Vivre sans ma mère - Cyrille Kenabomo Lendzo - E-Book

Vivre sans ma mère E-Book

Cyrille Kenabomo Lendzo

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Beschreibung

Adolescent, Éric Ata-Nkalé voit sa vie basculer lorsqu’il perd sa mère. Désormais sous l’emprise de sa belle-mère, Brigitte Moyindo, une femme autoritaire et répressive, il subit, avec sa sœur Sandrine, un climat familial oppressant. Malgré les brimades et les injustices, Éric refuse de plier sous le poids de la tyrannie et lutte, avec une détermination farouche, pour préserver sa liberté et construire sa propre voie. Face aux défis qui l’attendent, parviendra-t-il à transformer ses épreuves en force et à tracer un chemin vers la lumière ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Cyrille Kenabomo Lendzo, diplômé en lettres et spécialisé en journalisme, est l’auteur de plusieurs œuvres, dont "Triste fleur" et "Le train de la honte". Ses écrits explorent des thèmes universels avec une profonde émotion.

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Seitenzahl: 471

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Cyrille Kenabomo Lendzo

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Vivre sans ma mère

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Cyrille Kenabomo Lendzo

ISBN : 979-10-422-4736-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Dédicace

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À ma mère Okamatala Colette

 

 

 

 

 

Quelques tribulations de l’existence et certaines péripéties de la vie peuvent influer sur l’existence de l’homme, surtout si ce dernier a une petitesse d’esprit. Dit-on que : « chaque douleur a son enseignement ». J’en ai su tiré quelques enseignements sur certaines réalités de la vie. Je regardai pourtant à travers les volets en bois qui protégeaient toutes les issues de notre maison. Cette pluie intermittente qui s’abattait sur la capitale. Dans le quartier « Au Faubourg », quand il pleut, tous les habitants ne peuvent pas fermer l’œil pour oser dormir ; tout cela à cause de l’eau et du sable provenant le long de la grande colline qui environne notre quartier.

Nous vivions donc au pied de la colline. Toutes les eaux et le sable qui émanent de la colline lorsqu’il pleut engloutissaient nos maisons. Heureusement pour nous, nous n’étions pas proches du pied de la colline comme l’étaient nos voisins du quartier, exposés vraisemblablement aux déchaînements des eaux de la colline. Mais, en dépit de cette proximité non négligeable avec la grande colline, je dirais que nous étions quand même dans le quartier « Au Faubourg ». Ce qui signifie que nous subissions le même sort que d’autres citoyens du quartier, car l’eau et le sable provenant de la grande colline s’abattaient fougueusement contre notre mur et notre portail. Cela nous obligeait à la fin de la pluie à désensabler le mur et le portail pour avoir la possibilité de sortir de notre parcelle pour vaquer aux activités du quotidien.

Cependant, cette pluie intermittente préoccupait ma mère non seulement à cause du déchaînement de l’eau, mais surtout à cause de ce jour exceptionnel du premier octobre qui n’est pas un jour comme les autres. Le premier octobre, c’est le jour de la rentrée scolaire à Ntsouri. D’où, ma mère implorait le ciel pour que cette pluie drue cesse de tomber promptement afin qu’elle nous conduise à l’école. Moi qui devrais aller pour la première fois à l’école y compris ma sœur qui passait déjà en classe de CE 1.

À travers les volets, je tressaillais en observant cette splendide pluie qui s’abattait sur le paysage verdoyant de ce quartier excentré. Les bruissements des gouttes de pluie qui retentissaient sur les toits de la maison me plongèrent dans une sorte de mélancolie que j’aurais souhaitée interminable. En effet, ces gouttes d’eau caressaient les tôles avec une suavité exquise et délicieuse qui renforça avec volupté cette langoureuse rêverie qu’affectionnent les plus petits. Je fermai les yeux avec douceur afin de mieux écouter cette harmonieuse symphonie offerte par la nature. La musique de la pluie avec les toits était si belle que j’eus lascivement l’idée de ramener mes deux mains vers mes tempes pour mieux couvrir mes oreilles. Et puis j’appuyais légèrement mes deux mains contre les oreilles. Aussitôt, je rendis la musique de la pluie résonnant sur les tôles plus agréable, car mes deux mains venaient d’ajouter d’autres épices à cette musique. Les yeux toujours fermés, je me suis laissé aller dans une sorte d’évasion sans fin et sans retour.

 

Ce n’est qu’après que j’entendis comme dans un rêve une voix qui m’appelait au loin. Mais, je n’entendais rien et absolument rien à cause de la beauté lascive de cette ritournelle qui se répétait en moi. Soudainement, je sentis quelqu’un me secouer tout doucement à l’épaule en disant :

— Éric ! Éric ! Éric ! Qu’est-ce qu’il y a, Éric ? s’écria la voix de la personne qui venait de me tenir à l’épaule.
— C’est rien, maman ! répondis-je tourmenté à cause de ce plaisir coupé.
— D’accord. Il est temps, mon fils, viens porter ton nouvel uniforme. Cette pluie tropicale va bientôt finir. Tu sauras ce que sont les délices de l’école, dit-elle.

 

Je résistai à l’appel de maman à sortir de ma chambre en prétextant une jeune carie dentaire. L’instinct maternel me fit comprendre que je n’avais pas vraisemblablement la carie dentaire, mais j’avais peur d’aller pour la première fois à l’école. Elle me tint par la main et m’emmena au salon pour me vêtir de cet uniforme, chemise blanche et culotte bleu de nuit. J’abhorrais l’uniforme, mais ce qui me fit plaisir dans tout cela, c’étaient les belles chaussures noires que l’on m’avait achetées pour la circonstance. Il y avait aussi des chaussettes blanches qui m’attendaient sur le divan de notre salon et à côté le cartable rouge avec des rayures noires. Je détestais ça ! Ce qui m’importait, c’étaient les chaussures et les chaussettes neuves. Dès qu’elle eut fini de me vêtir, je découvris que mon uniforme était une salopette. La pluie prit fin. Je maudissais cette sublime pluie dont j’avais apprécié la suavité tout à l’heure. Ainsi, ma mère conduisit moi et ma sœur accoutumée à ce genre d’exercice : se lever tôt et revenir l’après-midi à la maison. Puisque deux ans auparavant, elle avait entamé ses études au cycle primaire. « Exercice ennuyeux ! » disais-je quand je la voyais rentrer. À présent, le tour me revenait d’amorcer cet exercice de tous les jours.

 

J’étais exaspéré quand nous traversions les grandes artères non bitumées du quartier « Au Faubourg » qui ressemblait bien évidemment à certains coins du village de mon pays. En effet, je voyais encore dans le quartier quelques configurations et certaines odeurs du village que j’ai ressenties l’année dernière lorsque mon père avait été affecté dans l’hinterland. Lorsque mon père m’avait dit que nous retournerions à Si-Dieu-le-Veut, la capitale, j’avais cru que ce serait une belle ville avec le bruit des véhicules, motocyclettes, moto-cross, gratte-ciel et autres. Or, c’était le quartier « Au Faubourg » qui devait nous accueillir avec son splendide paysage qui n’était pas loin de celui que je contemplais tous les jours au village natal de mon père, là où il avait été affecté. Alors, que croyez-vous ? Que je suis né au village ? Détrompez-vous ! Je suis né dans la ville de Si-Dieu-Le-Veut. J’ai quitté ladite ville pour l’hinterland à l’âge de deux ans lorsqu’on avait affecté mon père pour prêter ses services aux paysans de Ntsouri. Mon père était infirmier.

 

Quand je traversai les ruelles de la périphérie de Si-Dieu-le-Veut, je compris qu’on était dans le quartier excentré de la ville. Ma mère me promettait d’aller me faire visiter la ville avec tous les brouhahas ainsi que toutes les couleurs qui la caractérisent. Arrivés devant le portail de notre école Saint Sylvestre, peinte en marron, celle-ci était ébranlée à cause des eaux de pluie et des sables qui avaient brisé le mur en entraînant l’écroulement du portail. La voie était béante, le surveillant régulait les trois rangées d’élèves qu’il faisait rentrer un à un dans la cour de l’école. Ce surveillant fit signe à ma mère lorsqu’il la vit entrer avec moi et ma sœur dans l’enceinte de l’établissement. J’ai pâli de peur lorsque j’ai vu ma maîtresse qui exhalait un parfum capiteux qui ravissait mes narines. Elle montrait une liste qu’elle tenait en désignant par son index droit mon nom et prénom. Je serrai très fort les deux pieds de ma mère qui me cajola en signe de réconfort, comme quoi : « mon fils, l’école c’est ton avenir ».

Ma maîtresse me prit gentiment par la main pour me conduire dans la salle de classe ; la lutte fut rude a priori. Je me cramponnais au pagne de ma mère que j’ai même failli ôter à force de le tirer. Ma mère ne réagissait nullement quand on m’emmenait allègrement. Je déduisis aussitôt que c’était une conspiration bien fomentée et bien huilée a priori par les tenants et les aboutissants de cette razzia comme à l’époque de la traite des Noirs. Oui, ce sordide commerce de la honte ; ni ma mère ni la maîtresse, aucune personne n’eut pitié de moi lorsqu’on m’emmenait dans cette salle de classe ressemblant au marché de Typo-Typo. J’éclatai en sanglots. Je vis, à travers la fenêtre de la salle de classe dont les volets n’existaient plus depuis fort longtemps, les furieuses eaux de pluie poursuivre leur course. C’est à travers ces volets que je vis ma mère qui accompagnait allègrement Sandrine vers sa classe. Cette dernière, habituée à la chose, ne pleurait pas. Mes pleurs devinrent de plus en plus tristes quand ma maîtresse imposa son autorité en me blâmant avec de sévères railleries, car pour elle c’en était trop. J’eus la peur de ma vie.

En me plaçant au premier banc de la première rangée de notre classe, près de la grande fenêtre nue. Je humais l’odeur humide et tiède du vent mêlée au parfum de ma maîtresse qui réussit à me séduire en dépit de l’âpre lutte de tout à l’heure. Je n’osais pas regarder derrière la classe par crainte des moqueries des autres camarades de classe. Mon voisin d’à côté me regardait à la volée comme pour me dire : « C’est un vrai poltron, ce bambin ! Un trouillard, une poule mouillée ! »

À l’instant où ma maîtresse tourna le dos pour écrire quelques voyelles et consonnes au tableau, je sentis des bouts de papiers froissés et pliés tomber alternativement sur ma tête nue. Je n’eus pas le courage de me retourner pour défier mes adversaires. Je retins mon souffle. Taciturne que j’étais, je n’eus pas non plus le courage d’alarmer la classe en général et la maîtresse en particulier. Irrité par l’attitude de ces élèves, je feignis de regarder les voyelles et consonnes qu’écrivait ma maîtresse sans comprendre la moindre chose à ce charabia. Ces sadiques continuaient à me mitrailler implacablement. À cet instant, comme par magie ou par chance, je ne sais plus, ma maîtresse se retourna pour reprendre son banc afin de s’asseoir. Elle vit voler des tas de bouts de papier qui atterrissaient sur ma pauvre tête que j’avais d’ailleurs baissée à cause de l’effet de ces bouts de papier et de la tristesse qui assommait mon esprit.

Sur un ton autoritaire et pédant, elle hurla comme une lionne de la forêt équatoriale. Je sentis un calme absolu s’installer dans la salle, comme quoi, le roi de la forêt a hurlé, les petits singes et autres pintades doivent se taire pour laisser place aux rugissements du plus fort. C’est là que je sentis et compris qu’elle était la vraie patronne de ces lieux. Puis après, j’observais cette dame silencieusement dans ma peur comme le fait tout môme curieux, et ce qui m’impressionnait chez elle, c’étaient ses balafres atteignant ses lèvres lippues, mais sensuelles. Cette dernière descendit de l’estrade et regarda ma tête avec mansuétude. Elle se dirigea vers le fond de la classe et enjoignit à ces élèves cyniques d’aller se mettre débout sur l’estrade. Je m’attendais à ce qu’ils subissent un châtiment exemplaire, que je souhaitais d’ailleurs de tous mes vœux.

Je fus désarçonné, croyant que la maîtresse allait se limiter à cette punition, que je jugeais très légère. Finalement, la maîtresse les mit « appui en avant ». Ce n’est que bien après que cela m’a réjoui, puisque, quelques minutes après, ces apprenants pleuraient tous de cette punition. Ce n’est que le coup de cloche de la récréation qui les sauva. Sinon, s’il ne tenait qu’à la maîtresse… elle n’avait pas l’air de badiner avec quiconque. Ça se faisait voir !

Devant la porte de la classe, quand je m’apprêtais à aller me recréer avec Sandrine dans la cour de l’école, j’entendis des bourdonnements sourds de quelques élèves qui maugréaient en ce terme : « Signé ! » C’est un peu plus tard que j’ai compris que « Signé ! » signifie « à nous deux à la fin de l’heure ». Dès que j’ai franchi le seuil de la porte de notre salle de classe, Sandrine vint me chercher pour aller m’acheter la glace « sky » dans la cour chez l’un des marchands qui vendaient des friandises de tout genre. J’étais sauvé grâce à l’intuition féminine de ma sœur qui était un peu plus âgée que mes bourreaux qui eurent peur d’elle. Après une dizaine de minutes, j’entendis retentir un nouveau coup de cloche. Je vis la cour de l’école déserte. Je réalisai qu’il était temps de renouer avec les cours. Sandrine m’accompagna devant la porte de ma classe et je repris ma place offerte par ma maîtresse balafrée.

 

À midi, une autre cloche retentit, c’était l’heure de rentrer à la maison. Comme par miracle, Sandrine vint une fois de plus me chercher. Ceux qui m’avaient demandé « Signé ! » comprirent que j’avais une protectrice. Désemparés, ils abandonnèrent leur proie du jour. Dès le retour à la maison, en mi-chemin, je vis une multitude d’élèves dans la rue qui sortait non seulement de mon école, mais d’autres écoles du quartier « Au Faubourg ». Moi et Sandrine, nous enjambions en petits bonds des flaques d’eau stagnée après la pluie de ce matin. Certains élèves cependant marchaient allègrement dans la gadoue pour venir rincer leurs pieds dans ces flaques. Ce sont probablement des voluptés et des hallucinations de l’enfance insouciante. Puisque, étant enfant, tout est facile, on est comme de petits rois. On se sent cajolé, aimé et affectionné en toute plénitude. C’est ça l’avantage d’être enfant. Mais ce qui est vrai, on finit toujours par grandir un jour. Zut ! Alors, grandissez et vous saurez ce que c’est la vie avec toutes ses couleurs et toutes ses angoisses !

Arrivé à la maison, dès l’entrée, je vis ma mère venir m’embrasser comme pour me fortifier et me réconforter après m’avoir vendu comme jadis au marché de Typo-Typo en Tanzanie ou sur les berges de Loango au Congo, sur les routes des esclaves. C’était son mea-culpa à demi-mot. Oui, c’est ce que j’avais compris ; c’était sa manière de se repentir après m’avoir laissé seul dans ce monde appelé l’école où, pour ce premier octobre, je n’avais vu que du charabia, des oiseaux du genre échassiers ; des longues oreilles de certains mammifères, des bâtons avec deux jambes en dessous en forme d’athlète qui mène la course : donc le « i » manuscrit. Tout me paraissait bizarre. Je feignis de considérer cette flatterie comme pour lui faire comprendre que là où elle m’a laissé ce matin est un endroit insipide et sans importance.

Je gravissais fougueusement les marches de l’entrée de notre maison que mon père aimait appeler « son perron ». Après avoir ôté mon uniforme scolaire, je vins à travers les volets de ma chambre, j’appréciais les rayons de soleil de midi qui s’abattaient faiblement sur la terre mouillée, atténués par la fraîcheur de la pluie de ce matin. Le temps était très doux et généreux. Il s’harmonisait avec les herbes qui jonchaient la colline avoisinant le quartier « Au Faubourg ». C’était beau à voir à l’œil nu, cet ouvrage divin. Dans la cuisine, ma mère s’apprêtait à servir de la nourriture à table. Quand elle me vit, elle se pressa de me servir. J’étais prioritaire par rapport à mon père et Sandrine. Cela me réjouit beaucoup quand je vis ma mère déposer deux assiettes : l’une munie d’un morceau de poulet à la « mouambe » et l’autre de trois boulettes de manioc. Je déduisis que ma mère m’affectionnait sans conteste. Elle s’accroupit devant moi pour souffler légèrement de sa bouche un air frais pour refroidir mon repas.

C’est à ce moment que je vis mon père venir m’écarter les pieds comme pour m’apprendre les bonnes manières et comment se tenir à table. Malheureusement, je n’aimais pas manger à table en dépit de cette insistance de mes parents. À même le sol, je me sentais mieux, et surtout sur la moquette de notre salon. J’étais aux anges après chaque bouchée. Je savais apprécier les goûts des plats non réussis et ceux excellemment préparés. Je peux dire que je profitais pleinement de la vie. Une vie sans angoisse et sans souci. Après le repas, c’était naturellement la sieste, et après la sieste venait l’heure de taper un peu au ballon rond.

Mais, durant les premiers jours de l’année scolaire, tout était devenu différent. Mon père avait modifié l’heure de la distraction en faveur de la lecture et surtout de l’apprentissage qu’il m’imposa farouchement. Un précepteur fut mis à ma disposition. Il venait chaque jour m’apprendre à écrire et à lire ce charabia que l’on me montrait quotidiennement à l’école. Dans un premier temps, j’abhorrais ces enseignements et je marmonnais quelques mots que mon précepteur ne comprenait pas quand il me forçait de répéter après lui des voyelles et des consonnes, un exercice qui s’apparentait, à mes yeux, à un véritable chemin de la croix. Peu après, je pris goût à ce charabia qui me devint familier et compréhensible au fur et à mesure. Plus à l’école j’apprenais, plus mes performances augmentaient d’une drôle de façon. Mes bourreaux d’hier commencèrent à me fréquenter et à me respecter grâce à mon intelligence.

Ma maîtresse m’affectionnait de plus en plus parce que je lisais des choses qu’elle n’avait jamais enseignées en classe. Elle me laissait quelquefois le privilège d’enseigner mes amis de classe pour mieux faire comprendre à d’autres élèves que lire et écrire n’étaient pas de la magie. Elle vantait mes mérites en me laissant passer pour un surdoué. Or, j’avais un précepteur. Quelques mois plus tard, à la maison, lorsque mon père, ayant vu mes bulletins d’octobre à mai, constata que j’étais toujours le premier de la classe, celui-ci m’encouragea en promettant de m’emmener au centre-ville et de m’acheter un vélo si je décrochais mon examen en me maintenant parmi les cinq premiers de la classe. Cela fut un stimulus pour moi et je savais déjà dans mon for intérieur que je ne ferais qu’une bouchée de l’examen du mois de juin. J’aurais donc facilement ce vélo.

Cet après-midi du mois de juin, les manguiers commencèrent à fleurir. Leurs belles fleurs rouges et jaunes tombaient et se fanaient au sol où elles étaient à la merci des puces et des mouches. J’entendis la voix du grand-père Louis Ata-Nkalé et d’Adolphine Ata-Nkallé qui étaient venus rendre visite à mes parents. Dès que je rentrai dans le grand salon, grand-mère Andolo qui est le diminutif d’Adolphine vint me voler comme un rapace pour m’emmener dans le divan. Elle me caressait en postillonnant comme une vieille vipère alors qu’elle s’adressait à moi en me jetant des éloges et me félicitant pour avoir excellé à tous mes examens de passage. Cette dernière et mon grand-père Louis parlaient exclusivement la langue du terroir que je comprenais très peu ; cette langue qui me paraissait incompréhensible et ésotérique, mais charmante par son côté poétique : le téké. Parce que des formules, des acrobaties, des proverbes, des citations et même la forme de cette belle langue m’intriguaient tant et je m’évertuais à fortifier mes méninges pour le comprendre un peu plus. Quand grand-mère Andolo me posait des questions en téké, la langue de chez nous, je lui répondais en français. Exaspérée souvent dans nos conversations, elle rétorquait en téké fougueusement :

— Ah ! Vous les enfants de Si-Dieu-Le-Veut, vous ne parlez que ça ; ces foutues langues étrangères ! Vous n’apprenez jamais ce que vos aïeux vous ont légué de mieux, et cela au profit des autres cultures.

 

En écoutant de tels reproches, j’ai vite compris qu’elle me faisait plus des remontrances tacites que des éloges. Je me suis recroquevillé subrepticement dans le divan en signe de honte et d’humiliation. Franchement, je n’écoutais pas ! Mais mon père coupa court en faisant remarquer gentiment à ma grand-mère Adolphine qu’il allait apprendre cette langue belle et riche à ses enfants. De fil en aiguille, ils changèrent ipso facto le débat en allant aux choses plus gaies.

À la fin de l’année scolaire, tout le monde était dans la vaste cour de l’école. Je voyais des élèves cette fois-ci en civil. Des maîtresses et maîtres, le directeur et le surveillant général et tant d’autres hautes personnalités comme le député-maire et l’inspecteur de la circonscription électorale du quartier « Au Faubourg » y étaient présents. C’était le jour de la proclamation des résultats de l’examen de fin d’année. La cérémonie fut longue lorsqu’on appelait les cinq lauréats de chaque classe. On nous avait alignés par classe autour du drapeau de la République qui dansait superbement au rythme de cette belle brise permanente qui accompagne du matin au soir la saison sèche, cette belle saison grise. Je regardais avec lascivité et un réel sentiment ce drapeau tricolore qui s’agitait avec joie. Après avoir appelé les lauréats des classes supérieures, venait le tour de ma classe. Le premier lauréat à être appelé par monsieur le Directeur c’était : Ata-Nkalé Éric.

J’eus peur de monter au centre, là où se trouvaient les différents lauréats de l’année. Ma maîtresse qui était à mes côtés me fit signe de monter sur ce podium installé pour la circonstance. En obéissant à ce signe de l’œil de ma maîtresse, je rejoignis les autres lauréats avec des ovations qui provenaient de partout. Et puis arriva l’heure des distributions des cadeaux alors qu’un chapeau noir accompagné d’un fil avait été posé sur ma tête. Celui-là même que je vis sur la tête de chaque lauréat qui était à mes côtés. Peu de temps après, je vis une dame qui vint me donner des cahiers neufs dans un sachet transparent, une boîte de stylos, des crayons et des feutres pour préparer la rentrée prochaine. Cela sous des acclamations nourries de tous les spectateurs, dont ma mère qui avait un beau sourire éclatant étayé par la blancheur de ses dents bien alignées comme des grains de maïs cramponnés à leur épi.

Je ressentis la satisfaction démesurée de ma mère de constater que son enfant avait excellé en apportant cette cerise sur le gâteau. Puisque les articles scolaires que l’on venait de m’offrir constituaient un grand avantage pour ma mère qui ne chercherait plus à m’acheter les fournitures scolaires pour la prochaine rentrée scolaire.

À la fin de la cérémonie d’émulation scolaire, je descendis du podium pour aller en courant embrasser ma mère qui me regardait venir vers elle avec une extrême allégresse d’enfant voluptueux et débordant d’une joie indescriptible. J’embrassais ma mère qui me serra fortement dans ses bras et l’étreinte fut chaleureuse. Puis, elle me souleva en tenant Sandrine autour de la taille et nous rejoignîmes la maison. Dès notre arrivée à la maison, je vis mon père qui enlevait le sable provenant des collines du quartier « Au Faubourg ». Lorsqu’il se retourna, il laissa sa pelle sur le sable qu’il mettait de côté pour nous accueillir, j’improvisais déjà à l’instant une ritournelle de type : « Mon vélo, mon vélo, ce soir il doit sortir ! » Cette ritournelle fut reprise éperdument par Sandrine « bébé Hollandais » comme aimait l’appeler mon père qui enjolivait sa fille en la couvrant d’élogieux attributs de ce genre. Mais, ce qui est vrai, Sandrine était une fille prometteuse. Elle avait de l’avenir.

Elle était vraiment belle, ma sœur. Sa sveltesse et sa chevelure abondante héritée de ma mère faisaient d’elle sa photocopie ou, si l’on veut, son sosie. Celle-ci aimait l’appeler « Ma ndoyi1 ». Mais du côté scolaire, elle n’était ni brillante ni candide ; elle était moyenne. Elle rentrait avec le sourire parce qu’elle était admise à défaut de décrocher la première place comme c’était mon cas. Ayant connaissance de nos résultats, mon père nous embrassa au front ; un baiser que je jugeai quand même insignifiant. Ensuite, il dit qu’il nous emmènerait le lendemain matin en ville pour nous acheter ce qu’il nous avait promis.

Il était minuit passé quand je fus accablé par des insomnies. J’avais des fantasmes qui me paraissaient, je l’avoue, inexplicables. En fait, je ne savais pas pourquoi je ne dormais pas à cette heure-là alors que je n’étais qu’un adolescent. Un sentiment d’être bien aimé par mes parents, mêlé à une accumulation d’idées diurnes basées essentiellement sur la proclamation des résultats de l’examen de passage annuel que j’avais arraché avec brio, et aussi cette petite fille qui était deuxième ex æquo qui hantait mon esprit en raison de sa splendide beauté de fille gâtée et pourrie.

Myéré était intelligente et studieuse. Elle était dans la même salle de classe que moi, mais à la troisième rangée au moment où j’étais à la première où ma maîtresse m’avait placé. Depuis ma rangée, je la regardais subtilement du coin de l’œil de peur qu’elle me surprenne. Elle était mince et brune avec de petits yeux qui ressemblaient à ceux d’une Chinoise. Elle était taciturne de nature : c’est ce que j’appréciais en cette fille. Quand elle fermait sa petite bouche que les bouts des lèvres inférieures donnaient envie de caresser, elle l’ouvrait seulement lorsque la maîtresse balafrée l’interrogeait ou encore quand elle étirait involontairement sa bouche. J’admirais beaucoup ce mouvement. J’étais tombé éperdument amoureux d’elle, vous pouvez me croire.

Ne dit-on pas que « seuls les enfants savent aimer, et ce sans calcul » ? J’avais honte d’être éclaboussé ou humilié par un tiers, car je ne voulais pas me sentir aussi ridicule devant elle. Sur son banc, elle était entourée par deux jeunes bambins que je soupçonnais, entre autres, d’être ses amants. Mais je ne voyais pas parmi ses deux enfants qui entouraient ma dulcinée d’esprit, celui qui pouvait conquérir le cœur de la future mère de mes enfants. C’était terrible ! Un choc émouvant me harcelait quand je voyais un mâle de mon acabit près d’elle. Je faisais tous les gestes visibles pour qu’elle me regarde. Curieusement, elle n’accordait aucune importance à ma personne. Moi, Éric Ata-Nkalé, le grand bosseur de la classe ! Cette insensibilité m’agaçait à tel point qu’en rentrant à la maison, tous les gestes que je pus effectuer pour attirer son attention me revinrent et se répétèrent dans ma mémoire. C’est ainsi que cette nuit ma pensée s’en fut allée droit vers elle et surtout à sa magnifique robe blanche de princesse qu’elle avait portée à l’occasion de la proclamation et de la remise des cadeaux aux meilleurs élèves.

En ce jour de proclamation, pris par l’enthousiasme de l’émotion d’un côté et de l’autre aussi, j’observais au loin sa beauté placide et charismatique. Celle-ci était à la fois si froide et sublime qu’elle suscita un sentiment de mélancolie relatif à cette absence de ma perle rare. Ces trois mois de saison sèche pendant lesquels mes pauvres yeux de gamin seraient privés de voir Myéré. C’est ainsi que, cette nuit, l’insomnie mêlée à l’effusion de sentiment et de tendresse que j’avais pour cette fille m’empêcha de fermer l’œil. Agacé et suffoqué par le feu et la flamme de l’amour, je regardai cette splendide lune rougeâtre et des milliers d’étoiles qui commençaient à être voilées par le ciel brumeux du début de la saison sèche. La saison sèche, cette saison d’idylle où la clémence du temps permet aux millions d’habitants de Ntsouri de se déplacer sans en être perplexes et sans être embarrassés comme lors de la saison chaude. Pareillement au combat de la pluie contre le soleil où celui-ci a toujours raison de celle-là, le sommeil l’emporta sur l’insomnie. Quand je me suis réveillé à neuf heures du matin, j’entendais très loin et presque en sourdine la voix de mon père qui prononçait à plusieurs reprises au cours d’une conversation le mot : « le vélo d’Éric ».

 

Je bondis du lit et je vis Jérôme Ata-Nkalé, mon père, et Viviane Ata-Nkalé qui causaient à propos de mon vélo. À côté d’eux, Sandrine qui tricotait son écharpe en regardant attentivement l’aiguille qui faufilait dans le tricot qu’elle cousait.

— Ah, mon fils chéri ! Viens m’embrasser, je t’attendais pour qu’on aille au centre-ville. Mais j’étais dans ta chambre tout à l’heure, je n’ai pas voulu te réveiller, parce que je connais le poids d’aller quotidiennement à l’école. Et quand arrive l’heure des vacances, il faut en profiter. Viens m’embrasser ! dit mon père.

 

Après avoir pris mon bain, ma maman Viviane me rhabilla élégamment avec une salopette en jean dont les bretelles entrecroisées enfilaient ma chemise blanche en grands carreaux bleus. Quant à Sandrine, elle était très matinale. Car, après avoir aidé maman Viviane « Vivi » à faire la vaisselle et la lessive, elle s’était déjà apprêtée depuis huit heures pour aller visiter le centre-ville de Si-Dieu-Le-Veut.

Sur l’artère principale du quartier « Au Faubourg », mon père, moi et Sandrine attendions le taxi qui nous conduirait au centre-ville. Tous les taxis qui passaient avec lesquels mon père négociait la course refusaient de nous conduire sous le prétexte que du quartier « Au Faubourg » au centre-ville, cela faisait deux courses en raison de la distance. Je croisai les doigts pour qu’un bon samaritain puisse nous conduire au centre-ville que j’attendais impatiemment de voir depuis un bout de temps. J’avais peur que mon père change d’avis et reporte la visite à une date ultérieure. Je connaissais bien mon père qui ne disposait pas assez de temps pour de tels exercices de distraction. Il prétextait souvent son travail de médecin que j’avoue était aussi difficile par rapport au volume du travail, car les malades étaient très nombreux à Ntsouri. Il fallut attendre une demi-heure pour voir un taximan accepter le trajet en rehaussant légèrement le prix de la course à cause des raisons qui lui étaient propres. Je poussai un véritable soupir que mon père remarqua. Celui-ci lança un sourire narquois et railleur qui résumait tout de mon attitude. Il ouvrit la portière arrière, nous fit rentrer puis lui-même s’installa sur le siège avant où il s’adossa à côté du chauffeur.

Dans la voiture, je voyais défiler un magnifique paysage d’eucalyptus bien plantés et bien alignés de part en part de l’artère principale du quartier Au Faubourg. Ce bon vent frais de la saison sèche caressa mon front. Je humais ce vent frais et pur à pleines narines. Soudain, je vis apparaître ces sublimes eucalyptus soigneusement plantés sur environ deux kilomètres de long sur l’avenue du Faubourg. Nous arrivions déjà dans des quartiers populaires de Si-Dieu-Le-Veut que mon père nous faisait honneur de nous les montrer furtivement tout en apportant des explications sur les origines et les noms de ces quartiers. Au quartier Mayi ya Mungua qui débouchait directement sur le centre-ville, mon père nous expliqua l’origine et pourquoi on l’appelait ainsi. Mayi ya Mungua signifie l’eau salée de mer, et ce nom était attribué ainsi à cause de sa proximité avec l’eau de Si-Dieu-Le-Veut où les expatriés et tant d’autres étrangers venaient se baigner régulièrement en se reposant sur les grèves pour se bronzer la peau. C’est donc ce qui a valu à tout un quartier le nom de Mayi ya Mungua.

Impressionnés par ce nom, moi et Sandrine mitraillions mon père d’autres questions futiles qui embarrassaient le vieux Jérôme. Dès l’entrée du centre-ville, je commençais à regarder ces hauts immeubles, alignés et éparpillés dans la ville en forme de champignons qui naissent naturellement dans la forêt abondante des Tropiques. J’eus immédiatement le sentiment et le plaisir extrême qui adoucirent mon cœur comme un baume invisible. Mon père n’avait jamais eu le temps de m’emmener en promenade, car de temps en temps mon père était appelé à aller servir dans l’hinterland pour sauver la vie des paysans. C’est ce qui nous portait préjudice, moi et ma sœur. Raison pour laquelle, nous étions abasourdis et interloqués devant cette scène où certains grands immeubles défiaient le ciel. Pour moi, ce fut donc un grand moment. Il fallait profiter de cette vue merveilleuse, d’où je regardais obstinément ces bâtisses avec la dernière énergie et le dernier souffle. L’un d’eux attira mon attention. Cet immeuble très haut surmonté et couronné de baies vitrées bleuâtres devant lequel ma petite taille s’apparentait à celle d’une fourmi face à un homme.

J’avais les yeux levés tout le temps que je marchais sur le trottoir de l’avenue du « Quai des vivants » heurtant par inadvertance, par moment, d’autres piétons qui me regardaient d’une drôle de manière, le tout sous les réprimandes de mon père et de Sandrine qui prétendaient dire « je leur fous la honte. » Je profitais de ma candeur et de ma naïveté d’enfance pour continuer à regarder lascivement ces mirages. Que c’était beau ! Au pied d’un magasin, je vis divers articles à travers la devanture : vêtements de tout genre, basins, costumes, chaussures diverses pour hommes et femmes. Il y avait de l’autre côté des colliers…, un véritable bazar quoi. J’attendais impatiemment de voir la première boutique où l’on vendait des vélos pour forcer mon père à y rentrer et éventuellement acheter. Comme on le dit très souvent, quand on finit par dire une chose, celle-ci finira par se réaliser. Un grand magasin qui n’était pas tributaire d’un immeuble comme je l’avais vu en nombre depuis mon arrivée au centre-ville. C’était plutôt une maison très sobre, construite en deux pentes recouverte de tuiles en argile. Devant sa grande devanture, on pouvait voir des vélos, jouets d’enfants comme des voitures, de petits motards avec des policiers qui les conduisaient ; des robes de mariage, des annuaires. Dans une autre devanture précédant la première, on pouvait voir des vélos.

Je tins mon père par la main en le tirant pour le forcer à entrer à l’intérieur de ladite boutique. Ce dernier s’exécuta sans résistance, ni imposer son autorité de père. Une effusion de joie envahit mon cœur d’enfant tout en louant mon père. À l’entrée, une musique qui se jouait et s’écoutait en sourdine enveloppa mes oreilles : c’était la musique des Bantous de la capitale enjolivée par la superbe voix de Kosmos Moutouari émaillée de la mélancolie qu’il sait faire pour entraîner ses mélomanes au septième ciel des plaisirs. En tout cas, cette musique constituait en cette période de saison sèche le sommet du plaisir et de volupté pour mes oreilles musicales avec cette fibre artistique que j’avais dans mes veines. À l’intérieur du magasin, des tas de vélos enchaînés les uns après les autres, les armoires faites d’acajou avec de superbes vitres, des tablettes dont le dessus était refermé entièrement par une vitrine transparente, des télévisions en couleur, des radios et des chaînes musicales de type hi-fi, des ventilateurs et tant d’autres objets qui faisaient de ce magasin le plus grand parmi tant d’autres. Un bonhomme vint nous accueillir avec un gros sourire des vendeurs et la délicatesse qui caractérisent les commerçants. Ce dernier nous accompagna en nous indiquant les prix de tout ce que mon père lui demandait. Après une dizaine de minutes, notre vieux Jérôme parvint à se convenir sur le prix du vélo énoncé. Mon père m’a demandé mon choix et mon goût parce que dans mon refrain et dans ma tête, tout ce qui se répétait c’était le mot XN. Conscient de ne pas savoir pédaler, mes idées se centralisaient exclusivement sur la manière de manœuvrer les pédales que je voyais beaucoup d’enfants manipuler aussi aisément.

 

L’achat des robes de Sandrine et des chaussures de mon père ne me préoccupait que très peu, car toutes mes pensées étaient figées sur ma bicyclette. Je ne souhaitais plus qu’un taxi se présente devant le magasin pour rentrer au bercail. Ce qui animait mon cœur, ce n’était que de la joie et j’étais devenu moi-même aux anges et très gentil à cause de ce que je ressentais de cet achat. Si vous vous fussiez mis dans ma peau pour savoir vraisemblablement ce qui s’y passait, j’étais devenu que plaisir. Pour assouvir le besoin d’un petit enfant, il faut savoir au préalable ce qu’il veut, et si son besoin est mal orienté pour son épanouissement psychique et moral, abstenez-vous de le satisfaire. Mais si celui-ci est bien exprimé pour faire son bonheur, n’hésitez pas à le réaliser, car au bout du compte, il finira par concrétiser sa vocation pour sa vie future. À la sortie du magasin, paradoxalement, les taximen ne firent pas les mêmes caprices comme à l’allée. Semble-t-il que ces caprices de l’allée sont liés au nombre important de gens qui se ruent à leurs lieux de travail au centre-ville, alors que le retour est facile à ces heures d’avant-midi parce qu’il n’y a pas assez d’affluence. C’est au-delà de l’après-midi que ces caprices reviennent.

Dès notre arrivée à la maison, même la nourriture de midi ne m’intéressait pas. Je balbutiais en pédalant ma bicyclette XN. L’ensemble de l’apprentissage, je vous jure, finissait par le trébuchement et la chute du vélo pour se blesser aux genoux et parfois aux coudes pour protéger ma tête et surtout le front.

La saison sèche commençait à céder petit à petit la place à la saison des pluies du mois d’octobre. Dès la fin du mois de septembre, les parents commençaient déjà à penser au mois prochain. Tandis que je souhaitais la venue de cette nouvelle rentrée scolaire pour voir encore ma dulcinée de l’esprit, ma tendre et douce Myéré. Cette Myéré à qui je ne parvenais pas à dire que je l’aimais tant. Je me contentais de conserver précieusement cet amour tacite dont je souffrais le martyre.

Le premier octobre arriva, tradition oblige, tous les parents amenèrent leurs progénitures à l’école. Comme par accoutumance ou par simple coïncidence, la pluie était au rendez-vous comme lors de la dernière saison sèche. À la différence près, il ne pleuvait pas abondamment. C’était cette espèce de pluie fine et intermittente d’octobre qui donne une santé aux mangues et aux feuillages des manguiers qui ont beaucoup souffert de la poussière de la saison sèche. Mais il fallait voir la beauté de la frondaison et celle de la ville de Si-Dieu-Le-Veut en ce moment de l’après-pluie ; une espèce de paradis à part entière occasionnée par ce beau temps doux, calme et sublime. J’avoue que ce temps d’après la pluie me rendait mélancolique, pensif en bien et non mal, car il me permettait de réfléchir. Il m’inspirait beaucoup. Il faut être un poète aguerri pour décrypter les sensations et plaisirs qui m’accablaient.

Comme ma mère était accoutumée de nous conduire au premier jour de la rentrée de l’école, elle respecta la tradition. Elle mit d’abord de côté toutes ses occupations ménagères et pécuniaires pour nous conduire à l’école en ce jour du premier octobre. Pour ma deuxième rentrée scolaire, je n’avais plus peur comme lors de la première fois. Je vis ma mère qui nous laissa devant la porte de nos classes respectives ; celle de Sandrine qui allait au CE2 et moi qui passais au CP2.

Comme tout bon parent, maman Viviane « Vivi » ne souhaitait pas que ses enfants restassent des malotrus, cette bande de goujats qui occasionneraient à la société des malheurs et des préjudices de toutes sortes. Je voyais partir cette maman qui avait le sentiment d’avoir accompli sa mission de mère. Cette splendide créature qui nous parlait d’une voix dolente lorsqu’il s’agissait de nous prodiguer des conseils. Elle n’utilisait pas seulement la carotte, mais aussi le bâton pour imprimer son autorité comme toute bonne mère. Puis le tout une véritable éducation de base pour laquelle son mari était fier de sa femme qui restait incessamment à côté de ses enfants en leur inculquant de sages conseils. Mais j’étais toujours docile en dehors de cette éducation reçue, c’était naturel, y compris ma sœur Sandrine. C’est d’ailleurs ce qui facilita la tâche à maman, la mère nourricière.

À propos de l’éducation, il y a effectivement des enfants nés dociles, obéissants et respectueux et ceux-là qui s’autoéduquent avec notamment l’appui des conseils des parents. Cela constitue un élément essentiel pour une éducation plus que parfaite du môme. Cependant, d’autres naissent récalcitrants et rebelles, tumultueux, agités et bruyants, insensibles à tout conseil ; ceux-ci constituent un véritable goulot d’étranglement pour les parents. Pour parvenir à leur imprimer une bonne éducation, il faut les dompter en imposant l’autorité parentale qui consiste à parler et reparler maintes fois à ce genre d’enfants en prenant comme modèle sa famille ou d’autres familles exemplaires. Mais pour mon cas, je savais m’autoéduquer ; et cela à l’image de mes parents qui formaient un couple heureux.

Dans ma nouvelle classe, je n’étais pas pris par ma maîtresse du CP 1. Je voyais maintenant un homme de teint sombre et élancé dans sa blouse d’instituteur. Je compris très vite qu’il s’agissait de mon nouveau maître. À mon côté, celui-ci avait placé un albinos qui au fil de temps se montrait réceptif aux enseignements. Vraisemblablement, il disposait de bonnes facultés intellectuelles en dépit de sa peau chagrine considérée par le commun des mortels comme un handicap. Cette carnation qui donne lieu à des fantasmes mystiques pour celles et ceux qui ont l’étroitesse de l’esprit.

Un peu loin, à la troisième rangée, je vis Myéré dans son nouvel uniforme. J’eus des frissons et des battements de cœur tout en sachant que mon âme sœur avait été affectée encore dans la même classe que moi. Un véritable stimulant pour ne plus avoir des échappatoires à sécher les cours. Franchement, l’année passée, si je n’avais pas séché un seul cours de la maîtresse balafrée, c’était en partie à cause de ma Myéré. Étant donné qu’elle ne remarquait pas mes agitations, mes simagrées puis quelques-uns de mes mouvements désespérés, j’étais obligé de m’affirmer à l’école en sortant premier à chaque examen de passage pour attirer son attention. Un peu comme l’année précédente.

 

Elle était d’abord insensible, indifférente, un peu arrogante et prétentieuse face à tous mes gestes. Au fur et à mesure, elle avait fini même par capter mon nom et le mémoriser grâce aux compliments qu’ajoutait la maîtresse lorsqu’elle vantait mes mérites. Mais au CP2, en la voyant, je décidai de rééditer le même exploit comme l’année dernière pour prouver à ma Myéré dont les flammes de l’amour platonique que j’éprouvais me brûlaient que j’étais un génie pour qu’elle approuve mes avances quand je les lui ferais. Comme quoi, la femme peut être aussi un vrai stimulant pour l’homme afin de le voir exceller dans n’importe quel domaine de la vie. Maman Viviane était étonnée de voir le soir du jour de la rentrée mon empressement à propos du répétiteur qu’elle devrait probablement engager dans un ou deux mois. Mais moi, je le voulais tout de suite. J’avais un plan, celui de connaître des choses à l’avance pour exhiber et étaler mon génie afin de satisfaire mes parents bien évidemment, mais surtout ma Myéré.

C’est ce qui se réalisa du CP 1 jusqu’au CM 2. J’étais le génie, le modèle de mon école et j’étais parvenu même à avoir la sympathie de Myéré qui s’attacha enfin à moi en classe de CM 1. De l’amour tacite de six ans on est passé à l’amour sentimental dont on savait apprécier l’un et l’autre les qualités morales et physiques, la grandeur d’âme et les finesses de l’esprit que l’on nomme : les deux grands esprits.

À la récréation, sous des arbres de notre école, on pouvait nous trouver là en train de converser en se regardant les yeux dans les yeux. On mêlait des conversations idylliques à celles des études et notamment du certificat des études élémentaires primaire (CEPE) que l’on préparait et qui devrait nous conduire au collège. J’avais totalisé mes onze années ainsi que Myéré. Mais je sentais déjà les prémices de l’âge pubertaire chez Myéré. Elle se développait d’une drôle de manière comme l’hirondelle annonciatrice du printemps grâce à ses formes généreuses. Sa poitrine de jeune fille en tout cas présageait déjà qu’elle serait agressive et opulente quand elle deviendrait adulte sans compter ses cuisses dodues et son corps potelé que seul Dieu connaissait le secret. J’avais un paradoxe rêve de grandir très vite pour aller demander la main de Myéré chez ses parents, car les feux et les flammes d’amour faisaient agoniser mon pauvre cœur d’enfant et leurs étincelles rendaient très difficiles mes nuits en majorité perturbées. J’essayais de dormir que lorsque des tisons d’amour s’éteignaient progressivement grâce à l’immensité, la magie et le mystère du sommeil qui m’absorbait graduellement pour se rallumer vivement le lendemain à mon réveil pour raviver le bûcher.

Dès mon retour à la maison, je vis Sandrine qui rentrait à peine de l’école en train de faire la lessive que ma mère n’avait pas pu achever. Ma mère réputée travailleuse par nos visiteurs avait abandonné les habits et la vaisselle entre les mains de Sandrine, c’était aberrant pour moi. De toutes les façons, disais-je, ce sont des choses qui arrivent. Sandrine avant tout était une femme, et elle devait apprendre à faire les travaux ménagers. Du perron de notre maison où je me trouvais, je vis la porte de la chambre de mes parents entrouverte. Dès que j’ai voulu dépasser la chambre, j’eus l’idée d’y jeter un coup d’œil furtif et rapide. Je vis ma mère emmitouflée dans une couverture de la tête aux pieds. Elle tremblait énormément.

— Maman ! Maman ! Qu’est-ce qui ne va pas, maman ? interrogeai-je.

Elle prit la peine d’ôter la couverture qui enveloppait sa tête, elle m’entraîna vers elle par sa main et elle me serra très fort contre elle. Ses mains et tout son corps étaient tout brûlants qu’un safou pouvait y être ramolli. J’eus immédiatement peur, puisque je n’avais jamais vu la santé de ma mère s’étioler en une journée comme ça. Elle me dit tout en grelottant :

— Il ne faut pas avoir peur, mon fils. Viens rester près de ta maman.

Puis, elle continua à m’amadouer tout en apportant des compliments à ma chevelure crépue qu’elle ne cessait de caresser.

— Tu as une belle chevelure mêlée à des cheveux blancs. À ton âge, chéri ? Mais c’est extraordinaire ! C’est une chance d’avoir des bribes de cheveux blancs étant jeune, disait mon père. Donne-moi quelques cheveux blancs de ta tête, dit-elle en s’efforçant de devenir forte et habile.

Je feignis de tirer mes cheveux blancs de jeunesse sur la tête en les mettant sur la sienne. Au fond de moi, je savais que ma mère souffrait énormément en dépit des caresses et tendresses qu’elle me faisait affectueusement. Je n’étais que perplexe et anxieux. Je me suis blotti pendant longtemps à côté d’elle jusqu’à ce que mon père me surprît apeuré et un peu pleurnichard dans ses bras. C’était comme si je la voyais pour la première et dernière fois. Il rentrait du travail, Papa Jérôme. Sans se changer, Jérôme Ata-Nkalé prit sa femme et l’emmena à l’hôpital. Pendant cette journée, moi et Sandrine avions passé la journée avec une boîte de sardines accompagnée d’un pain.

Le soir arriva, mon père revint à la maison, accompagné de grand-mère Andolo qui assurément devrait nous prendre en charge. Mon père ne nous dit rien sur l’état de santé de ma mère. Il croyait que j’étais dupe. Il ne cessait de me baratiner avec des histoires qui faisaient dormir debout, car tout ce qu’il disait passait par-dessus ma tête. Mais, je ressentais la mort dans l’âme que trahissait son visage. Il était assez préoccupé. La nuit m’était longue que je craignais le pire. J’avais un mauvais pressentiment en voyant l’état inquiétant de ma mère. Je redoutais des choses que je n’osais prononcer de peur de les voir arriver fatalement. Car étant adolescent, je savais ce que c’était être orphelin.

Une semaine et demie passa, je ne vis toujours pas ma mère. Grand-mère Adolphine prit le relais de nous accompagner à l’école pour nous faire traverser les artères principales où la circulation intense s’avérait dangereuse pour les bambins. Elle avait remplacé maman Vivi en nous préparant le foufou qu’elle coupait en morceaux par une drôle de ficelle contrairement à ma mère qui le faisait avec la fourchette. Après tout, les après-midi, elle allait rendre visite à maman Vivi à l’hôpital pour nous rapporter des nouvelles rassurantes comme quoi elle allait bien et qu’à bientôt nous allions la revoir en bonne santé.

 

Au crépuscule, tout était calme et morne ce soir. Une brise douce vint heurter mon visage, et je reniflais allègrement cette odeur pure du quartier Au Faubourg qui accentua de nouveau ma peur, mon angoisse. Je fus gagné par une étrange tristesse qui rongeait mon cœur. Toutes mes pensées se sont allées vers cette sublime et ravissante mère qui avait su me cajoler sans cesse et qui certainement me manquait de son lit d’hôpital où elle se trouvait au moment où je parlais. Dès la nuit tombée, gagné par le sommeil qui finalement avait eu raison de la perplexité, l’angoisse, l’anxiété et les soucis qui m’empêchaient de fermer l’œil. Je me suis réveillé en sursaut quand j’entendis les gens se lamenter dans la cour avec des pleurs qui résonnaient de partout. Je retins mon souffle en espérant que ce ne soit pas ce que je redoutais. Tout le sommeil était parti de mes yeux. Un battement de cœur anormal et indescriptible se faisait ressentir dans ma poitrine. Je blêmis d’un seul coup par ces palpitations inhabituelles que je ressentis cette nuit. J’ai conjuré avant de sortir toutes sortes de malédictions qui pouvaient s’abattre sur notre foyer. J’ai réalisé que c’était la catastrophe quand j’entendis la voix de Sandrine déclamer : « Maman, ma maman Viviane, Vivi ; tu m’as laissée, maman Vivi ? Maman Vivi éh éh ! Ah ! maman… Pourquoi ça vraiment ? »

J’ai suffoqué a priori et je savais que l’irréparable était arrivé ; d’où je ne savais pas vraisemblablement à quel point m’appuyer. Je manquai franchement d’appui ; des idées virevoltaient à une vitesse vertigineuse dans ma tête. J’ai donné un coup de pied à ma porte qui me gênait quand je voulais sortir. Des pleurs et des cris s’amplifiaient au fur et à mesure que j’avançais de là où ils venaient. Je vis mon père sur le divan qui pleurait sans cesse. À ses côtés, la grand-mère Adolphine Andolo se roulait à même le sol à cause de la douleur et l’émotion. C’était la consternation d’avoir perdu sa bru. À l’extérieur, tous les amis et connaissances de ma mère se lamentaient dans la cour sans compter tant d’autres badauds qui contemplaient ce spectacle triste. Un véritable coup de massue que la famille Ata-Nkalé avait reçu cette nuit.

Sur le perron de notre maison où je me suis affalé, j’ai tenté de retenir vainement le souffle. Je vis venir douloureusement deux larmes qui embuèrent mes yeux ; je me suis laissé aller en sanglots. Tout me paraissait insipide, insensible en même temps à cause de cette commotion reçue dès le très bas âge. Un choc dur qui asphyxiait mes poumons et ma cage thoracique comme si un boa ou un anaconda serrait mes pauvres côtes. C’est affreux de perdre un être cher. Maman Viviane était plus chère pour moi ! Elle valait de l’or cette dame qui m’avait fait sortir de ses entrailles. Elle m’était non seulement chère, mais vitale pour le restant de ma vie. Elle espérait me voir grandir puis rendre service à mon pays Ntsouri, assurément. Apporter toute l’expertise que j’aurais acquise pendant toute ma formation. Et ça, je le sentais à travers ses yeux angéliques qui respiraient de l’espoir pour moi et Sandrine et pour l’avenir. On était tout pour elle ; sa vie !

 

À en croire mes deux grands-parents qui étaient tout le temps à l’hôpital, maman était morte suite à de mauvaises fièvres. Ils ne pouvaient pas définir clairement la maladie ayant causé sa mort. Le lendemain matin, je vis le salon inondé de gens venus compatir à la douleur de la famille. Les nattes multicolores étaient éparpillées à même les carreaux de notre maison. La presque totalité des meubles était déplacée pour laisser la place aux convives qui viendraient du village et de partout pour participer à la veillée funèbre.

Blotti dans l’une des encoignures de notre salon, j’entendis la voix de mon père qui expliquait tristement à ses amis de service les raisons de la mort de maman. Il parlait d’une épidémie inconnue pour le commun des mortels. Le nom qu’il prononça me semblait exotique : « le chikungunya ». Étant médecin, il expliquait cela par des termes propres à leur jargon en arguant que cette maladie était transmise par une sorte de moustique provenant des îles lointaines et qui avait élu domicile à Ntsouri pour faire des ravages. Cette maladie était appelée dans le pays « Palu Pongo. » L’individu piqué par ce moustique ressentait de violents maux de tête, des vomissements, des malaises… identiques aux signes et manifestations de la malaria.

C’est là que j’ai compris de quoi était morte ma mère. Je maudis davantage cette fichue maladie que mes grands-parents Louis et Adolphine Ata-Nkalé qualifiaient de mauvaises fièvres. Psychologiquement, j’étais atteint ; je ne résonnais presque plus, même construire une phrase en tentant de structurer des mots me paraissait difficile. Mon raisonnement devint incohérent, illogique et stupide. Mes lèvres alourdies à cause de l’angoisse du lendemain rendaient ma bouche hermétique et insipide à toute nourriture. Même le repas apporté par grand-mère ne me disait rien. Elle me força de manger pour lui faire plaisir. Elle me supplia d’avaler ne serait-ce qu’une bouchée. J’ai essayé, mais la nourriture rebuta de passer dans ma gorge. Je n’avais plus mes forces. Ma fragilité et ma répugnance pour la vie commençaient à inquiéter mon père qui ne voulait m’éloigner de lui, car il imaginait l’effet d’une telle commotion sur un enfant. Il savait que cela aurait des conséquences incalculables durant le restant de ma vie. Oh ! Qu’elle est impitoyable et cruelle la mort ! pensais-je dans le mutisme le plus absolu.

 

En moins d’une semaine, mon père ainsi que l’oncle paternel de ma mère qui habitait au village Manoko ont tout fait pour organiser les obsèques. L’oncle Ngoubi comme l’appelait ma mère était le seul qui l’avait élevée à Manoko. Elle était orpheline totale, ma mère. C’est la générosité de l’oncle Ngoubi qui avait pu assurer sa scolarité avec le peu de moyens dont il disposait grâce à la pêche. Jusqu’au moment où Jérôme Ata-Nkalé décida de demander la main de Viviane pour l’emmener à Si-Dieu-Le-Veut. L’oncle Ngoubi, à cause de sa vieillesse, manquait des larmes pour pleurer sa petite-nièce qu’il aimait appeler affectueusement ma petite-fille bien-aimée que le ciel m’a laissée.

Après l’arrivée du corps de la défunte en provenance de la morgue municipale, le curé de l’église Saint-Éloi, en la personne du père Gérald Gaillard, vint pour des offices religieux. Il était le père de baptême de ma mère. Au-dessous de la chapelle, le cercueil en bois d’ébène muni de poignées dorées. À côté du cercueil, une photo grandeur nature que je regardais éperdument comme pour dire :

« Une si splendide et ravissante beauté qui va périr assez crue à côté des cadavres ! Cette dame qui récemment m’embrassait excessivement dans ses bras pour me prouver son affection. Elle n’est plus ! Avait-elle su sa mort ? Voilà pourquoi elle me serrait si fort avec une étreinte sans pareille dans ses belles mains de femme ? Ah maman ! Il fallait me dire, sinon le jour-là, je n’allais pas te laisser arracher par ce rapace de voleur qui n’est autre que la mort ! Ce vautour sans vergogne, impitoyable, implacable, sadique et cynique qui ne cesse de prendre le malin plaisir en privant de piètres et fragiles enfants que nous sommes pour satisfaire ses appétits insatiables, sa boulimie aveugle. Alors, que vais-je faire ? Que vais-je devenir dans cet univers sans mère ? »

Je ne cessais de monologuer et de pleurer au fond de moi lorsque je vis le père Gérard Gaillard répandre de l’encens autour du cercueil. Lors de la prière, certainement la dernière de la cérémonie, un calme olympien prit la prééminence sur le brouhaha de tout genre que faisait la foule. Personne ne pleurait à haute voix. Juste des gémissements de douleur se faisaient entendre. L’émotion était à son comble et la consternation était visible sur tous les visages.

Le dédain et le mépris affaiblissaient ma bonne volonté de réussir dans la vie. J’avais le sentiment que la vie s’était arrêtée. Toutes ces élucubrations firent évanouir mon âme et j’ai hurlé très fort dans cet océan de silence qui régnait dans la foule. Mes cris et mes pleurs se mêlaient à la mélancolie naturelle qui aimait m’épouser en tout lieu. Je me mis à délirer et à blasphémer par des mots du genre : « Qui es-tu, la mort ? Hein ! Tu n’as vu que maman Vivi ! Hein ! Ma tendre maman Viviane ! Oh, Dieu du ciel ! Quelle injustice que nous subissons en ce moment ! L’impalpable et l’abstraite mort ! Je t’envie et je te hais en outrance. Quel machiavélisme ! Tu es pire qu’un machiavélique, toi la mort ! Source de nos maux, de nos soucis et de nos difficultés ! Ah maman, reviens, reviens à moi, ma maman Vivi ! Ne laisse pas tes enfants orphelins comme ça. Aie pitié, maman, aie pitié, ma mère ! Ah ! ah ! ah ! … Pourquoi ça, ma pauvre mère ? Je maudis la mort, je maudis le ciel ! Ouh ! Ouh ! Je souffre et j’ai mal partout. Mâ Vivi nous a laissés ! »