Variations criminelles sur un thème alchimique - Eric Hervieu - E-Book

Variations criminelles sur un thème alchimique E-Book

Eric Hervieu

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Beschreibung

Une ville de province est le théâtre d'une série de crimes dont chacun dépasse en abomination et en singularité le précédent. Les lieutenants Lode et Costello placés sur l'enquête travaillent en binôme. Malheureusement, les deux hommes ne s'entendent pas et leurs déductions s'opposent en permanence. on finira par les séparer. Pour ajouter au trouble, des enjeux politiques se combinent aux investigations policières. La presse, la préfecture, le parquet, la mairie, les différents services de police constituent bientôt autant d'équipes d'enquêteurs qui entrent en concurrence. Rapidement, les interprétations, les suspects se multiplient. Dans cette mêlée, peu de conclusions sérieuses peuvent émerger à l'exception peut-être d'une seule, celle de l'alchimie.

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Veröffentlichungsjahr: 2022

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Couverture Sébastien Bonnecroy, Vanité à la pipe, 1641, Strasbourg Musée des Beaux-Arts.

Crédit photo Musées de Strasbourg, M. Bertola.

Le genre humain complet comme au jour du remords. Tout parlait à la fois, tout se faisait comprendre. V. Hugo, La pente de la rêverie, Les Feuilles d’automne.

Du même auteur

Beltassar, roman, Éditions Le Passeur/ Cecofop, 1999.

Les Désertiques, roman, Éditions Le Passeur/Cecofop, 2002.

L’Intimisme du XVIIIème siècle, Éditions L’Harmattan, 2005, coll. "Ouverture philosophique".

Encyclopédisme et poétique, Éditions L’Harmattan, 2006, coll. "Ouverture philosophique".

Histoire des ongles, essai, Éditions L’Harmattan, 2017, coll. "Acteurs de la science".

Table des matières

Solve et coagula

L’œuf et le glaive

Une tête de corbeau

L’inspiration du crime

Trois fois grand

Anagramme

Métamorphose

Travailler et trouver

Épilogue

Annexes

1 Solve et coagula

"Vu de loin, on aurait dit une branche d’arbre brûlée, les restes d’un feu". Le témoin ne cesse de répéter cette phrase aux enquêteurs qui l’interrogent. Une branche, d’une forme étrange cependant, composée d’une section principale d’où s’élancent à chaque extrémité deux ramifications tordues, carbonisées, dressées vers le ciel, encore fumantes.

En approchant, il se ravisa : trop boursouflé pour être du bois, pas assez noirci pour être une branche… Entre deux rameaux figure une excroissance importante, arrondie, au milieu de laquelle apparaissent deux courtes rangées de tâches blanchâtres, exactement comme des dents : "Vu de loin, on aurait dit une branche d’arbre brûlée, les restes d’un feu".

C’est bien le corps calciné d’un être humain.

Les lieutenants de police Nazaire Lode et Villar Costello envoyés sur les lieux ne relèvent aucune évidence, ni même aucun signe de crémation. Les policiers déployés dans le secteur, passant au peigne fin les fourrés, les taillis, les buissons, n’ont guère plus de chance. Rien, en dehors d’empreintes de chaussures pointure 42, d’une marque et d’un modèle fort répandus, ainsi que des traces de pneus à travers la forêt, depuis la route nationale jusqu’à la clairière où gît le cadavre. Maigre récolte.

Selon toute vraisemblance, on l’a brûlé ailleurs avant de s’en débarrasser ici, au sortir de la ville. De l’avis des enquêteurs, plutôt confiants dans une issue rapide de l’affaire, la configuration signe le crime sans le moindre doute. La pauvreté des indices relevés sur place indique suffisamment qu’on se trouve en présence de professionnels, de ceux qu’impliquent par exemple les règlements de compte dans les trafics de drogue ou les réseaux de prostitution.

Vu l’état du corps, les conclusions de l’autopsie n’offrent qu’un intérêt limité. Elles permettent néanmoins d’apprendre que la victime est un homme de race blanche, âgé d’une cinquantaine d’années, mesurant 1m70, 1m80, et qui, détails effrayants, a été aspergé d’essence puis brûlé vif. Ces pratiques jugées plus dignes d’une organisation criminelle, puissamment structurée, que du milieu local proprement dit, expliquent que les quelques informations obtenues rapidement, auprès des repris de justice des environs, ne donnent rien de probant. On renonce à poursuivre dans cette voie, estimant que, s’il s’agit véritablement d’un règlement de compte entre gangs, on ne tarderait pas à en connaître la suite.

Les secondes investigations s’orientent donc naturellement du côté des personnes portées disparues. Or, compte tenu des rares signes d’identification, les bureaux sont très vite encombrés d’une trentaine de fiches d’hommes de cinquante ans dont les disparitions ont été enregistrées durant ces derniers mois. Seulement, convaincus d’avoir affaire à l’exécution d’un obscur trafiquant, passeur, revendeur, ou d’une personne fréquentant de près ou de loin le banditisme, plutôt de près d’ailleurs, les lieutenants Lode et Costello privilégient ceux dont le parcours, la situation ou le domicile, peuvent supposer ce genre d’activité, de fréquentation, voire de mauvaise rencontre.

Cette conviction anime surtout Villar Costello. Pourtant jeune officier, il a déjà pris l’habitude, en matière de crimes et de délits, de ne jurer que par la ville basse. Aussi se tourne-t-il exclusivement vers les quartiers défavorisés et les endroits peu fréquentables. Il est vrai que l’expérience des anciens lui donne souvent raison. Une immersion de quelques heures permet parfois d’y surprendre quelque obscur trafic. Il suffit alors de questionner les auteurs, de menacer, de marchander, pour obtenir les renseignements souhaités et même audelà, un vrai confessionnal.

Malgré la neige qui tombe en abondance, ils visitent les bars, les boîtes de nuit et les salles de jeux, à la recherche d’un certain Numa Gailord, âgé de cinquante-deux ans, soupçonné de proxénétisme, dont les amis sont sans nouvelles depuis deux semaines.

Pour tout résultat, ils reviennent avec une information inattendue. Elle concerne un individu d’origine lituanienne qui a la manie de se déplacer en portant toujours sur lui un flacon de pétrole qu’il utilise à la manière d’une arme. Des témoins l’ont vu le pointer sur un homme, une allumette enflammée à la main. Mais apparemment, il n’y aurait aucun lien entre ce lituanien et M. Gailord.

De son côté, Nazaire Lode éprouve des sentiments opposés. Le phénomène se produit souvent dans leurs enquêtes. Les déductions des deux policiers s’accordent rarement, et l’on n’a jamais vu de binôme aussi mal constitué.

Ce corps calciné, abandonné en pleine forêt, comme tombé du ciel, sans un seul indice, pas même une bague, une montre, un bouton, ne ressemble guère selon lui aux méthodes du grand banditisme, spécialement pour les règlements de comptes. Si en plus il s’agit de faire un exemple, leurs auteurs tiennent au contraire à ce qu’on le sache, et prennent rarement tant de précautions.

Toutefois ces arguments n’entament pas les positions de Villar auxquelles Nazaire doit se ranger dans la mesure où, si le premier n’est pas le plus ancien des deux, ni le plus âgé, il bénéficie néanmoins d’une bien meilleure considération auprès de la hiérarchie, ce qui équivaut largement à un grade supérieur. Leur chef direct a coutume de s’adresser à Costello lorsqu’il veut se tenir informé ou préciser un point, Lode suit. Ce dernier s’en accommode plutôt bien, sans donner l’impression de le déplorer secrètement, moins encore d’en souffrir. Il reconnaît volontiers son manque d’assurance, à l’inverse de son collègue plus apte à prendre des décisions rapides ou à déterminer une orientation dans les commencements d’une affaire. Lode semble affecté d’une espèce d’inertie qui le rend incapable d’adopter dans l’immédiat une position ou de définir un axe de recherche, aussi rudimentaire soit-il. Ce n’est qu’après plusieurs jours, sinon davantage, qu’il parvient à se prononcer. Dans l’urgence, il se révèle proprement inefficace, et si on le presse de formuler un jugement, il se bloque. Inutile d’insister.

Précisément, dans cette enquête, le dimanche suivant la découverte du corps, Nazaire Lode se rend seul sur les lieux, sans en aviser son collègue, intrigué sans doute par cette absence presque rigoureuse d’indice. L’auteur du crime en effet ne s’est pas simplement débarrassé du cadavre, il l’a posé au milieu d’une clairière. Certes, celle-ci se situe assez profondément en forêt, cependant le week-end l’endroit est d’ordinaire fréquenté par des promeneurs et des sportifs. Les habitants de la ville aiment s’y retrouver en famille, même en hiver. C’est d’ailleurs l’un d’eux qui alerta le commissariat.

Manifestement, le criminel désirait que l’on découvre le corps ; sans parler d’une mise en scène, en tout cas, il fut à peine dissimulé. Ce raisonnement aboutit à la conclusion qu’un détail dut échapper aux équipes de policiers qui se sont succédé sur le terrain. Cependant la neige de ces derniers jours change considérablement les lieux, lesquels apparaissent au lieutenant Lode sous un aspect nouveau, plus lumineux, plus étendu, avec une sorte de banc de pierre sur le côté, entre deux chênes, au point qu’il pense, sur le moment, se tromper d’endroit.

Sous le banc justement, à l’abri, avec le soleil déclinant, un objet se met à scintiller. Se baissant, Lode aperçoit une petite pièce métallique, semblable à une pièce de monnaie. Elle est frappée sur l’une de ses faces d’une sorte de sceau représentant un serpent avec un homard ou peut-être une écrevisse que ceinture cette inscription incompréhensible : Solve et Coagula.

En d’autres circonstances, il aurait glissé la médaille dans le fond d’un tiroir de son bureau avant de l’oublier. Mais là, le deuxième mot retient son attention. Il n’est même pas étonné de ramener quelque chose de sa visite improvisée, en dépit de la neige qui recouvre tout, bien qu’elle soit ici, dans cette clairière en partie protégée par les arbres, d’une assez faible épaisseur.

Ramener quelque chose, c’est beaucoup dire. Solve et Coagula. L’examen de la pièce, en métal doré, sans valeur marchande, ne comprend aucune empreinte. On estime que sa fabrication date du début des années soixante, 1962 peut-être 1963, et qu’elle entrait dans une collection vaguement numismatique qu’une marque de café joignit à ses produits pour fidéliser sa clientèle, ainsi que le rappelle le nom gravé au dos de la médaille. Selon un vieil employé du laboratoire de la police, ancien bedeau, cette inscription latine signifie "Dissolution et Coagulation".

Pour le lieutenant Lode, qui repart avec la pièce dans son porte-monnaie, la présence de cet objet sur les lieux du crime demeure troublante. Car enfin, si on l’a égaré, ce doit être récemment, sans quoi il aurait été fortement oxydé. Qui pouvait bien se promener en ayant sur lui un tel objet publicitaire, sans aucune valeur, vieux de quarante ans ? Un enfant qui serait passé par-là, un enfant parmi ceux qui emportent toujours dans leurs poches des tas de choses insolites, tout et n’importe quoi, un jouet, un autocollant, un bonbon…, une médaille ?

Costello considère débonnairement la trouvaille, faisant à juste titre remarquer qu’une forêt comme celle-là, aussi dense, aussi ancienne, renferme sûrement des montagnes d’indices, et même tous les indices du monde, pour peu qu’on laisse traîner ses yeux sur le sol.

De surcroît, il faut l’avouer, cette pièce en métal doré manque cruellement de sérieux – "Pourquoi pas en plastique !" – et les criminels sont au contraire des individus qui attendent et requièrent du sérieux. Ce que Lode ne peut évidemment contester.

Il y a plus urgent à faire. L’arrestation de ce Lituanien, ou de ce Letton comme certains l’appellent également, spécialisé dans le racket, qui menace ses victimes en brandissant sur elles une allumette enflammée après les avoir aspergées d’essence. Le scénario est désormais tout indiqué. Il aura mis une de ses menaces à exécution, peut-être pas dans l’intention de tuer, mais la texture très inflammable des vêtements de la victime pourrait l’avoir transformée en torche vivante en quelques secondes. Trop tard pour tenter quoi que ce soit ; trop tard pour la sauver. Selon le commissaire, la capture de cet homme représente une priorité absolue : "Absolue, vous comprenez !"

Le suspect est appréhendé deux jours plus tard en sortant de chez lui, une fiole de pétrole dans sa poche, en flagrant délit pour ainsi dire. Durant l’interrogatoire, il nie être l’auteur du crime et même davantage, il nie tout en bloc.

De son nom Meli Gora, il n’est en réalité ni d’origine lettone ni lituanienne, mais moldave et se fait appeler "Calcul". Officiellement, il travaille dans un entrepôt situé à l’est de la ville basse, en tant que conducteur d’engins, cariste pour est précis. Son domicile est à deux pas, dans une bâtisse à moitié en ruine. Bientôt perquisitionné, on y découvre tout un stock de vieux jerricans de l’armée contenant du pétrole, une dizaine au total, empilés dans la salle de bain, l’équivalent de 200 litres. Cette réserve constitue une preuve suffisamment accablante aux yeux des autorités judiciaires pour écrouer le suspect sans attendre. Son explication selon laquelle ce combustible est destiné au chauffage de son appartement n’a convaincu personne. Ses déclarations sont d’autant moins convaincantes que les enquêteurs constatent que Gora chausse du 42, exactement la pointure des empreintes relevées sur la scène de crime.

Par acquit de conscience, on effectue quelques prélèvements des jerricans afin de vérifier s’ils correspondent d’une manière ou d’une autre aux conclusions du médecin légiste.

D’une façon proprement surprenante, les experts s’aperçoivent que l’un des jerricans contient de l’acide sulfurique concentré, autrement dit du vitriol. Ils en déduisent aussitôt que ce racketteur se double d’un proxénète, ou qu’il est en étroite relation avec le proxénétisme, car – le procédé est bien connu – les filles qui s’apprêtent à fuir la prostitution ou qui refusent de se soumettre sont parfois vitriolées à titre de leçon et d’exemple. Ce vitriol ferait également le lien avec l’homme disparu, Numa Gailord, également soupçonné de proxénétisme. On peut supposer que Gora l’aurait éliminé pour s’approprier son affaire.

Avec cette nouvelle découverte, les derniers scrupules tombent. Il n’y a plus aucune réticence, plus aucun état d’âme. Le suspect n’appartient plus seulement à la catégorie des hommes dangereux, il passe dans celle des "pires prédateurs". Gora proteste, ce vitriol ne le concerne pas, il n’en a jamais acheté, jamais commandé, jamais utilisé. C’est bien simple, il ignore tout du vitriol, de celui-ci comme de tous les autres. Le livreur s’est sûrement trompé ou bien le distributeur, ou bien encore la police qui l’aura placé chez lui pour l’accabler davantage, satisfaire la presse régionale qui, conséquence d’une actualité pauvre, revient sans cesse sur cette affaire de "l'homme brûlé vif".

Impressionnés par la perquisition, surtout par la quantité anormale de combustible stockée dans l’appartement, les lieutenants Lode et Costello estiment que cette enquête, promptement menée, entrevoit là son terme. Elle n’est pas loin d’être close. Il ne reste plus que de menus détails à régler, quelques enchaînements à clarifier, des rapports à établir, la paperasse à terminer, après quoi chacun rentrerait chez soi. Le commissaire Basagran peut féliciter ses équipes, lui qui, hier encore, déplorait que ce meurtre ait été perpétré au moment précis où la province connaissait le plus bas taux de criminalité de son histoire.

2 L’œuf et le glaive

Revenu chez lui plus tôt que prévu, l’inspecteur Nazaire Lode en profite pour se détendre un peu. Assis dans son fauteuil, il met un CD de musique classique, toujours le même, le seul qu’il possède pour être exact, celui offert avec l’achat de la chaîne hi-fi, le morceau le plus reposant, le n°4. Il en ignore le titre. La pochette a disparu, un chœur chante Tous les chagrins sont calmés. Il aime les voix.

Certains soirs, de retour du travail, Lode prend plaisir à rester dans la pénombre pour écouter cette musique, rarement une autre, il en programme la répétition sans fin. Lorsque sa femme, Nelly, est de service de nuit à l’hôpital, il lui arrive même de s’endormir ainsi. Le lendemain, invariablement, les voisins se plaignent : "Une vraie rengaine, et c’est d’une tristesse !"

Elle avec son métier, lui avec le sien, le couple ne se retrouve pas souvent. Aucun risque de se lasser l’un de l’autre. Cette situation est d’ailleurs à l’origine de tensions, de disputes récurrentes entre eux, Nelly refusant d’échanger son service de nuit pour un service de jour ; Nazaire s’opposant à l’idée de quitter la police.

Ce n’est pas que cette fonction de policier lui tienne particulièrement à cœur, mais il se heurterait ensuite au problème de la reconversion. Ce n’est pas le tout de démissionner, encore fautil avoir un projet. Et que faire après ? Détective privé, responsable d’une équipe de vigiles, de transporteurs de fonds ?

Il pourrait encore demander un autre poste au commissariat avec des horaires réguliers, moins aléatoires, comme ceux que l’on accorde habituellement aux vieux collègues près de la retraite, enregistrer les plaintes, classer les dossiers…

Ces solutions ne l’enchantent guère et risquent de se révéler plus âpres que les difficultés actuelles. Alors en attendant de trouver une issue capable de les satisfaire tous les deux, il reste à sa place.

Pourtant, à mesure que les années passent, Nazaire se sent de moins en moins fait pour cette profession, depuis septembre 1996, sept ans et quatre mois exactement, qu’il l’exerce. Cela ne ressemble à rien de ce qu’il imaginait au départ, imagination en partie inspirée il est vrai par des séries télévisées, genre L’As de la crime.

Son père, huissier de justice, l’avait encouragé à faire du droit, des études difficiles pour lesquelles il n’éprouvait qu’un intérêt modéré, au terme de quoi la perspective d’emprunter une voie identique à celle de son père – devenir huissier à son tour – ne rencontra en lui aucun succès, suscitant même une espèce de répulsion.

L’un de ses amis l’informa alors du concours d’inspecteur de police. Ils le préparèrent ensemble, son ami échoua à dix points près. Et maintenant, il faudrait envisager, entreprendre autre chose, changer de voie. C’était bien la peine. Si au moins on lui avait donné pour partenaire un collègue moins rigide, plus décontracté, en un mot plus sympathique ; si au moins il s’entendait bien avec lui comme ce fut le cas avec le précédent.

Dès le premier jour ça n’a pas marché entre eux.

Puis, il y a cette ville frontalière, traversée par un gros fleuve calme et lourd, entourée de montagnes, de forêts sombres, où ils sont venus s’installer. En hiver le soleil disparaît à trois heures de l’après-midi, une vraie catastrophe. Lui qui vient d’un bord de mer, il voyait l’horizon, les nuages arriver comme les éclaircies. Ici, le ciel est si petit, si bref, si court, une misère ; sans parler des températures souvent glaciales. Il neige parfois en juin. Bien sûr, Lode peut toujours demander une mutation pour des climats moins austères, cependant sa femme se montre plutôt réticente à l’idée de s’éloigner de sa famille qui vit à quelques kilomètres de là, sur les hauteurs. Le problème reste entier.

Les neiges de décembre fondent rapidement, trop tôt pour tenir, il faut attendre celles du mois suivant ou de février. Un matin, la police est appelée dans un ancien quartier populaire dit des Alouettes, en partie abandonné, au nord de la ville basse, un quartier insalubre destiné à la démolition. Il s’agit d’un groupe d’immeubles construits à l’époque des tanneries, vers la fin du 19ème siècle, pour loger les ouvriers et leur famille. Faute d’entretien, ces bâtiments ont fini par devenir inhabitables. De nombreux rez-dechaussée ont été condamnés, les portes et les fenêtres murées, cela n’empêche pas d’y surprendre régulièrement des squatters et des marginaux. Dans l’un d’eux, rue Mancion, se trouve le local désaffecté d’une ancienne teinturerie. C’est précisément dans celui-ci que sont appelés les policiers.

On vient de repérer à l’intérieur, dans un bac, une sorte de liquide épais, noirâtre, presque une pâte, qui répand une odeur pestilentielle dans tout le secteur. De ce cloaque émergent une main humaine, des éclats d’os et des morceaux d’étoffe mêlés à des lambeaux de chair. En entrant, les policiers manquent de défaillir, bien plus par l’odeur que par la vision ; du reste, la pièce est plongée dans une demi-obscurité que traversent seulement quelques rais de lumière provenant des lucarnes. L’atmosphère lugubre couplée à l’état d’abandon de cette ancienne teinturerie semble saisir davantage les enquêteurs que la scène de crime proprement dite.

Quelques renseignements glanés ici et là révèlent assez vite que ces lieux ont déjà été mêlés à une affaire criminelle, près de vingt ans auparavant, l’Affaire Albert Carolus. Le lieutenant Lode se promet de ressortir le dossier sitôt que les circonstances le lui permettront, disons au premier moment de libre, tandis que son collègue juge cette initiative ridicule. Une équipe de quatre spécialistes de l’Identité judiciaire, montée spécialement de la métropole régionale, vient fouiller l’endroit, dotée d’un matériel imposant et sophistiqué.