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Que reste-t-il d’un peuple quand il doit sans cesse repartir ? "Voyage en Séfaradie" raconte l’odyssée d’une lignée juive séfarade, ballottée par l’histoire, mais portée par la mémoire. De l’Espagne de l’Inquisition à l’exil en France en passant par l’Afrique du Nord, il retrace les épreuves et les renaissances d’une famille, entre souvenirs d’enfance, récits d’exode et quête d’identité, explorant l’attachement aux origines et la transmission d’un héritage. Entre anecdotes familiales et témoignages vibrants, c’est une célébration de la force des racines face aux tourments du temps.
À PROPOS DE L'AUTEUR
Michel Deshays, auteur-compositeur et créateur engagé, explore l’écriture sous toutes ses formes. Après avoir écrit des centaines de chansons, collaboré avec de nombreux artistes et initié des projets culturels, il s’attelle aujourd’hui au texte long, inscrivant les récits intimes dans une perspective plus vaste, entre mémoire et histoire collective.
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Seitenzahl: 183
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Michel Deshays
Voyage en Séfaradie
Roman
© Lys Bleu Éditions – Michel Deshays
ISBN : 979-10-422-6433-8
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À Solica, Denis, mes parents,
Danielle, Chantal, Denise, Maurice,
Mes sœurs et frère.
François, Denis, Bruno, Nathalie, nos goïs.
Sammy, Sarah, mes enfants.
Ambre, Léna, Morgan, mes nièces et neveu.
Et à tous nos enfants et petits-enfants
qui ont le droit et sans doute l’envie de savoir.
À tous les autres pour qu’ils nous connaissent mieux.
On ne peut donner que deux choses à ses enfants, des racines et des ailes.
Proverbe juif
La fable des Moutons noirs
Il y a fort longtemps, dans un pays où le soleil tapait si fort qu’il n’y avait que peu d’herbe pour nourrir tous les animaux, quelques Moutons noirs virent le jour au sein du troupeau des Moutons blancs.
Nul ne savait expliquer comment cela avait pu se produire. Certains disaient qu’ils étaient tombés du ciel un beau matin. D’autres affirmaient que leurs Brebis de mères avaient dû fauter avec quelque créature inconnue venue du ciel. Toujours est-il qu’ils étaient présents et que leur nombre croyait.
Ils étaient en tous points les mêmes que leurs frères et sœurs qui appartenaient chacun à la même espèce. Ils se nourrissaient de la même herbe, tétant les mamelles de leurs Brebis maternelles de la même façon. Ils obéissaient au même pâtre qui les conduisait. Il leur arrivait de contracter les mêmes affections que leurs congénères et ils en guérissaient de la même manière. En somme, ils n’embêtaient personne.
Seulement voilà : cela ne convenait pas à un certain nombre de Moutons blancs qui trouvait anormal et scandaleux que ces Moutons noirs puissent être considérés comme des Moutons à part en entière.
Ceux-là ne tardèrent pas à convaincre le reste du troupeau que cette situation incongrue ne pouvait plus durer et ils les convainquirent qu’il fallait chasser ces Moutons noirs avant qu’ils n’apportassent que du malheur.
Ce qui fut dit fut fait.
Ainsi commença leur périple, errant sur les chemins, ce troupeau de Moutons noirs qui devait apprendre à se débrouiller pour survivre. Naturellement, leur nombre ne tarda pas à croître.
En cours de route, nos Moutons noirs tombèrent entre les griffes d’un redoutable Lion du désert, devenant ainsi ses esclaves. Ce Roi des animaux ne les dévora pas tous, mais s’arrogea le droit de vie et de mort sur chacun d’eux. Il prit alors la terrible décision de faire périr tous les Agneaux noirs mâles, dans le but d’éliminer toute possibilité de descendance pour les Moutons noirs.
Cependant, un matin, la fille de ce puissant Lion du désert aperçut un Agneau noir dérivant sur le fleuve et décida de le recueillir et de l’adopter.
Cette rencontre inattendue marqua le début d’une nouvelle histoire pour l’Agneau, qui allait changer le cours de son existence. Ce nouveau-né, découvert dans un humble panier, avait été laissé là par sa mère, la Brebis noire, qui, dans sa sagesse maternelle, espérait lui épargner le funeste destin qui attendait les pauvres petits Moutons noirs. Ainsi, la Princesse, dans un acte de clémence divine, lui octroie une existence nouvelle en lui offrant une famille bienveillante.
Ayant atteint l’âge adulte, ce Mouton noir, devenu à la fois beau et robuste, fit une découverte bouleversante : il n’était pas l’enfant de cette Princesse.
Animé par une volonté ardente de changer le destin de ses semblables, il décida de fuir avec les autres Moutons noirs, dans le but de les libérer d’un joug qui pesait sur eux depuis trop longtemps.
Pour échapper à leurs poursuivants, ils s’engagèrent ensemble dans la traversée d’une Mer qui s’ouvrit mystérieusement devant eux, ne se refermant qu’après leur passage, piégeant ainsi leurs assaillants dans les flots tumultueux.
Dans ce sillage, il s’élevait avec une grâce naturelle au rang de Chef des Moutons noirs, les conduisant vers des contrées lointaines où ils pourraient enfin s’établir en paix, à l’abri des tumultes et des anathèmes.
Puis il rassemble l’ensemble du troupeau et exhorte chacun à ne jamais oublier les années de souffrance qu’ils ont traversées en tant qu’esclaves. Il insiste sur le fait qu’aucun d’entre eux, ni de leurs descendants, ne doit oublier cette histoire ni infliger le même sort à autrui : cette liberté a un prix, celui de la mémoire.
Les années puis les siècles passent. Les Moutons noirs se dispersent partout dans le Monde en cherchant à survivre malgré le peu de place et de considération qui leur soient accordées. Cependant, ils demeurent solidaires et savent s’organiser. Avec le temps, certains décident de se teindre en Moutons blancs pour échapper à l’exclusion et à la violence cherchant à passer inaperçus tout en sachant au fond d’eux-mêmes qu’ils restent sous cette apparence des Moutons noirs à jamais. Chacun fait de son mieux pour échapper à la mort.
Il est vrai que beaucoup d’animaux s’étonnent de l’exclusion des Moutons noirs, ces créatures à la toison d’ombre, tout aussi dignes que les autres. Après tout, ils sont des êtres vivants, méritant respect et considération, tout comme leurs congénères.
Un jour, un Lion prestigieux, venu des rivages corses, convoqua son cercle d’amis, et une idée généreuse germa dans son esprit. Il exigea que ces Moutons, longtemps oubliés, soient enfin embrassés par la société, qu’ils reçoivent les droits de leurs semblables.
Ainsi, ils furent libérés pour vagabonder où bon leur semblait, purent choisir le métier de leur cœur, et, par-dessus tout, être reconnus comme membres à part entière de l’espèce unique des Moutons. Un point, c’est tout.
Des exils continueront de se produire, et des conflits armés émergeront, entraînant avec eux le sacrifice d’un grand nombre de Moutons noirs. Ces derniers seront tenus responsables de nombreux maux qui affligent notre monde. On les désignera invariablement comme des brebis galeuses, bien qu’en réalité, aucune maladie contagieuse ne les affecte.
Une année, un Lion d’origine autrichienne réussit à convaincre un nombre considérable de ses contemporains de la nécessité d’exterminer tous les Moutons noirs, au nom du bien-être du reste du monde. Bien que de nombreuses voix se soient élevées en signe d’indignation, ces protestations ne purent empêcher la mort tragique d’un grand nombre de ces créatures, qui périrent dans d’atroces souffrances.
Parce que la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure, ce Lion, épuisé par sa rage et sa puissance, bien qu’ayant déployé des efforts considérables, ne parvint finalement pas à atteindre ses objectifs. Il s’éteignit sans avoir accompli la tâche funeste qu’il s’était fixée.
Après cette période tumultueuse, tous les représentants des Animaux de la Terre se réuniront pour prendre une décision majeure : il sera temps d’accorder un pays aux Moutons noirs.
Émus et déterminés, ces derniers s’installeront sur le territoire de leurs ancêtres, aux côtés des Moutons blancs, leurs anciens adversaires. Ce sera le début d’une paix tant attendue. Des milliers de Moutons noirs arriveront alors des quatre coins du monde, prêts à participer à cette nouvelle aventure et à faire prospérer cet endroit qu’ils auront si longtemps espéré.
Ainsi, ce territoire sera partagé entre les Moutons blancs et les Moutons noirs. Pourtant, ni les uns ni les autres ne trouveront satisfaction dans cette division, car les promesses faites aux Moutons blancs et aux Moutons noirs lors de cette célèbre réunion ne seront jamais tenues. Les conflits renaîtront, et la terre sera redécoupée selon de nouveaux critères. Les Moutons noirs devront faire face à l’assaut incessant des Moutons blancs, qui s’uniront régulièrement dans le but de les chasser définitivement de leurs terres. Les Moutons noirs, cependant, ne resteront pas les bras croisés et lanceront leurs propres attaques contre les Moutons blancs.
Chacun proclamera :
— Ici, c’est chez nous ! tout en accusant l’autre d’être un voleur. Ce cycle de violence et de revendications se poursuivra indéfiniment.
Les Moutons noirs persévéreront dans la construction de leurs maisons, de leurs écoles, de leurs hôpitaux et de leurs usines. Ils parviendront même à cultiver des fruits dans le désert. Ainsi, leur pays se transformera en un modèle de prospérité, d’innovation et de succès, bien que la sérénité soit régulièrement troublée par des affrontements de part et d’autre.
Certains Moutons blancs choisiront d’établir la paix avec les Moutons noirs et respecteront leur tranquillité. D’autres, cependant, continueront à les harceler, même encore aujourd’hui. Il faut reconnaître que les Moutons blancs ne s’entendent plus très bien entre eux. Certains préfèrent ne pas prendre position, tandis que d’autres sont préoccupés par des affaires qui leur importent plus. Ils ont d’autres Lions à fouetter. Mais parmi eux, les plus radicaux des Moutons blancs aspireront à récupérer l’intégralité de la terre que les Moutons noirs considèrent comme leur héritage.
Tous les autres animaux tenteront de convaincre les uns et les autres afin de parvenir à un accord, mais cette tentative échouera. Les Moutons noirs occuperont de force certaines terres des Moutons blancs, ce qui ne fera qu’accentuer la haine à leur égard.
Il est crucial de retenir de tout cela que lorsque les Moutons blancs se transforment en Loups pour égorger les Moutons noirs, il arrive malheureusement que les Moutons noirs se transforment à leur tour en Béliers redoutables pour survivre et protéger leur territoire. Mais à la fin, personne ne gagne jamais ni les Béliers ni les Loups.
Ce ne sera que lorsque le jour viendra où les Moutons blancs et les Moutons noirs accepteront qu’ils descendent tous du même ancêtre Mouton et qu’ils partagent tous un même berger : celui qui veille sur les troupeaux, quelle que soit leur couleur.
Ils devront alors vivre côte à côte et former une seule et même famille : celle de l’espèce des Moutons tout simplement, car il faut bien dire que la nuit tous les Moutons sont gris.
Le monde disparaîtra non pas parce qu’il y aura trop d’humains, mais parce qu’il y aura trop d’inhumains.
Proverbe juif
Nous avons quitté la maison tôt ce matin pour La Croix-Valmer, enthousiastes à l’idée de l’événement à venir. Laurent m’accompagne, son Vito plein à craquer de matériel, prêt à s’occuper du son et des lumières pour notre concert de ce soir. Les 25 kilomètres qui nous séparent de la salle Charles Voli prennent presque quarante minutes, à cause des nombreux virages du col de la Garde-Freinet, qui forment un chemin sinueux au-dessus des ravins. Nous allons retrouver Patrick et Michael, mes musiciens de toujours, qui arrivent de Saint-Aygulf, pour un concert spécial consacré à la pop anglo-saxonne des années 60.
C’est la bande-son qui a accompagné mon enfance. Ils se joignent à nous pour rendre hommage aux icônes de cette époque : les Rolling Stones, les Mamas & Papas, les Beatles, Simon & Garfunkel, Bob Dylan et bien d’autres artistes qui ont façonné notre imaginaire collectif.
L’excitation qui me gagne à l’idée de présenter un nouveau spectacle, résultat de plusieurs mois de travail créatif, est bien réelle. Malgré le ciel printanier qui scintille de mille feux, nous passerons la journée à l’intérieur, plongés dans les préparatifs de cette soirée revival et vintage : installation de la scène, agencement du décor et balances qui résonnent comme un avant-goût de la magie qui nous attend.
Dans cet espace confiné, nous sommes coupés du monde extérieur, et je ressens une grande satisfaction à l’idée de cette séparation. J’aime particulièrement cette idée que le temps semble s’arrêter dès qu’on entre dans une salle de spectacle.
Les réservations, semblables à des promesses d’une soirée réussie, se sont déroulées avec succès. Nous sommes désormais impatients d’accueillir le public, dont j’espère que l’enthousiasme vibrera dans quelques heures, prêt à célébrer la musique et les souvenirs qui l’accompagnent.
Je ne suis pas encore au courant des événements lorsque mon fils, Sammy, m’en parle au téléphone.
— Papa, as-tu vu ce qui s’est passé en Israël ? C’est terrible ! J’espère que tout le monde va bien là-bas.
Il semblerait qu’il y ait eu une attaque meurtrière à la frontière avec la bande de Gaza. À ce moment-là, je pense : encore un attentat visant des civils israéliens. Il y en a eu tant.
Lorsque je découvre les nouvelles le lendemain matin, je réalise avec une profonde horreur l’ampleur de la tragédie.
Je comprends rapidement que ce n’est pas seulement Israël qui est touché, mais l’ensemble du peuple juif. La cruauté des actes commis est telle qu’elle remet en question toute notion d’humanité.
Je pense immédiatement à ma famille restée là-bas : Tami, ma cousine chanteuse, ses frères, leur père, mes oncles, tantes, cousins, cousines. Où sont-ils ? Comment se portent les autres membres de notre lignée maternelle ? D’Eilat à Haïfa, en passant par Jérusalem et Beer-Shev’a, comment affrontent-ils ce drame ? Nous n’osons même pas solliciter de nouvelles, de crainte d’apprendre l’irréparable.
Je me remémore ma chère Tata Georgette, avec qui je savourais un café à Eilat un jour d’avril 2009. Elle me confia qu’un matin, elle avait manqué son bus, ayant oublié son sac dans leur appartement. Le temps qu’elle regagne son foyer, le bus avait explosé, emportant avec lui des dizaines de vies. Ce n’était pas encore son heure.
En réalité, Tata Georgette n’était pas notre tante, mais notre cousine germaine. Nous l’appelions ainsi en raison de son âge avancé et surtout parce que sa mère, Messody, avait quitté ce monde trop tôt. C’est tout naturellement que ma mère, la sœur de Messody, a pris Georgette sous son aile, les séparant d’une mince frontière d’âge.
Je me remémore également Shlomo, un autre de mes chers cousins, qui résidait près de Jérusalem. Lors de mes visites chez lui, j’entendais parfois des bruits semblables à ceux de pétards, résonnant dans l’air, éveillant en moi une curiosité mêlée d’inquiétude.
Il m’avait fixé de son sourire et avait déclaré d’un ton désinvolte :
— Ne t’inquiète pas, Michel, nous sommes habitués. Ce que tu entends là, ce ne sont pas des feux d’artifice, mais des roquettes lancées depuis la Cisjordanie, juste à côté.
Devant mon regard à la fois surpris et peu rassuré, il avait poursuivi :
— Tu sais, ces tuyaux en PVC que vous expédiez de France et d’Europe pour les canalisations, ils leur servent à fabriquer des lance-roquettes. Vous continuez, bien malgré vous, à leur fournir les moyens de nous frapper. Ici, tout le monde le sait. Sans le savoir, et de manière indirecte, c’est vous qui nous tirez dessus.
— C’est devenu notre quotidien, ajouta-t-il avec un fatalisme désarmant.
Je dois avouer qu’à ce moment-là, j’avais trouvé ses paroles un brin exagérées. Pourtant, le lendemain, la réalité m’a frappé de plein fouet : j’ai appris que l’hôtel dans lequel nous jouions avec mes amis musiciens, dans le cadre de notre séjour au Club Med, avait été la cible d’une attaque par des terroristes armés, désireux de s’en prendre aux clients. Ils avaient été neutralisés avant d’atteindre leur sinistre objectif.
Tout cela refait surface avec une intensité fulgurante lorsque j’entends parler des atrocités infligées aux jeunes qui dansaient, ainsi qu’aux habitants désarmés des kibboutz. En quelques heures, 1200 victimes avaient été abattues uniquement parce qu’elles étaient Juives. Et plus de 200 personnes avaient été prises en otage. Ni plus ni moins.
Il n’y a rien d’autre à exprimer que ce cri de désespoir : « Quelle horreur ! » Car une guerre, c’est un affrontement entre armées, des soldats contre des soldats. Pas ici. Des résistants ? Il serait bien délicat d’employer ce terme.
Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Résistance s’attaquait principalement aux militaires allemands, aux intérêts de l’ennemi, aux infrastructures, et parfois à ceux qu’elle qualifiait de « collabos ». Elle ne s’en prenait pas à des civils en pleine danse, en train de célébrer la vie. Ces résistants-là n’avaient jamais recours à la prise d’otages d’innocents, ni ne massacraient, ne violaient ou ne torturaient.
Et voilà qu’à partir du 8 octobre 2023, une revanche, certes considérée comme justifiée, mais d’une cruauté inouïe, semble vouloir faire payer à tous les Juifs du monde le prix de cette violence. Le petit bruit de fond et la musique qui accompagnent ce procès prennent une tournure inquiétante pour un vaste public et pour moi en particulier.
L’émotion supplante la raison, et je m’efforce de saisir le sens de tout cela.
Je n’ai jamais été un fervent pratiquant de la religion ni élevé dans ses traditions. J’ai grandi dans un milieu laïque, nourri du respect pour les croyances des autres et leurs rites.
La prise de conscience d’être Juif m’est venue tardivement. À la maison, la pratique religieuse était presque absente, si ce n’est ma mère qui, avec dévotion, célébrait Pessa’h, la Pâque juive, pendant sept jours. Ces moments étaient d’une grâce particulière, emplis de fête, de curiosité et de joie partagée.
C’était une parenthèse enchantée, presque folklorique.
Symboliquement, Pessa’h commémore la libération des Juifs de l’esclavage sous le règne de Pharaon, et il marque également la naissance d’Israël. Ce même Pharaon du nom de Ramsès II auquel j’ai eu l’occasion de rendre visite au musée de l’Homme en 1976 grâce à notre professeur d’histoire Madame Brument. Sa momie fut reçue à l’époque avec les honneurs dignes d’un chef d’État. Une restauration de celle-ci s’imposait et ce furent les spécialistes français qui furent choisis pour ce travail. J’avais 17 ans et, entre nous, je n’ai jamais pensé une seconde aux malheurs que mes ancêtres avaient subis 3200 ans plus tôt. Vu l’état dans lequel il se trouvait à ce moment-là, il eut été bien inutile de lui faire un quelconque reproche.
Pour en revenir à Pessa’h, durant cette semaine particulière, nous partagions les repas avec notre mère, chacun à son tour. Maman ne se mêlait pas de nos plats ; elle avait ses mets réservés, ses délices, son vin, et son pain azyme sans levain. Bien entendu, tout était kasher. Le rituel commençait par la mise en place des ustensiles et des objets variés, orchestrée entre mon père et ma mère, suivie d’un toast avec un verre de vin, avant de réciter quelques prières en hébreu. Mon goï de père posait sur sa tête une serviette de table en guise de kippa. Ensuite, nous la laissions à sa table pour nous rendre dans la cuisine, où nous prenions nos pâtes au jambon avec notre père.
Une fois son repas achevé, l’ordre des choses était rétabli, et nous passions le reste de la soirée ensemble, réunis en famille. Ce rituel indéfectible a perduré tout au long de notre enfance et a continué même après que nous avons quitté le foyer.
Il m’apparaît encore incroyable, aujourd’hui, que mon père, athée de surcroît, ait choisi de respecter cette tradition et les usages de ma mère. Chez nous, il n’y avait pas de Shabbat, du moins pas de manière explicite, et nous consommions du porc à la maison, tout comme les enfants autour de nous.
Nous ne parlions ni arabe ni hébreu, ce qui demeure, à ce jour, une grande source de regrets pour moi. J’ai franchi le seuil d’une synagogue à peine deux fois au cours de ma vie. La première fois, c’était au Havre, en compagnie de ma mère et de Tara, notre parrain. Il devait s’agir de la bar-mitsvah de quelqu’un de notre entourage.
Il est important que je m’arrête un instant pour parler ici de Tara, un personnage qui a véritablement marqué notre enfance. Nous l’appelions ainsi parce que nous ne savions pas prononcer le mot « parrain ». Ce surnom est donc devenu, tout naturellement, celui par lequel il était connu.
Il se nommait Maurice Keslassy et était lui aussi originaire du Maroc. Ami très proche de mes parents, il les avait rencontrés à Casablanca.
Depuis son divorce, il vivait seul et tenait un salon de coiffure pour hommes dans le quartier de la Porte-Océane au Havre.
Parfois, il venait nous chercher mon frère Maurice et moi-même, allégeant ainsi ma mère de deux de ses cinq enfants. Nous grimpions avec joie dans son coupé Opel Kadett de couleur bleu ciel, en route pour son domicile, situé rue Ernest Renan. Il jouissait de la confiance totale de nos parents, et ils avaient raison de lui faire crédit.
Nous passions une partie de nos week-ends chez lui, en véritables enfants gâtés, grâce à sa générosité. À chaque visite, nous repartions avec un cadeau, sous la forme d’un jouet : un avion, un cerf-volant, etc. Bien entendu, il en profitait pour nous couper les cheveux et nous arroser de Petrol Hahn, ajoutant ainsi une touche de soin et un parfum inoubliable à ces moments partagés.
En échange de notre compagnie, il nous demandait souvent de soulager son dos douloureux en grimpant sur son échine et en lui massant les épaules avec nos pieds. Pour nous, c’était un amusement, une véritable libération.
Ces séances se concluaient toujours par des rires et des douceurs sucrées.
Partir au Havre chez Tara représentait pour nous une évasion, comme des vacances à l’autre bout du monde, nous qui ne quittions jamais notre quartier. En somme, Tara était un homme d’une grande bienveillance, qui ne manquait pas d’attirer l’attention des femmes avec sa petite moustache à la Errol Flynn.