Voyage autour du monde - Louis-Antoine de Bougainville - E-Book

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Louis-Antoine de Bougainville

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Beschreibung

Dans le mois de février 1764, la France avait commencé un établissement aux îles Malouines. L’Espagne revendiqua ces îles, comme étant une dépendance du continent de l’Amérique méridionale ; et son droit ayant été reconnu par le roi, je reçus l’ordre d’aller remettre notre établissement aux Espagnols, et de me rendre ensuite aux Indes orientales, en traversant la mer du Sud entre les tropiques. On me donna pour cette expédition le commandement de la frégate la Boudeuse, de vingt-six canons de douze, et je devais être rejoint aux îles Malouines par la flûte l’Étoile, destinée à m’apporter les vivres nécessaires à notre longue navigation, et à me suivre le reste de la campagne. Le retard que diverses circonstances ont mis à la jonction de cette flûte avec moi, a allongé ma campagne de près de huit mois.

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Louis-Antoine de Bougainville

VOYAGE AUTOUR DU MONDE

Sur la frégate du Roi la Boudeuse et la flûte l’Étoile

 

© 2023 Librorium Editions

ISBN : 9782385743475

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PRÉFACE

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

PRÉFACE

Le voyage du capitaine de Bougainville(1) autour du monde est le premier voyage de ce genre qui ait été entrepris par des Français, et exécuté sur des vaisseaux au pavillon de la France. Il eut lieu vers le milieu du siècle dernier. Avant le capitaine de Bougainville, de hardis explorateurs, appartenant à d’autres nations, avaient tenté et réalisé une entreprise qui, avec la marine de ce temps et le peu de fixité dans les notions géographiques que l’on avait alors sur certains points du Nouveau-Monde, demandait du sang-froid, de l’audace et presque de l’héroïsme. Aujourd’hui ce ne sont pas seulement les héros des Voyages de Jules Verne qui font le tour du monde en quatre-vingts jours : un capitaine de vaisseau, après avoir lu le chef-d’œuvre du grand romancier français, s’offrait à parier qu’il le ferait en moins de temps et en suivant un itinéraire tracé d’avance ; et nous avons vu, il y a quelques années, un jeune aventurier faire pour son plaisir, et comme par bravade, « six mille lieues toute vapeur(2). » L’itinéraire d’un voyage autour du monde est aussi parfaitement tracé aujourd’hui que l’itinéraire de Paris à Pékin.

Ce fut en 1519 que le Portugais Ferdinand Magellan fit, avec cinq vaisseaux espagnols, le premier voyage autour du monde. Il partit de Séville et entra, par le détroit qui porte son nom, dans l’Océan Pacifique, où il découvrit entre autres les îles Philippines. Le vaisseau qu’il montait, nommé la Victoire, revint seul des cinq en Espagne par le cap de Bonne-Espérance. Il fut hissé à terre à Séville comme un monument de cette expédition, la plus hardie peut-être que les hommes eussent encore faite. C’est ce voyage qui permit de constater physiquement, pour la première fois, la sphéricité et l’étendue de la circonférence de la terre.

L’Anglais Drack partit de Plymouth avec cinq vaisseaux le 15 septembre 1577, et y rentra avec un seul le 3 novembre 1580. C’est le second explorateur qui fit le tour du globe. Son vaisseau, le Pélican, fut soigneusement conservé à Deptfort dans un bassin, avec une inscription d’honneur sur le grand mât.

Le troisième voyage autour du monde fut exécuté par l’Anglais Thomas Cavendish, qui partit de Plymouth le 21 juillet 1586 avec trois vaisseaux, et y rentra avec deux vaisseaux le 9 septembre 1588.

Plus tard Jacques Lemaire(3) et Schouten immortalisèrent leur nom par un voyage qui donna lieu à d’importantes découvertes. Ils sortent du Texel, le 14 juin 1615, avec les vaisseaux la Concorde et le Horn, découvrent le détroit qui porte le nom de Lemaire, en doublant le cap de Horn, découvrent l’île des Chiens, l’île Sans-Fond, l’île Water, l’île des Mouches, etc. ; ensuite, ils cinglent le long des côtes de la Nouvelle-Guinée, passent entre son extrémité occidentale et Gilolo, et arrivent à Batavia en octobre 1616. La Concorde et le Horn rentrèrent au port après deux ans et dix jours.

Wood Roger, un Anglais, sortit de Bristol le 2 août 1708, passa le cap de Horn, pénétra en Californie, d’où, par une route déjà frayée plusieurs fois, il passa aux Moluques, à Batavia, et, doublant le cap de Bonne-Espérance, atterrit aux Dunes le 1er octobre 1711.

Dix ans après, le Mecklembourgeois Roggewin sortit du Texel avec trois vaisseaux, entra dans la mer du Sud par le cap de Horn, découvrit l’île de Pâques, les îles Pernicieuses, les îles Aurore, etc. ; naviguant ensuite le long de la Nouvelle-Guinée et des Terres des Papous, il vint aborder à Batavia, repassa en Hollande, et arriva au Texel le 11 juillet 1723, six cent quatre-vingts jours après son départ du même lieu.

Le goût des grandes navigations paraissait entièrement éteint lorsque, le 20 juin 1764, le commodore Byron part des Dunes, traverse le détroit de Magellan, arrive à Batavia le 28 novembre 1765, au Cap le 24 février 1766, et le 9 mai aux Dunes, six cent quatre-vingt-huit jours après son départ.

Nous allons entendre maintenant le capitaine de Bougainville nous raconter lui-même, dans tous ses détails, le célèbre voyage autour du monde qu’il fit, de 1766 à 1769, avec deux vaisseaux, la frégate du Roi la Boudeuse et la flûte l’Étoile. L’auteur est un maître écrivain, mais c’est avant tout un marin qui écrit au milieu du XVIIIe siècle. Nous aurions cru déparer son récit en en faisant disparaître certaines expressions qui ont vieilli et qui, sous sa plume, sont pleines de charme. Quant aux termes de marine dont il se sert, nous les avons laissés dans toute leur naïve et énergique incorrection, de peur de mériter le reproche qu’il adresse lui-même (chap. IX) aux puristes de son temps qui, sous prétexte de correction, dit-il, « défigurent les récits des navigateurs et qui, dans leur ignorance des termes dont un marin est obligé de se servir, prennent pour des mots vicieux des expressions nécessaires et consacrées, qu’ils remplacent par des absurdités, et arrivent ainsi à composer un livre ennuyeux à tout le monde et qui n’est utile à personne. »

L’état-major de la frégate la Boudeuse était composé de MM. de Bougainville, capitaine de vaisseau ; Duclos Guyot, capitaine de brûlot ; Chevalier de Bournand, Chevalier d’Oraison, Chevalier du Bouchage, enseignes de vaisseau ; Chevalier de Suzannet, Chevalier de Kué, gardes de la marine faisant fonctions d’officiers ; le Corre, officier marchand ; Saint-Germain, écrivain ; la Veze aumônier ; la Porte, chirurgien-major.

L’état-major de la flûte l’Étoile était composé de MM. Chesnard de la Giraudais, capitaine de brûlot ; Caro, lieutenant des vaisseaux de la Compagnie des Indes ; Donat, Landais, Fontaine et Lavary-le-Roi, officiers marchands ; Michaud, écrivain ; Vivès, chirurgien-major.

Il y avait de plus MM. de Commerçon, médecin ; Verron, astronome, et de Romainville, ingénieur.

PREMIÈRE PARTIE

contenant le récit du voyage depuis le départ de France jusqu’à la sortie du détroit de Magellan.

CHAPITRE PREMIER

Départ de « la Boudeuse » de Nantes. – Relâche à Brest. – Route de Brest à Montevideo. – Jonction avec les frégates espagnoles pour la remise des îles Malouines.

Dans le mois de février 1764, la France avait commencé un établissement aux îles Malouines. L’Espagne revendiqua ces îles, comme étant une dépendance du continent de l’Amérique méridionale ; et son droit ayant été reconnu par le roi, je reçus l’ordre d’aller remettre notre établissement aux Espagnols, et de me rendre ensuite aux Indes orientales, en traversant la mer du Sud entre les tropiques. On me donna pour cette expédition le commandement de la frégate la Boudeuse, de vingt-six canons de douze, et je devais être rejoint aux îles Malouines par la flûte l’Étoile, destinée à m’apporter les vivres nécessaires à notre longue navigation, et à me suivre le reste de la campagne. Le retard que diverses circonstances ont mis à la jonction de cette flûte avec moi, a allongé ma campagne de près de huit mois.

Dans les premiers jours du mois de novembre 1766, je me rendis à Nantes, où la Boudeuse venait d’être construite, et où M. Duclos Guyot, capitaine de brûlot, mon second, en faisait l’armement. Le 5 de ce mois, nous descendîmes de Painbeuf à Mindin pour achever de l’armer, et le 15 nous fîmes voile de cette rade pour nous rendre à la rivière de la Plata. Je devais y trouver les deux frégates espagnoles la Esmeralda et la Liebre, sorties du Ferrol le 17 octobre, et dont le commandant était chargé de recevoir les îles Malouines au nom de Sa Majesté Catholique.

Le 17, nous essuyâmes un coup de vent violent de la partie du ouest-sud-ouest au nord-ouest. Nous courûmes toute la journée sous les basses voiles, notre vergue d’artimon amenée. À minuit, la force du vent nous obligea de carguer la grand-voile, et nous frappâmes en même temps une fausse écoute sur la misaine. Malgré cette précaution, le point sous le vent fut bientôt emporté et nous courûmes à sec. Le vent et la mer augmentaient toujours, et quoique notre gréement fût neuf, et que nous eussions ridé la veille nos haubans et galhaubans, en peu de temps ils mollirent assez pour ne laisser presque aucun appui à notre mâture. Nous y remédiâmes, autant qu’il était possible, en raidissant le trélingage et en saisissant fortement tous les haubans ensemble avec une manœuvre. Il eût été malgré cela difficile que les mâts résistassent aux roulis violents que nous éprouvions. À quatre heures et demie du matin, notre petit mât de hune rompit à la moitié environ de sa hauteur. Nous amenâmes alors les basses vergues pour soulager la mâture. Le grand mât de hune résista jusqu’à huit heures du matin ; mais alors, le jeu étonnant qu’il avait nous montrant l’impossibilité de le sauver et nous donnant lieu de craindre qu’il ne fît rompre le grand mât, nous coupâmes ces galhaubans de bas-bord. Peu après il rompit dans le chouquet du grand mât, dont il fit consentir le ton, et tomba à la mer du côté de tribord, entraînant dans sa chute la vergue du grand hunier. Ce dernier événement nous mettait dans l’impossibilité de continuer notre route, et je pris le parti de relâcher à Brest, où nous entrâmes par le passage de l’Iroise le 21 novembre.

Ce coup de vent, et le dégréement qu’il avait occasionné, me mirent dans le cas de faire les remarques suivantes sur l’état et les qualités de la frégate que je commandais :

1° La hauteur de notre mâture était excessive pour un voyage tel que celui que nous devions exécuter.

2° L’énorme rentrée de la frégate laissant trop peu d’ouverture à l’angle que font les haubans avec les mâts majeurs, ceux-ci n’étaient pas assez appuyés.

3° Le défaut précédent devenait d’une plus grande conséquence par la nature du lest que la grande quantité des vivres dont nous étions pourvus nous avait contraints d’embarquer. Quarante tonneaux de lest de fer, distribués des deux côtés de la carlingue à peu de distance de celle-ci, et douze canons de douze placés au pied de l’archipompe (nous n’en n’avions que quatorze de montés sur le pont), formaient un poids considérable, lequel, très abaissé au-dessous du centre de gravité et presque sur la carlingue, mettait la mâture en danger, pour peu qu’il y eût du roulis.

Ces considérations me déterminèrent à faire diminuer la hauteur de nos mâts, et à changer notre artillerie de douze contre du canon de huit.

Malgré ces changements, qui me furent accordés, je ne pouvais me dissimuler que mon bâtiment n’était pas propre à naviguer dans les mers qui entourent le cap de Horn. J’avais éprouvé, dans le coup de vent du 17 novembre, qu’il était mal lié dans tous ses hauts, et je devais m’attendre au risque d’avoir une partie de mon biscuit pourrie par l’eau qui, pendant le mauvais temps, s’introduirait infailliblement dans les soutes, inconvénient dont les suites seraient sans ressource dans le voyage que nous entreprenions. Je demandai donc qu’il me fût permis de renvoyer la Boudeuse des îles Malouines en France, sous les ordres du chevalier de la Mote de Bournand, enseigne de vaisseau, et de continuer le voyage avec la seule flûte l’Étoile, dans le cas où les longues nuits de l’hiver m’interdiraient le passage du détroit de Magellan. J’obtins cette permission, dont je n’ai point fait usage, ayant, comme on le verra, passé le détroit pendant l’été de l’hémisphère austral. Le 4 décembre, notre mâture étant réparée, l’artillerie changée, la frégate entièrement récalfatée dans ses hauts, je sortis du port et vins mouiller en rade, au même poste que le 21 novembre. Nous y passâmes la journée à embarquer les poudres et les haubans.

Le 5 à midi nous appareillâmes de la rade de Brest. Je fus obligé de couper mon câble à trente brasses de l’ancre, le vent d’est très frais et le jusant empêchant de virer à pic, et me faisant appréhender d’abattre trop près de la côte. Mon état major était composé de onze officiers, trois volontaires, et l’équipage, de deux cent trois matelots, officiers mariniers, soldats, mousses et domestiques. M. le prince de Nassau Sieg-Hen avait obtenu du roi la permission de faire cette campagne. À quatre heures après-midi, le milieu de l’île d’Ouessant me restait au nord-quart-nord-est du compas, à la distance d’environ cinq lieues et demie ; ce fut d’où je pris mon point de départ sur le Neptune français, dont je me suis servi dans le cours du voyage.

Pendant les premiers jours, nous eûmes assez constamment les vents d’ouest-nord-ouest au ouest-sud-ouest et sud-ouest, grand frais. Le 14, à sept heures du soir, le vent étant assez frais à l’est-sud-est et la mer très grosse de la partie du ouest et du nord-ouest, dans un roulis, le bout de bas-bord de la grande vergue entra dans l’eau d’environ trois pieds, ce que nous n’aurions pas cru possible, la vergue étant haute.

Le 17 après midi, on eut connaissance des Salvages, le 18 de l’île de Palme, et le 19 de l’île de Fer. Ce qu’on nomme les Salvages est une petite île d’environ une lieue d’étendue de l’est à l’ouest ; elle est basse au milieu, mais à chaque extrémité s’élève un mondrain(4), une chaîne de roches, dont quelques-unes paraissent au-dessus de l’eau, s’étendant du côté de l’ouest à deux lieues de l’île ; il y a aussi du côté de l’est quelques brisants, mais qui ne s’en écartent pas beaucoup.

La vue de cet écueil nous avait avertis d’une grande erreur dans le calcul de notre itinéraire ; mais je ne voulus l’apprécier qu’après avoir eu connaissance des îles Canaries, dont la position est exactement déterminée. La vue de l’île de Fer me donna avec certitude cette correction que j’attendais. Le 19 à midi j’observai vingt-huit degrés deux minutes de latitude boréale ; en la faisant cadrer avec le relèvement de l’île de Fer, pris à cette même heure, je trouvai une différence de quatre degrés sept minutes, valant, par le parallèle de vingt-huit degrés deux minutes, environ soixante et douze lieues dont j’étais plus est que d’après ma première appréciation. Cette erreur est fréquente dans la traversée du cap Finistère aux Canaries, et je l’avais éprouvée en d’autres voyages : les courants, par le travers du détroit de Gibraltar, portant à l’est avec rapidité.

Je pris donc un nouveau point de départ le 19 décembre à midi. Notre route n’eut depuis rien de particulier jusqu’à notre atterrage à la rivière de la Plata ; elle ne fournit d’observations qui puissent intéresser les lecteurs, que les suivantes :

1° Le 8 janvier après-midi, nous passâmes la ligne entre les vingt-sept et vingt-huit degrés de longitude.

2° Au nord et au sud de la ligne, nous avons eu presque constamment, par les hauteurs observées, des différences nord assez grandes, quoiqu’il soit plus ordinaire de les y éprouver sud. Nous eûmes lieu d’en soupçonner la cause lorsque, le 18 janvier après-midi, nous traversâmes un banc de frai de poisson, qui s’étendait à perte de vue du sud-ouest-quart-ouest au nord-est-quart-est, sur une ligne d’un blanc rougeâtre large d’environ deux brasses. Sa rencontre nous avertissait que, depuis plusieurs jours, les courants portaient au nord-est-quart-est, car tous les poissons déposent leurs œufs sur les côtes, d’où les courants les détachent et les entraînent dans leurs lits en haute mer. En observant ces différences nord dont je viens de parler, je n’en avais point inféré quelles nécessitassent avec elles des différences ouest ; aussi quand, le 29 janvier au soir, on vit la terre, j’estimais à midi qu’elle me restait à douze ou quinze lieues de distance, ce qui me fit naître la réflexion suivante :

Un grand nombre de navigateurs se sont plaints depuis longtemps, et se plaignent encore, que les cartes marquent les côtes du Brésil beaucoup trop à l’est. Ils se fondent sur ce que, dans leurs différentes traversées, ils ont souvent aperçu ces côtes lorsqu’ils croyaient en être encore à quatre-vingts ou cent lieues. Ils ajoutent qu’ils ont éprouvé plusieurs fois que, dans ces parages les courants les avaient portés dans le sud-ouest, et ils aiment mieux taxer d’erreur les observations astronomiques et les cartes, que d’en croire susceptibles leurs propres calculs.

Nous aurions pu, d’après un pareil raisonnement, conclure le contraire dans notre traversée à la rivière de la Plata, si un heureux hasard ne nous eût indiqué la raison des différences nord que nous éprouvions. Il était évident que le banc de frai de poissons que nous rencontrâmes le 29 était soumis à la direction d’un courant, et son éloignement des côtes prouvait que ce courant régnait depuis plusieurs jours. Il était donc la cause des erreurs constantes de notre route ; les courants que les navigateurs ont souvent éprouvés porter au sud-ouest dans ces parages, sont donc sujets à des variations et prennent quelquefois une direction contraire.

Sur cette observation bien constatée, comme notre route était à peu près le sud-ouest, je fus autorisé à corriger nos erreurs sur la distance en la faisant cadrer avec l’observation de latitude, et à ne pas corriger l’aire de vent(5). Je dois à cette méthode d’avoir eu connaissance de terre presque au moment où me la montrait mon estime. Ceux d’entre nous qui ont toujours calculé leur chemin à l’ouest, d’après l’estime journalière, en se contentant de corriger la différence en latitude que leur donnait l’observation méridienne, étaient à terre, longtemps avant que nous l’eussions aperçue.

En général, il paraît que, dans cette partie, les courants varient, et portent quelquefois au nord-est, plus souvent au sud-ouest. Un coup d’œil sur le gisement de la côte suffit pour prouver qu’ils ne doivent suivre que l’une ou l’autre de ces deux directions ; et il est toujours facile de distinguer laquelle règne, par les différences nord ou sud que donnent les observations de latitude. C’est à ces courants qu’il faut imputer les erreurs fréquentes dont les navigateurs se plaignent.

Il est d’autant plus essentiel de savoir à quoi s’en tenir sur la véritable position de ces côtes et sur les courants qui règnent le plus fréquemment dans ces parages, que, 1° depuis le dix-septième jusqu’au dix-neuvième parallèle la rencontre inopinée des Abrolhos serait fort dangereuse. Mais si malheureusement un vaisseau se trouvait engagé dans les Abrolhos, il ne devrait pas pour cela se croire perdu. Il faudrait y mouiller. On trouve communément au pied des récifs cinq à six brasses d’eau, fond de vase blanchâtre. On en sortirait en se touant. De plus, il faut savoir qu’il y a passage à terre des récifs et que, en envoyant un bateau à Caravella, petit port marqué sur la carte, on y peut avoir des pilotes.

2° Entre le vingt-et-unième et le vingt-troisième parallèle austral, et par quarante-quatre degrés environ de longitude occidentale du méridien de Paris, il faut se méfier d’un haut fond qui n’est marqué ni sur la carte française ni sur la carte hollandaise. Ce sont les basses de Saint-Thomas, basses fort dangereuses de mauvais temps, le haut du banc n’ayant que de trois à quatre brasses d’eau. Elles mettent seize à dix-sept lieues au large. Il y a passage à terre ; mais il faut le bien connaître pour le tenter : encore ne sais-je si les navires d’un grand tirant d’eau y en trouveraient assez. Les Portugais qui font le cabotage de la côte du Brésil sur de petits bâtiments, passent par ce chenal ; mais il est arrivé à plusieurs d’y toucher. Le fond entre la terre et les basses est de sable semblable à du cristal pilé, et sur le banc il est de pierres pourries. Je m’y suis trouvé en 1763, et je n’y fus pas sans inquiétude.

La nuit du 17 au 18, nous prîmes des oiseaux dont l’espèce est connue des marins sous le nom de Charbonniers. Ils sont de la grosseur d’un pigeon. Ils ont le plumage d’un gris foncé, le dessus de la tête blanc, entouré d’un cordon gris plus noir que le reste du corps, le bec effilé, long de deux pouces et un peu recourbé par le bout, les yeux vifs, les pattes jaunes semblables à celles des canards, la queue très fournie de plumes et arrondie par le bout, les ailes fort découpées et chacune d’environ huit à neuf pouces d’étendue. Les jours suivants nous vîmes beaucoup de ces oiseaux.

Depuis le 27 janvier, nous avions le fond, et le 29 au soir nous vîmes la terre, sans qu’il nous fût permis de la bien reconnaître, parce que le jour était sur son déclin, et que les terres de cette côte sont fort basses. La nuit fut obscure, avec de la pluie et du tonnerre. Nous la passâmes en panne sous les huniers, tous les ris pris et le cap au large. Le 30, les premiers rayons du jour naissant nous firent apercevoir les montagnes des Maldonades. Alors il nous fut facile de reconnaître que la terre vue la veille était l’île de Lobos. Toutefois, comme notre latitude d’arrivée était trente-cinq degrés, seize minutes, vingt secondes, nous devions la prendre pour le cap Sainte-Marie, que des géographes placent par trente-cinq degrés, quinze minutes, tandis que sa latitude vraie est trente-quatre degrés, cinquante-cinq minutes. Je relève cette fausse position, parce qu’elle est dangereuse. Un vaisseau qui, cinglant par trente-cinq degrés, quinze minutes de latitude sud, croirait aller chercher le cap Sainte-Marie, courrait le risque de rencontrer le banc aux Anglais, avant que d’avoir reconnu aucune terre. Pourtant la sonde l’avertirait de l’approche du danger ; près du banc, on ne trouve que six à sept brasses d’eau. Le banc aux Français, qui n’est autre que le prolongement du cap Saint-Antoine, y serait plus dangereux : lorsqu’on est prêt à donner sur la pointe septentrionale de ce banc, on trouve encore douze à quatorze brasses d’eau.

Les Maldonades sont les premières terres hautes qu’on voit sur la côte du nord, après être entré dans la rivière de la Plata, et presque les seules jusqu’à Montevideo. À l’est de ces montagnes, il y a un mouillage sur une côte très basse. C’est une anse en partie couverte par un îlot. Les Espagnols ont un bourg aux Maldonades, avec une garnison. On travaille depuis quelques années, dans ses environs, une mine d’or peu riche ; on y trouve aussi des pierres assez transparentes. À deux lieues dans l’intérieur, est une ville nouvellement bâtie, peuplée entièrement de Portugais déserteurs, et nommée Pueblo nuevo.

Le 31, à onze heures du matin, nous mouillâmes dans la baie de Montevideo, par quatre brasses d’eau, fond de vase molle et noire. Nous avions passé la nuit du 30 au 31 mouillés sur une ancre, par neuf brasses même fond, à quatre ou cinq lieues dans l’est de l’île de Flores. Les deux frégates espagnoles destinées à prendre possession des îles Malouines, étaient dans cette rade depuis un mois. Leur commandant, Dom Philippe Ruis Puente, capitaine de vaisseau, était nommé gouverneur de ces îles. Nous nous rendîmes ensemble à Buenos-Ayres, afin d’y concerter avec le gouverneur général, Dom Francisco Bucarelli, les mesures nécessaires pour la cession de l’établissement que je devais livrer aux Espagnols. Nous n’y séjournâmes pas longtemps, et je fus de retour à Montevideo le 16 février.

Nous avions fait le voyage de Buenos-Ayres, monsieur le prince de Nassau et moi, en remontant la rivière dans une goélette ; mais, comme pour revenir de même, nous aurions eu le vent debout, nous passâmes la rivière vis-à-vis de Buenos-Ayres, au-dessus de la colonie du Saint-Sacrement, et fîmes par terre le reste de la route jusqu’à Montevideo, où nous avions laissé la frégate. Nous traversâmes ces plaines immenses dans lesquelles on se conduit par le coup d’œil, dirigeant son chemin de manière à ne pas manquer les gués des rivières, chassant devant soi trente ou quarante chevaux, parmi lesquels il faut prendre au lasso son relais, lorsque celui qu’on monte est fatigué, se nourrissant de viande presque crue, et passant les nuits dans des cabanes faites de cuir, où le sommeil est à chaque instant interrompu par les hurlements des tigres qui rôdent aux environs. Je n’oublierai de ma vie la façon dont nous passâmes la rivière de Sainte-Lucie, rivière fort profonde, très rapide et beaucoup plus large que n’est la Seine vis-à-vis des Invalides. On vous fait entrer dans un canot étroit et long, dont un des bords est de moitié plus haut que l’autre ; on force ensuite deux chevaux d’entrer dans l’eau, l’un à tribord, l’autre à bas-bord du canot, et le maître du bac tout nu, précaution fort sage assurément, mais peu propre à rassurer ceux qui ne savent pas nager, soutient de son mieux, au-dessus de la rivière la tête des deux chevaux, dont la besogne alors est de vous passer à la nage de l’autre côté, s’ils en ont la force.

Don Ruis arriva à Montevideo peu de jours après nous. Il y vint en même temps deux goélettes chargées, l’une de bois et de rafraîchissements, l’autre de biscuit et de farine, que nous embarquâmes en remplacement de notre consommation depuis Brest. On avait employé le temps du séjour à Montevideo à calfater le bâtiment, à raccommoder le jeu de voiles qui avait servi pendant la traversée, et à remplir d’eau les barriques d’armement. Nous mîmes aussi dans la cale tous nos canons, à l’exception de quatre que nous conservâmes pour les signaux ; ce qui nous donna de la place pour prendre à bord une plus grande quantité de bestiaux. Les frégates espagnoles étant également prêtes, nous nous disposâmes à sortir de la rivière de la Plata.

CHAPITRE II

Détails sur les établissements des Espagnols dans la rivière de la Plata.

Rio de la Plata ou la rivière d’argent, ne coule point sous le même nom depuis sa source. À son origine, elle a le nom de Paraguay, et elle donne ce nom à une immense étendue de pays qu’elle traverse. Elle se joint vers le vingt-septième degré avec le Parana, dont elle prend le nom avec les eaux. Elle coule ensuite droit au sud jusque par le trente-quatrième degré ; elle y reçoit l’Uruguay et prend son cours à l’est sous le nom de la Plata, qu’elle conserve enfin jusqu’à la mer.

Le Paraguay ou Rio de la Plata prend sa source entre le cinquième et le sixième degré de latitude australe, à peu près à égale distance des deux mers et dans les mêmes montagnes d’où sort la Madera, qui va perdre ses eaux dans celles de l’Amazone. Le Parana et l’Uruguay naissent tous deux dans le Brésil ; l’Uruguay dans la Capitainie de St-Vincent, le Parana près de la mer Atlantique, dans les montagnes qui sont à l’est-nord-est de Rio-Janeiro, d’où il prend son cours vers l’ouest, et ensuite tourne au sud.

Diaz de Solis, grand pilote de Castille, entra le premier dans ce fleuve en 1515. Il lui donna son nom, et le fleuve le conserva jusqu’en 1526. Cette année, Sébastien Cabot, étant parti d’Espagne avec le titre de grand pilote de Castille, à la tête d’une escadre de cinq vaisseaux qu’il devait conduire aux Moluques par le détroit de Magellan, entra dans Rio de la Plata, qu’il nomma ainsi parce que, l’ayant remonté jusqu’au-dessus du confluent du Paraguay et du Parana, il tira beaucoup d’or et d’argent des Indiens qui en habitaient les bords. Les Portugais établis au Brésil avaient dès lors tenté de pénétrer dans le Pérou en traversant le Paraguay. Cabot, ayant rencontré dans sa course un officier portugais venu pour reconnaître le pays, crut que sa présence y était nécessaire pour en assurer la possession à l’Espagne. Il dépêcha en conséquence un de ses vaisseaux pour demander du secours et rendre compte à l’empereur Charles V des raisons qui l’avaient déterminé à ne pas suivre sa première mission. Il avait laissé son escadre au confluent du Paraguay et de l’Uruguay, et il s’était établi trente lieues plus haut, à l’embouchure d’une petite rivière qu’il nomma Rio Tercero, où il bâtit un fort sous le nom du Saint-Esprit. Les secours qu’il attendait ayant tardé, il repassa en Espagne deux ans après avec son escadre, laissant cent vingt hommes pour garder son fort ; mais une grande partie de cette garnison périt, victime de l’hostilité d’un cacique voisin ; et le reste, trop faible pour se soutenir dans le pays, se réfugia sur les côtes du Brésil, dont bientôt il fut chassé par les Portugais.

Ce ne fut qu’en 1535 que la cour d’Espagne prit enfin le parti de renvoyer une expédition dans la rivière de la Plata. Dom Pedro de Mendoze, grand échanson de l’empereur, fut chargé du commandement de la flotte, et nommé gouverneur général de tous les pays qui seraient découverts jusqu’à la mer du sud. Il jeta sous de mauvais auspices les premiers fondements de Buenos-Ayres à la rive droite du fleuve, quelques lieues au-dessous de son confluent avec l’Uruguay, et son expédition ne fut qu’une suite de malheurs qui se terminèrent par sa mort. Pourtant, quelques détachements espagnols de la troupe de Mendoze qui avaient remonté le fleuve, fondèrent en 1538, à trois cents lieues de son embouchure sur la rive occidentale, la ville l’Assomption, aujourd’hui capitale du Paraguay. L’année suivante, les habitants de Buenos-Ayres, qui n’avaient cessé depuis sa fondation d’être en proie à toutes les horreurs de la famine et aux incursions des Indiens, l’abandonnèrent et se rendirent à l’Assomption. Cette dernière colonie fit des progrès assez rapides ; mais enfin la nécessité d’avoir à l’entrée du fleuve un port qui pût servir de retraite aux vaisseaux qui y apportaient des troupes et des munitions, procura le rétablissement de Buenos-Ayres. Dom Pedro Ortiz de Zarate, gouverneur du Paraguay, la rebâtit en 1580, au même lieu où l’infortuné Mendoze l’avait auparavant placée ; il y fixa sa demeure : elle devint l’entrepôt des vaisseaux d’Europe et successivement la capitale de toutes ces provinces, le siège d’un évêque et la résidence du gouverneur général.

Buenos-Ayres est située par trente-quatre degrés trente-cinq minutes de latitude australe ; sa longitude est de soixante-et-un degrés cinq minutes à l’ouest de Paris. Cette ville, régulièrement bâtie, est beaucoup plus grande qu’il semble qu’elle ne devrait l’être, vu le nombre de ses habitants, qui ne passe pas vingt mille, blancs, nègres et métis. La forme des maisons est ce qui lui donne tant d’étendue. Si l’on excepte les couvents, les édifices publics, et cinq ou six maisons particulières, toutes les autres sont très basses et n’ont absolument que le rez-de-chaussée. Elles ont d’ailleurs de vastes cours et presque toutes des jardins. La citadelle, qui renferme le gouvernement, est située sur le bord de la rivière et forme un des côtés de la place principale ; celui qui lui est opposé est occupé par l’Hôtel-de-Ville. La cathédrale et l’évêché sont sur cette même place, où se tient chaque jour le marché public.

Il n’y a point de port à Buenos-Ayres, pas même un môle pour faciliter l’abordage des bateaux. Les vaisseaux ne peuvent s’approcher de la ville à plus de trois lieues. Ils y déchargent leurs cargaisons dans des goélettes qui entrent dans une petite rivière nommée Rio Chuelo, d’où les marchandises sont portées en charrois dans la ville, qui en est à un quart de lieue. Les vaisseaux qui doivent caréner ou prendre un chargement à Buenos-Ayres, se rendent à la Encenada de Baragan, espèce de port situé à neuf ou dix lieues dans l’est-sud-est de cette ville.

Il y a dans Buenos-Ayres un grand nombre de communautés religieuses de l’un et de l’autre sexe. L’année y est remplie de fêtes de saints qu’on célèbre par des processions et des feux d’artifice. Les cérémonies du culte tiennent lieu de spectacles. Les moines nomment les premières dames de la ville Majordomes de leurs fondateurs et de la Vierge. Cette charge leur donne le droit et le soin de parer l’église, d’habiller la statue et de porter l’habit de l’ordre. C’est, pour un étranger, un spectacle assez singulier de voir dans les églises de Saint-François ou de Saint-Dominique des dames de tout âge assister aux offices avec l’habit de ces saints instituteurs.

Au reste, la charité des moines ne fait point ici acception de personnes. Il y a des cérémonies sacrées pour les esclaves, et les Dominicains ont établi une confrérie de nègres. Ils ont leurs chapelles, leurs messes, leurs fêtes, et un enterrement assez décent ; pour tout cela, il n’en coûte annuellement que quatre réaux par nègre agrégé. Les nègres reconnaissent pour patrons saint Benoît de Palerme et la Vierge, peut-être à cause de ces mots de l’Écriture : Nigra sum, sed formosa, filia Jérusalem. Le jour de leur fête, ils élisent deux rois, dont l’un représente le roi d’Espagne, l’autre celui de Portugal, et chaque roi se choisit une reine. Deux bandes, armées et bien vêtues, forment à la suite des rois une procession, laquelle marche avec croix, bannières et instruments. On chante, on danse, on figure des combats d’un parti à l’autre, et on récite des litanies. La fête dure depuis le matin jusqu’au soir, et le spectacle en est assez agréable.

Les dehors de Buenos-Ayres sont bien cultivés. Les habitants de la ville font presque tous des maisons de campagne qu’ils nomment quintas, et leurs environs fournissent abondamment toutes les denrées nécessaires à la vie. J’en excepte le vin, qu’ils font venir d’Espagne ou qu’ils tirent de Mendoza, vignoble situé à deux cents lieues de Buenos-Ayres. Ces environs cultivés ne s’étendent pas fort loin ; si on s’éloigne seulement à trois lieues de la ville, on ne trouve plus que des campagnes immenses, abandonnées à une multitude innombrable de chevaux et de bœufs, qui en sont les seuls habitants. À peine, en parcourant cette vaste contrée, y rencontre-t-on quelques chaumières éparses, bâties moins pour rendre le pays habitable que pour constater aux divers particuliers la propriété du terrain, ou plutôt celle des bestiaux qui le couvrent. Les voyageurs qui la traversent n’ont aucune retraite, et sont obligés de coucher dans les mêmes charrettes qui les transportent, et qui sont les seules voitures dont on se serve ici pour les longues routes. Ceux qui voyagent à cheval, ce qu’on appelle aller à la légère, sont le plus exposés à coucher au bivouac au milieu des champs.

Tout le pays est uni, sans montagnes et sans autre bois que celui des arbres fruitiers. Situé sous le climat de la plus heureuse température, il serait un des plus abondants de l’univers en toutes sortes de productions, s’il était cultivé. Le peu de froment et de maïs qu’on y sème y rapporte beaucoup plus que dans nos meilleures terres de France. Malgré cette fécondité du sol, presque tout est inculte, les environs des habitations comme les terres les plus éloignées ; ou si le hasard fait rencontrer quelques cultivateurs, ce sont des nègres esclaves. Au reste, les chevaux et les bestiaux sont en si grande abondance dans ces campagnes, que ceux qui piquent les bœufs attelés aux charrettes sont à cheval, et que les habitants ou les voyageurs, lorsqu’ils ont faim, tuent un bœuf, en prennent ce qu’ils peuvent manger, et abandonnent le reste, qui devient la proie des chiens sauvages et des tigres. : ce sont les seul animaux dangereux de ce pays.

Les chiens ont été apportés d’Europe ; la facilité de se nourrir en pleine campagne leur a fait quitter les habitations, et ils se sont multipliés à l’infini. Ils se rassemblent souvent en troupe pour attaquer un taureau, même un homme à cheval, s’ils sont pressés par la faim. Les tigres ne sont pas en grande quantité, excepté dans les lieux boisés, et il n’y a que les bords des petites rivières qui le soient. On connaît l’adresse des habitants de ces contrées à se servir du lasso(6), et il est certain qu’il y a des Espagnols qui ne craignent pas d’enlacer les tigres : il ne l’est pas moins que plusieurs finissent par être la proie de ces redoutables animaux. J’ai vu à Montevideo une espèce de chat-tigre, dont le poil assez long est gris blanc. L’animal est très bas sur jambes et peut avoir cinq pieds de longueur : il est dangereux, mais fort rare.

Le bois est très cher à Buenos-Ayres et à Montevideo. On ne trouve dans les environs que quelques petits bois à peine propres à brûler. Tout ce qui est nécessaire pour la charpente des maisons, la construction et le radoub des embarcations qui naviguent dans la rivière, vient du Paraguay en radeaux. Il serait toutefois facile de tirer du haut du pays tous les bois propres à la construction des plus grands navires. De Montegrande, où sont les plus beaux, on les transporterait en cajeux par l’Ybicui dans l’Uruguay ; et depuis le Salto Chico de l’Uruguay, des bâtiments fait exprès pour cet usage les amèneraient à tel endroit de la rivière où on aurait établi des chantiers.

Les naturels qui habitent cette partie de l’Amérique au nord et au sud de la rivière de la Plata, sont du nombre de ceux qui n’ont pu être encore subjugués par les Espagnols et qu’ils nomment Indios bravos. Ils sont laids et presque tous galeux. Leur couleur est très basanée, et la graisse dont ils se frottent continuellement les rend encore plus noirs. Ils n’ont d’autre vêtement qu’un grand manteau de peaux de chevreuil, qui leur descend jusqu’aux talons et dans lequel ils s’enveloppent. Les peaux dont il est composé sont très bien passées : ils mettent le poil en dedans, et le dehors est peint de diverses couleurs. La marque distinctive des caciques est un bandeau de cuir dont ils se ceignent le front ; il est découpé en forme de couronne et orné de plaques de cuivre. Leurs armes sont l’arc et la flèche ; ils se servent aussi du lasso et de boules(7). Ces Indiens passent leur vie à cheval et n’ont pas de demeures fixes, du moins auprès des établissements espagnols. Ils y viennent quelquefois avec leurs femmes pour y acheter de l’eau-de-vie, et ils ne cessent d’en boire que quand l’ivresse les laisse absolument sans mouvement. Pour se procurer des liqueurs fortes, ils vendent armes, pelleteries, chevaux ; et, quand ils ont épuisé leurs moyens, ils s’emparent des premiers chevaux qu’ils trouvent auprès des habitations et s’éloignent. Quelquefois ils se rassemblent en troupes de deux ou trois cents pour venir enlever des bestiaux sur les terres des Espagnols, ou pour attaquer les caravanes des voyageurs. Ils pillent, massacrent et emmènent en esclavage. C’est un mal sans remède : comment dompter une nation errante, dans un pays immense et inculte, où il serait même difficile de la rencontrer ? D’ailleurs ces Indiens sont courageux, aguerris, et le temps n’est plus où un Espagnol faisait fuir mille Américains.

Il s’est formé depuis quelques années dans le nord de la rivière une tribu de brigands qui pourra devenir plus dangereuse aux Espagnols, s’ils ne prennent des mesures promptes pour la détruire. Quelques malfaiteurs échappés à la justice s’étaient retirés dans le nord des Maldonades ; des déserteurs se sont joints à eux : insensiblement leur nombre s’est accru ; ils ont pris des femmes chez les Indiens, et commencé une race qui ne vit que de pillage. Ils viennent enlever des bestiaux dans les possessions espagnoles, pour les conduire sur les frontières du Brésil, où ils les échangent avec les Paulistes(8) contre des armes et des vêtements. Malheur aux voyageurs qui tombent entre leurs mains ! On assure qu’ils sont aujourd’hui plus de six cents. Ils ont abandonné leur première habitation et se sont retirés plus loin de beaucoup dans le nord-ouest.

Le gouverneur général de la province de la Plata réside, comme nous l’avons dit, à Buenos-Ayres. Dans tout ce qui ne regarde pas la mer, il est censé dépendre du vice-roi du Pérou ; mais l’éloignement rend cette dépendance presque nulle, et elle n’existe réellement que pour l’argent qu’il est obligé de tirer des mines du Potosi, argent qui ne viendra plus en pièces cornues, depuis qu’on a établi cette année même dans le Potosi un hôtel des monnaies. Les gouvernements particuliers du Tucuman et du Paraguay, dont les principaux établissements sont Santa-Fé, Corrientes, Salta, Tujus, Cordoba, Mendoza et l’Assomption, dépendent, ainsi que les fameuses missions des Jésuites, du gouverneur général de Buenos-Ayres. Cette vaste province comprend en un mot toutes les possessions espagnoles à l’est des Cordillères, depuis la rivière des Amazones jusqu’au détroit de Magellan. Il est vrai qu’au sud de Buenos-Ayres il n’y a plus aucun établissement ; la seule nécessité de se pourvoir de sel fait pénétrer les Espagnols dans ces contrées. Il part à cet effet tous les ans de Buenos-Ayres un convoi de deux cents charrettes, escorté par trois cents hommes ; il va, par quarante degrés environ, se charger de sel dans les lacs voisins de la mer, où il se forme naturellement. Autrefois les Espagnols l’envoyaient chercher par des goélettes dans la baie Saint-Julien.

Je remets au second voyage que les circonstances nous ont forcés de faire dans la rivière de la Plata, à parler des missions du Paraguay ; ce sera le temps d’entrer dans ce détail, en rapportant l’expulsion des Jésuites, de laquelle nous avons été témoins.

Le commerce de la province de la Plata est le moins riche de l’Amérique espagnole ; cette province ne produit ni or ni argent, et ses habitants sont trop peu nombreux pour qu’ils puissent tirer du sol tant d’autres richesses qu’il renferme dans son sein ; le commerce même de Buenos-Ayres n’est pas aujourd’hui ce qu’il était il y a dix ans : il est considérablement déchu, depuis que ce qu’on y appelle l’internation des marchandises n’est plus permise, c’est-à-dire depuis qu’il est défendu de faire passer les marchandises d’Europe par terre de Buenos-Ayres dans le Pérou et le Chili ; de sorte que les seuls objets de son commerce avec ces deux provinces sont aujourd’hui le coton, les mules et le maté, ou l’herbe du Paraguay. L’argent et le crédit des négociants de Lima ont fait rendre cette ordonnance, contre laquelle réclament ceux de Buenos-Ayres. Le procès est pendant à Madrid, où je ne sais quand ni comment on le jugera. Cependant Buenos-Ayres est riche, j’en ai vu sortir un vaisseau de registre avec un million de piastres ; et si tous les habitants de ce pays avaient le débouché de leurs cuirs avec l’Europe, ce commerce seul suffirait pour les enrichir. Avant la dernière guerre il se faisait ici une contrebande énorme avec la colonie du Saint-Sacrement, place que les Portugais possèdent sur la rive gauche du fleuve, presque en face de Buenos-Ayres ; mais cette place est aujourd’hui tellement resserrée par les nouveaux ouvrages dont les Espagnols l’ont enceinte, que la contrebande avec elle est impossible s’il n’y a connivence ; les Portugais mêmes qui l’habitent sont obligés de tirer par mer leur subsistance du Brésil. Enfin ce poste est ici à l’Espagne, à l’égard des Portugais, ce que lui est en Europe Gibraltar à l’égard des Anglais.

La ville de Montevideo, établie depuis quarante ans, est située sur la rive septentrionale du fleuve, trente lieues au-dessus de son embouchure, et bâtie sur une presqu’île qui défend des vents d’est une baie d’environ deux lieues de profondeur sur une de largeur à son entrée. À la pointe occidentale de cette baie est un mont isolé, assez élevé, lequel sert de reconnaissance et a donné le nom à la ville ; les autres terres qui l’environnent sont très basses. Le côté de la plaine est défendu par une citadelle : plusieurs batteries protègent le côté de la mer et le mouillage ; il y en a même une au fond de la baie sur une île fort petite appelée l’île aux Français. Le mouillage de Montevideo est sûr, quoiqu’on y essuie quelquefois des pamperos, qui sont des tourmentes de vent de sud-ouest accompagnées d’orages affreux. Il y a peu de fond dans toute la baie ; on y mouille par trois, quatre et cinq brasses d’eau sur une vase très molle, où les plus gros navires marchands s’échouent et font leur lit sans souffrir aucun dommage ; mais les vaisseaux fins s’y arquent facilement et y dépérissent. L’heure des marées n’y est point réglée ; selon le vent qu’il fait, l’eau est haute ou basse. On doit se méfier d’une chaîne de roches qui s’étend quelques encâblures au large de la pointe de l’est de cette baie ; la mer y brise, et les gens du pays l’appellent la pointe des Charrettes(9).

Montevideo a un gouverneur particulier, lequel est immédiatement sous les ordres du gouverneur général de la province. Les environs de cette ville sont presque incultes et ne fournissent ni froment, ni maïs ; il faut faire venir de Buenos-Ayres la farine, le biscuit et les autres provisions nécessaires aux vaisseaux. Dans les jardins, soit de la ville, soit des maisons qui en sont voisines, on ne cultive presque aucun légume ; on y trouve seulement des melons, des courges, des figues, des pêches, des pommes et des coings en grande quantité. Les bestiaux y sont dans la même abondance que dans le reste de ce pays, ce qui, joint à la salubrité de l’air, rend la relâche à Montevideo excellente pour les équipages ; on doit seulement y prendre ses mesures contre la désertion. Tout y invite le matelot dans un pays où la première réflexion qui le frappe en mettant pied à terre, c’est que l’on y vit presque sans travail. En effet, comment résister à l’alternative de couler dans le sein de l’oisiveté des jours tranquilles sous un climat heureux, ou de languir affaissé sous le poids d’une vie constamment laborieuse, et d’accélérer dans les travaux de la mer les douleurs et les infirmités de la vieillesse ?

CHAPITRE III

Départ de Montevideo. – Navigation jusqu’aux îles Malouines. – Leur remise aux Espagnols. – Détails historiques sur ces îles.

Le 28 février 1767, nous appareillâmes de Montevideo avec les deux frégates espagnoles et une tartane chargée de bestiaux. Nous convînmes, Dom Ruis et moi, qu’en rivière il prendrait la tête, et qu’une fois au large je conduirais la marche. Toutefois, pour obvier au cas de séparation, j’avais donné à chacune des frégates un pilote pratique des Malouines. L’après-midi il fallut mouiller, la brume ne permettant de voir ni la grande terre ni l’île de Flores. Le vent fut contraire le lendemain ; je comptais néanmoins que nous appareillerions, les courants assez forts dans cette rivière favorisant les bordées ; mais, voyant le jour presque écoulé sans que le commandant espagnol fît aucun signal, j’envoyai un officier pour lui dire que, venant de reconnaître l’île de Flores dans une éclaircie, je me trouvais mouillé beaucoup trop près du banc aux Anglais, et que mon avis était d’appareiller le lendemain, vent contraire ou non. Dom Ruis me fit répondre qu’il était entre les mains du pilote pratique de la rivière, qui ne voulait lever l’ancre que d’un vent favorable et fait. L’officier alors le prévint de ma part que je mettrais à la voile dès la pointe du jour, et que je l’attendrais en louvoyant, ou mouillé plus, au nord, à moins que les marées ou la force du vent ne me séparassent de lui malgré moi.

La tartane n’avait point mouillé la veille, et nous la perdîmes de vue le soir pour ne plus la revoir. Elle revint à Montevideo trois semaines après, sans avoir rempli sa mission. La nuit fut orageuse, le pamperos souffla avec furie et nous fit chasser : une seconde ancre que nous mouillâmes nous étala. Le jour nous montra les vaisseaux espagnols, mâts de hune et basses vergues amenés, lesquels avaient beaucoup plus chassé que nous. Le vent était encore contraire et violent, la mer très grosse ; ce ne fut qu’à neuf heures que nous pûmes appareiller sous les quatre voiles majeures ; à midi nous avions perdu de vue les Espagnols demeurés à l’ancre, et le 3 mars au soir nous étions hors de la rivière.

Nous eûmes, pendant la traversée aux Malouines, des vents variables du nord-ouest au sud-ouest, presque toujours gros temps et mauvaise mer : nous fûmes contraints de passer à la cape le 15 et le 16, ayant essuyé quelques avaries. D’ailleurs notre mâture exigeait le plus grand ménagement, la frégate dérivait outre mesure, sa marche n’était point égale sur les deux bords, et le gros temps ne nous permettait pas de tenter des changements dans son arrimage qui eussent pu la mettre mieux en assiette. En général, les bâtiments fins et longs sont tellement capricieux, leur marche est assujettie à un si grand nombre de causes souvent imperceptibles, qu’il est fort difficile de démêler celles dont elle dépend. On n’y va qu’à tâtons, et les plus habiles y peuvent prendre le change.

Depuis le 17 après-midi que nous commençâmes à trouver le fond, le temps fut toujours chargé d’une brume épaisse. Le 19, ne voyant pas la terre, quoique l’horizon se fût éclairci, et que d’après mon calcul je fusse dans l’est des îles Sébaldes, je craignis d’avoir dépassé les Malouines, et je pris le parti de courir à l’ouest ; le vent, ce qui est fort rare dans ces parages, favorisait cette résolution. Je fis grand chemin dans cette direction pendant vingt-quatre heures, et ayant alors trouvé les sondes de la côte des Patagons, je fus assuré de ma position, et je repris avec confiance la route à l’est. En effet, le 21 à quatre heures après-midi, nous eûmes connaissance des Sébaldes, qui nous restaient au nord-est-quart-d’est à huit ou dix lieues de distance, et bientôt après nous vîmes la terre des Malouines. Je me serais au reste épargné l’embarras où je me trouvais si de bonne heure j’eusse tenu le vent, pour me rallier à la côte de l’Amérique et chercher les îles en latitude.

Le 22, au coucher du soleil, nous avions relevé les terres des Malouines les plus est à l’est-sud-est cinq degrés sud, distance de six à sept lieues, et les plus près de nous au sud-quart-sud-est, distantes de quatre lieues. Je faisais gouverner à l’est du compas valant l’est-sud-est corrigé, afin de prolonger pendant la nuit à cette même distance de quatre lieues la côte des îles, laquelle court est-sud-est et ouest-nord-ouest corrigés. Les vents étaient au sud-ouest, et nous courions tribord amures, lorsqu’à dix heures et demie, quelques moments après le lever de la lune, nous vîmes une pointe de terre de l’avant à nous ; nous arrivâmes pour l’éviter ; mais bientôt après, ayant aperçu distinctement que cette pointe, dont nous n’étions plus guère qu’à une lieue, s’étendait fort au large, nous prîmes sur-le-champ le plus près bâbord, le cap au nord-ouest. Ne pouvant doubler même à cette route, il fallut courir plusieurs bordées pour nous élever. Ce ne fut qu’à trois heures du matin, qu’étant sortis de la baie dans laquelle nous avions été engagés, nous pûmes reprendre notre première route, prolongeant la côte à l’est-sud-est corrigé. Cette pointe, qui nous a mis en danger, est la pointe de l’est du détroit des Malouines, laquelle s’avance au moins à quatre lieues au large plus que la côte. Notre situation était d’autant plus critique que nous n’avions pas la ressource de mouiller, car, dans l’espèce de baie formée par cette pointe, le fond est de roches.