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Patrick Chevalier

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Beschreibung

La mort de Franck Bergerat, un acte aussi tragique que mystérieux, laisse Ève et Pierre déconcertés. Comment cet homme, qui chérissait la vie, a-t-il pu en arriver là ? Aucun indice dans son passé n’avait préfiguré ce geste désespéré. Ève et Pierre, plongés dans l’incrédulité, commencent à assembler les pièces d’un puzzle complexe qui semble posséder deux visages. Néanmoins, un rêve pythique d’Ève viendra ouvrir la porte à une compréhension des multiples facettes de cette histoire énigmatique.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Pour Patrick Chevalier, l’écriture, revisitant une mythologie en constante évolution, permet de transmettre aux lecteurs une histoire, une saga qui ne serait, sans elle, que simple fait divers ou anecdote.

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Patrick Chevalier

Watusi

Puzzle recto verso

Roman

© Lys Bleu Éditions – Patrick Chevalier

ISBN : 979-10-422-1372-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Je pense que tout homme cultivé et intelligent, en ramassant son expérience, peut faire un ou deux romans, parce qu’en somme un roman n’est qu’un amas d’expériences.

Hippolyte Taine, 1861

Prologue

Comme chaque matin de ciel bleu azuréen, Léon était assis sur le banc, son banc, au fond du jardin, sous la tonnelle envahie de cette vigne vierge dont il savourait l’ombre.

Rituel immuable depuis son départ à la retraite dix ans plus tôt, chaque matin, il achetait son journal et repassait, moyennant un petit détour, devant l’usine qui, pendant près d’un demi-siècle, avait abrité ses vies d’apprenti, puis d’ouvrier et, enfin, de contremaître.

Quelle fierté devant son miroir, lorsque d’un geste sûr appris de son grand-père, affûtant la lame de son rasoir coupe-chou sur son strop en cuir, il fredonnait, faux, pour lui seul : « Léon le contremaître » sur l’air des Toréadors de Carmen, entendu enfant sur un vieux 78 tours que sa grand-mère repassait en boucle à la recherche désespérée de ses beaux souvenirs de jeunesse, pour autant que ses faibles forces lui permissent de remonter la manivelle de son vieux gramophone nasillard.

Contremaître ! Quelle fierté pour cet enfant évincé de l’école par un système qui, malgré la devise républicaine ornant le fronton des établissements publics, n’offrait guère de chances aux enfants les plus pauvres, même si certains d’entre eux émergeaient quelques fois, un peu comme Gaston Bachelard qui devint le philosophe que l’on sait après avoir été surnuméraire des Postes et Télégraphes à Remiremont.

Malgré l’admiration qu’elle lui vouait, Hortense ne partageait pas cette fierté. Non pas par mépris pour ce, somme toute, modeste statut professionnel, mais parce qu’elle estimait que les qualités de son Léon méritaient, à tout le moins, un poste de cadre et que seule l’ambition lui avait fait défaut. Invariablement, son mari rétorquait que, si l’ambition était un défaut, il était heureux de ne pas en avoir été doté et que, si c’était une qualité, il en était comblé. À ses yeux, avoir su résister aux mesquines offres de promotion de son employeur destinées à acheter sa complicité face aux « rouges » pour en faire un briseur de grève nécessitait une véritable ambition : ne pas plier sous la pression, ne pas démissionner, ne pas endosser un costume de valeurs qu’il n’avait pas reçues en héritage, ne pas succomber à ces matérialistes tentations qui portent atteinte à l’un des biens les plus précieux de l’homme : l’honneur.

« Parlons-en de l’ambition ! » ruminait-il souvent en achetant son journal qui, pour mieux se vendre à un groupe financier, avait effacé de ses pages la devise qui en faisait le défenseur des pauvres et des exploités.

« L’ambition conduit à la déchéance ! » concluait-il alors fièrement à destination de sa femme, sans se rendre compte que sa pauvre Hortense, n’ayant pas bénéficié de sa mentale et silencieuse dialectique, ne pouvait guère l’approuver dans ce qui s’apparentait pour elle à une dérobade ou à une pirouette l’exonérant de toute introspection.

Mais, fidèle à il ne savait plus quelle croyance ou nécessité, religieusement, il commençait sa journée par un pèlerinage jusqu’au kiosque à journaux.

Tout aussi dévotement et après avoir jeté un œil distrait sur les grands titres, il parcourait la rubrique nécrologique, la seule, estimait-il, où les informations ne pouvaient être entachées de subjectivité ou d’idéologie… encore que les références au rappel à Dieu des défunts heurtassent fortement ses convictions laïques, athées et, plus encore, anticléricales. Sans doute, sa peur de la mort était-elle la cause de sa fascination pour cette rubrique. Quand il apprenait la disparition d’un plus jeune que lui, il remerciait la vie, cette fidèle compagne, de ne point l’avoir encore quitté d’un : « Dieu merci, je suis toujours là ! », oublieux, l’espace d’un court instant, de son athéisme en remerciant, dans un moment de distraction, le Créateur. Quand il découvrait le décès d’un plus vieux, il se rassurait en comptant les années qui le séparaient de l’âge du défunt. Hortense ne comprenait pas la propension de Léon à se délecter de cette lecture tant éloignée de la vie.

Ce matin, Léon était assis sur son banc, le journal posé sur les cuisses, ouvert à sa page favorite. La nuque légèrement courbée, dévoilant ainsi les quelques cheveux blancs qui dépassaient de la casquette qui ne devait le quitter que lorsqu’il s’allongeait dans son lit, il avait le visage penché en avant, les yeux ouverts, les mains crispées sur le papier.

Si, tel le Dormeur du val, il n’avait pas deux trous rouges au côté droit, il n’en dormait pas moins d’un sommeil définitif.

Partie I

Recto

Chapitre I

Le téléphone émit un de ces habituels borborygmes depuis qu’il était doté de ces mauvaises mélodies plus aptes à vous dégoûter à tout jamais de la vraie musique qu’à adoucir vos mœurs.

Avec agacement, Pierre décrocha le combiné en se demandant qui pouvait bien encore l’importuner en ce samedi après-midi :

« Allô », maugréa-t-il, s’attendant à être invité à venir retirer dans un quelconque magasin la ménagère ou la rôtissoire qu’il venait de gagner suite à une loterie, s’amusant tout de même, au passage, de la taille de l’entrepôt qu’aurait nécessité le stockage de tous les lots qu’il n’avait jamais retirés.

Il acceptait mal l’indécence intrusive de cet instrument qui s’octroyait toutes les priorités : celle de le troubler dans un moment de quiétude, celle d’interrompre une conversation avec l’un de ses proches ayant pris la peine de lui rendre visite au lieu de se contenter de la paresseuse composition d’un numéro sur son cadran, celle d’instituer la désuétude de la prise de rendez-vous d’un client chez son banquier puisque seraient servis en priorité ceux qui useraient du « coup de fil » pour contourner la file d’attente en demandant d’un air faussement ingénu : « Je ne vous dérange pas, j’espère ! »

« Coup de fil » ; pour Pierre, cette expression était à envisager au sens propre, car c’était bien, chaque fois, un coup qu’il recevait, que seule la muflerie des utilisateurs de cette invention estimait seulement « de fil ».

La pire horreur résidait pour lui dans cette sonnerie annonciatrice de malheur qui le tirait en pleine nuit d’un sommeil profond pour découvrir, avec un soulagement qui avait du mal à s’installer tant la tension avait été forte, qu’elle était l’œuvre d’un distrait ayant oublié de verrouiller le clavier de son téléphone portable et qui ne se rendait même pas compte que sa maladresse venait de générer un stress aussi insoutenable que, fort heureusement, relativement éphémère.

« Allô, répéta-t-il, plus calmement.

— Bonjour, c’est Étienne à l’appareil, je ne te dérange pas, j’espère ?

— Bien sûr que non, tu es toujours le bienvenu.

— J’ai pourtant eu l’impression que…

— Non, non, je t’assure, c’est mon maudit téléphone qui déraille ; je t’écoute.

— Connais-tu Franck Bergerat ?

— Bien sûr, pourquoi ?

— Il est mort.

— Comment ça ? Ce n’est pas possible. Je l’ai encore croisé la semaine dernière chez le marchand de matériaux. Il commandait des émaux pour réaliser une mosaïque au fond de sa piscine, il m’a paru en pleine forme.

— Écoute, j’ai croisé sa femme Joëlle en fin de matinée en sortant du bureau de Poste et c’est elle qui me l’a annoncé.

— Comment est-ce que c’est arrivé, quand est-il mort, quand sont prévues les obsèques ?

— Le mieux serait que tu appelles Joëlle ; j’ai cru comprendre qu’il était dépressif et suicidaire depuis un moment, qu’il avait disparu depuis plusieurs jours et qu’il s’est suicidé, mais je n’ai pas osé lui poser trop de questions, car elle semblait vraiment affectée. Pour les obsèques, c’est trop tard, il a été incinéré ce matin à la première heure, car son corps a été retrouvé seulement hier après-midi et en très mauvais état.

— Merci de m’avoir prévenu, Étienne ; j’appellerai Joëlle. Embrasse Caroline pour moi. À bientôt. »

La disparition d’une personne affectait toujours Pierre, même si, comme dans le cas de Franck, il ne s’agissait pas d’un intime ; en une fraction de seconde, il revoyait défiler les meilleures images de leur relation, une sorte de « best of », terme qu’il exécrait, mais qui s’imposait à chaque fois, asséné qu’il était par la langue dévoyée des médias qui devaient ignorer l’existence de l’adjectif « meilleur », ignorance inquiétante compte tenu de la longueur des études de journalisme. Pierre se disait que, après tout, certains, linguistiquement et donc intellectuellement paresseux, devaient réussir à passer entre les mailles de la sélection et décrochaient leur carte professionnelle par accident ; il leur restait à compenser leurs lacunes par l’importation de termes anglo-saxons qui sonnaient moderne. Cette réflexion lui rappela l’un de ses professeurs de faculté qui répétait à l’envi : « Je connais même des imbéciles agrégés » ; formule destinée à rassurer ses étudiants affligés d’un complexe d’infériorité ou confondant le savoir et la véritable intelligence, celle qui a permis à l’homme d’être là où il est après des millénaires d’épreuves et de chausse-trappes.

Le téléphone venait de retrouver, avec étienne, un peu de son humanité.

Chapitre II

Un point turlupinait Pierre : il ne concevait pas qu’un homme suicidaire et dépressif continuât à conduire sa vie apparente comme si rien ne se passait à l’intérieur de lui qui justifiât ou excusât une métamorphose ô combien compréhensible ; pourquoi commander des émaux si on a décidé d’en finir, pourquoi échafauder des projets, pourquoi rire ? Il ne se pardonnait pas non plus de n’avoir rien perçu de la probable et secrète détresse de Franck même si, en y repensant, il lui semblait parfois, sans pour autant que cette sensation remontât explicitement à sa conscience, qu’avait disparu de son regard cette étincelle qui l’animait lorsqu’ils s’étaient connus vingt ans plus tôt.

Tels des sinusoïdes superposées, répondant chacune à une fonction différente, leurs chemins s’étaient croisés à plusieurs reprises.

À leur arrivée dans le Midi, Ève et Pierre s’étaient empressés d’acquérir une maison et Franck fut l’unique commercial qui les démarcha pour leur vendre un système d’alarme ô combien indispensable dans la région détentrice d’un record du nombre de cambriolages méritant une inscription au Guinness World Records ; démarche d’ailleurs sans succès, puisque son offre ne leur convint pas. Ils avaient néanmoins apprécié le dynamisme de ce fonctionnaire en disponibilité qui, à la recherche quelque peu juvénile de son pays de cocagne, tentait sa chance loin de son statut protecteur sans, d’ailleurs, vraiment le quitter, ainsi muni d’un parachute qui n’était certes pas doré, mais disait-il : « Tout de même, on ne sait jamais ! ».

Quelques années plus tard, ils le connurent dynamique dirigeant bénévole d’une association qui se consacrait à promouvoir la diffusion de l’espéranto. Il se plaisait à citer Cavanna qui, dans La Belle fille sur un tas d’ordures, avait écrit : « Vous ne voulez pas de l’espéranto ? Vous aurez l’anglais. Bien fait pour vos gueules ! » L’espéranto, c’était pour Franck, l’eldorado, une porte ouverte sur le monde.

Il se plaisait à rappeler que plusieurs millions de personnes, réparties dans cent vingt pays, parlaient cette langue et que, même, pour un millier d’entre elles c’était leur langue maternelle, magnifique preuve que l’amour n’a pas de frontières et que la barrière des langues n’est qu’une construction idéologique ou nationaliste. Lui qui, au lycée, fut piètre anglophone et germanophone, vantait la simple efficacité de cette langue avec l’argument imparable que, s’il fallait consacrer deux mille heures d’étude à l’allemand et mille cinq cents à l’anglais, il en suffisait d’une centaine à l’espéranto pour atteindre le niveau du baccalauréat ; « CQFD », se réjouissait-il en guise de conclusion.

Il était bon avocat pour les causes qu’il défendait.

Beaucoup plus tard, Pierre découvrit que Franck était client de la banque dans laquelle il exerçait son activité. Lui consentir un crédit à l’occasion d’un achat de biens de consommation offrit l’opportunité d’un nouveau contact chaleureux, mais tout aussi bref que les précédents. Comme s’il était écrit, depuis leur première rencontre, qu’il ne servait à rien d’envisager une amitié durable puisque la vie abandonnerait Franck à quarante-trois ans.

C’est en établissant son dossier de financement que Pierre apprit, au moment de compléter le bordereau d’adhésion à l’assurance décès-incapacité de travail, l’existence de séquelles douloureuses d’un accident de la route condamnant cet agréable client à un traitement antidouleur assez lourd probablement pour le restant de ses jours, mais fort heureusement, ne remettant pas en cause, moyennant une surprime tout de même, l’économie du dossier.

La banque doit avoir souvent l’apparence d’un confessionnal, sans doute le secret bancaire ; Franck évoqua ses problèmes professionnels qui ne permettaient pourtant pas de cocher une seule case au dossier. Seule la sécurité de son emploi de fonctionnaire le raccrochait aux branches de son poste de travail. Il débita les habituelles litanies des hommes de bonne volonté qui, quand ils ne font preuve d’aucune initiative, sont méprisés, dévalorisés par une hiérarchie qui voit dans ses galons la preuve, ô combien niable, de ses compétences managériales et qui, dès qu’ils mettent au service de leur Administration leur créativité trop longtemps étouffée, sont rabroués, moqués, laminés par un chef de service lui-même à la recherche du sens qu’il doit donner à son propre emploi. L’une de ses propositions, l’amélioration du système de classement de documents, n’eut point l’heur de plaire à son responsable, sans doute dépité de ne point avoir pensé plus tôt à une mise en œuvre aussi simple et efficace. Son dossier, qui lui avait valu quelques soirées de travail non rémunérées, rejoignit la cohorte des autres propositions jalousées par le chef, aux archives du sous-sol.

Franck vivait comme un harcèlement cette double contrainte qui consistait à exiger de lui des idées novatrices que son grade subalterne ne l’autorisait pas à soumettre au crâne d’œuf, sans commettre un crime de lèse-chefaillon.

Pierre, constatant que l’heure tournait et que son prochain rendez-vous était imminent, tenta de le réconforter en lui faisant remarquer que ce qu’il vivait était le propre de toute société hiérarchisée et que lui-même subissait la pression de son directeur régional qui eût été plus à son aise dans un endroit lui convenant mieux : l’hôpital psychiatrique.

Pour détendre l’atmosphère, Pierre, oubliant sa montre, lui raconta comment il avait, un jour d’affrontement avec ce tyranneau, décoché un ace historique. Déplorant que leurs relations fussent loin d’être au beau fixe, le grand chef omniscient se plaignit de la mauvaise qualité de leur communication. L’occasion était trop belle ; Pierre admit, se réjouissant intérieurement de la suite, qu’un problème se posait effectivement et qu’il pensait que l’un des deux avait besoin de consulter un psychiatre en s’empressant d’ajouter que, lui-même, se sentait parfaitement bien dans sa tête. Pour la première fois depuis des années, le directeur régional ne put rien répliquer, sans doute touché en plein front par ce service assassin et convaincu que Pierre avait peut-être raison.

Fort heureusement, Franck connaissait, à l’en croire, bien plus de satisfactions dans sa vie personnelle, car il existait aussi une madame Bergerat, infirmière de son état, et deux fils à charge, Gaël et Yannick. Pour la première fois, Pierre prit conscience que Franck n’était pas seul au monde ce qui le surprit tant son rayonnement, sa joie de vivre hors du travail pouvait indiquer qu’il remplissait sa vie de ses seules ressources internes et qu’il n’avait pas besoin de puiser ailleurs les bienfaits nécessaires à son équilibre.

Cette ineptie l’accabla, tant il lui parut incongru de pouvoir imaginer une telle situation : lui-même n’était-il pas tout aussi épanoui et se passait-il pour autant d’une vie conjugale et familiale ? En fait, n’était-ce pas précisément cette vie qui lui apportait l’épanouissement ?

C’est dans ces moments de dérapage philosophique que Pierre se demandait s’il était sain d’esprit et si la survenue de telles pensées ou croyances n’était pas l’antichambre de la folie ou, du moins, d’une débilité mentale qui l’inquiétait en se demandant à quoi bon avoir fait ses humanités pour développer des idées aussi boiteuses.

S’apercevant que son stylo courait sur le papier sans qu’il se rende compte de ce qu’il écrivait, il fit un effort désespéré pour se reconnecter à la réalité.

C’est à cet instant que le salvateur adage populaire : « Qui se ressemble s’assemble ! » parvint jusqu’à sa conscience.

Mais quelle tête pouvait bien avoir madame Bergerat ?

Chapitre III

Ève et Pierre cheminaient tranquillement le long de la plage. Quelques familles s’égaillaient sur les galets et de jeunes enfants partaient, un seau à la main, à la recherche d’oursins et de coquillages, animaux qui fascinaient Pierre tant le contraste était grand entre leur corps flasque de mollusques et leur coque quasi minérale, ne réalisant pas que son propre corps répondait strictement aux mêmes caractéristiques physiologiques, mais dans un assemblage différent.

Au fur et à mesure qu’ils avançaient, la foule se clairsemait, car il avait déjà fallu parcourir une centaine de mètres pour arriver là où ils se trouvaient. Pierre avait souvent observé ce phénomène qui l’amusait toujours : ses grégaires congénères, s’entassaient, se serraient, se piétinaient, s’agglutinaient, se gênaient, se bousculaient, s’apostrophaient dans un rayon d’une cinquantaine de mètres autour du point d’entrée de la plage, étant apparemment atteints d’un insurmontable accès de paresse leur interdisant de faire les quelques pas de plus qui leur eurent permis de jouir d’un peu plus d’espace vital, constat vérifié sur toutes les plages qu’il connaissait.

Au détour de la falaise qui dominait l’endroit, s’offrit à eux leur paradis terrestre : une anse baignée par des eaux cristallines, abritée des affres de la bruyante et polluante civilisation du moteur à explosion par un escarpement rocheux.

Les naturistes du secteur s’y adonnaient à leur art de vivre.

Après avoir quitté leurs maillots de bain, prestement enfournés au fond du sac à dos qu’ils abandonnèrent sur place à son triste sort, Ève et Pierre goûtèrent pleinement le bien-être de leur état, une légère brise atténuant la chaleur des rayons du soleil qui leur souhaitait avec ardeur la bienvenue en ce lieu qu’ils aimaient tant.

Ils avançaient maintenant, l’eau jusqu’à la taille, main dans la main, dans une fusion avec les éléments. Conscients du privilège dont ils étaient gratifiés, les baigneurs ne se manifestaient par aucun bruit intempestif comme s’ils admettaient, implicitement, qu’il fallait préserver ce lieu, sanctuaire de la beauté originelle, de toute atteinte dont l’homme est coutumier partout où il passe.

Les habitués étaient fidèles au poste : Albert le cheminot retraité qui, tous les jours de beau temps, été comme hiver, payait de sa personne pour relever la température de l’eau et l’afficher sur un tableau noir délavé par les ans qu’il avait fixé avec les moyens du bord. Jocelyne qui, bien qu’occupant, dans la ville voisine, une maison située à trente mètres de la mer, parcourait plusieurs kilomètres pour s’immerger dans ce bain de quiétude, loin des odeurs des baraques à frites et autres incongruités qui polluaient la grande plage de sable urbaine, longée par une route fréquentée.

Heureux de marcher dans l’eau, entourés de petits poissons que leur présence effrayait à peine, Ève et Pierre aperçurent Franck Bergerat qui se baignait en compagnie d’une femme. Ils ne s’imaginaient pas le rencontrer là, car, en habitués du lieu, ils ne l’y avaient jamais remarqué.

« Bonjour, Pierre, comment vas-tu ? lança joyeusement Franck.

— Très bien, et toi ?

— Comment pourrait-on aller mal avec ce soleil ? Je vous présente Joëlle, ma femme.

— Enchanté, répondit Pierre sans manifeste conviction.

— Enchantée, reprit Ève, bien nommée en ce lieu. »

En fait, Pierre ne semblait pas enchanté, tant la madame Bergerat qu’il découvrait toute nue ne correspondait pas à l’idée qu’il s’en était faite en couchant son nom sur la demande de crédit qu’il avait naguère remplie sous la dictée de Franck.

Il était médusé, au sens mythologique du terme, par ce visage sec, austère, n’exhalant ni n’inspirant aucune chaleur, par ces lèvres fines et blanches, par ce nez pincé, par ces yeux bleu acier profondément enfoncés dans leurs orbites. Le contraste était frappant avec son corps plutôt agréable, svelte et bien proportionné. Les deux faux piercings dont elle avait affublé ses tétons renforçaient d’autant plus ce malaise que l’un des deux, sous l’effet de l’eau, commençait à se décoller et pendouillait ridiculement, dans l’attente d’une chute imminente.

Préférant poursuivre sa promenade avec Ève, Pierre avança un quelconque prétexte pour prendre congé. Franck ajouta :

« Pierre, je te téléphone prochainement pour que vous veniez dîner un soir à la maison.

— C’est gentil, à bientôt », s’obligea Pierre.

Non, décidément non, qui s’assemble ne se ressemble pas nécessairement.

Pierre fit part de ses impressions à Ève qui lui avoua les partager.

Combien la disharmonie d’un couple a-t-elle tué dans l’œuf de solides amitiés naissantes ?

Chapitre IV

Franck tint vite parole et invita Ève et Pierre à dîner.