roman
© Lys Bleu Éditions – François Abd-Assalâm
ISBN : 979-10-422-2102-7
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L. 122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivante du Code de la propriété intellectuelle.
À Vicente,
Ce grand-oncle méconnu,
Aux miens, aux nôtres,
À leur histoire, notre histoire.
Young Victor, ou la naissance d’un boxeur
, éditions de l’Harmattan – décembre 2020.
Tout homme veut croire en lui.
Et tout homme veut être courageux.
Nous devenons des héros quand nous osons nous battre
pour ce que nous croyons juste.
Muhammad Ali avec Hana Yasmeen Ali
L’âme du papillon
Presses du Châtelet 2005
À Hafsah-Jacqueline, elle m’accompagnait aux bords des rings,
elle fit saigner son aîné, lors d’une bagarre improvisée.
Malheur à celui qui s’en approche,
elle cache ses poings au fond des poches.
Allongé sur le dos, les bras en croix, sur un ring de fortune, l’homme paraissait ne plus respirer. L’arbitre, qui était aussi l’organisateur de combats de foire, comptait minutieusement, sans accélérer la cadence :
— Huit, neuf, dix. Out !
Il sortit une fiole de sa poche, ouvrit le bouchon et approcha le goulot près du nez de l’homme allongé. Soudain, sa tête bougea, et son visage fit une grimace.
On l’aida à se relever, on le fit descendre du ring, titubant, il alla s’asseoir sur un ballot de paille qui servait de banc au public. Blême, ses esprits revenaient peu à peu. Il comprenait que quelques minutes auparavant, il s’était décidé à monter sur le ring pour tenir trois rounds contre le colosse posté sagement debout dans un coin. Il avait payé une pièce de cinq pesetas et devait en encaisser vingt, s’il avait tenu trois petits rounds sans poser un genou à terre. Mieux, il aurait gagné cinquante pesetas, s’il avait envoyé le colosse au sol !
Vicente ne bronchait pas, il laissait l’organisateur le présenter comme « l’homme qui s’était battu avec l’ours », comme une bête de scène qui rapportait bien plus à l’organisateur qu’à lui-même. Car effectivement, Vicente s’était battu avec un ourson lorsqu’il était petit. Un ourson que son père, bûcheron, lui apporta un jour, en descendant de la forêt. La bête était presque morte, maman ours avait été tuée par des trappeurs qui gagnaient leur vie difficilement, comme toutes les pauvres âmes d’Espagne dans ces années de crise. Vicente partageait son lait de chèvre avec l’ourson et comme deux amis ou comme deux frères, partageaient les jeux, qui finissaient souvent en bagarre. Ils s’attrapaient, se roulaient à terre, et se couraient après. L’ourson lui mordillait l’oreille en signe de victoire, Vicente tenait par le nez l’animal, qui aurait pu le manger tout cru, s’il n’avait été domestiqué.
Vicente se rappelait alors ses années passées avec son compagnon et prenait un air méchant lorsqu’on l’annonçait sur le ring. Costaud, les cheveux bouclés qu’il tirait en arrière pour mieux voir ses adversaires, les yeux clairs, presque bleus, presque verts, mais pas tout à fait. Imberbe, il ressemblait à un gros bébé et devait jouer au méchant devant son public. Peu de poils sur le torse, pas plus sur ses énormes cuisses, un peu sur les bras et légèrement blonds lorsque le soleil brillait sur sa peau bronzée.
S’il était spectaculaire à présenter, un ko rendait frileux le public qui devait monter sur le ring et aligner quelques billets pour faire tomber « le monstre », abattre « la bête ». On cachait cependant son âge, car Vicente avait à peine quinze ans lorsqu’il monta pour la première fois sur le ring. Dès le début, pour quelques pesetas, il fit tomber un adversaire, puis un deuxième, puis un autre qui eut du mal à en sortir indemne. Voyant l’or qu’il pourrait gagner avec le gamin, l’organisateur lui fit signer un contrat à vie, presque à la mort. Señor Andrès, parolier sans scrupules, presque poète ou conteur, savait manipuler les foules et trouver le mot juste pour faire monter sur le ring, un conquérant, lui laissant croire qu’il pourrait tenir trois rounds sans faillir au combat. Quelquefois, même, lorsque l’assemblée de badauds était frileuse à affronter Vicente, il payait un homme qui se fondait dans la foule et mettait pour le compte Vicente à terre. Bien que ce jeu ne convienne pas au boxeur, il s’obligeait à écouter les ordres de Don Andrès.
L’homme s’était inventé cette distinction, un « Don » quelque chose, qui donnait au personnage du prestige. Petit, au regard vif et charmeur, il était bien portant, avait de la chair sur les os, suffisamment pour nourrir un régiment. Court sur pattes, il était habillé à la dernière mode d’Espagne, un turban bordeaux lui servait de ceinture tandis que son pantalon à pinces paraissait trop petit. Chemise blanche en lin en toutes circonstances, la sueur ruisselait sur sa peau, qu’épongeaient ses vêtements. Une odeur forte s’y accrochait et parfois devenait répulsive pour ceux qui s’en approchaient de trop près. Le parfum étant réservé aux femmes et aux Français, il promenait ainsi sa virilité avec lui.
Sur les quais du port de Valencia, les gars de la marine marchande n’avaient comme défouloir autorisé que ce carré de corde monté sur quatre planches. Lorsque les matelots du navire « Santa-Maria » n’avaient pu mettre à genoux Vicente, l’organisateur pointait son doigt sur les hommes d’équipage d’un autre navire, leur demandant s’ils avaient peur ou s’ils étaient capables de monter affronter « l’homme qui s’était battu avec un ours ». Par orgueil, on désignait l’un d’entre eux, le plus gros ou le plus fort en parole, celui qui aurait plus de chance que les autres. Les paris montaient, les pesetas pleuvaient et l’organisateur hurlait.
— Qui d’entre vous osera affronter la bête ?
Tandis que la foule se regardait, il redonnait de la force à sa demande :
— Êtes-vous des hommes prêts à défendre l’honneur de la marine marchande ?
Entre les cagettes et les tonneaux, entre les caisses de bois et les cordages, sous une chaleur humide et par un vent marin, les hommes se regardaient, s’observaient, se dévisageaient.
L’un d’entre eux, poussé par les autres, se croyant plus fort, l’élu, sûrement, le défenseur des intérêts de la marine, montait sur le ring, détachait sa chemise, remontait ses bretelles, crachait dans ses mains, prêt à en découdre, pour l’honneur ou pour les copains. Croyant qu’il pourrait afficher la bête à son tableau de chasse, encouragé par les siens, il était bien décidé à gagner ce combat. Son regard était déjà loin, remportant la victoire, la gloire et les pesetas. Encouragé par ses pairs, le gaillard s’agitait au coin du ring, attendant que l’arbitre ordonne le début du combat.
— Quel est ton nom, matelot ?
— José Sombrero, répond ce dernier.
— À ma droite, l’homme qu’a vu la bête, qui s’est battu avec un ours, celui qu’il faudra coucher pour sauvegarder l’honneur de la flotte !
L’homme s’impatientait, et il le faisait savoir. Bougeant, se tapant sur le torse, se donnant des claques, braillant même.
— À ma gauche, l’amiral José Sombrero, le grand, le beau, allez les amis, encouragez-le !
Les deux hommes s’approchent, se regardent fixement dans le blanc des yeux, mais Don Andrès les garde à distance.
— Qu’on mette les gants aux boxeurs !
Deux boules de cuir recouvraient leurs mains. On laçait les gants, bien serrés pour éviter les blessures, un peu humides, on sentait à l’intérieur le crin de cheval qui rembourrait la surface de frappe. Quatre onces de poids, comme autorisé par le règlement que seul l’organisateur connaissait, puisque c’est lui qui en avait inventé les règles. Les rounds, c’étaient lui, les minutes aussi, c’étaient lui, le compte lorsque l’un des deux protagonistes voyait les étoiles, c’était encore lui. Les secondes pouvaient durer des heures, les minutes, des jours. Don Andrès régnait sur le ring comme un corsaire sur un navire, pire encore, comme un pirate.
Vicente attendait dans son coin, concentré sur son objectif : ne pas tomber, faire durer le combat le plus longtemps possible, éviter le ko… de son adversaire. Sa culotte en peau de vache était encore tachée de sang, qu’un belligérant avait déversé sur lui avant de tomber au sol. Ses chaussures de cuir remontaient jusqu’aux chevilles, la semelle avait des entailles pour ne pas glisser et lui permettait de se déplacer avec aisance dans le carré entouré de cordes. Un joli tapis rouge cachait les bastaings de bois et laissait échapper de la paille, qui était censée amortir le corps du malheureux qui tomberait. Maquillé, Vicente ressemblait à un ours mal léché, à un diable en furie, avec ses yeux exagérément noirs de charbon. Il avait fait du ring son territoire, son moyen d’existence, qui pourrait lui rapporter gloire et argent, si Don Andrès avait été un peu moins voleur. Les coups, la sueur, la poussière, sous un soleil de plomb qui cognait plus fort qu’un uppercut, voilà ce qu’était le quotidien de sa vie.
Lorsque Don Andrès demanda aux deux protagonistes s’ils étaient prêts à en découdre et que l’amiral tapa dans ses gants en signe d’approbation, Vicente le regarda méchamment.
Les échanges de coups commencèrent de part et d’autre, lorsque l’un donnait, l’autre rendait. L’amiral n’arrivait cependant pas à toucher autre chose que les gants de Vicente. Ce dernier se contentait de faire durer le plaisir au dam des spectateurs, qui commençaient à parier. Acculé dans les cordes, Vicente semblait étourdi par son adversaire, qui tapait et tapait encore. Mais il n’en était rien. Acteur, comédien ou simplement artiste, il donnait l’impression de subir le combat. La foule adorait, espérait, demandait qu’il tombe. L’amiral soufflait comme un buffle, Vicente encaissait tel un cascadeur, grimaçait comme dans un mélodrame en trois actes.
« Dong », fit le gong qui annonçait la fin du premier round.
Les deux hommes regagnèrent leur coin respectif. Horchata de Chufa1 pour la bête, une gorgée d’alcool de canne à sucre pour le matelot. Affalé dans son coin, assis sur le tabouret à trois pieds, le matelot avait donné tout ce qu’il pouvait pour faire tomber la bête. Sans succès. La bête était en forme, avait les esprits clairs et commençait à sautiller sur elle-même.
Lorsque le gong annonça le début du second round, Vicente lança un cri comme un animal qui veut en finir avec son gibier, comme un barbare qui désire mettre à ses pieds l’ennemi, comme les troupes d’El-Mizzian, le Rifain,2 qui harcelaient l’armée espagnole dans l’arrière-pays de Melilla3.
Bas sur ses jambes, poings levés, la tête dans les épaules pour protéger son menton des coups adverses, Vicente avança sur l’Amiral.
Il donna deux petits gauches en piston, étudiant ainsi son adversaire, qui semblait ne plus comprendre la tournure du combat. Les paris étaient lancés, la cote allait pour le matelot, il fallait conclure et rétablir la vérité sur cet affrontement. À chaque coup donné, la foule hurlait, crachait, injuriait la bête. Encouragé par l’assemblée, l’Amiral semblait retrouver un second souffle. Mais la bête était présente, prête à bondir sur sa proie. Encore deux petits coups du gauche lui martelant le visage, puis un long direct du droit pour le cueillir. Le matelot tomba sur le postérieur, « une glissade », annonça une voix au beau milieu de la foule. Tous, l’espérait, certains même crièrent au « coup bas », à « la triche », à « la poussette » de la bête. Le sang commençait à peine à sortir des narines du matelot, que celui-ci baissa la tête pour se protéger. Vicente lança un remarquable uppercut, suivi d’un court crochet à la tempe du valeureux mais ô combien malheureux adversaire. Il sembla se poser au sol comme une feuille morte et lorsque son corps toucha le tapis pourtant rembourré, il se mit à gémir comme une femelle. La foule pesta, demanda qu’on la rembourse devant ce qu’il apparaissait d’invraisemblable, comme si les hommes ne croyaient pas à la force surnaturelle de la bête. Alors, Vicente, pour faire taire cette foule en colère, se dirigea vers le coin neutre, monta sur les cordes et poussa un cri de fureur en se tapant les gants sur le torse. Il se dirigea dans l’autre coin et encouragea le public à venir le défier. Les gens pestaient, l’injuriaient davantage et reculaient à chacune de ses avancées. Une petite partie du public commença alors à applaudir Vicente puis succédèrent des « viva ! » et autres encouragements. En bon seigneur et en signe de remerciement, Vicente fit sa révérence, avant de descendre du ring. Il regagna sa roulotte et réapparut quelques instants plus tard, démaquillé et habillé comme un gentleman. Il serra la main de ses admirateurs venus le saluer comme une idole, comme un champion, qu’il serait un jour.
De la fumée noire sortait des cheminées des paquebots à quai, on pouvait cependant voir le ciel azur et sentir les rayons de soleil, brûler la peau des pauvres malheureux qui glanaient sur le port. Vicente profita de sa notoriété provisoire pour se faire offrir una cerveza4 et être reçu comme un homme presque ordinaire. Il laissait de côté l’image féroce d’une bête, que son travail lui imposait. Vicente apparaissait doux et à l’écoute, tout le contraire de son côté bestial, féroce et extraverti.
Toute la nuit, il flânait, allant de rencontre en rencontre, peu de gens maintenant le reconnaissaient, il pouvait vivre simplement, s’évader, se détacher de cette seconde peau. À la terrasse d’un bar, il commençait son repas avec des tapas, boquerones fritos y olivas verdes5. Un grand verre de limonade blanche accompagnait son dîner, ce soir-là il prit un emperador6 grillé avec un filet d’huile d’olive et quelquespatatas bravas7. Sur la nappe blanche et rouge, qui ressemblait quelque peu au tapis du ring, de la mie de pain avait été déposée pour attirer les oiseaux, uniques compagnons du boxeur. Quelques promeneurs familiers, qui le reconnaissaient, le saluaient au passage :
— Salut champion.
Hochant la tête et posant la main sur son cœur, Vicente répond à peine. Timide, il rougit un peu à ces quelques paroles gentilles et respectueuses à la fois. Regardant au loin, la mer avant que la nuit n’emporte ces belles images, il s’imagine lui aussi sur un navire, partant à l’aventure, quitter cette terre aride et pauvre. Il s’imagine aller vers des terres où la boxe lui apporterait notoriété, argent et gloire. Pour cela, il lui faudrait rompre son contrat qui le lie à vie avec Don Andrès. Et ça, il le sait, c’est impossible. Alors adieux la France, terre d’asile et ses aficionados8 de la boxe, adieu l’Angleterre, terre du Marquis de Queensberry9, créateur du noble art, adieu l’Amérique, terre de champions et d’argent où les dollars pleuvent sur les boxeurs de sa catégorie. Les voiliers sont amarrés au port, les voiles baissées sont attachées, les ancres accrochées au fond de l’eau, claire et chaude. Quelques baigneurs s’agitent sur la jetée et passent entre amis les derniers jours de leur jeunesse, insouciants, et rieurs. Un rien ne les amuse, un plongeon, une grimace, un saut raté qui se finit à plat ventre et qui claque sur la vague comme des castagnettes dans un flamenco. Un léger sourire accompagne son regard, un regard panoramique, se promenant de droite à gauche, en continu. Lorsque le soleil se couche, que la nuit noire vient remplacer le jaune éclatant des rayons de soleil, les terrassiers allument des petites bougies sur les tables qui forment sur la plage des milliers d’étoiles emmêlées. Avant de partir, il laisse sur la table, une pièce au serveur, et range sa chaise comme un écolier. Seul, son corps devient ombre, puis disparaît peu à peu, s’éloignant vers la roulotte.
Le lendemain, un autre navire avec un autre équipage s’arrêtera à côté du ring ambulant, un autre matelot se risquera lui aussi à sauvegarder l’honneur de la flotte. Vicente montera une fois encore, apparaîtra comme une bête, hué, ou applaudi, sifflé ou honoré. Les bras en croix, un pauvre malheureux, inconnu, sera relevé par ses camarades, pour une poignée de pesetas, pour un combat perdu d’avance. Nul ne peut lui résister, il se sent si fort, en pleine possession de ses moyens et puis les bagarreurs du port ne savent pas boxer. Leurs gardes sont trop souvent ouvertes et laissent passer ses directs, ses gauches en piston. Leurs têtes sont trop basses et lui offrent l’opportunité de placer ses uppercuts. Leurs têtes, trop en arrière, lui donnent l’occasion d’envoyer de larges crochets. Secs. Ravageurs. Lui, ce qui lui plairait, ce serait de boxer, avec de vrais boxeurs, avec un vrai public connaisseur des règles, comme le public français. Ce serait d’être aimé pour son jeu de jambes, ses esquives, ses ko. Alors, le soir, lorsqu’il regarde loin devant lui, tout là-bas, derrière la mer, il rêve d’un avenir différent.
Les jours passent et se ressemblent mais Vicente sait qu’en boxe, rien n’est joué d’avance. Un coup venu de nulle part, un boxeur, déguisé en matelot, ou encore, un toréador.
Une fois de plus, Don Andrès répète inlassablement à l’assemblée venue parier que le matelot arrachera la tête de la bête, puis, montrant le coin opposé :
— À ma gauche, celui qui défendra l’honneur des siens avec bravoure et courage, Don Pablo Tornesa10 el toréador de la Alcala de Xiver11.
L’homme redresse ses moustaches, salue ses amis et fait son signe de croix. Ses bottes lui remontent jusqu’aux genoux, son pantalon en velours à grosses côtes est tenu par un ceinturon dont la boucle représente deux taureaux face à face. Il enlève sa chemise et laisse apparaître son corps musclé et viril. L’homme, qui s’est battu avec un ours, devra affronter ce soir l’homme qui affronta dans l’arène les plus rudes taureaux de toute l’Espagne, ou presque et qui ne connaît pas la peur du combat. Vicente sait que la partie n’est pas gagnée et qu’il devra se méfier de son adversaire.
— Qu’on mette des gants aux boxeurs ! prononce Don Andrès.
Vicente reste sur ses gardes, il ne veut pas jouer le rôle du taureau. Don Pablo attend, agite les bras comme dans l’arène, mais Vicente ne répond pas. Ce n’est pas à lui d’aller chercher la bagarre, c’est à Don Pablo de venir sur lui et de le bousculer. C’est Vicente qui doit tomber à terre pour que Don Pablo gagne sa mise et l’honneur avec. Sa mise, d’ailleurs, il n’en veut pas, c’est l’honneur qu’il veut avant tout. Comme un toréador qui se respecte, il veut montrer à la foule que lui, Don Pablo, a offert au public un spectacle de gladiateurs. Aujourd’hui, s’il gagne, il paradera autour du ring, montrant la bête à terre, bombant le torse et levant les bras en signe de victoire. Alors il pense à ses aïeux, à ses compagnons, à ses frères de sang qui ont connu la défaite dans les guerres menées par le régime espagnol. Le clergé avait pourtant béni les troupes, mais ce jour-là Dieu en personne avait abandonné les hommes, comme si leur cause n’avait pas été agréée par les forces du bien contre les infidèles et les forces du mal. Adieu Porto Rico, adieu Cuba. Les hommes sont morts pour rien, pour abandonner une partie de l’empire. Alors pour eux, comme une revanche, comme une médaille qu’ils n’ont pas eue, Don Pablo, ira chasser la bête et dira devant tout le monde présent, devant cette assemblée de traîne-savates, d’ivrognes et de maudits parmi les maudits, « me voilà, la fierté de la famille Tornesa de la Alcala de Xiver, au nom de tous les miens, aujourd’hui, j’ai vaincu pour vous, pour vous tous, pour l’honneur, ma mère, mon père, et les autres ». Il paradera, mais qu’importe, ils sont morts, morts au combat, un combat perdu d’avance, car le peuple s’est rebellé contre le tyran, le colonisateur, l’imposteur.
Prudent, Vicente ne répond pas à ses provocations. Fier, son torse poilu, bombé en avant, Don Pablo exhorte la bête à venir l’affronter. Ses mains sont belles, sans écorchure ni crevasse, son regard aspire à la crainte, au respect, l’homme au-dessus des hommes, il devait être contremaître, chef de quelque chose ou mieux encore. Ses chaussures le trahissent. Elles valent plusieurs billets, lorsque les marins, les dockers et autres petites gens, ne peuvent s’offrir des savates qu’avec de la menue monnaie.
— Viens, ordonne Don Pablo.
Mais la bête ne bouge pas.
— Approches, infidèle, récidive-t-il.
Vicente commence à bouillir intérieurement, mais ne se jette pas dans la gueule du loup. Il sait que son adversaire le provoque.
— Viens affronter un homme, dit Don Pablo en paradant devant son public.
Ce public qui l’encourage, qui a parié et qui en veut pour son argent. Son public croit de plus en plus à sa victoire. L’assurance gagne l’homme, mais attention, un boxeur se cache derrière la bête.
Il fait fi de l’attaquer en tendant son bras, mais ne le touche pas. Pas encore, juste pour feinter, sentir son adversaire, chercher la faille, l’étudier.
— Alors, tu as peur ? reprend Don Pablo, encore plus sûr de lui et paraissant intouchable.
La foule crie, crache, peste contre le pauvre Vicente, qui se retrouve seul contre tous. La foule encourage Don Pablo, lui demande d’en faire de la bouillie, chose dont lui-même est sûr, puisque la bête est recluse, ne se bat pas, semble apeurée. Vicente voudrait crier, se ruer sur son adversaire, son ennemi, afin de dire à cette foule « encouragez-moi, saluez-moi, portez-moi en triomphe, je suis le vainqueur », mais il sait que même gagnant, seule une poignée d’hommes reconnaîtra son talent. On lui a attribué le rôle de la bête, et il en est une, son apparence et son maquillage en témoignent.
Prudemment, il lance quelques coups à distance, qui n’atteignent pas ses cibles. Don Pablo est un bien bel adversaire, il esquive comme un toréador confirmé. Vicente sait à ce moment-là qu’il doit boxer à distance, ne pas s’approcher, user de ses grands bras et ne pas rentrer dans la bagarre. L’homme est plus âgé, il a une certaine expérience des combats rapprochés. Le Taureau, il ne peut être que proche de son corps pour lui planter les banderilles sur le dos et l’amoindrir, jusqu’à le mettre à terre. Il compte bien le mater, le mettre à mort même, qui lui en voudrait ?
Alors Vicente avance à petits pas, recule aux attaques adverses, puis se dégage des cordes. Souple sur ses jambes, Vicente se déplace avec aisance sur le ring. Donne trois coups, incisifs, rapides, secs. Il s’en va. Don Pablo s’enflamme, croit pouvoir toucher la bête, mais elle fuit. Il se lance, mais la bête esquive à son tour. Le jeu a changé, sans s’en apercevoir, la bête devient le toréador, Don Pablo, l’animal. Vicente fuit puis contre-attaque d’un large crochet à la tempe et pivote vers l’extérieur. Étourdi, l’homme titube, reprend ses esprits et regarde autour de lui. La foule hurle, crie, l’encourage même. Il n’entend plus rien, il voit flou, il est secoué. Vicente laisse faire, il ne veut pas l’achever maintenant. On pourrait dire qu’il a donné un coup chanceux, comme un jeune taurillon dans l’arène qui pique le mollet du toréador. L’homme blessé retrouve ses esprits. Il ne se fera pas prendre à nouveau. Mais Vicente le sait. Don Pablo est un adversaire intelligent. Alors la bête mugit, fait croire qu’il tombera dans le piège du toréador. La bête attaque, fait fit de lancer un large crochet, et stoppe avant d’arriver à distance de frappe de Don Pablo. Ce dernier, baisse la tête, essaie de passer sous la garde adverse. C’est à ce moment-là que Vicente passe un uppercut qui atterrit sur la face du pauvre Don Pablo. Ses jambes décollent du sol, son visage regarde le ciel, mais déjà il ne voit plus rien. Avant que ses pieds ne regagnent le sol, Vicente enchaîne un crochet. Le corps s’affale sur les planches du ring et comme un bruit sourd, rebondit une fois puis ne bouge plus. Ou presque. Ses pieds tremblent ses yeux sont à la renverse, on va chercher sa langue avec les doigts, de crainte qu’il ne s’étouffe. Une substance blanche sort de sa bouche, ce n’est pas de la salive, mais ça ressemble à de la bave de crapaud ou d’escargot. Don Andrès, perplexe, regarde Vicente. La bête a en elle, tristesse et joie, comme un goût de revanche contre cette foule qui ne dit mot, qui s’est tue lorsque le Messie Don Pablo est tombé. Mais ce n’est pas le moment de faire son numéro. Il sait que son adversaire peut ne pas se relever, ne pas se réveiller. Don Andrès sort sa fiole de sa poche et la porte aux narines du pauvre homme allongé, inerte. Lui tapotant les joues, il reprend subitement connaissance. Vicente lui tend la main et l’aide à se relever. C’est mieux pour lui, la foule est prête à se jeter sur la bête. Alors, en bon vainqueur, il ne crie pas aujourd’hui, il lève le bras du pauvre malheureux qui n’a pas retrouvé ses esprits. Acclamés, les deux hommes se saluent et tandis que Vicente soulève les cordes, Don Pablo disparaît vers cette foule qui lui tend les bras, par sympathie, comme on offre l’hospitalité à un frère, ou par compassion comme on accueille un enfant revenu de la guerre, blessé, meurtri. Don Pablo s’éloigne mais ne comprend pas pourquoi il est descendu du ring. Pour lui, il n’a pas encore combattu. Sa mémoire s’est arrêtée de fonctionner. Il se rappelle ce doux matin, lorsqu’il s’est levé, lorsqu’il a pris son cafe-con-leche12, son café au lait, il se souvient aussi lorsqu’il a pris le chemin du cirque ambulant. Don Pablo se retourne soudain et se dirige vers le ring.
— Où m’emmenez-vous par là ? dit-il à ses compères, j’ai un combat à faire.
— C’est fini pour vous, Don Pablo, ose l’un d’eux.
— Comment ça ? enrage l’homme en prenant l’autre par le collier.
— C’est fini, Don Pablo, vous avez boxé…
— J’ai boxé ? dit-il en approchant son poing à hauteur du visage de son comparse.
— Un ko, Don Pablo.
— Un sévère ko, reprend un autre.
Don Pablo ne se souvient plus, on lui explique. Le combat, le ko et encore le combat et encore le ko, mais la mémoire n’y est plus, il faudra attendre quelques jours, digérer un tel affront est difficile pour un homme de son envergure. Lui, Don Pablo Tornesa de la Alcala de Xiver se serait fait malmener par un pauvre bougre des bas quartiers de Fuente la Reina13 ? Une chance, de la triche, lui dira-t-on.
Et dans quelques jours, lorsqu’il aura retrouvé toutes ses facultés, on l’encouragera à ne pas demander la revanche !
Par une belle soirée, sous un soleil rouge qui se couchait doucement derrière les monts d’Ouest, Vicente mangeait paisiblement son bouillon de légumes accompagné de morceaux de pain, seul, assis sur le pas de la porte, les jambes pendantes, lorsque Don Andrès se pointa.
— Vicente ! Petit ! appelle-t-il.
Avançant toujours dans sa direction, Don Andrès avait ce soir-là un regard charmeur et d’une voix amicale, comme s’il s’adressait à un fils, il reprit :
— Vincent, fait-il, comme s’il attendait que son interlocuteur lui réponde.
Ce soir, ce n’était pas Vicente, mais Vincent. Plus familier, plus français, plus à la mode.
Vicente leva les yeux et attendit, sans répondre, que Don Andrès continue sa phrase.
— Bon anniversaire ! dit le patron en tendant les bras de façon exubérante.
— Merci, Don Andrès, mais l’anniversaire de quoi, de qui ? interroge-t-il.
— Mais le nôtre, cela fait deux ans maintenant que l’on travaille ensemble, alors ce soir, profite de la vie et sors te divertir.
Don Andrès sort de sa poche une liasse de billets et retire une poignée qu’il adresse au garçon.
— Va ce soir te divertir, profiter de la vie, découvrir les femmes, comme un jeune homme de ton âge.
Vicente prit le paquet de billets et le fit glisser au creux de sa paume. Difficilement, il les comptait :
— Un, deux, trois… dix, onze. Onze ? répète-t-il, comme s’il s’agissait d’un nombre magique.
Son sourire s’accentua jusqu’aux oreilles, ses yeux brillèrent comme la lune au-dessus des vagues, son visage d’enfant apparaissait, ce soir-là comme celui d’un gamin au pied du sapin de Noël.
D’un trait, Vicente but son bouillon, et s’éclipsa dans sa roulotte. De dehors, une voix lui dit encore de profiter, de s’amuser, que demain il serait de repos. Le gamin s’habilla d’une chemise noire, d’un pantalon à pinces beige, et d’une paire de savates à lacets, tel un gladiateur. Ce soir, il prendrait quelques billets seulement, il pensait en envoyer quatre ou cinq à sa mère et à ses sœurs.
Cheveux en arrière, le menton relevé, Vicente s’en va, seul, découvrir le monde. Passant par des ruelles sombres, ce soir, il n’a peur de rien ni de personne. Non, ce soir, la nuit lui appartient, il est bien décidé à faire du tourisme jusqu’au matin, découvrir cette ville, Valencia la merveilleuse, l’éblouissante, la tumultueuse.
Sous un lampadaire, à peine éclairé, une bien jolie demoiselle l’aborde, se poste devant le jeune homme, et compte bien ne pas le laisser partir, sans au moins avoir vu la marchandise.
— Hep-là mon garçon, où vas-tu de si bon train ?
— Découvrir le monde, madame, fait le jeune homme poliment.
— Découvrir le monde ? reprend-elle.
— Oui, madame, c’est mon anniversaire aujourd’hui et je vais découvrir le monde, profiter de cette jolie ville…
— Bon anniversaire, alors, viens avec moi, j’ai un cadeau pour toi.
Le prenant par le bras, elle le tire vers un porche. Puis, le plaquant contre le mur, elle approche doucement son visage du sien. Vicente sent son doux parfum de lavande, peut même respirer son haleine angélique et caresser ses lèvres sensuelles. Elle lui prend la main et la pose sur sa poitrine. Sa mamelle souple et pleine, au bout de laquelle le téton pointe, accentue soudainement chez Vicente, son envie de découverte. La dame lève sa cuisse et caresse doucement le garçon, qui, pris dans un jeu qu’il ne connaît pas, rougit et se laisse faire. Elle le prend par la main, Vicente la suit comme un garçonnet qu’on emmène à l’école. Mais quelle école !
— Viens avec maman, lui dit-elle.
Sa main gantée pousse une porte vitrée qui couine en s’ouvrant. Tous deux montent l’escalier et s’évadent vers une chambre aux couleurs rose et jaune opaque. Des rideaux en dentelle sont tirés de chaque côté de la fenêtre tandis qu’une petite nappe recouvre la table de nuit. Une armoire en pin est plantée derrière la porte, mais seuls quelques vêtements y sont entreposés. À peine, une couverture peut y entrer ou encore un oreiller.
Clara, c’est son nom. Son nom de scène.