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"Vies et couleurs" est une fresque touchante et engagée qui mêle souvenirs intimes et réalités historiques afin de préserver des fragments essentiels d’une époque marquée par la guerre et l’exil. À travers une narration sincère et des personnages profondément humains, ce récit invite à réfléchir sur la résilience et les liens intergénérationnels.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Écrivain de mémoire,
Antoine Carpena retrace avec force, sensibilité et réalisme l’histoire occultée des exilés républicains espagnols. Issu d’une famille marquée par la guerre civile et l’exil, il s’attache à faire revivre ces destins brisés, entre errance, répression et camps nazis. À travers une écriture mêlant rigueur historique et émotion, il reconstruit le parcours de ses parents et grands-parents, offrant une fresque romancée où l’Histoire reprend ses droits. Son œuvre, portée par un devoir de transmission, lutte contre l’oubli et redonne voix aux anonymes de l’Histoire.
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Seitenzahl: 1138
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Antoine Carpena
Vies et couleurs
Roman
© Lys Bleu Éditions – Antoine Carpena
ISBN : 979-10-422-6481-9
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
En hommage à mes grands-parents, et parents.
À la mémoire de mon frère Pascal.
À mes trois oncles, exilés de la guerre civile en France :
Marcos, Juan et Pascual,
Le premier, assassiné dans un camp d’extermination
en Allemagne,
et aux deux autres qui ont lutté avec la résistance française,
pour libérer la France des nazis.
À mes enfants, Nuria et Pascal.
À mes petits-enfants, Margot, Valentin, Amélie et Emma.
À vous, lecteurs, qui valez tant.
Oublier le passé te condamne à le revivre.
Primo Levi
Ceux qui vivent sont ceux qui luttent.
Victor Hugo
Savoir donner, peu le savent, c’est le secret du bonheur.
Anatole France
Ami lecteur,
Intentionnellement, je n’ai pas voulu écrire ce roman de fiction de façon linéaire car dans le cumul des idées toutes sont en relation les unes avec les autres dans le temps, et chaque chapitre a son propre style et sa raison d’être, mais une fois unis, le fil narratif montre un contexte historique qui parfois doit nous faire réfléchir sur la condition humaine, et sur les événements actuels si dangereux, belliqueux et terriblement actuels en 2024. D’où vient la matière historique qui compose ce roman ? Tout simplement de la bouche de mes grands-parents, de celle de mes parents, de celle de mes trois oncles espagnols républicains réfugiés en France en 1939, de mon vécu étant enfant, de mes enquêtes et recherches personnelles. Je ne suis qu’un auteur autodidacte, mais je tenais à vous donner ma vision de cette époque en toute honnêteté afin que vous, lecteur, puissiez entrer dans ce passé.
Les personnages, les villes, et la trame qui constitue le fond sur lequel se détachent les événements sont le fruit de mon imagination, sauf la bataille d’Annual au Maroc, celui de certains officiers militaires espagnols et français, ainsi que certains faits historiques de cette époque qui me permettent de cadrer ce roman dans un contexte déterminé. Pour ce motif, toute ressemblance avec d’autres personnes vivantes ou décédées ne serait que pure coïncidence.
Pourquoi écrire ce roman de fiction ? Tout simplement pour reconstruire à travers ces pages l’histoire de mes grands-parents et parents et raconter ce passé pour les protéger de l’oubli, car politiques de toutes couleurs et historiens de toute idéologie ont dû « oublier » certaines parties de l’histoire contemporaine de cette période si amère de la guerre et de la post-guerre civile espagnole, ainsi que la souffrance des exilés républicains espagnols en France et dans les camps d’extermination nazis allemands. Tous ces fragments de vie, pour qu’ils ne s’échappent pas vers l’oubli, j’ai voulu les cocher sur du papier, mais avec une certaine appréhension.
Antoine Carpena
Sur les terres vallonnées du plateau, le vent souffle impétueusement, emportant avec lui les intrépides virevoltant parmi les tiges noircies du blé moissonné. Dans le ciel, il compose des nuages duveteux et anime d’étranges ensembles de figures monochromes. La terre balayée demeure stérile, attend patiemment. Les délicats coquelicots ne colonisent plus les champs de semis de blé, leur rouge vermillon flamboyant ne joue plus avec les épis dorés. Les tourterelles ne cherchent plus les grains oubliés par les paysans, et les cailles pleurent ce lieu où elles ont vu le jour. Alors que l’histoire s’amuse à manipuler les hommes avec hâte, le vent souffle, souffle sur la mélancolie du plateau. Mais elle semble rire et attendre. Qu’attend-elle ? Oui, elle sait attendre, l’éternité lui appartient. Elle attend la charrue et le chant du laboureur, elle attend le retour du rêveur Pablo avec Chelita, sa compagne aux longues et attentives oreilles par le chemin interminable et poussiéreux du plateau.
Au loin, au fond de la vallée, les cloches de Torrienta se taisent peu à peu, permettant ainsi au bruyant bronze de se reposer. La guerre tire presque à sa fin, de nouveaux drapeaux flottent déjà sur les poteaux et les balcons. La ville célèbre près de trois années de larmes. Cependant, l’hémorragie continue avec son lot quotidien de malheurs. Les haines et les vengeances, parfois dénuées de sens, soufflent comme un vent du nord, froid et impitoyable en ces premiers jours de printemps. Il n’y a pas d’amnistie idéologique pour beaucoup d’enfants du pays.
Comment oublier cette journée chaleureuse de juillet 1936, alors qu’il venait tout juste d’avoir quinze ans ? Maintenant, allongé sur le sol, loin de Torrienta, la ville où il est né, lui aussi attend et réfléchit. Il pense à sa mère, partie rejoindre l’au-delà quelques mois avant le début de la guerre, et à cette première épreuve qui a marqué la fin de son adolescence heureuse. Il pense à cette guerre civile qui, au départ, ne lui demandait rien, mais qui finalement l’a séparé des siens. Et maintenant, alors qu’il contemple le ciel étoilé, il se souvient des champs de sa terre de la Mancha, ainsi que d’autres endroits où ils ont enduré les piqûres des poux, la chaleur, le froid. Pour tromper la faim, lui et ses compagnons d’infortune chassaient les batraciens dans des étangs et des lagunes, munis d’une torche de paille tressée enflammée et d’une grande boîte en métal. Ensuite, après les avoir vidés et nettoyés, ils les grillaient et les dégustaient comme un mets exquis. Il se remémore également ces chaudes nuits au ciel scintillant où ils dormaient à la belle étoile, accompagnés de l’agréable parfum de la paille fraîchement coupée, leurs têtes reposant sur les gerbes de blé ou d’orge qui, plus tard, se transformeraient en grains splendides pour nourrir leurs frères d’armes au front. C’est du moins ce qu’ils croyaient. Chaque jour, ils pensaient à eux, sachant que beaucoup ne reviendraient jamais là où une mère, une épouse ou une fiancée les attendaient en vain. Lui, engagé dans les auxiliaires avec d’autres compagnons, avait eu de la chance, sauf ce jour où subitement l’aviation nationaliste apparut dans le ciel et les mitrailla sans pitié. Alors, ils savaient déjà que ces pilotes n’étaient certainement pas espagnols. Il pense à toutes ces nouvelles contradictoires qui avaient tant d’importance, et de laquelle dépendait son futur. Il pense à cette chaleur nocturne et aux moustiques qui ne les laissaient pas dormir, et comment ils en profitaient pour se raconter des blagues, se souvenir de leurs familles, de leurs petites amies ou de leurs villes ou villages, tandis qu’ils fumaient d’épaisses cigarettes maison confectionnées avec d’autres ingrédients que du tabac. Il pense à ces moments de repos tant espérés que seul le son aigu et monotone d’un grillon pouvait rompre, ou aux grognements de Manolo et de Manuel quand ils discutaient à propos des seins des femmes, car le premier, plus jeune, lui disait préférer celles avec peu de poitrine, alors que le second, plus âgé, avait un goût contraire, et lui répliquait : « Ça, c’est comme avoir une échelle sans barreaux et toi tu es trop jeune pour le savoir. » Seulement ces moments divertissants lui faisaient oublier son inquiétude quand il pensait à sa famille, à ses amis, et aussi à…
Aujourd’hui, il regarde le ciel étoilé, il paraît très froid et aucun chant ne peut le soustraire à son repli sur lui-même. Il pense à son frère Luis, lieutenant quelque part sur le front de Catalogne. Il pense à son père, fondateur de la première coopérative agricole de la ville, et aux difficultés qu’il peut maintenant rencontrer à cause de cela. Il pense à ses deux jeunes frères et à ses sœurs, Isabel et Niévès, mais très spécialement à la première. De nouveau, il lève les yeux vers le ciel et cherche quelque indice pour savoir le temps qu’il pourrait faire demain. Il a froid, mais cela ne l’empêche pas de penser à leurs petits champs de vigne, d’amandiers et d’oliviers et sait que tant de temps sans les soins et les labours de la terre, ça peut être néfaste dans le futur. Tout cela, c’était sa vie, et pour rien il ne la changerait. Mais toutes ces pensées l’emmènent irrémédiablement vers une autre qu’il ne peut pas oublier et qui le poursuit certaines nuits dans ses rêves. Avec ses doigts gelés, il réussit à enrouler une épaisse cigarette, mais après l’avoir portée à ses lèvres, il ne lui trouve aucune saveur. Il voudrait lui écrire, lui raconter quelque chose de magique, mais la lumière mourante du feu ne peut pas traverser les ténèbres de cet hiver, et de nouveau, il porte la cigarette à sa bouche et ajoute du bois sur les braises. En boitant, le vieux sergent qui commande ce groupe d’auxiliaires s’assoit à côté de lui et il tente de comprendre pourquoi les joues de l’homme brillent à la lumière du feu. Il lui demande :
— Sergent, la fumée vous fait pleurer ?
Irréfléchi, le vieux se passe les mains sur son visage et lui répond d’une voix triste :
— Cela fait très longtemps que mes yeux ne craignent plus la fumée. Cette débilité a une autre raison, et je sais que tu l’imagines déjà. Cette nuit, je ne peux pas dormir, j’ai besoin de parler un peu, et je crois que toi aussi.
— Vous pouvez parler, sergent, moi aussi j’en ai besoin.
— Pablo, malgré ce que nous pouvons faire ou dire, par manque de moyens et non par manque de vaillance, notre République a perdu la guerre contre le fascisme, tout comme j’ai perdu ma première bataille en 1921 en étant soldat dans le désastre d’Annual (1) au Maroc. Et aujourd’hui encore, je ne peux pas comprendre comment j’ai pu échapper à ce massacre. Après un court silence, il poursuit avec des yeux brillants.
— Jeune, pardonne-moi si je t’ai raconté quelque chose que tu ne connais pas. De cette bataille, j’ai ces mauvais souvenirs dans ma jambe et dans mon bras droit.
Mais Pablo ne lui répond pas et son silence démontre encore plus son dérangement. On n’entend pas le moindre murmure, et avec ses poings fortement fermés, il tente de retenir son amertume dans son corps. Il veut crier ce qu’il pense être une injustice, mais il ne le peut pas jusqu’à ce que le vieux sergent pose sa main sur son épaule et lui apporte un peu de soulagement. Mais il lui dit :
— Ils le savent, mes compagnons ?
— Non, pas encore. J’ai voulu les laisser en paix cette nuit. Demain, nous organiserons le retour dans nos foyers. Valence est sur le point de tomber, nous ne servons plus à rien.
Après un court silence, il ajoute :
— Pablo, ça va être un retour sans gloire, et je le regrette beaucoup. Nous ne méritons pas une telle déception. Pablo, tu es très jeune, le retour ne sera pas facile. Les nationalistes contrôlent déjà presque tout. Tu dois te débarrasser de tout signe républicain ; mets-toi du mauvais linge, et tu dois apprendre à mentir sans aucune émotion. Ne dis jamais que tu étais avec les auxiliaires, sinon, ils t’emmèneront dans un camp de concentration pour prisonniers de guerre où d’après ce que j’ai entendu dire ils nous traitent pire que des bandits. Demain, j’informerai tes compagnons. Maintenant, essaie de dormir un peu. Bonne nuit, Pablo.
— Bonne nuit, sergent.
Et Pablo de dire :
— Et vous, qu’allez-vous faire ? Qu’avez-vous prévu ?
— Je vais chez un frère, je ne fais pas de politique. Je suis vieux, boiteux et décoré de la guerre du Maroc. S’ils m’arrêtent, je leur mentirai pour qu’ils ne sachent pas que je suis parti volontairement pour commander un groupe d’auxiliaires avec des jeunes, des réformés et sans armes. Bonne nuit, Pablo.
Après le départ du vieil homme, sa tristesse se transforme en une fausse joie. Une fois de plus, il souhaite croire en une autre paix puisqu’il n’avait pas compris dès le début cette guerre fratricide. Tous ces événements étaient en dehors de ses idées et il ne pouvait pas concevoir ce conflit. Maintenant qu’il sait que tout est fini pour eux, il lui est très difficile d’accepter ces longs mois de travail, collectant de la ferraille dans les villes et les villages, et dans les campagnes, effectuant les récoltes de blé et d’orge à la faucille sous un soleil brûlant. Pour que ses efforts aient eu un autre sens, il aurait préféré combattre sur le front aux côtés de son frère.
Mais l’heure du retour à la maison arrive enfin. Il ferme les yeux et, dans cette pensée, cherche le visage qui l’envahit pour l’introduire dans un autre rêve. Il sourit, comme il savait le faire quand il pensait à elle. Comment l’avait-il connue et comment était-elle ? Malgré ses angoisses et ses hésitations, il ne peut pas oublier ce jour chez Doña Angela. Mais à présent, il veut mettre de côté cette pensée et il roule encore une cigarette. Alors qu’il joue avec la fumée, un sourire se dessine sur son visage face au souvenir étrange que cette grande dame lui procure. Il se sent un peu honteux. C’est la première fois depuis sa longue absence qu’il pense à cette grande dame. Il se souvient d’elle avec beaucoup d’attachement, car elle aussi fait partie de son enfance. Femme dotée d’une forte personnalité, elle est très connue dans sa ville pour sa bonté, son mysticisme et son désir ardent de lutter contre l’analphabétisme qui sévit en campagne. Son ancienne demeure dans la ville, héritage de son défunt mari Don Beltran, se distingue des autres par ses fines moulures sur la façade, son blason ancien et son imposante porte en chêne sculptée avec délicatesse. À l’intérieur, des tableaux pieux ornent les murs, et tout cela rehausse les deux patios couverts de belles faïences de Triana (2). Dans le plus grand, des jarres et des pots de fleurs répandent presque toute l’année le parfum et la douce fragrance des œillets, du jasmin et des roses, tandis que dans l’autre, une cage en fer forgé abrite des oiseaux exotiques et de la région tels que le chardonneret et le verdier. Au milieu des deux patios, une fontaine en pierre blanche rafraîchit l’atmosphère colorée, animée par les chants des oiseaux pendant les jours d’été. Mais ce mélange de vies et de joies s’est soudainement tu lorsque le maître de ces lieux plaisants est parti vers d’autres sphères pour profiter d’autres présences, et personne ne sut pourquoi tout devint silencieux. Dans ce lieu et dans cette ambiance, il croisa pour la première fois les yeux d’Aurora, et maintenant, sous le ciel froid et étoilé du printemps naissant, il cherche dans une de ses poches une petite pierre blanche en forme de cœur. Il ferme ses yeux et tente de chercher son image. Cette image, qu’il a désirée comme compagnie afin d’alléger un peu la déception de sa lutte. Mais d’autres lui viennent aussi peu à peu.
Afin de maintenir ses campagnes, Don Beltran avait recours à du personnel permanent, des bergers et des ouvriers journaliers. De son côté, Pablo louait ses mules et son équipement pour labourer les terres, transporter les récoltes chez les grossistes et les petits commerçants, ainsi qu’au moulin à farine de la ville. C’est ainsi qu’il tomba amoureux de la jeune fille et put contempler le regard de ses beaux yeux, emplis de bonté et de sérénité, qui lui ont causé bien de nuits blanches. Le fait qu’elle aussi soit une fille de la terre revêtait une grande importance à ses yeux. D’un simple regard, ils s’étaient compris, et maintenant il tente de se vider l’esprit pour retrouver le fil de ce moment. Il pense à la demeure de Don Beltran, où Aurora l’avait reçu et l’avait accompagné jusqu’au grand vestibule pour sortir de la maison. Pour une raison qu’il ignore, son cœur s’était mis à battre violemment et aucune parole ne put franchir ses lèvres. Il se souvient du sourire d’Aurora et comment il avait voulu lui dire quelque chose, mais face à son embarras, elle lui avait fait comprendre qu’il pouvait s’asseoir, puis elle est partie à la recherche de Madame dans les cours intérieures. Il est resté assis dans un vieux fauteuil en cuir confortable, perdu dans ses pensées, jusqu’à ce que Doña Angela le sorte de sa contemplation. Il se souvient encore de ces mots ; « Eh ! Pablo, réveille-toi ! » Et comme à son habitude, il avait répondu par un mensonge pour échapper à la réalité :
« Madame, excusez-moi, j’étais en prière en présence de Dieu ici même. » « Tu ne sais pas mentir, lui répondit-elle, mais je te pardonne. Aurora est très belle, n’est-ce pas ? » Malgré la chaleur, la question de la femme lui avait procuré une soudaine sensation de froid, et il ne put répondre que par un signe de tête. Mais pour le tirer de sa gêne, elle lui avait dit : « Aurora m’a dit que tu es un beau garçon timide. » C’est ainsi qu’il apprit pour la première fois ce prénom qu’il essaie aujourd’hui d’écrire dans le ciel avec la clarté des étoiles. Mais il n’y parvient pas, il a perdu depuis plus de deux ans le lien qui le reliait à elle. Il cherche son image, il veut comprendre ce silence, mais il n’entend que les paroles de cette femme, qui annonçaient également de sombres présages :
« Pablo, tu es un bon jeune homme et j’ai une grande confiance en toi ; toi au moins tu n’es pas comme ces bandes de délinquants et de révolutionnaires qui brûlent nos églises et nos saints. Bon, nous ne sommes pas là pour parler de ces événements. Demain, je souhaite que tu ailles à Campo Viejo afin de charger et transporter deux livraisons de sacs de blé jusqu’au moulin. J’ai déjà informé le meunier de ton arrivée prévue vers dix heures. Lundi, je t’attends ici à la même heure, tu recevras ton salaire et nous réglerons l’approvisionnement en orge pour les mules. » Sa réponse fut : « Je vous remercie infiniment, Madame, je ferai ce que vous me demandez. »
« Parfait, Pablito. Salue ton père et dis-lui de vérifier les vignes du bas, car le père d’Aurora m’a informé qu’elles présentent des taches blanches. Je souhaite savoir si elles nécessitent un traitement adéquat. » Il lui répondit avec la même gêne, en regardant la jeune femme : « Je lui transmettrai votre message. » Alors qu’il s’éloignait dans le frais vestibule en direction de la porte d’entrée, il se souvient encore comment elle le rappela presque en criant : « Eh ! Pablo, j’ai oublié de te dire que lors de ta visite au moulin, évite de parler à cet employé grand et costaud. J’ai entendu dire qu’il est un bolchevique et qu’il a de très mauvaises idées. »
Il sourit encore à ces dernières paroles qui le laissèrent stupéfait et sans voix. Matias, le géant du moulin, était son ami depuis l’école, et il n’y avait pas de jeune homme plus honnête et travailleur que lui dans toute la région. Quelqu’un tentait de diffamer son ami et cela le peinait. Mais face à son silence, Madame changea de sujet et lui dit : « Il est très probable que je me rende à Campo Viejo dimanche pour me reposer un certain temps ; depuis le décès de mon mari, c’est le seul endroit où je trouve un peu de paix. Aurora viendra ici tous les jours pour arroser les plantes et faire un peu de nettoyage. Lundi, elle sera là, à la même heure, et te remettra ce que je te dois. »
C’est ainsi que se termina sa phrase en cette matinée, mais avec un clin d’œil et un sourire malicieux. Après les dernières paroles de la femme, il se souvient d’avoir fait demi-tour, et dehors, avoir lutté contre les rayons brûlants du soleil, en ce jour de juillet. Ses yeux, éblouis par la blancheur des murs, se mirent à pleurer jusqu’à ce qu’il trouve un peu d’ombre sous un mûrier. Là, il resta quelques minutes, perplexe, ne comprenant pas comment une telle réputation pouvait être attribuée à son ami Matias. Il ne le croyait pas, cela ne pouvait être que le fait de jaloux ou de mauvais esprits qui avaient répandu ces rumeurs en ville. La grandeur et la bonté de son ami étaient égales, tout cela était faux, quelqu’un avait menti à Madame. Et lorsqu’il reprit le chemin, il se souvint des yeux d’Aurora qui l’aidèrent à oublier cet incident. Quelque chose était né en lui, et déjà il pensait aux deux jours qui le séparaient du lundi. Alors, heureux, il se mit à sauter en ignorant les regards étonnés des passants.
Maintenant, le froid et l’humidité finissent par le libérer de ses souvenirs et le ramènent à la réalité. Il réalise que ce jour est déjà bien loin et qu’Aurora ne lui a écrit qu’une seule lettre, tandis qu’il lui a écrit presque toutes les semaines en lui disant « Je t’aime, Aurora. » Cependant, elle n’a répondu qu’une seule fois et aujourd’hui, il ne comprend pas son silence. Il ne veut pas spéculer, il se trompe peut-être, mais demain elle sera son but, son objectif. Cependant, une autre question le hante. La fin de la guerre peut-elle apporter la paix à ses compatriotes et mettre fin à ces cauchemars qui ne cessent de le torturer ? Il en doute, mais il croit encore en la bonne volonté des hommes, et il ne sait plus s’il doit pleurer ou chanter. Sous le ciel étoilé, maintenant, il s’imagine un ciel sans nuages.
Derrière les monts sombres, le soleil raye l’éclat du ciel naissant et annonce un ciel bleu. Le train, serpentant par de larges courbes, crépite et laisse échapper une épaisse colonne de fumée noire ; il gravit le col si péniblement et avec tant de difficulté qu’il semble presque immobile. Mais bientôt, le plateau soulagera son mécanisme et offrira à ses passagers des paysages moins austères.
Pablo est rêveur, mais regarde vers l’extérieur avec beaucoup d’intérêt. La vitre sale de la fenêtre empêche presque la lumière de passer, mais cela ne le dérange pas, il reconnaît déjà les environs. Ils lui sont familiers et il sourit. À l’est, la barrière sombre des petites montagnes lui annonce la très proche ville de Buenafortuna, et peu après, ce sera celle de Torrienta, la sienne. Il est nerveux et impatient car les wagons entrelacés semblent ralentir à chaque mètre. Avec son écharpe, il tente d’éclaircir un peu la vitre, mais c’est inutile car la saleté est remplacée par un nuage graisseux. Mais il essaie encore une fois et finalement ses yeux semblent plus satisfaits. Un peu troubles, les plaines défilent avec un peu plus de rapidité, en elles quelque chose est bien différent. Les grands mouchoirs de vert tendre qu’il aimait tant à cette époque de l’année ont disparu, et seule la paille de la moisson précédente et noircie reste témoin de ce qui était autrefois un beau champ de blé, d’orge ou d’avoine. Il pense : « Ici aussi, la main de l’homme a fait défaut ». Maintenant, seul le sombre et sphérique squelette des virevoltants semble régner sur ces terres brunes, attendant que le vent d’ouest les pousse en dispersant ses mauvaises et perpétuelles graines. Il ferme les yeux et tente de s’imaginer la couleur verdâtre de ces champs, ainsi que le dur et lent travail de la nature face aux vents, à la sécheresse, aux ravages, et ensuite la probable victoire, lorsque sous la brise de juin le blé presque mûr joue avec les ondulations d’or et de rouge des coquelicots, un hommage silencieux aux paysans, à la moisson et à la sueur. Et c’est ainsi qu’il se laisse à nouveau emporter vers d’autres temps.
Il peut presque entendre les coups de bâton que le vigile de nuit donnait à sa fenêtre pour le réveiller quand il devait se lever tôt pour aller aux champs avec Chelita, sa mule préférée. Il a toujours aimé saluer le lever du jour, et en chemin, croiser un lièvre ou surprendre un perdreau. Vers la fin février, il s’arrêtait toujours sous un amandier fleuri et restait stupéfait devant cette beauté impalpable ; parfois il lui parlait doucement, mais seule sa fragrance répondait à son monologue ; son tronc martyrisé par les années lui disait qu’il était déjà très vieux, que la vie lui échappait peu à peu à travers ses blessures, mais en septembre, ses branches vertes lui offraient encore ses fruits et pour cela il l’aimait. De l’autre côté du chemin, les ruines d’une maison champêtre offraient refuge à un beau hibou, et parfois, après une longue et pénible journée de travail, l’oiseau nocturne avec ses mèches de plumes semblait l’attendre pour rendre hommage au soir crépusculaire. Pour lui, c’étaient des détails insolites qui le rendaient heureux.
Le bruit des planches désunies, le vacarme des roues métalliques et les cris des enfants finissent par le sortir de ses pensées. À côté de lui, l’un d’eux se gratte fréquemment la tête de haut en bas. La plupart de ces visages qui l’entourent il croit les connaître, mais il les voit étranges et leurs yeux reflètent une certaine tristesse. Seuls au fond du wagon, trois jeunes avec des chemises noires fument, chantent, et quand la fumée se dissipe un peu, il peut voir leurs visages qui semblent satisfaits. Face à lui, une opulente femme au visage jovial le regarde attentivement tandis qu’elle caresse les cheveux d’une très petite fille. L’enfant se met à grogner désespérément, elle paraît avoir faim. La femme agite légèrement son épaule droite et ose lui demander :
— Vous êtes de Torrienta ?
Pablo lui sourit et lui répond en bougeant la tête de haut en bas. L’enfant grogne de plus en plus, alors la femme dégrafe le décolleté de son épaisse chemise et naturellement déloge un volumineux sein où font saillie de petites veines bleutées. Rapidement, l’enfant s’accroche au mamelon et avec sa main gauche attrape goulûment la mamelle cherchant chaleur et tranquillité.
Cette image lui rappelle subitement sa mère, quand elle aussi, de la même façon, nourrissait ses deux jeunes frères. Peut-être cela lui fait mieux considérer la question de la femme, un peu gêné, il lui dit avec retard :
— Madame, pardonnez-moi, j’étais très distrait. Oui, oui, je suis de Torrienta.
— Ce n’est pas important. Je vous ai posé cette question parce que votre visage ne m’est pas inconnu. Moi aussi, je suis de Torrienta, j’ai vécu toute ma vie dans la rue Guzman. Je m’appelle Josefa.
— Nous sommes presque voisins. Moi aussi, j’ai vécu toute ma vie dans la rue des Maures. Vous êtes la première personne de ma ville à qui je peux parler depuis plusieurs mois, je suis content.
Et après quelques secondes, il ajoute :
— Vous avez une très belle petite.
— Je ne suis que sa tante, elle est orpheline. Son père a été tué au front de Jarama et ma sœur a disparu peu de temps après. Mais après de longues recherches, les bonnes sœurs m’ont dit que l’enfant avait été recueilli par une riche famille de la Mancha qui voulait l’adopter. Mais je me suis interposée jusqu’à ce que je sache où est ma sœur. J’ai aussi un enfant du même âge et assez de lait pour les deux.
Et soudain, comme si une brume se refermait sur lui, Pablo pense à son frère Luis et à Alfonso, le fils unique de Doña Angela. Eux aussi ont eu la même mère nourricière, sa mère. Un peu dépité, il lui dit :
— Cet enfant est entre de bonnes mains, j’admire votre sens familial.
La femme ne peut pas lui répondre, le sifflement strident, la baisse de vitesse et le bruit de ferraille leur annoncent qu’ils entrent en gare. Le quai est vide, sale et jonché de gravats, et les façades semblent avoir subi les bombardements et les impacts de la mitraille. Face au regard stupéfait de Pablo, la femme ose lui dire :
— D’après ce qu’on a dit chez nous, il paraît que le mois dernier a été horrible. Il paraît que des avions ont presque tout détruit et qu’il y a eu beaucoup de morts et de blessés.
— Pablo ne peut pas lui répondre, il continue de contempler le paysage apocalyptique martyrisé par les bombes qui ont déformé le sol. Sur toutes les voies, il y a des wagons brûlés et des rails tordus. Près d’eux, un morceau de fer vertical, avec à son sommet un morceau de traverse horizontal, forme une croix, comme si une main invisible et pieuse l’avait posée ainsi en mémoire des victimes. Se mordillant la lèvre inférieure, il ressent une étrange sensation d’angoisse et de tristesse. À cause de sa localisation et de son important réseau de voies ferrées, cette ville a payé un prix très élevé. Pablo pense que le nom de Buenafortuna peut aujourd’hui se transformer en Malafortuna. Enfant, il se souvient quand il est venu ici avec son père. Il était resté émerveillé et admiratif face à toute l’agitation et au tumulte qui régnaient dans cette gare. Les odeurs, la fumée et le bruit des machines faisaient tourner ses yeux dans tous les sens, et ensuite, dans sa maison, il rêvait d’être le conducteur de tout cela. Mais maintenant, il y a peu de bruit, peu de gens et la locomotive reste immobile.
Il appuie sa tête sur le bois de la fenêtre et demande à la femme :
— Va-t-il pouvoir repartir jusqu’à Torrienta ?
— J’ai bien peur que non. Cela fait plus d’un mois qu’il n’arrive plus de trains dans notre ville.
— Avons-nous un autre moyen ?
— Je ne pense pas.
— J’ai un ami ici, mais je ne sais pas où il habite.
— Je ne connais pas bien cette ville, je sais seulement qu’il y a une petite cathédrale très belle et un parc avec beaucoup d’arbres et de fleurs, mais pendant la guerre, il y a eu pas mal de morts à cause des bombardements.
L’horloge de la gare est intacte et marque deux heures dix de l’après-midi. Sur le quai, il court un vent froid et pénétrant. Que faire ? Il reste encore plus de dix kilomètres pour arriver à Torrienta. Et tandis que Pablo médite, une forte voix le fait sursauter. Cette voix lui rappelle une autre. Pensif, il fait demi-tour et fait face aux trois jeunes qui faisaient la fête au fond du wagon. L’un d’eux, chancelant, s’approche de lui. Il n’y a pas de doute, c’est bien son cousin José. Son visage ne reflète aucune bonté et sa main droite repose sur l’étui d’un revolver. Pablo ne veut pas avoir peur et en silence, il fait des efforts pour se contrôler. Mais José, planté devant lui, lui dit d’une voix très agressive :
— Tu te remplis les pantalons de merde ? Ce n’est rien, mais quand tu arriveras en ville, tu verras ce que nous faisons avec les rouges comme toi.
Et tandis que Pablo reste silencieux, les trois compères rient aux éclats. Avec audace, Josefa les regarde et subitement ils ne rient plus ; chancelants, ils font quelques pas en arrière, mais de nouveau José se rapproche de Pablo, et comme s’il s’agissait d’un avertissement, lui dit en colère :
— Sois certain, c’est moi-même qui te mettrai au pied du mur du cimetière, et là-bas… !
Machinalement, Pablo serre fort ses poings, et pour la première fois, il se sent submergé par la haine. Une sensation qu’il ne peut dominer qu’une fois que les trois jeunes se sont éloignés. À côté de lui, la femme a pâli, mais lui demande :
— Saint Dieu ! Vous connaissez ce grossier et rustre personnage ?
— Par malchance, oui… C’est mon cousin, sa mère était la sœur de la mienne.
— Alors, pourquoi ces menaces et cette haine ?
— C’est une vieille histoire de famille et à part ça, il ne m’a jamais trop aimé. Aujourd’hui, il profite probablement de la situation pour m’humilier.
— Vous ne devriez pas retourner dans notre ville, ce mal éduqué et sa bande de chemises noires commettent beaucoup d’abus. Je les connais.
— Je n’en doute pas, il a toujours été lâche. Mais que font les autorités ?
— Les autorités ? Cela fait plus de deux ans qu’il n’y en a plus, et maintenant, pour les uns, c’est le moment de passer à la caisse, et pour les autres payer les factures. Avec ça, j’ai tout dit. S’il vous plaît, ne retournez pas à Torrienta.
— Vos paroles me font frémir. Je ne comprends pas bien tout ça, notre ville a toujours été tranquille, et ma famille y vit. Je dois y aller.
— Jeune homme, je ne sais pas depuis combien de temps vous avez été absent, mais dans notre ville, il y a eu beaucoup d’événements et de délits, des églises, des archives, des livres et des tableaux de valeur artistique ont été brûlés. On a aussi joué avec la vie d’hommes et de femmes, et maintenant, il y a des représailles. S’il vous plaît, ne retournez pas en ville.
Pablo a écouté attentivement la femme. Il sait qu’il ne revient pas avec des habits de lumière, il n’a fait que son devoir. Par contre, il se souvient de la mauvaise conduite de sa sœur Niévès, des responsabilités politiques de son père et surtout des responsabilités militaires de son frère Luis, volontaire aux côtés de la République et peu de temps après lieutenant d’artillerie. Il sait qu’ils n’auront pas de mérites de guerre ni de festin franquiste. Nerveux, il dit à la femme :
— Nous devons partir, il fait trop froid ici. Si vous le souhaitez, nous pouvons marcher ensemble et je porterai votre valise.
— Si vous le souhaitez, mais il faudra marcher longtemps, aujourd’hui peu de voitures ou de charrettes s’aventurent sur les chemins. J’accepte votre aide, je n’ai pas d’autre moyen d’avancer, mais je vous préviens, cette valise est lourde.
Ils marchent silencieusement le long de la route de terre battue. Le visage de Pablo semble soucieux et il change fréquemment de main ou d’épaule pour porter la lourde valise. Seul le murmure froid du vent les accompagne et les couvre d’un léger manteau de poussière. La route est pleine de trous et déserte, elle dessine une ligne droite, une perspective interminable jusqu’aux collines qui dominent la ville de Torrienta. Inutilement, la femme rompt le silence et lui dit gentiment d’un ton affable :
— Je suis vraiment désolée que vous portiez ce lourd fardeau, je vous vois souffrir.
— Ma souffrance ne vient pas de ça, mais je ne savais pas que les affaires d’une femme pouvaient peser autant.
— En réalité, je suis partie sans bagage. Le couple qui gardait la petite a voulu me donner cette valise pleine avec de la charcuterie, de lentilles, de pois chiches et de deux pains ronds, mais je pense qu’ils ont fait ce geste en pensant qu’ils pourraient de nouveau récupérer la petite. Comme vous pouvez le comprendre, dans les temps que nous vivons, je ne pouvais pas refuser un tel cadeau.
Le bras fatigué de Pablo laisse tomber la valise par terre, il ne sait pas s’il doit rire ou partir en courant. Il lui dit simplement en désignant un talus :
— Là-bas, on peut se reposer un peu ; on sera à l’abri du vent et de la poussière.
— Oui, c’est nécessaire, je dois nourrir la petite, elle commence à gémir.
Après s’être assise commodément au sol, elle sort naturellement son sein et l’offre à l’enfant. Elle regarde Pablo, lui sourit, et lui dit :
— Je suppose que vous devez avoir faim…
— Qui ne l’a pas en ces temps… comme vous l’avez dit. Je n’ai rien mangé depuis deux jours et je dois vous avouer que maintenant toutes les papilles de ma bouche n’en peuvent plus en pensant au contenu de ce bagage. Fichue valise !
— Asseyez-vous à côté de moi et enlevez les cordes, on doit prendre des forces, il nous reste encore du chemin, et moi aussi, je commence à avoir faim.
— Cela fait longtemps que je n’avais pas vu un aussi beau pain, dit Pablo.
— J’ai bien peur que ce soit le dernier, maintenant ils ont presque tous plus de paille que de farine.
En silence, elle regarde manger le jeune sans presque respirer, fronce les sourcils et lui dit en riant :
— Maintenant, elle pèsera moins !
— Pardonnez-moi, j’avais vraiment faim ; je ne sais pas comment vous remercier.
— Votre aide est plus importante, seule et avec ce poids, et la petite je ne me serais jamais aventurée sur cette route.
Gêné, Pablo se lève, met ses mains dans les poches, et finalement réussit à enrouler une cigarette très fine qu’il allume avec son briquet à mèche ; il expulse deux bouffées de fumée, et tandis qu’il regarde vers le bout de la route, il dit à la femme :
— Il nous reste le pire, la montée du col.
— Oui, mais après on descend.
La côte freine les pas, mais bientôt, depuis le sommet, la ville s’offrira à leurs yeux, blanche et paresseuse au milieu de la petite vallée. La montée et son propre poids fatiguent la femme ; elle s’arrête quelques instants et inopinément dit au jeune :
— Dans mon quartier, on apprécie beaucoup votre père. Le peu de restes de la coopérative, il les distribuait toujours aux pauvres.
— Il a toujours été très généreux. Mais pourquoi ne m’avez-vous pas dit que vous le connaissiez ?
— Mon mari Jules s’est fâché avec lui. Un jour, il a voulu le soudoyer et cela s’est mal passé. Votre père a appelé la police pour porter plainte, mais finalement il l’a retirée.
— Mais pourquoi a-t-il voulu le soudoyer ?
— Jeune, aujourd’hui rien n’est facile si tu n’es pas un peu dégourdi. Jules est devenu un peu contrebandier, mais par nécessité ; probablement votre père lui avait proposé quelque chose d’illégal.
— Mon père est très scrupuleux, mais il n’est pas rancunier. Je suis sûr qu’il a déjà oublié cet incident.
Et comme s’il cherchait à innocenter son père d’une faute imaginaire, il relate à la femme la vie difficile de cet homme après le décès de son épouse. Cela a été tout un programme pour affronter la vie, élever ses six enfants et les éduquer convenablement.
Depuis le sommet du col, ils peuvent maintenant contempler l’étendue de la ville que le soleil couchant peint d’un rouge camé. Un magnifique tableau qui leur offrira bientôt repos et chaleur familiale. Pablo pose la valise au sol et, ne pouvant contenir sa joie, dit à la femme :
— Les absences rendent les choses plus réelles. Notre ville est belle, je ne l’avais jamais vue ainsi !
— Mon absence est plus courte, mais je ressens cette sensation en vous voyant si radieux.
La descente et l’air chargé des senteurs de pin et de romarin les aident à marcher plus aisément. Mais une fois de plus, Pablo pense à Aurora et est tourmenté par le fait de ne pas savoir si elle l’attend. Pourquoi n’a-t-elle écrit qu’une seule lettre ? Il pose de nouveau la valise au sol et demande à la femme :
— Connaissez-vous une jeune femme nommée Aurora Lirio ? Elle travaille depuis longtemps chez Doña Angela, la veuve de Don Bertran ; son père est très connu en ville par le surnom « l’éminent. »
La femme lui sourit et lui répond avec courtoisie :
— Qui ne connaît pas Doña Angela dans notre ville… ? Mais cette Aurora, je le regrette, je ne la connais pas. Est-elle votre fiancée ?
— La guerre nous a séparés alors que nous commencions à nous fréquenter. Maintenant, j’ai peur de faire face à cette absence ; je lui ai écrit plusieurs lettres, mais elle ne m’a répondu qu’une seule fois.
— Vous savez, en ces temps troubles, le courrier fonctionne mal et de nombreuses lettres n’arrivent jamais à leurs destinataires. Je suis sûre qu’elle vous attend, et si ce n’est pas le cas, en raison de cette maudite guerre, il ne manque pas de jolies filles dans notre ville… Jeune homme, animez-vous !
Les paroles de la femme l’ont quelque peu stimulé, mais il ne lui répond pas. Chaque pas qui le rapproche de la ville le rend plus sceptique et il ressent intérieurement quelque chose qu’il ne peut définir.
Les faibles lumières entre les peupliers à l’entrée de la ville commencent à s’allumer. Pablo est submergé par son émotion. Même s’il est heureux de poser les pieds dans ces rues qui lui ont tant manqué, il a le pressentiment que tout a changé. Peu de personnes se promènent dans les rues et l’avenue commerçante est pratiquement vide, avec ses devantures fermées. Il veut se remonter le moral, chasser ses craintes et ne penser qu’à sa famille, mais il sent un nœud se former dans son estomac. Finalement, devant la maison de Josefa, il reprend courage et lui dit avec grâce :
— Vous êtes arrivée à votre palais, je vous souhaite un agréable séjour !
La femme rit et, tandis qu’elle change de bras le petit enfant, lui répond avec plaisir :
— Je n’oublierai jamais l’aide que vous m’avez apportée. Vous pouvez compter sur moi si vous avez besoin de quelque faveur que ce soit, vous savez où j’habite.
Gracieusement, Pablo s’incline devant elle et lui murmure :
— Laissez les remerciements de côté et rentrez rapidement chez vous ; l’odeur que cette valise laisse derrière elle peut vous causer des ennuis.
Et pendant qu’il caresse les joues de la petite, il ajoute :
— Quand je pourrai, je viendrai vous saluer, ça a été un plaisir de marcher à vos côtés. Prenez bien soin de votre petite nièce.
C’est peu dire à quel point ses sens ont été perturbés, mais il reprend son baluchon et s’éloigne rapidement avec un sourire. Avant de tourner dans la rue, il regarde en arrière et salue de nouveau la femme de la main. Maintenant, il continue joyeusement son chemin, il sait que sa rue se trouve à deux encablures plus hautes, et sa famille. Demain, oui, demain, il cherchera ces yeux noirs dont il a tant rêvé. Dans le ciel presque noir, les étoiles commencent à briller comme des diamants froids. Il soupire et pense au vieux sergent, se demandant : « Que va-t-il devenir ? »
Un chien un peu coléreux le surprend, mais l’animal est aussi maigre que lui, et malgré sa fatigue, il se sent plus fort. Il continue à avancer. Encore quelques pas, les derniers pas, avant que les larmes ne puissent rouler de joie.
Pablo ! Où es-tu ? Sors de tes rêves, à toi de jouer, lui dit son ami Matias.
Maladroit et surpris, Pablo lui répond vivement et dit :
— Cheval !
Un court silence parcourt la table, mais un autre compagnon de jeu lui répond moqueur en secouant la tête latéralement :
— Mais que diable ! Ce n’est pas possible, personne n’a joué le trois, c’est toi qui dois l’avoir ! Tu sais bien que c’est la carte qui a le plus de valeur.
— C’est vrai. Je suis un peu distrait. Pardonnez-moi.
— On a compris, l’Aurora t’a étourdi ! Bon, concentre-toi sur le jeu et ne sors plus ta montre de la poche, tu vas l’user !
Face à la moquerie, il se sent gêné et ne peut pas lui répondre. Il prend son verre et fait semblant de boire. Il fait chaud, très chaud, l’après-midi lui pèse, les heures semblent s’arrêter.
Comme tous les dimanches, dans la même taverne, Pablo se réunit avec ses amis, et là, tandis qu’ils boivent des verres de vin et mastiquent des pois chiches grillés, ils jouent aux cartes ou aux dominos. Et c’est ainsi qu’ils se reposent avant de recommencer une autre longue et dure semaine de labeur. Mais aujourd’hui, ses compagnons ont raison, Pablo n’est pas dans le jeu et continue de penser à Aurora. Il réfléchit à la manière de l’aborder demain dans la maison de Doña Angela. La nuit dernière, le cœur oppressé, il a cherché des mots doux et a même envisagé de lui écrire un poème, et comment, en silence, il le lui donnerait et attendrait que les yeux de la jeune femme s’illuminent face à ces mots magiques. Mais comment résoudre cette énigme que lui dicte son cœur quand sa tête ne transmet pas à sa main ce qu’il doit lui écrire ? Il lui reste encore une nuit, une longue nuit pour trouver la solution. De nouveau, sous les regards étonnés de ses amis, il regarde vers la rue, puis de nouveau sort sa montre de la poche. Il fait encore jour, il fait chaud, la fumée le gêne et jamais une partie de cartes n’a été aussi fastidieuse. Il doit se lever, fuir cette atmosphère chargée de fumée, et respirer l’air frais. Soudain, il se lève de sa chaise et leur dit conciliant :
— Je suis désolé, je ne me sens pas bien, je dois sortir prendre un peu d’air.
Il reste debout, et pour se faire pardonner, il ajoute :
— Je vous invite à boire un rafraîchissement dans le parc municipal.
En marchant, il doit faire face aux blagues de ses amis ; elles le laissent indifférent, et quand il peut, lui aussi, il leur répond en ripostant de la même manière. Leurs rires remplissent le silence de la rue, un silence anormal ce dimanche, un silence qui finalement attire l’attention des jeunes hommes. L’un d’eux s’arrête, écoute, et leur dit :
— Il y a quelque chose d’étrange que cette rue soit aussi déserte. On n’a pas vu une seule fille pour lui envoyer un compliment. C’est étrange !
Mais la solution à cette énigme, ils vont la trouver quelques rues plus bas quand le silence s’est rempli par les cris de certains manifestants qui les interpellent pour qu’ils s’unissent à eux. Ils portent les drapeaux tricolores de la république violet, jaune et rouge et crient avec force : « La garnison de Tétouan et de Larache est en rébellion, la République a besoin de nous, allons à la mairie demander des armes. » Ainsi, sans se rendre compte, les jeunes se voient entraînés et unis aux manifestants. De rue en rue, la troupe augmente rapidement et maintenant, on entend des cris de haine contre l’église et contre les militaires rebelles. Mais Pablo ne supporte pas ce climat de violence et de désordre, c’est une liberté qu’il ne veut pas à ce prix, même s’il sait que la Phalange fasciste se multiplie de jour en jour et se spécialise dans la violence, mettant ainsi la jeune république en danger. Plusieurs fois, il a entendu son père et son frère Luis commenter les rêves nationalistes, l’impétuosité de la phalange, et les prétentions monarchistes. Il ne comprend rien à tout cela, sa seule politique c’est la campagne et la nature. À son tour, la ville de Torrienta sort de son engourdissement ; la police se mobilise, mais plus personne ne peut mettre un frein à tous ces excités. Au milieu de la foule, Pablo continue avec angoisse et effroi. Il pense et dit à son ami, l’employé au moulin à farine :
— Matias, je n’aime pas tout ça, viens, on s’en va.
— Pablo, on se doit de défendre notre république, cela peut être une solution à notre pauvreté ; moi je reste ici, je veux manifester pour la défendre.
Et sans rien dire, Pablo se laisse glisser vers la queue des manifestants, puis prend une rue au hasard. Mais il se sent honteux et s’arrête. Que va penser son ami Matias ? Néanmoins, il ne se sent pas responsable et continue son chemin en pensant au rendez-vous qu’il a demain chez Doña Angela.
Les événements lui ont fait oublier sa montre, il marche rapidement vers sa maison car une barrière de nuages noirs annonce probablement une tempête comme cela est de coutume à cette époque de l’année. Déjà du sol se lève la poussière et de petits papiers, signe qu’elle ne tardera pas à arriver au-dessus de la ville, et dans peu de temps on entendra le fracas du tonnerre. Il lève sa tête vers le ciel et accélère ses pas.
En arrivant chez lui, il constate que son père est anxieux et réprimande sa sœur Niévès. Toutefois, ce qui est encore plus étrange, c’est de le voir vêtu de son costume en feutre foncé ; cela se produit rarement, seulement de manière très occasionnelle. Sans savoir pourquoi, il lui demande :
— Père, que se passe-t-il ? Je suis surpris de vous voir si élégant…
Juan ne répond pas, saisit sa main et l’emmène dans la cuisine. Assis face à lui, il lui parle comme s’il voulait le protéger d’un danger imaginaire :
— Des événements inattendus se produisent, plusieurs garnisons se sont rebellées contre notre gouvernement. Sois très prudent, ne te laisse pas entraîner sur de mauvais chemins et comporte-toi en homme. Je souhaite que tu restes fidèle à notre république et que tu comprennes certaines choses. Il n’est pas facile de gouverner avec autant de misère et de privilèges, on peut comprendre ceux qui ont perdu patience et qui demandent des armes. Le peuple porte depuis de nombreuses années le fardeau de la pauvreté et des humiliations. Je sais que tu as déjà les capacités nécessaires pour analyser ce que je viens de te dire, ne va pas te mettre dans des embrouilles et complications inutiles. Je pars maintenant à la Maison du peuple, nous avons une réunion très importante et je ne sais pas quand je serai de retour. Demain, ton frère et toi devrez nettoyer l’aire et préparer les outils pour la récolte du blé, n’oubliez pas d’ajouter les petites pierres qui manquent à la herse. Tout doit être prêt pour mardi ou mercredi, en fonction des conditions météorologiques.
Alors qu’il se dirige vers la sortie de la cuisine, Juan continue de réfléchir et regarde son fils. Il sait qu’il n’est pas préparé à affronter ces événements et se sent responsable. Sur le pas de la porte, il élève la voix en appelant Niévès, mais comme elle ne répond pas, il interroge sa fille Isabel :
— Où est ta sœur ?
— Elle est partie, père. Elle m’a dit qu’elle avait une réunion avec ses amis.
— Isabel, ta sœur m’inquiète, elle se laisse facilement influencer, j’ai peur qu’elle commette des sottises irréparables. Quand elle rentrera, ne la laisse plus sortir jusqu’à mon retour. C’est un ordre !
De sa chaise, Pablo a entendu les paroles de son père ; maintenant il est plongé dans une sorte de confusion, comme s’il venait de découvrir quelque chose de nouveau. Il en oublie même Aurora. La voix de son père le surprend :
— Pablo, une tempête approche, va voir dans l’écurie et vérifie les mules, si nécessaire, attache-les un peu plus court.
— J’avais prévu de le faire en arrivant.
Et après avoir lentement regardé son père, il ajoute :
— J’ai oublié de te dire que Doña Angela a besoin d’un conseil ; elle m’a dit que les vignes du bas sont probablement atteintes d’une maladie.
— Ces quelques ceps de vigne ont toujours été source de problèmes pour nous. Il aurait fallu auparavant les traiter au soufre. Informe-la que demain que je les examinerai dès que possible.
— Je lui ferai part. Demain, je dois récupérer mon salaire et prendre l’avoine pour les animaux.
— Bien, mon fils, très bien. À présent, reste ici avec tes frères et au retour de Luis, dis-lui de se joindre à notre réunion. Nous avons besoin de ses conseils.
Alors qu’il suit son père vers la sortie de la maison, Pablo observe la démarche noble et assurée de son père, et sourit. Il sourit car il sait qu’avant de quitter la maison, son père se regardera dans le vieux miroir ovale du vestibule pour vérifier son apparence générale, ajustera son chapeau en feutre noir puis prendra son parapluie, aujourd’hui, par obligation. Enfin, lorsqu’il ouvrira la porte, il jettera un dernier coup d’œil à l’intérieur pour s’assurer que tout est en ordre. C’est ainsi que cela se passe, il sourit puis lui fait un signe amical de la main.
Le vent frappe violemment une fenêtre et peu après, un coup de tonnerre sec et angoissant fait trembler les vieux murs de la maison. Dans la cour de l’écurie, la pluie et la grêle tombent violemment, et les éclairs dessinent des ombres fantasmagoriques sur les murs. Les mules sont nerveuses, mais la présence de Pablo les apaise, alors que la pluie se transforme en déluge. Les canaux du toit sale et recouvert de mousse déversent progressivement l’eau à l’intérieur. Les toiles d’araignées se parent de fines perles et finissent par détruire le travail méticuleux des insectes. Tandis qu’il caresse ses animaux, il pense aux dommages que ces violents orages peuvent causer dans les champs. Par expérience, il sait avec certitude que quelque part dans la campagne, pas trop loin d’ici, le fruit d’une année de travail sera anéanti, laissant le paysan encore plus appauvri et probablement endetté.
Enfin le déluge de grêle s’éloigne vers d’autres horizons, cherchant au hasard d’autres victimes. Dans la cour, les pots d’œillets et les géraniums détruits jonchent le sol partout. Malgré la faible luminosité, Pablo contemple le désastre. Il ramasse une fleur tombée et pense : « Quel dommage, Isabel qui prenait soin de ses fleurs avec tant d’amour... »
À l’intérieur de la maison, il appelle sa sœur, mais son silence le fait rire. Il monte dans sa chambre et, comme il l’imaginait, la trouve allongée, enveloppée des pieds à la tête dans les draps. Il sourit à nouveau et en se grattant la tête, il la taquine avec stratégie pour la faire sortir du lit :
— Bel… Bel, c’est passé. Ne crains rien, sors de là. Regarde, je t’ai apporté un de tes œillets préférés, celui-ci sent merveilleusement bon, c’est une merveille, mais je crains que beaucoup de pots soient abîmés.
Et comme si elle était poussée par une autre peur, Isabel sort en courant de la chambre. Encore une fois, Pablo rit et s’assoit au bord du lit. Il sait qu’il doit l’attendre là, pour soulager sa peine, et lui promettre son aide.
Alors qu’il attend, il se remémore son enfance avec elle. Elle a été sa deuxième mère lorsque la mort les a rapprochés, les rendant complices dans les moments de peine et de joie. Il sait que sa sœur est sensible, intelligente et humaine, que la bonne marche du foyer repose principalement sur ses épaules. Elle est la confidente de tous, celle qui sait alléger les souffrances, celle qui chasse les angoisses, celle qui sait dire oui ou non, et celle qui sait punir sans jamais lever la main. Tous la respectent, l’aiment. Luis dit toujours : « Quel dommage de gâcher un tel potentiel humain, elle aurait pu être une excellente enseignante ou une grande professeure. » En pleurant, elle s’arrête sur le seuil de la porte, lui montre une poignée de fleurs détruites, et lui dit en colère :
— J’ai pris soin d’elles toute l’année et finalement, regarde… ! Certains de ces pots étaient destinés à l’école de Luis.
Doucement, Pablo l’emmène sur le bord du lit, la fait asseoir, l’embrasse sur le front et pour apaiser sa peine, lui dit :
— Bel, demain, quand je reviendrai de chez Doña Angela, je t’aiderai à remettre tous tes pots en état. Je te le promets ! Après un long silence, comme s’il avait lui aussi besoin d’aide, il lui demande :
— T’ai-je déjà parlé d’Aurora ?
Dehors, tout est maintenant calme et serein. Les grillons frottent bruyamment leurs élytres, au loin, on entend encore le tonnerre. Ni Juan, ni Pablo, ni Luis ne peuvent arrêter la tempête. Le ciel et les hommes sont imprévisibles, seules les trois Parques (3) savent quand les ciseaux d’Atropos couperont le fragile fil de la vie et de la paix.
Les pas du jeune homme se font plus rapides et plus sûrs lorsque les effluves de la cave de Romerito lui parviennent, cette odeur lui procure de la joie. Il s’arrête quelques instants, ferme les yeux, respire l’air par le nez et soudain son odorat est stimulé. Content, il saute un peu, arrive en courant devant la porte de la cave. Elle est fermée, ce qui ne l’étonne pas car il est déjà un peu tard. Cependant, il trouve anormal qu’il y ait de la poussière sur les moulures de la porte et de la terre sur le trottoir. Cela l’étonne, Romerito aime la propreté et souvent réprimandait les passants distraits qui marchaient sur le trottoir encore mouillé. Seule l’odeur un peu âcre des vins et d’autres liqueurs atteste de ce qui est vendu ici.
Un peu triste, il pense à cet homme. Il s’était fait l’idée que ce serait lui le premier voisin qu’il irait saluer, avec qui il pourrait boire un bon verre de vin vieux, celui des tonneaux du fond de la cave. Ensuite, il marcherait vers sa maison. Il reste pensif. Il se souvient de sa propre enfance et de cet homme corpulent, très ami de son père, et surtout de la cave avec ses tonneaux et ses barriques. Il se souvient comment la mousse rosée et odorante montait sous le robinet, c’est ainsi qu’il a pu apprendre les origines du moût. Le caviste donnait toujours accès à sa curiosité impertinente d’enfant. Quelle joie quand Romerito le laissait comme patron du commerce et lui disait : « Pablito, je vais faire une livraison, tu es le responsable jusqu’à mon retour. Si jamais Paquita la “grosse” vient acheter du vin, fais attention, elle marchande en disant que sa bonbonne ne contient pas douze litres, c’est faux. » Il attendait que cette femme vienne pour lui montrer qu’elle se trompait. Après il lui raconterait et penserait à la rigolade qu’ils auraient eue ensemble.