Vérita - Karel Gaultier - E-Book

Vérita E-Book

Karel Gaultier

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Beschreibung

L’intrigue a pour centre névralgique le quartier de Berlose, sur les rives du lac Léman, habité par une communauté huppée et richissime avec comme point de chute Monaco, évidemment. La vie quotidienne n’est pas simple à Belrose, entre relations adultérines, égotismes de fortunes rapides et douteuses, mensonges de tous ordres. C’est un quartier où les faux-semblants et les jeux de dupes règnent en maître.
Tout aurait très bien pu continuer ainsi si une série de meurtres mystérieux concomitants au divorce couteux d’un des leurs, l’oligarque Yuri Karatov, roi de l’acier russe, n’avait perturbé la vie tranquille de ces happy-few.
L’argent, la finance, l’art se télescopent alors lorsqu’un lot exceptionnel d’un peintre célèbre arrive sur le marché. On voit l’oligarque, les découvreurs de l’œuvre, et les commissaires-priseurs monter des coups tordus et se disputer l’œuvre avec âpreté.
Tout ce beau monde est manipulé par un personnage énigmatique et d’une habileté redoutable ayant pour pseudo Vérita

À PROPOS DE L'AUTEUR


Actionnaire et dirigeant d’une banque suisse, Karel Gaultier est un témoin averti du monde de la finance qui met son expérience au service des grandes fortunes.
Son premier roman Zalbac Brothers, se passe dans une banque d’affaires à New-York et a été publié chez Albin Michel ; en 2019 Les Editions Slatkine & Compagnie ont publié Jackson Hole, décrivant l’entrelacs des influences entre la finance et la politique.
Vérita, son dernier roman, nous plonge dans l’univers trouble et superficiel du marché de l’art et fait ressortir la connivence de certains acteurs pour transformer le faux en vrai et en tirer profit.


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Ähnliche


Couverture

Page de titre

À Désirée

I

Le soleil d’été plongeait dans la Méditerranée. Sa luminosité ocre nimbait le pont du yacht d’éclats orangés aussi intenses que le bronzage de Marina, la fascinante Vénézuélienne qui œuvrait de façon lente mais experte sur le sexe de Stallone. Son attribut était un cadeau du ciel dont il avait su faire le meilleur des usages, l’offrant sans hésitation quel qu’en soit le bénéficiaire. « Si ce n’est pas le paradis, cela y ressemble », pensa-t-il : chaleur, brise marine et une déesse tropicale qui prenait soin de lui.

Le tintement de son téléphone le tira de sa rêverie. Il attrapa avec nonchalance l’appareil et découvrit un post du patron et de sa fille, rugissant de joie en maillots rouges. Les Ours d’Ekaterinbourg avaient battu le Sporting de Monaco, les invités seraient survoltés. Il repoussa avec tendresse la tête de Marina et remit son string.

– Le match est fini, ça va commencer pour nous. Viens vite, on doit se préparer.

Amarré à bout de quai, le yacht « Уральская метель », (Blizzard de l’Oural), levait rarement l’ancre. C’était le domicile, le refuge, la garçonnière – ou plutôt le lupanar – de Youri Karatov, tout-puissant oligarque russe et principal employeur de Stallone. Celui-ci décrocha un petit miroir rond et lança un clin d’œil satisfait à son teint doré, son épaisse chevelure frisée, son œil noir de jais sous de longs cils. Personne ne lui donnerait 49 ans, il en faisait dix de moins. Il en était tellement persuadé qu’il en embrassa la glace et lui déclara : « Ti amo ! » Puis il plaqua le miroir sur une desserte, sortit un sachet de sa chemise et étala deux longues lignes de cocaïne sur la surface réfléchissante avant de tendre le miroir à Marina qui, toujours seins nus, sortit un billet de 100 euros, le roula d’une main agile et aspira de bout en bout l’une des lignes avant de se cambrer en rejetant sa chevelure en arrière.

– Ecco Marina, tu es ma déesse !

Stallone sniffa l’autre ligne, une moitié dans la narine gauche, l’autre dans la droite. L’Italien ferma les yeux et poussa un rugissement en agitant sa crinière. Il releva un peu le miroir et ajusta la casquette de capitaine posée à proximité.

– Regarde-nous, Marina. Elle est pas belle la vie ?

La métisse lui mordilla le cou et referma sa main sur le string de Stallone.

– Le show va commencer dans peu de temps, dit Stallone.

– Aurais-tu un autre paquet ?

– Pour toi toujours.

Avec un geste de prestidigitateur, il sortit un autre sachet de poudre et l’agita devant les yeux de Marina, qui l’attrapa au vol.

– Garde le billet. Je descends rejoindre les autres.

Stallone vérifia son déguisement. Ce soir, il serait le commandant du Yacht dell’Amore, servi par un équipage d’escortes triées sur le volet, les meilleures de son carnet d’adresses. Il enfila le faux pantalon d’uniforme, un modèle pour chippendale avec des scratchs s’arrachant en un seul geste, boutonna la veste, vérifia son stock de cocaïne et glissa son téléphone dans l’autre poche. Les portables des invités de ces soirées très spéciales étaient toujours déposés à l’entrée, mais personne n’aurait l’idée de lui demander de sien, encore moins de fouiller le « capitaine ». Le bouton de la poche était transparent et directement relié à l’objectif de la caméra de son portable. Une simple pression et les partouzeurs seraient immortalisés à leur insu. Les photos seraient vendues à un vieil obsédé qui l’avait contacté et payait bien. Stallone avait besoin d’argent, donc quand un bienfaiteur lui tombait du ciel, il acceptait de bon cœur. Un dernier sourire à son reflet et il dévala l’escalier en colimaçon.

– Les filles, attenzione ! Je suis votre capitaine ! Revue !

Une vingtaine de très jeunes et belles femmes s’alignèrent en file indienne. Elles étaient originaires d’Afrique, d’Asie, d’Europe ou des Amériques, Stallone les avait choisies pour contenter tous les goûts. Leur accoutrement affriolant était, selon ses critères, très sexy afin de harponner vite et bien les convives. Martial, voire théâtral, il inspecta chaque fille, mains croisées derrière le dos et l’œil acéré.

– Molto bene. Vous êtes toutes des déesses ! Ce soir, c’est l’anniversaire du patron, je vous veux parfaites jusqu’au petit matin. Cela doit être la plus belle soirée de sa vie. Cependant, n’oubliez pas : « Chi va piano va sano. » Vous les excitez au cocktail, les rendez fous au dîner, mais aucun abandon avant le digestif. À ce moment-là, et à ce moment-là seulement, vous lâchez tout. Personne n’arrête tant qu’ils n’ont pas tous rendu les armes. Y compris le patron. Capiche ?

Les filles acquiescèrent. Elles avaient entre 20 et 30 ans, expérimentées dans ce genre de fêtes partout sur la planète, des mondialistes du plaisir prêtes à satisfaire les fantaisies de ceux qui les payaient cher. Cette nuit, elles gagneraient cinq fois plus qu’à l’habitude et l’argent serait directement viré sur leurs comptes par les soins de Stallone. Il prendrait sa commission au passage, plus la récompense extra du patron, plus 100 euros par sachet de coke vendu, plus le paiement des photos par l’Obsédé. Ce week-end, il ramasserait suffisamment de cash pour commencer les travaux à Côme. Quoique Stallone n’ait jamais vraiment été intéressé par l’argent, il avait en ce moment un projet, et le Tout-Puissant lui tendait la main. Que Dieu collaborât ainsi à toutes ces perversions ne lui avait jamais paru contradictoire. Les voies du Seigneur sont impénétrables.

Au coup de sifflet venant de la jetée, Stallone fit un signe de croix et sortit sur le pont pour accueillir les joueurs des Ours, suivis des partenaires de Karatov s’extrayant de leurs limousines. Presque tous étaient Russes, ce qui ne posait aucune difficulté pour les filles qui parlaient ou balbutiaient dans cette langue. Youri Karatov, la cinquantaine athlétique, franchit à son tour la passerelle et dirigea son regard bleu acier vers les filles qu’il contempla en expert.

– Pas mal, Pompeo, pas mal du tout. Merci, capitaine.

Karatov était un des seuls qui appelaient Stallone sous son vrai nom : Pompeo Montesi et non par son nom de scène, d’acteur X, Stallone, l’étalon milanais. Le cinéma porno ayant disparu, Pompeo ne redevenait Stallone que pour des fêtes privées comme celle-ci.

Le cocktail ne s’éternisa pas, les convives affamés se précipitèrent vers le buffet installé sur le pont arrière, à côté de la piscine, pour déguster caviar, bortsch, salade de homards, le tout arrosé de la meilleure des vodkas. De temps en temps, des filles venaient se fournir auprès de Stallone en sachets de cocaïne et pastilles de MDMA pour les invités qui les leur achetaient. Au moment du dessert, de gigantesques plateaux de fruits furent apportés à table par les filles en bikini. Youri Karatov prit alors le micro et, dans sa langue natale, remercia tous les participants pour leur présence, félicita les joueurs pour cette nouvelle victoire russe et n’oublia pas ses associés en leur promettant une année remplie de richesses avant de s’exclamer :

– Et maintenant, des cadeaux pour tous !

C’était le signal. Les filles prirent position sur le pont et commencèrent à ouvrir les grandes boîtes rouges dans lesquelles se trouvait toute une batterie de sextoys aux couleurs de l’équipe. Les escortes topless en assuraient la distribution et invitaient les convives à en faire usage, tandis que sur l’estrade, Stallone était pris en main par Marina et Natacha.

La fête commença alors autour de la piscine : plus personne n’était habillé, les plus timides des invités, les plus vieux ou les plus gros avaient été déshabillés par les mains professionnelles de l’équipage de charme. La copulation devint générale. Stallone en profita pour prendre des photos des couples et de l’oligarque entrepris par une magnifique rousse finlandaise. Bête de sexe, l’Italien fit le tour du pont, en donnant quelques coups de reins ici et là, en profitant pour prendre de nouveaux clichés. L’Obsédé allait en avoir pour son argent.

Stallone s’allongea sur une chaise longue pour contempler le spectacle en se congratulant d’avoir bien rempli son contrat. Il refréna son envie de reprendre de la coke, avisé qu’il était des risques d’un excès, lorsque Marina le rejoignit pour s’occuper de lui.

Cette fois, Stallone ferma les yeux, il était au paradis.

II

Avec un soupir désabusé, la capitaine Betty Landesi remonta ses lunettes de soleil et ajusta ses jumelles sur le nouveau 4x4 blanc qui se dirigeait vers la sortie. Les coudes bien appuyés sur le couvercle de la poubelle, elle avait une vue directe sur l’enfilade de l’embarcadère, au fond duquel était amarré le yacht de Karatov. La capitaine de la police monégasque affina sa mise au point sur la plaque d’immatriculation, avant de taper violemment du pied.

– Et merde, encore un CD ! Ils ont combien de 4x4 au consulat ces enfoirés de Ruskovs ?

Corps diplomatique. Impossible d’arrêter ou de fouiller le véhicule. Pourtant, Betty était persuadée qu’il y aurait matière à s’intéresser à eux. Armes, drogues, putes, au mieux. Ces mafieux avaient mis la main sur Monaco et rien ne pouvait les arrêter.

– Capitaine, que fait-on ici ? Ces mecs sont intouchables. C’est le yacht du boss du Sporting. Le Prince et tout le Palais assistaient au match hier.

– Moi, j’en ai marre ! On passe nos journées à mettre au trou des petits malfrats pendant que ces mecs font ce qu’ils veulent à grande échelle ! Je te le dis Maldonati, bientôt il va falloir parler russe pour être flic sur le Rocher…

– OK, capitaine, tu as toujours raison de toute façon.

Le sergent Molina sortit de la voiture banalisée et s’approcha de la capitaine en disant :

– Capitaine, y’en a un qui vient pour nous !

– Pas de plaque diplo ? Tu veux les jumelles ?

– Ça m’étonnerait, il n’a pas de bagnole. Et à mon avis ce n’est même pas un Russe. Je dirais un Italien vu d’ici.

Betty s’est relevée d’un bond et règle ses jumelles.

– Italien, tu vois ça à quoi ? Ce type peut être Hongrois, Grec, ou Turc, non ?

– On a tous vu ses films quand on était gosses. Un acteur porno bien monté. Stallone. Il fait le gigolo maintenant.

– On va bientôt en savoir plus.

Malgré son mètre soixante, la capitaine Betty Landesi était une boule d’énergie. Elle traversa la rue à petites foulées et interpella le suspect alors qu’il passait la porte de la jetée.

– Capitaine Landesi, Police de Monaco. Papiers, s’il vous plaît.

L’homme avait l’air épuisé. Il sortit avec lenteur un portefeuille qu’il entrouvrit pour tirer sa carte d’identité, mais des billets de banque s’en échappèrent et voletèrent jusqu’au sol. Des billets verts. Des dollars que le vent soulevait. L’homme se baissa pour tenter de les rattraper et de sa poche tombèrent alors un des petits sachets remplis de poudre blanche et de pilules. Cocaïne et exctasy, la capitaine Landesi en était certaine. Elle recula d’un pas, posa la main sur son arme de service et ordonna :

– Sergent Maldonati, arrêtez cet homme !

L’Italien se laissa menotter sans opposer la moindre résistance. La capitaine Betty numérota des sacs en plastique dans lesquels elle déposa la drogue, l’argent, le portefeuille, le téléphone portable et quelques godemichés rouges et blancs trouvés dans le sac de Pompeo Montesi, dit « Stallone », l’ex-star du porno reconvertie en dealer de coke. Le prévenu ne pipa mot durant tout le trajet vers le commissariat, se contentant de murmurer de temps en temps quelques mots pour lui-même, telle une prière inintelligible.

Betty était en train de rédiger l’inventaire des pièces à conviction lorsque le commissaire Timothée Alberti fit irruption dans la salle des scellés. Bientôt la soixantaine, joufflu comme un baigneur, son chef semblait mal à l’aise.

– Betty, je viens de voir votre prévenu. Il m’a dit que vous lui aviez refusé son coup de fil ?

– Commissaire, il y aura droit, mais seulement lorsque le proc sera avisé de sa détention et que tous les papiers seront remplis. Je connais le règlement. Il pourra appeler son avocat avant qu’on commence l’interrogatoire.

– Écoutez Betty, dit le commissaire, je l’ai déjà autorisé. Et devinez qui il a appelé…

– Dieu le Père ?

– Presque. Karatov en direct. Betty, que faites-vous ? Le sergent Maldonati m’a avoué que vous étiez en planque à la sortie du yacht ?

– Commissaire, nous avons fait notre travail. Ce qui a permis l’arrestation d’un trafiquant de drogue. Voyez : toutes les preuves sont ici.

– Parfait, capitaine. Mais à partir de maintenant, c’est moi qui m’occupe de cette affaire. Allez patrouiller sur le marché avec Maldonati. On a reçu des appels au sujet d’un pickpocket. Je vous tiens au courant.

Le commissaire prit les scellés et le procès-verbal tandis que Betty sortait du commissariat avec son coéquipier. Le prétendu pickpocket du marché était en réalité un mendiant roumain. Quand la capitaine Landesi revint au poste de police, elle trouva son prévenu en train de signer ses papiers de sortie avant de récupérer toutes ses affaires. Un chauffeur baraqué avec une tête de boxeur semblait l’attendre devant le commissariat.

Outrée, Betty fonça vers le bureau du commissaire et ouvrit la porte sans frapper. Au téléphone, Timothée leva la main pour couper court à la charge de sa capitaine.

– Encore désolé pour ce quiproquo, docteur. Oui, bien sûr. À demain.

Le commissaire Alberti reposa le combiné. Betty ouvrit la bouche pour protester, arrêtée net par un nouveau signe de la main de son supérieur lui intimant le silence.

– Vous savez avec qui je viens de parler ? Le dentiste du Palais. Votre drogue, c’est en fait du Tramadol. C’est lui qui le lui a prescrit. On n’a rien contre ce gigolo. La prochaine fois, s’il vous plaît capitaine, on laisse les amis du Sporting tranquilles. Alors ce pickpocket, vous l’avez coffré ?

III

Betty flanqua un coup de pied contre sa porte pour rentrer dans son appartement. Aujourd’hui était un jour sans, elle avait envie de tout casser. Elle balança son flingue et sa casquette sur le canapé et ouvrit d’un coup la fenêtre coulissante du balcon. Elle s’appuya sur la balustrade et respira avec lenteur, conformément à ce que son professeur de boxe lui avait appris. Puis elle releva la tête et contempla le panorama époustouflant de la baie de Monaco. Toute la Principauté se prélassait à ses pieds. Le Rocher, le Palais, les marinas, les immeubles de luxe agglutinés sur ce tout petit bout de terre. Au loin, se distinguaient quelques îles. Il valait mieux regarder l’horizon car, comme tous les employés de Monaco, Betty vivait en France, dans une cité HLM de l’autre côté de l’autoroute. Son salaire de fonctionnaire ne lui permettait pas d’habiter sur la roche monégasque.

Elle revint dans le salon, se déshabilla, révélant un corps couvert de tatouages. Elle se dirigea vers la salle de séjour composée d’un canapé, d’une chaise à roulettes et d’un petit bureau sur lequel était posé un ordinateur. L’unique élément notable était un grand punching-ball noir qui pendait au centre de la pièce.

Betty versa un peu de talc sur ses mains noueuses, les entoura de bandes de gaze et se positionna face au sac de frappe tandis que retentissait The Cure, son groupe préféré. Elle frappa de toutes ses forces en sautillant. Crochet, direct, crochet, un pas en arrière, coup de pied latéral, saut, low-kick, suivi d’une rafale de coups de poings désordonnés. En quelques minutes, le corps de Betty dégoulina de sueur. Seule la boxe française, la « savate », lui permettait d’évacuer ses frustrations et de se retrouver. Elle cogna jusqu’à épuisement pour ensuite tituber vers la douche où elle resta de longues minutes sous le jet glacé.

Avant la boxe française, le seul moyen qu’avait trouvé Betty pour se calmer était de se scarifier. À présent, les cicatrices étaient dissimulées sous les tatouages, comme autant de trophées d’une guerre livrée contre elle-même. Lorsqu’elle revint au salon, enroulée dans sa serviette de bain, elle était plus calme. Elle saisit son pantalon, en tira deux sachets de poudre blanche et une carte mémoire. Du tramadol ? Betty en doutait. Pour s’en assurer, elle en versa un peu sur le revers de son pouce et renifla profondément. Cocaïne, et de la bonne en plus. Elle en reprit, se détendit enfin, dénoua sa serviette et, entièrement nue, s’installa face à l’ordinateur. Elle fit tourner entre ses doigts la clé USB sur laquelle elle avait discrètement enregistré les données se trouvant sur le téléphone de Stallone avant de l’insérer dans l’ordinateur.

Dès les premières images, Betty sut qu’elle détenait une bombe : la partouze des Ruskovs en haute définition. Les filles étaient magnifiques et certains des footballeurs bien dotés par la nature.

Son regard était maintenant figé sur l’écran de l’ordinateur. Après avoir ouvert différents programmes afin d’arriver sur le darknet en suivant une route empêchant de remonter jusqu’à elle, elle lança la page Monaco Interdit. Son intention était de rentrer en contact avec celui qui s’ingéniait à mettre sur la place publique toutes les frasques des puissants tel un justicier. Dans l’ensemble des articles qui relataient les travers de personnages connus sur le Rocher, il semblait avoir pris en grippe l’oligarque russe Karatov et ses transactions financières dont la base légale apparaissait souvent contestable. Ses articles étaient signés Vérita, journaliste d’investigation.

Betty se considérait comme une lanceuse d’alerte et décida que c’était le moment ou jamais de faire tomber Karatov en faisant parvenir à Vérita l’ensemble des photos de cette partouze cyclopéenne. Avec calme, protégée par l’anonymat, elle transféra les meilleurs clichés de Stallone et y ajouta tous les commentaires salaces appropriés. L’article « Orgie russe sur le yacht de Youyou », décrivait avec l’application d’un reporter la manière dont le patron du Sporting avait fêté son anniversaire. Elle s’était ingéniée à truffer son texte de phrases satiriques, de remarques insultantes et de rumeurs propres à rendre furieux l’oligarque russe afin de le pousser à la faute et de le cueillir comme un fruit mûr. Elle savait que Monaco Interdit était relayé par Wikileaks et tout un réseau de lanceurs d’alertes. C’est là, nue face à son ordinateur, que la capitaine Landesi eut l’impression de faire vraiment son travail de flic.

Satisfaite du résultat, Betty appuya sur la touche « Envoyer » avec la certitude que Vérita ou les lecteurs du site, sauteraient sur l’occasion pour transformer une partie privée en une affaire publique, presque une affaire d’État.

IV

Le TGV Lyria de Paris s’arrêta en gare de Genève-Cornavin. Gretel Artsmann, attendit que le couloir se libère pour déplier de son siège son mètre quatre-vingt-cinq et ses cent vingt kilos. Gretel était monumentale, et pourtant elle se mouvait avec grâce et énergie. Pour preuve, la première chose que l’on remarquait chez la jeune femme n’était pas son obésité, mais son visage, rose et rond, rayonnant, encadré par une corolle de boucles brunes, les fins sourcils soulignant ses yeux pétillants, son nez parfaitement droit et sa bouche pulpeuse qui semblait toujours sourire. Il émanait d’elle un tel magnétisme qu’il était difficile de détacher son regard de sa personne.

Elle récupéra le long tube cartonné posé sur le porte-bagages, le passa en bandoulière avant d’empoigner deux grands sacs en nylon noir glissés derrière son siège et de se diriger vers la rampe de sortie. Arrivée au rez-de-chaussée, elle salua les douaniers français qui la connaissaient bien, car elle transportait souvent des peintures de sa galerie parisienne vers ses clients suisses. Au moment de son passage, le fonctionnaire l’interpella et lui demanda :

– Avez-vous des marchandises à déclarer ?

– Non, je n’ai rien d’autre que quelques toiles, et pour lesquelles j’ai tous les justificatifs.

– Très bien, madame, suivez-moi dans la zone de contrôle.

Gretel déposa avec soin ses grands sacs rectangulaires sur les tables métalliques. Elle les avait fait coudre et rembourrer sur mesure pour transporter des tableaux. Le premier contenait un petit Chagall dans son cadre original. Le second recelait trois œuvres désencadrées, séparées par des feuilles de carton rigides. Une huile mineure de Dali et deux paysages impressionnistes de Charles-François Daubigny. L’agent de douane prit le temps d’admirer chacune de ces pièces avant de vérifier qu’elles correspondaient bien aux documents fournis.

– Tout est en ordre, mademoiselle Artsmann.

– Merci.

La galeriste referma les sacs mais, avant qu’elle ne les saisisse, le douanier l’arrêta.

– Une minute, je vous prie. Que transportez-vous dans ce tube ?

– En fait, euh… il contient des reproductions, qui ne sont que des copies des œuvres originales.

– Je peux y jeter un coup d’œil ?

Le sourire de Gretel se figea. Elle détacha le tube avec une réticence perceptible et en retira plusieurs grandes feuilles aux bords écornés, séparées par du papier de soie. Avec précaution, le douanier les déroula sur la table, révélant des esquisses au fusain. Sur la première, on distinguait deux corps allongés, avec de toutes petites têtes et des membres désarticulés. La seconde représentait un personnage debout, avec une cape stylisée et le haut du corps mangé dans son entièreté par un casque énorme. Sur la troisième, deux individus étaient assis autour d’une table basse sur laquelle ils jetaient des dés. Là encore, l’artiste avait étiré les silhouettes et ajouté des pieds de tailles diverses. Sur la dernière, une forme monstrueuse ouvrait une mâchoire dévorante vers la gauche, elle aussi dotée de jambes étrangement disproportionnées.

Les quatre esquisses partageaient le même style : de grands traits au fusain comme si leur auteur cherchait des lignes de force, recouverts d’épais traits au crayon gras, définissant des contours nets et ajoutant des détails. Elles semblaient avoir été froissées, pliées. Sur l’un des dessins, tout un coin avait été arraché.

– Des copies, vous dites, mademoiselle Artsmann ?

– C’est une vieille dame qui me les a confiés. Elle n’a pas toute sa tête et son histoire est difficile à croire. Je viens les montrer à un grand collectionneur pour avoir son avis.

– Pourtant là, et là, nous avons une signature.

Le douanier montrait des clous stylisés dessinés au bas de deux des esquisses. Il sortit une tablette et compara les formes.

– Pour moi, vous transportez ici des esquisses signées Picasso. Ces « P » sont les mêmes que sur la signature du maître.

– Ces œuvres n’ont jamais été mentionnées dans le catalogue raisonné de Picasso. C’est pourquoi je les tiens pour des imitations ou des faux.

– Mademoiselle Artsmann, je comprends vos précautions, cependant je ne peux pas vous laisser passer sans que vous vous acquittiez des taxes. Coupons la poire en deux : nous taxons les deux esquisses signées et vous accordons le bénéfice du doute pour les deux autres.

Gretel soupira.

– Combien cela va-t-il me coûter ?

– Donnez-moi quelques minutes pour prendre attache avec ma hiérarchie, afin de déterminer l’acte à rédiger et la pénalité à percevoir pour cette absence de déclaration.

Sur la base de ces nouveaux éléments, le douanier suisse s’isola dans un bureau avant de revenir muni d’informations.

– Madame, vous allez devoir vous acquitter d’une pénalité de 5000 euros par dessin signé. En ce qui concerne les deux dessins non authentifiés, nous n’allons rien relever à votre encontre. Le procès-verbal va être établi sur-le-champ, et vous pourrez partir après le paiement de la pénalité due.

Pendant que le douanier photographiait les esquisses avec sa tablette, Gretel s’éloigna pour téléphoner à sa banque et s’assurer qu’une telle somme pouvait être débitée de sa carte de crédit. Après avoir raccroché, elle revint vers le guichet et, de mauvaise grâce, régla le montant demandé.

– C’est vraiment un coup dur pour moi, Coralie. Je paie plus de taxes que ce que la vendeuse me demande…

La fonctionnaire de douane se pencha vers elle en lui tendant sa facture, et lui glissa à voix basse :

– Vous avez été dénoncée par un appel anonyme, mademoiselle Artsmann. Quelqu’un vous veut du mal…

V

Cet été-là, sous la canicule, les Suisses s’agglutinaient le long des berges du Léman pour profiter de la fraîcheur des eaux. Gretel se dirigeait vers le nord en longeant la rive orientale du lac dans la Lexus électrique de son taxi. Elle était installée au frais et à une saine distance de cette accumulation de corps nus. Les plages et les piscines publiques la plongeaient dans une sourde angoisse, elle évitait à tout prix de s’y retrouver piégée. Elle endurait déjà au quotidien les regards des autres sur son corps obèse comme autant de piqûres, mais elle avait appris à se blinder, à s’en protéger, cuirassée dans des vêtements et chapeaux choisis avec soin, jouant de son charme et feignant en toute circonstance une assurance allègre. Prétendre être à l’aise dans sa peau rassurait ces crétins minces et fielleux !

La voiture s’éloignait de la ville en silence. Elle filait à travers une campagne bien ordonnée où s’alignaient des parcelles impeccables ponctuées de coquets cottages. Au loin, on entrevoyait la tourelle d’un manoir par-delà les parcs forestiers bordant le lac, curieux mélange d’essences alpines et méditerranéennes. Bientôt apparut l’entrée du bourg de Collange-Belrose avec ses commerces groupés autour de l’église. La voiture bifurqua en direction du lac, avant de s’engager sur le « chemin du Centre ». À première vue, c’était une route campagnarde banale avec des voitures ordinaires garées sur le bas-côté. En réalité, ces véhicules appartenaient aux employés de maison. Le chemin du Centre n’était habité que par des milliardaires. La moindre villa ici valait plus de 20 millions de francs suisses.

Comme chaque fois qu’elle revenait à Collange-Belrose, Gretel éprouvait des sentiments contradictoires. Elle y avait emménagé avec sa mère à l’âge de 10 ans, dans la résidence d’été familiale, après la séparation de ses parents. Chaque sentier, chaque portail lui évoquait des souvenirs d’enfance. Ici, la corpulente bâtisse aux poutres roses était celle des Picsole, grande famille de banquiers genevois que tous les enfants surnommaient Picsou au regard des portions de viande ridiculement chiches qu’on leur servait lorsqu’ils étaient invités à déjeuner. Là, derrière ce haut mur, un des palais de villégiature du roi d’Arabie Saoudite, bardé de caméras de surveillance et de chiens de garde. Gretel et les autres gamins du quartier allaient chiper des cerises au printemps dans le verger de la propriété en imaginant qu’un roi et une reine couverts d’or vivaient à l’intérieur de l’imposante demeure. Plus loin, l’entrée du parc de la Nymphe, étroit passage public qui permettait d’accéder au lac. Sous l’un des cyprès, Gretel avait donné son premier baiser à Jean Lecumberry, le fils de l’architecte connu dans le monde entier. Si elle éprouvait aujourd’hui une certaine tendresse pour ces souvenirs, ils n’en demeuraient pas moins aussi douloureux. Ils dataient d’avant, quand elle était normale, une petite fille mince, à peine plus grande que ses camarades. Avant qu’elle ne grandisse et ne grossisse sans qu’aucun régime ne puisse endiguer cette radicale transformation. Avant qu’elle ne lise le dégoût dans les yeux des garçons et une pitié empreinte de réprobation dans ceux de leurs parents. Pour ces calvinistes bienpensants, son obésité découlait forcément d’un manque de volonté.

La Lexus longea un immense champ de blé d’un jaune éclatant. Compte tenu du prix au mètre carré des terres bordant le chemin du Centre, c’était un luxe ultime que seule pouvait se permettre la famille Belrose, dynastie de banquiers qui avait donné son nom au quartier. À la fin des guerres napoléoniennes, les Belrose avaient investi dans ce village alors nouvellement rattaché à la Suisse, transformant et agrandissant l’ancien poste de douane pour en faire le château de la famille. À la croisée du XIXe et du XXesiècle, ils avaient revendu certaines de leurs parcelles à des amis et clients, transformant la rive en une sorte de Deauville-sur-lac avec une succession de pavillons estivaux dont l’architecture rappelait les chalets alpins, mais ornés de panneaux de bois sculptés. Tous les étés, une communauté très exclusive se formait dans ce quartier nommé à présent Belrose : banquiers, grands patrons, souverains. Une élite qui se cristallisait autour du bâtiment vers lequel se dirigeait maintenant la voiture de Gretel, le chalet Masséna, siège du Club Collange, appelé par tout le monde « Club Belrose », du nom de la fondation qui le gérait.

Face aux champs de blé, le bâtiment oblong des écuries abritait dans une dizaine de box, autant de pur-sang appartenant au Club. À droite, par-delà la grande prairie qui bordait le lac, on distinguait la carrière tandis que, à gauche, une allée ombragée menait vers un des portails du château de Belrose, entouré d’un remarquable parc botanique. Si tout avait l’air ouvert, sans barrières ni murs visibles alentours, Gretel n’était pas dupe de l’illusion : caméras et équipes de sécurité surveillaient en permanence le périmètre. Le Club ne comptait qu’une quinzaine d’affiliés, mais tous possédaient une demeure à Collange et avaient effectué des donations importantes à la Fondation Belrose. Le père de Gretel, grand banquier zurichois et collectionneur de peintures impressionnistes, en faisait partie, même s’il ne venait plus à Genève depuis des années. Sa fille, qui avait hérité de la demeure de Collange après le suicide de sa mère, était en revanche une des habituées du chalet Masséna. Une manière de joindre l’utile à l’agréable, car l’équitation était l’un des rares sports que Gretel pratiquait. De plus, les membres du Club constituaient les meilleurs clients de son activité d’intermédiaire en art. Elle avait rendez-vous avec l’un d’eux ce matin, juste avant son cours de jumping. Dans un crissement de graviers, le taxi s’arrêta face au perron de bois de la bâtisse.

Le siège du Club était un bâtiment singulier, composé de deux chalets cubiques imbriqués en angle droit, habillés de riches ornements et de balcons en bois ouvragé sur chaque face. On disait que le maréchal André Masséna l’avait fait construire pendant qu’il défendait avec héroïsme la Suisse contre la coalition des armées germaniques et russes, obtenant de Napoléon son surnom d’« enfant chéri de la victoire ». Le chalet Masséna avait conservé le mobilier Renaissance ainsi que les boiseries sculptées originales et enrichi sa décoration avec les toiles de maîtres données par les membres du Club. Du perron, Gretel accéda directement au grand salon, où elle fut saluée par le maître d’hôtel avant de se diriger vers ce qui fut une salle à manger, et qui abritait désormais la bibliothèque dotée d’une importante collection d’ouvrages d’art et de catalogues des salles de ventes. Un espace plus discret qu’affectionnait son client.

Comme souvent, Edmond Berger l’attendait dos à l’entrée. Il était l’un des plus mystérieux membres du Club. Collectionneur israélien arrivé à Collange quelques années auparavant, il louait à Gretel la villa moderniste voisine de son chalet. Plutôt bien charpenté, la soixantaine, il portait en permanence un masque à la suite d’un accident dont les meilleurs chirurgiens n’avaient pas réussi à effacer les séquelles ; ici, ce masque lui valait le surnom de « Montecristo ». On le croisait très peu au village, encore plus rarement au Club auquel il avait cependant offert deux splendides Chagall. Entendant Gretel approcher, il tourna son visage recouvert de cuir noir riveté en direction de la galeriste. Son masque adoptait le style des samouraïs d’antan, nonobstant cette différence : l’ouverture correspondant à l’œil gauche était fermée par une pièce de soie rouge. Son œil droit, d’un brun très clair, brillait d’un éclat vif et profond. Montecristo se retourna vers la bibliothèque en attendant que Gretel prît place. Pourtant, la jeune femme eut le temps de détecter un éclair révélateur dans ses yeux, un sursaut d’animal traqué. Cette image lui rappela ce qui les unissait. Comme elle, Edmond avait l’apparence d’un monstre qui se protégeait instinctivement du regard des autres. C’était aussi une des seules personnes de sa connaissance qui l’ait toujours considérée comme un être humain à part entière et non pas comme une créature difforme à plaindre ou à éviter.

En réalité, Edmond Berger était bien plus qu’un client ordinaire pour Gretel. Il était la seule personne à Collange à savoir qu’elle n’avait pas sa place dans ce cercle de milliardaires parce que son père était ruiné. Toutes ses entreprises étaient désormais la propriété de banques allemandes, ce que Montecristo avait toujours tu. En fait, ils étaient complices depuis des années, et c’était lui qui l’avait dénoncée aux douanes ce matin-là.

VI

Chaque fois qu’il retrouvait Gretel Artsmann, une image de son enfance ressurgissait et la même émotion saisissait Edmond Berger. Il revoyait le tableau accroché par sa mère au mur du salon, une reproduction un peu délavée d’une œuvre du Titien exposée au Musée de L’Ermitage, Madeleine pénitente. Si la cascade de boucles brunes tombant sur les robustes épaules de Gretel jusqu’à son opulente poitrine, tout comme sa jolie bouche et son nez droit, rappelaient la pécheresse peinte par le maître vénitien, le tic de la jeune femme consistant à rejeter la tête en arrière en regardant vers le ciel dès qu’elle cherchait à se donner une contenance accentuait d’avantage la similitude. La jeune Zurichoise n’avait pas les yeux rougis par la conscience de ses péchés tel l’Apôtre des Apôtres représenté sur la toile, et pourtant Edmond lisait sur le visage de Gretel une allégorie de la douleur qui faisait écho à sa propre souffrance. Son père lui avait toujours vanté la ressemblance de sa mère avec la sainte du Titien. Edmond ne l’avait jamais connue. Emportée par une leucémie alors qu’il n’était encore qu’un bébé, il avait plus tard longtemps parlé au tableau, lui confiant les secrets d’enfant qu’il ne pouvait pas partager avec sa mère. Et aujourd’hui encore, il cachait dans son portefeuille un timbre représentant cette toile. Sainte et pécheresse, libre, intelligente et sensible, Gretel Artsmann était la Madeleine d’Edmond.

Ce matin, c’était la pécheresse que Montecristo retrouvait. Avec sa complice, ils étaient sur un gros coup, leur coup de maître, et cette rencontre au pavillon Masséna faisait partie du plan, de même que la dénonciation aux douanes. Le sourire arboré par la jeune femme le rassurait. Tout se passait comme prévu.

– Comment allez-vous, Gretel ?

– Très bien ! Nos amis les douaniers ont fait ce que nous attendions d’eux. Voici le document.

– Je vois… Juste deux des esquisses ?

– Celles avec une signature. Mais c’est une preuve d’authenticité suffisante pour qu’un grand collectionneur acquière le lot, n’est-ce pas ? Un grand collectionneur tel que vous…

Sous son masque, Edmond laissa se dessiner un sourire. Ses blessures étaient cicatrisées depuis près de vingt ans et pourtant chaque rictus le faisait encore tressaillir, une réminiscence des douleurs d’alors.

– Absolument, Gretel. Quand arrivent-elles ?

– Très bientôt. Le cours de jumping est à 16 heures.

– Voyons-les donc, voulez-vous ?

Gretel extirpa le rouleau d’esquisses du tube de transport et disposa avec soin les ébauches sur la table. Edmond sortit une loupe de sa poche et l’approcha pour examiner le moindre détail des traits au fusain. Il en profita pour poser à voix basse quelques questions à Gretel.

– Le dîner est toujours prévu pour ce soir ?

– Comme tous les mois.

– Tout le monde sera là ?

– D’après Katarina, oui.

– Parfait. Passez me voir demain.

– Attention. Elles sont là !

Edmond posa la loupe et commença à remplir l’ordre de paiement sur son iPad, lorsqu’un grand cri envahit l’austère salon du chalet Masséna :

– Gretouchka ! Ma chérie !

Feignant la surprise, Edmond se redressa en sursautant. Dans le miroir, il vit se précipiter vers leur table une jeune femme à la chevelure blonde éclatante en pantalon moulant blanc, bottes de cuir, éperons et cravache à la main. Une femme à l’allure austère la suivit dans le salon. La quarantaine, elle portait un tailleur Chanel bleu ciel.

Katarina Karatova et sa fille Ivana. Cette dernière était déjà à leurs côtés, interpellant Gretel :

– Tu n’es pas encore en tenue ? Va vite te changer, le cours commence dans cinq minutes. Il faut vraiment que je te parle – elle baissa soudain le ton – à propos de papa et de ces photos sur Internet…

Le regard d’Ivana s’arrêta sur les dessins.

– Qu’est-ce-que c’est que ça ? Vous permettez ?

Sans attendre la réponse, la jeune femme dégaina son portable, fit un pas en arrière et les prit en photo. Edmond protesta.

– Mademoiselle, non !

– Veuillez excuser ma fille, monsieur. Vous êtes M. Berger, n’est-ce pas ? Je vous ai déjà vu au Club, sans avoir eu le plaisir de faire votre connaissance. Je suis Katarina Karatova.

– Edmond Berger.

Elle parlait un français impeccable, avec juste cette pointe d’accent russe soulignant avec discrétion tous les efforts nécessaires pour dompter une langue étrangère. Edmond remarqua que Katarina n’avait pas eu le tressaillement de dégoût que la plupart des gens ne pouvaient réprimer lorsqu’ils apercevaient son masque. De près, Katarina paraissait nettement plus jeune malgré ses efforts pour se vieillir. Ses longs cheveux blonds enroulés en un chignon strict n’empêchaient pas Edmond d’imaginer la chevelure dénouée, libre, sortant des eaux telle la Vénus de Botticelli, avec la même mélancolie perceptible derrière les lèvres serrées et le regard bleu acier de celle que l’on surnommait ici, à Belrose, « la Dame du lac ».

– Ivana, efface cette photo immédiatement, veux-tu ?

– Maman, tu n’y connais rien. C’est Instagram. La photo est en ligne et d’ailleurs… elle a déjà septante « likes » !

– Toutes mes excuses, monsieur Berger. Je ne sais comment faire pardonner l’indélicatesse de ma fille. Est-ce grave ?

– Je n’aime pas les photos, Madame Karatova. Vous le comprendrez aisément. Je vois bien qu’il est trop tard de toutes les façons. Nous avons presque terminé. Mademoiselle Artsmann, je les prends. Francs suisses ?

– S’il vous plaît, monsieur Berger.

Edmond Berger remplit de nouveau l’ordre de paiement à sept chiffres, feignant de dissimuler le montant, tout en s’assurant que Katarina Karatova pût voir le nombre de zéros. Comme il s’y attendait, l’importance de la somme ne passa pas inaperçue et la Dame du lac considéra les dessins au fusain sous un jour nouveau :

– Ce sont des Picasso, n’est-ce-pas ?

– Nous n’en sommes pas certains, Katarina, intervint Gretel. Ils n’ont pas encore été authentifiés. De vieilles ébauches retrouvées dans un grenier…

– Celui-ci est magnifique. Cela donne envie de voir les autres.

Comprenant l’allusion et feignant de sacrifier à la politesse codée du monde, Edmond Berger laissa échapper un soupir agacé et, à contrecœur, étala ses trésors sur la table :

– Ici, nous avons Marie Madeleine, ses mains jointes et ses doigts entrelacés évoquent son désespoir, commenta-t-il à voix basse. Là, un soldat romain, avec une armure qui le dévore entièrement, inhumain. Sur celui-ci, il s’agit sans doute de la Vierge Marie.

– Et sur celui-là, deux cadavres… les voleurs condamnés avec Jésus ?

– Vous avez un œil acéré, madame Karatova, s’étonna Edmond. Peu de gens arrivent à déchiffrer des esquisses abstraites…

– J’ai plusieurs Picasso à la maison. Mais je ne connais pas celui-ci. Une scène religieuse ? Le Golgotha peut-être ?

– Si je ne me trompe pas, il s’agit de travaux préparatoires pour un tableau que Picasso n’a jamais vendu. Une œuvre de 1930 : Crucifixion.

VII

Curieusement, Stallone avait la migraine ce jour-là. Cela ne lui arrivait pratiquement jamais. Sa mère lui conseillait toujours de boire de l’eau pour éviter les maux de tête, et cette méthode fonctionnait à tous les coups, sauf cet après-midi. Pourtant, il avait mis son chapeau en cuir à larges bords contre le soleil d’été, assorti à son gilet porté à même la peau, et un pantalon moulant d’équitation soulignant l’ampleur de son organe. Qu’il n’ait pas fait l’amour depuis la fête sur le yacht comptait sans doute pour beaucoup dans son mal de tête. Son corps ne supportait pas cette semaine d’abstinence.

Stallone considérait ses deux élèves échauffant leurs chevaux dans la carrière. Il connaissait ces gamines depuis leur enfance. Ivana était la fille du boss, un vrai bonbon, une petite peste aussi. Gretel était ronde, plus que ronde même, mais une femme délicieuse. Si l’occasion se présentait, Stallone n’hésiterait pas. Il n’était pas difficile. L’âge, la couleur, le poids, fille ou garçon, rien n’était un obstacle. Il ne choisissait pas ses partenaires, la Providence divine s’en chargeait. Dieu guidait sa vie, il en était convaincu.

L’équitation, par exemple : Stallone n’avait pas choisi cette profession. Dieu l’avait comblé de maîtresses et amants riches qui possédaient souvent des chevaux ; il avait donc appris à monter, et avec facilité en plus. Un don du ciel. Il en avait profité pour obtenir son *BPJEPS, mention équitation, pensant que cela lui servirait peut-être un jour. Quand l’industrie du porno avait coulé à cause d’Internet, il s’était retrouvé à la rue. Une de ses maîtresses lui avait alors proposé un poste de moniteur d’équitation, à condition bien entendu qu’il fût prêt à rendre quelques services d’ordre charnels et à organiser des parties fines lorsqu’on le lui demanderait. C’était ainsi que le boss l’avait recruté. Depuis dix ans, il était salarié pour donner des cours à Ivana et ses amies, même si la gamine, étudiante à l’étranger, n’était presque plus présente à Belrose. La vie, ce n’était pas difficile, il fallait savoir se laisser porter, faire confiance à sa monture, en somme. Cette légèreté, Stallone tentait de la transmettre à ses élèves et force était de constater qu’Ivana y parvenait avec difficulté.

Cette gamine avait la main trop dure et son étalon, Éclair de Mai, se rebiffait. Elle blessait fréquemment sa bouche sans le vouloir et usait de ses éperons à mauvais escient. Pour faire de sa fille une cavalière d’exception, le boss n’avait pas lésiné sur les moyens : caméra embarquée sous la visière du casque pour visionner son parcours, oreillettes afin de rester en contact permanent avec son professeur durant les entraînements, et même un horsecom, casque audio chevalin connecté à une application. Ivana pouvait ainsi parler à Éclair de Mai en temps réel grâce à un micro ou lui passer des morceaux de musique qu’elle choisissait en fonction de la cadence de chaque allure. La jeune fille avait du mal à juguler son impétuosité et déstabilisait son cheval jusqu’à le rendre nerveux.

Gretel, en revanche, faisait corps avec sa jument tout aussi robuste qu’elle, son assiette et sa main étaient parfaites, ses jambes fixes avec juste la fermeté qu’il fallait. Les refus étaient inexistants, et il était rare qu’elle fît tomber beaucoup de barres. Le couple était harmonieux et franchissait les obstacles avec élégance.

– Très bien, Gretel ! Ivana, recommencez, le droit, l’oxer et le spa. La main légère, plus basse, comptez vos foulées, regardez loin devant. Accompagnez votre monture, de l’impulsion, oui, mais pas de précipitation.

– C’est ce fichu cheval qui a fait un refus ! Sans cela, j’aurais très bien passé l’oxer.

– Ivana, il se dérobe parce que vous n’arrivez pas droit et que vous lui cisaillez la bouche, gardez le contact avec douceur, les rênes tendues mais pas trop courtes. Les jambes plus fermes et fixes, elles doivent adhérer aux flancs. Restez souple et élastique. Je vous rappelle que nous sommes en entraînement, pas en concours, vous êtes là pour vous améliorer. Calmez-vous, respirez, et reprenez le parcours depuis le début.

La jeune fille fit une volte, se dirigea vers Stallone debout à côté du premier obstacle et lui confia à voix basse, afin que sa mère, assise à l’ombre au bord du paddock, n’entendît pas :

– Vous avez raison, Pompeo. C’est moi qui ne vais pas bien depuis Monaco. Cette histoire de photos. On sait tous que papa aime les orgies, il est comme ça. Sauf que, là, c’est sur Internet. Tous mes amis me demandent de prendre position. Moi je ne sais pas quoi dire, je soutiens papa. Je l’aime tel qu’il est. Et puis ça m’ennuie pour maman aussi. Elle a beau faire comme si rien de tout cela n’existait, je sens que ça la travaille cette fois. Vous en pensez quoi ?

– Mademoiselle, votre père ne me paie pas pour en penser quoi que ce soit. Faites donc une pause, buvez de l’eau et donnez-en aussi à Éclair de Mai. Avec ce soleil, on a tous besoin de s’hydrater.

Stallone sortit sa gourde et en but une bonne rasade lorsqu’un nouvel élancement dans les tempes le fit grimacer. Probablement le souvenir de Monaco. Cette histoire de photos continuait de lui trotter dans la tête à la manière d’une jument folle. C’était à n’y rien comprendre. Le boss était dans une colère noire. Il avait fait rappeler toutes les filles et confisqué tous les téléphones, le sien n’avait plus une photo après son passage au commissariat. Au début, il avait pesté, car il comptait sur le revenu de cette vente. Quand les choses avaient mal tourné, il avait rendu grâce à Dieu d’avoir effacé ces clichés.

C’est Natasha qui avait écopé. Malgré l’interdiction, la petite Biélorusse avait pris des selfies sur le yacht avant la fête. Boris, le garde du corps du boss, une brute épaisse au nez cassé, les avait trouvés et était allé chercher l’escorte. Voir partir quelqu’un avec le Cosaque était rarement un bon signe. On n’entendait plus parler de cette personne et mieux valait effacer son numéro. Stallone n’était ni surpris ni scandalisé. Les anecdotes sordides ou criminelles foisonnaient depuis qu’il organisait des parties fines pour les ultrariches. Ne rien savoir, ne rien demander, prier pour que cela ne tombe pas sur vous et profiter des bons côtés. Comme les trois singes de la sagesse, un ami lui en avait parlé, un athée qui ne comprenait rien à la protection divine. Stallone se signa en une prière muette, reposa sa gourde et finit de donner son cours d’équitation.

Cette fois, Ivana et Éclair de Mai passèrent très bien les obstacles. Le prochain entraînement de jumping aurait lieu le lendemain à la même heure. Tandis que les filles rejoignaient les écuries, Stallone s’enfonça dans les allées du parc en direction de la rive du lac. Il arriva devant une petite cabane où étaient entreposés pédalos et planches à voile. Un coup d’œil rapide aux alentours, déserts, et il entra en refermant vite la porte derrière lui.

Katarina se rendait toujours à l’abri avant lui. Sans un mot, elle s’approcha de Stallone, le poussa sur un fauteuil de plage, remonta la jupe de son tailleur, et s’empala sur lui en gémissant.

* Brevet professionnel de la jeunesse, de l’éducation populaire et du sport

VIII

Sept orgasmes, Katarina les avait comptés. Elle avait l’impression de compenser toutes ses années de solitude par une jouissance frénétique. Ils étaient amants depuis moins d’un an. Il était discret et accommodant, ne discutant jamais les rituels qu’elle imposait à leur relation ni son absence d’attachement sentimental. Pour Katarina, cette relation était une pratique hygiénique, une thérapie qui lui permettait d’endiguer la dépression dans laquelle elle s’était complue.