Wayang - Alain Labat - E-Book

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Alain Labat

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Beschreibung

Qui est le mystérieux leader du Parti communiste de Malaisie sur lequel plane l’ombre du secret à l’exception de sa remarquable aptitude à échapper à toute arrestation ? Pour James Hamilton, un jeune et ambitieux inspecteur affecté à la Special Branch de la police coloniale britannique, une traque pleine de rebondissements débute dans l’entre-deux-guerres. Elle le conduira à travers toute l’Asie du Sud-Est jusqu’à un dénouement où la vérité sur le « Lénine malais » stupéfiera autant ses adversaires que ses camarades.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Professeur agrégé de chinois, acteur engagé pendant plus de quatre décennies dans les relations éducatives et culturelles entre la France, la Chine et Singapour, Alain Labat a signé des ouvrages sur l’histoire de ces deux derniers pays. Cependant, c’est en rédigeant son livre sur Singapour qu’il a fait la rencontre d’un personnage hors du commun, dont le destin rocambolesque et la rareté des archives l’ont poussé à embrasser la fiction pour restituer l’époque et l’itinéraire de cette figure très singulière.

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Veröffentlichungsjahr: 2024

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Alain Labat

Wayang

© Lys Bleu Éditions – Alain Labat

ISBN : 979-10-422-1012-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Du même auteur

Singapour, l’odyssée du Merlion

, MA Éditions-ESKA, 2019 ;

L’Empire, la République et les Barbares. L’Occident à l’assaut de la Chine

, MA Éditions-ESKA, 2022.

L’histoire est le nom donné à l’intervalle entre une promesse et sa trahison.

Sylvain Tesson

Carte de l’Asie du Sud-Est dans les années 1920-1930

réalisée par Francis Lamarque

Glossaire

Adat : us et coutumes des communautés malaises

Amah : domestique ou nourrice chinoise

Bund : quai, chaussée en bord de mer ou de rivière

Durian : fruit tropical réputé pour ses goût et odeur particuliers

Chettiar : prospère communauté (banque, prêt…) originaire de l’Inde méridionale, très présente en Asie du Sud-Est

Compradore : intermédiaire commercial entre populations locales et colonisateurs

Coolie : porteur, manœuvre chinois ou indien dans les colonies européennes d’Asie

Dravidien : population (ou langue) du sud de la péninsule indienne

Froggies : surnom donné par les Britanniques aux Français réputés mangeurs de cuisses de grenouilles

Garuda : homme-oiseau légendaire des mythologies hindouiste et bouddhiste

Goban : plateau sur lequel on joue au go

Gopuram : tour richement décorée marquant entrée ou enceintes des temples indiens

Guomindang : Parti nationaliste chinois

Gurdwara : lieu de culte sikh

Hailam ou Hananais : originaire de l’île de Hainan, au sud de la Chine

Hokkien : immigrant de la province du Fujian (Chine) ou dialecte de cette région

Kampung : village malais

Kavadi : arceau de bois décoré de plumes de paon, utilisé lors de cérémonies ou fêtes tamoules

Kebaya : vêtement féminin traditionnel (Malaisie, Indonésie)

Kopitiam : café traditionnel servant aussi des plats chinois ou malais

Laksa : soupe de nouilles épicée

Majong : jeu chinois très populaire, proche des dominos

Mem : épouse, femme européenne (généralement mariée)

Môn : langue parlée en Birmanie et Thaïlande

Munshi : professeur de langue

Nanyang : « océan du Sud », désignation chinoise traditionnelle de l’Asie du Sud-Est

Nat : esprit vénéré par les bouddhistes birmans

Padang : vaste esplanade gazonnée de parade ou de jeux

Pali : ancienne langue religieuse de l’Inde méridionale

Paya : « le saint », terme désignant les représentations du Bouddha et autres monuments religieux

Peranakan : descendant des commerçants chinois anciennement établis en Asie du Sud-Est et ayant pris des épouses locales

Pidgin : langue véhiculaire mêlant anglais, chinois, malais…

Qipao : vêtement féminin chinois, à la mode dans le Shanghai des années 1920-1930

Raj : désigne la domination britannique sur le sous-continent indien (par la Compagnie britannique des Indes orientales 1757-1858, puis par la Couronne 1858-1947)

Rickshaw : cyclo-pousse ou pousse-pousse

Seppuku : suicide rituel (Japon)

Shophouse : bâtiment servant au commerce et à l’habitat (Sud-Est asiatique)

Stupa : construction censée contenir une relique de Bouddha

Taipan : homme d’affaires étranger établi en Chine

Triades : organisation secrète chinoise de type mafieux

Twakow : navire léger de transport en bois de la rivière de Singapour

Tongkang : idem

Vakil : avocat ou mandataire

Wayang : théâtre d’ombres traditionnel (Malaisie, Indonésie)

Zedi : monument religieux censé contenir une relique du Bouddha (Birmanie)

Liste des acronymes

CID : Département d’enquêtes criminelles

GC & CS : service de renseignements britanniques responsable de l’interception et du déchiffrage des communications étrangères

MBE : Membre de l’Empire britannique (décoration)

MI5 : ou Security Service, service de renseignements britannique en charge de la sécurité intérieure

MI6 : ou Secret Intelligence Service (SIS), service de renseignements extérieurs du Royaume-Uni

MPAJA : Armée antijaponaise du peuple de Malaisie

NKVD : police politique de l’Union soviétique

OMS : services secrets de l’Internationale communiste ou Komintern

PID : agence de sécurité des Indes orientales néerlandaises

SIS : voir MI6

SOE : service secret britannique opérant durant la Seconde Guerre mondiale

Introduction

À la suite des Portugais et Espagnols de l’âge des grandes découvertes, une Angleterre également en quête autant de richesses que de conversions entreprend à compter du XVIe siècle d’établir comptoirs et colonies en Amérique, Afrique et Asie, face à ses rivaux français et hollandais. La perte de ses possessions nord-américaines n’empêche pas Britannia de soumettre le sous-continent indien, puis de tourner ses ambitions de conquête vers l’Asie du Sud-Est et orientale. Après les défaites napoléoniennes, elle devient la première puissance navale et commerciale de la planète, bientôt épicentre d’une Révolution industrielle qui va la muer en puissance coloniale sans égale. Colonies, dominions, protectorats, territoires sous mandat et autres, son drapeau, l’Union Jack, flotte sur tous les continents. Maniant la Bible et le canon, explorateurs, commerçants, militaires, missionnaires, planteurs et administrateurs anglophones s’activent à assurer à cette Bretagne devenue grande sujets, territoires, matières premières et débouchés. Mus par curiosité, orgueil, appât du gain, idéalisme, foi – bonne et mauvaise – ils sont convaincus d’accomplir une mission providentielle bénéfique à des peuplades réputées dans les ténèbres de l’enfance.

La conquête de l’Inde achevée, à laquelle est rattachée la Birmanie, celle que les Français nomment la perfide Albion dirige ses convoitises vers la péninsule malaise, précédemment objet de celles du Portugal, de la Hollande, et l’île de Bornéo. Divisée en une mosaïque de sultanats islamisés, où nombre de Chinois ont pris racine, la Malaisie est aussi sous la menace des Birmans et des Siamois. C’est pour s’en prémunir qu’un sultan cède en 1786 la cité de Penang, sur sa côte occidentale, à la Compagnie britannique des Indes orientales, tandis qu’en 1819, Thomas Stamford Raffles établit à son extrémité méridionale le très prometteur comptoir de Singapour, escale entre Calcutta et Canton. Malacca, Penang et Singapour forment bientôt les Établissements des Détroits, gouvernés depuis l’Inde par cette Compagnie britannique des Indes orientales, la plus formidable association de marchands de l’histoire. En 1867, leur administration est transférée à Londres qui entend désormais placer sous son autorité l’ensemble de la Malaisie et exploiter à son profit ses considérables richesses : produits agricoles, étain, et bientôt l’hévéa… C’est chose faite à l’aube du XXe siècle. Entretemps, Victoria, souveraine du Royaume-Uni et d’Irlande, reine du Canada et d’Australie, a ceint en 1876 la couronne d’impératrice des Indes : l’empire thalassocratique est proche d’un apogée qui le verra contrôler le quart des terres immergées et de la population du globe…

Mais en Grande-Bretagne même, le joug colonial se heurte à des critiques et, quelles que soient les latitudes, à des résistances, passives ou violentes, comme lors de la révolte des Cipayes qui secoue l’Inde en 1857. Des sentiments religieux et aspirations nationalistes qui se voient confortés par la révolution bolchévique de 1917 et un anti-impérialisme naissant.

À l’issue de la Première Guerre mondiale, les défenseurs d’un Empire, dont ils pensent indestructible le prestige et éternelle l’invincibilité, vont avoir fort à faire, face de surcroît à l’émergence de nouvelles puissances, l’une concurrente réprobatrice, les États-Unis, l’autre ennemie résolue, le Japon…

Époque I

Singapour, mai 1926

Après l’accostage du paquebot de la Peninsular & Oriental et le branle-bas du débarquement, un zéphyr vespéral avait enveloppé des voyageurs inaccoutumés par la longue traversée à la stabilité de leurs pas. Havre de quelques jours, le Modern Hotel se révéla fort convenable, à défaut d’être cossu. Au bar, James Hamilton put enfin goûter la solitude tant convoitée après les lassants compagnonnages imposés par l’ennui d’interminables navigations. Le jeune homme, pas encore trentenaire, affichait l’impavidité d’un natif d’Ulster, terre recrue de bourrasques et trombes d’eau, jointe à l’aplomb seyant au serviteur d’une Couronne tenant sous son sceptre la moitié de l’univers. Gibraltar, Malte, Port Saïd, Aden, Colombo… De tailles et prix divers ses joyaux, égrenant les escales, étaient en nombre. Ce soir le trouvait, enfin, dans l’un des plus scintillants, dont il rêvait de lustrer l’éclat. Et de le garder des prédateurs. Un jour que son père lancinait l’adolescent sur ses ambitions, il affirma par défi : « policer l’Empire ». « En ce cas, lui fut-il répondu, masquant fierté et inquiétude, n’oublie jamais que l’Empire est une conquête, non une sinécure ».

Après le petit-déjeuner, il fit une brève incursion en direction de quais déjà trépidants de l’activité d’hommes et d’embarcations, saisi par une touffeur et une lumière inopinées. La brume laissait entr’apercevoir les premières îles des Indes orientales néerlandaises. Au cours d’une enfance heureuse – de celles qui, définitivement, arment d’une inébranlable confiance en soi –, il passait des heures à contempler l’horizon marin, l’esprit curieux des lointains, agité d’interrogations sur l’ailleurs, en quête d’aventures et de dépaysements. Il était bien dans cet étranger où il aimait se laisser entraîner par ses lectures. Les romans de Kipling – son poème Si… lui donnait le frisson : « Tu seras un homme, mon fils »… – la trilogie malaise de Conrad, LaRoute des Indes de E. M. Forster, présentement son livre de chevet.

« Major Turner, chargé de vous accueillir. Avez-vous fait bon voyage ? »

La poignée de main était franche, la silhouette altière, vêtue d’un costume civil léger, un vivant contraste entre cheveux argentés et visage hâlé autant que buriné.

« Fait-il tous les jours aussi chaud ? J’ai lu que Singapour ignore les saisons… » « Faux, répliqua Turner, nous en avons deux : une saison chaude et humide, une autre humide et chaude. Je suggère que nous partions, ajouta-t-il, indiquant l’entrée à tourniquets de l’hôtel : voici la porte de l’Asie ».

Conduite par un policier sikh très enturbanné, l’automobile tentait de se frayer un chemin dans l’indifférence de Chinatown. Un dédale de petites rues, encadrées d’arcades des maisons de commerce basses, lépreuses d’humidité, ornées d’idéogrammes emblèmes de l’infinie variété du petit négoce, prolongées de tiges de bambou, tels des pavois, portant le linge à sécher, débordant d’un amoncellement de sacs, caisses, paniers, produits et nécessités diverses du quotidien. Parcourues en tous sens d’un peuple indigène au verbe haut, aux silhouettes émaciées : tireurs de pousse, portefaix, vendeurs ambulants, hommes de peine… La vitalité désordonnée des Célestes, dans la rugosité des dialectes, l’exhalaison du durian, des épices et autres fumets des cantines. Robinson Road, le véhicule s’immobilisa devant un bâtiment à l’austère architecture occidentale.

« Le Chef vous attend dans une vingtaine de minutes, rappela le major Turner. M’autorisez-vous deux conseils ? Un, n’oubliez jamais qu’il en sait davantage sur vous que vous n’en saurez vous-même jamais. Deux, évitez de vous appuyer au dossier du fauteuil ».

Une blonde secrétaire introduisit le visiteur dans un couloir faisant office d’antichambre, dont il eut le temps de dévisager les portraits qui en étaient l’unique ornement. Le premier montrait un homme au regard déterminé vêtu d’un uniforme à brandebourgs : Sir David Petrie ; le second en tenue de ville, Victor George Savi, dont le léger plissement des yeux suggérait quelque ironie. La blonde secrétaire le précéda dans le bureau du Chef où, sous un ventilateur brassant paresseusement l’air chaud, tout transpirait l’ordinaire. Sauf le maître des lieux, René Onraet. Sa pilosité semblait soumise à la même discipline que la tenue kaki, à ce point empesée d’amidon, qu’elle semblait pour toujours à l’abri du moindre froissement.

« Avez-vous eu le temps de faire connaissance avec mes prédécesseurs ? La voix, impérieuse, s’efforçait à l’affabilité. De rudes gaillards, qui à mains nues ont creusé les fondations du Service… Vous avez, malgré votre jeune âge, quelques accomplissements et vu bravement le sang couler en Irlande, poursuivit-il, feuilletant un dossier. Il vous faudra conserver ces vertus, mais oublier vos Celtes, républicains, nationalistes et suffragettes : ici, nous avons l’Asie, toute l’Asie. Le monde malais, la Chine, l’Inde, le Japon… Leurs cultures rétives au modernisme, passions religieuses, velléités d’émancipation, fièvres xénophobes. Nous avons aussi beaucoup du meilleur et un peu du pire de l’Europe, dont le nouveau virus bolchévique. Telle est notre matière première, inflammable… Et j’entends que nous formions, dans les Établissements des Détroits et États malais fédérés, la cuirasse de l’Empire ». Le Chef, qui semblait en fait s’adresser au portrait du Roi George V, marqua une pause puis fixa Hamilton. « Toute cuirasse a ses points faibles. Êtes-vous à jour avec les vôtres ? Le climat équatorial les exacerbe… De tout ceci, le major Turner vous livrera les détails : il sera votre mentor. Le plus urgent est que vous soyez linguistiquement opérationnel, en commençant par le hokkien ; prenez le temps nécessaire, de même que celui de l’immersion dans le Service et son contexte. Pour tout le monde, naturellement, vous appartenez au CID, le Département d’enquêtes criminelles. Une dernière chose : une arrestation c’est bien, un renseignement, c’est mieux. Des questions » ?

« Non, Monsieur. J’entends ne pas vous décevoir ».

« Alors, quelle impression ? » interrogea le major avec une once de malice.

« Beaucoup dit en peu de mots. Le Chef semble dévot inconditionnel de l’efficacité : je suppose que nous n’avons d’autre choix que de participer avec ferveur au culte » ?

« Vous comprenez vite… Voici plan et guide touristique – il vous faut vite en tête la géographie de la ville, les coulisses seront pour après – ainsi qu’une liste d’hébergements recommandables ».

Ladite ville ne manquait nullement d’allure, même parcourue à la hâte relative d’un rickshaw mû par un être efflanqué que dissimulait un chapeau de paille conique. Elle s’organisait autour du padang, vaste étendue gazonnée dévolue aux promenades, parades et parties de cricket, bordée de la mer et de quelques édifices non dépourvus de majesté. Adjacentes, d’autres constructions victoriennes et édouardiennes inscrivaient dans la pierre puissance et richesse impériales. Fullerton Building – poste, Bourse et Chambre de commerce –, bâtiments administratifs, clubs, hôtels, dont le déjà légendaire Raffles, portant le nom du visionnaire fondateur de la colonie, théâtre et musée, lieux de culte, dont la très immaculée cathédrale Saint Andrew. Ceignant la place Raffles ombragée de flamboyants, banques, maisons de commerce, d’armement et autres édifices dans le moindre interstice desquels affirmait ses droits une exubérante végétation offrant toutes les nuances du vert. La raison d’être de cet urbanisme en était l’artère vitale, la petite rivière de Singapour, toujours plus loin prolongée de quais, murée d’entrepôts, humbles ou spacieux, entassement de tous les produits de la région et d’au-delà. Un spectacle de grues, cheminées, mâts et gréements, une activité fébrile mais un désordre apparent. Le fondateur avait voulu qu’autour du cœur de la cité nouvelle s’ordonnent les quartiers réservés aux indigènes malais et aux immigrants chinois et indiens, surplombés des canons de fort Canning, petite éminence propice à l’établissement d’un pouvoir britannique naturellement surplombant. Tout ceci parut de fort bon aloi au nouveau venu.

Au terme d’une demi-journée qui le laissa stupéfait des capacités de sudation du corps humain, il se fit conduire à la première des adresses susceptibles de lui fournir un toit. C’était, sur la côte Est, une maison d’un certain cachet, hésitant entre villa et bungalow, à l’ombre de palmiers et arbres du voyageur laissant entrevoir des flots où se mêlaient les eaux de l’océan Indien et de la mer de Chine. Mrs Hill lui en fit les honneurs, dont la chambre à coucher disponible, attenante d’un petit salon-bureau.

« À quoi occupez-vous vos journées, jeune homme ? » l’interrogea la haute silhouette, dont le sourire avait un je-ne-sais-quoi d’équin.

« Je viens d’arriver au Département d’enquêtes criminelles ».

« Détective ? C’est incroyablement excitant ! J’adore Agatha Christie, une compatriote du Devon : vous trouverez tous ses livres sur les étagères. Vous me raconterez n’est-ce pas ? »

« Nous ne sommes évidemment pas autorisés à parler d’enquêtes en cours : je crains de vous décevoir, sur ce point au moins : la discrétion fait partie de notre métier, pendant et hors les heures de service ». Veuve relativement consolable, Mrs Hill sembla faire contre mauvaise fortune bon cœur, et le marché fut conclu.

Sous la houlette du mentor, la seconde journée à Robinson Road fut consacrée à arpenter corridors et bureaux, à la découverte des occupants principaux des lieux. D’âges et parcours variés, quelques-uns étaient issus du Renseignement politique ou criminel de l’Inde, forts diserts sur nationalistes du Pendjab ou extrémistes de l’Hindoustan. L’un venait du MI5, affairé d’anthropométrie, empreintes digitales et autres trafics d’armes. On sentait plusieurs qui avaient débuté dans la Special Branch métropolitaine, intarissables sur sociétés secrètes et associations claniques chinoises. Les plus expérimentés avaient fait leurs armes dans le sous-continent, en Birmanie ou dans les concessions de Chine. Tous également absorbés à faire surveiller voyageurs et immigrants, activités religieuses, rassemblements raciaux et déploiements sociaux, assistés d’une poignée de secrétaires plus ou moins britanniques.

« Alors ? » demanda le Major Turner à Hamilton qui tentait de dissimuler une perplexité croissante au rythme des heures du jour.

« Me voilà avec un inventaire hétéroclite de tout ce qui peut attenter à notre prééminence en Malaisie ; j’ai vraiment besoin de mettre un peu d’ordre dans tout cela ».

« Je suggère de le faire à partir de notre cœur de métier : repérer les foyers de sédition et les éteindre avant l’étincelle, quel qu’en soit le combustible. N’oubliez pas, demain vous avez rendez-vous avec le révérend Cox à dix heures : sa science de la Chine est égale à la bonté de Dieu, infinie ».

Un soir, Hamilton fut convié chez le major. Il occupait, dans un petit vallonnement à l’écart d’Orchard Road, une maison dite noir et blanc neuve – poutres de bois sombres, stuc immaculé – dissimulée d’un épais manteau végétal. Le mobilier s’y partageait à égalité entre styles Tudor et indien, manifestant les nostalgies divergentes des occupants. Il fut d’abord question, sur mode fataliste, de la difficulté à façonner la domesticité locale aux manières britanniques, notamment culinaires. Très vite, l’invité devait apprendre qu’il s’agissait d’un unanime rituel plaintif bien établi. On évoqua le pays : la grande grève des mineurs et la loi martiale, la disparition aussi soudaine que fugitive d’une Agatha Christie trompée, les exploits de Jack Hobbs, assurément meilleur joueur de cricket de l’histoire… L’avenante épouse de Turner se révéla hôtesse attentionnée, curieuse sans excès du visiteur.

« Êtes-vous marié, Monsieur Hamilton ? »

« Pas encore… »

« Quand Cupidon aura tiré sa flèche, n’oubliez pas d’informer l’heureuse élue qu’elle aussi signe une manière de contrat avec la Police ».

Après les pâtisseries, les deux hommes se retrouvèrent au milieu de la pelouse, séparés d’une table chargée de fioles et bouteilles d’alcools, le major tirant voluptueusement sur sa pipe.

« Je dois vous dire que pour ce qui me concerne, la partie est bientôt finie. Encore quelques semaines et départ pour Calcutta, puis un cottage quelque part dans la vieille Angleterre ».

« Qu’avez-vous envie de dire à ceux qui restent » ?

« Ce n’est pas facile. Pour les hommes de ma génération, il y a un avant et un après la Grande Guerre. Voyez l’Inde, fascinante et repoussante, qui ne laisse personne indemne : jamais si peu d’Européens et de canons n’ont assujetti autant d’indigènes sur pareille immensité. Pour vraiment comprendre, il faut être bon cavalier, l’êtes-vous ? »

« Passablement ».

« Songez aux extraordinaires chevaux montés par les maîtres de l’équitation ibérique : racés, puissants. Capables de vous désarçonner d’un arrêt soudain ou d’un léger mouvement de croupe, de vous piétiner. Comment les écuyers les maîtrisent-ils jusqu’à les faire danser ? Non par la cravache, réservée aux incartades – mais un seul coup, implacable –. Pas davantage par les éperons – un rasoir entre les mains d’un singe –. Ils les dominent par leur savoir, leur assiette, la souplesse des mains sur les rênes et le regard toujours porté loin. Calme, en avant et droit, comme disent les Français. Vous avez saisi ? Des centaines de kilos de musculature, mais quelques grammes de cerveau humain… Puis vint la guerre. L’armée des Indes – des braves – sur les fronts de France et de Mésopotamie : le tournant décisif. Ici, à Singapour, les Indiens du Malaysian States Guides et du 5e d’infanterie se sont mutinés – je vous raconterai une autre fois –. C’est à cause d’eux que nous sommes là : la Special Branch a vu le jour à la suite de ces évènements. Depuis, toute l’Asie s’agite, et notre île en est le microcosme ».

« Quelles leçons avez-vous tirées de toutes ces années » ?

« Fondamentalement, que tout est immanquablement plus complexe qu’imaginé et que rien ne se passe jamais comme prévu. Que l’être humain est doté d’une fantastique capacité à se tromper. À l’occasion, interrogez le révérend Cox là-dessus : je suis trop impie pour avoir une explication… Voilà ce qui vous attend. Inquiet » ?

« En aucune façon. Calme, en avant et droit, n’est-ce pas ? Et l’Empire en a vu d’autres… »

Les volutes de fumée entourant le major s’étaient dissipées.

« Bigre, vous ne manquez pas d’assurance ! Il en faut, mais tempérée de lucidité, et d’abord sur soi-même. Gare à la tentation de monter des coups pour se faire valoir ! C’est l’opposé de ce qu’attend le Chef. Pour être franc, il souhaitait à votre place quelqu’un issu des rangs de la Police indienne ».

« L’inde, encore ! » s’agaça Hamilton.

« L’Inde toujours ! Je vous l’ai dit, elle vous colle à la peau. Sachez que le Chef y est né – René Henry de Solminihac Onraet – ; sa famille y était établie depuis deux siècles, son père travaillait pour le Maharadja de Gwalior ».

« Il changera d’avis, interrompit Hamilton, lorsque je lui aurai rapporté quelques scalps ».

« Décidément, vous êtes aussi pourvu d’ambition que d’assurance ! » s’esclaffa Turner.

« J’entends les scalps les mieux emplumés, cela va de soi ».

Soudain, du visage du major, disparut toute trace d’hilarité.

***

Il fit déposer ses valises chez Mrs Hill. Vêtements, quelques photos et souvenirs, le bagage était mince. Il était venu lesté aussi de l’héritage de sa prime jeunesse. Une passion cynégétique, l’attrait pour l’exotisme, le goût des choses simples : le bien et le mal, le vrai et le faux, un univers céleste ordonné autour de Dieu, un monde terrestre autour de l’Empire.

Une routine s’instaura. Petit-déjeuner, dont les inévitables pains nommés scones accompagnés de thé à la crème, spécialité roborative du Devon, que l’hôtesse servait accompagnés de ce qu’elle qualifiait de confiture de fraises. L’intérêt pour son locataire s’était du déporter de la vie professionnelle à celle du cœur.

« Vous avez l’âge de prendre une épouse », serinait-elle, avec force mises en garde sur le faible nombre de jeunes filles nubiles convenables dans la colonie. Hamilton en vint à soupçonner qu’elle le voulait marier…

Puis rendez-vous quotidien avec le révérend Cox, missionnaire éminent de l’Église anglicane dont l’empathie adoucissait le physique ascétique. Après des décennies d’apostolat, il s’avérait intarissable sur un Empire du Milieu dont il avait vu de près les convulsions depuis la concession internationale d’Amoy, port du Fujian, province d’origine de la majorité des Célestes de Singapour. Dans ce rival dépité de Shanghai, le commerce des coolies avait depuis belle lurette supplanté celui du thé et de la soie. Au milieu d’indigènes aussi friands d’affaires qu’éruptifs face aux « diables étrangers », l’homme de Dieu avait déployé beaucoup de charité pour peu de conversions, et pu se pénétrer de l’impénétrabilité des voies du Seigneur. Au fil des semaines, il familiarisait James aux syllabes et tonalités abstruses du dialecte hokkien, à l’hermétique et esthétique géométrie des caractères.

« Excellent exercice pour un enquêteur : lorsqu’ils vous seront intelligibles, vous aurez la clé de la société chinoise. Prenez garde, c’est la seule » !

« Une question incidente, révérend. Si Dieu a créé l’homme à Son image, pourquoi est-il pourvu d’une si formidable capacité d’erreur » ?

Le missionnaire sourit. « Mais enfin, c’est cela la liberté humaine » !

Elle donne le vertige, pensa James…

***

À Robinson Road, l’équipe dont il allait hériter du major se composait de trois hommes. Aldo de Souza, jeune eurasien rejeton d’une vieille lignée sino-portugaise de Malacca, à l’enjouement contagieux. Ong Kean Seng, de prime abord réfléchi mais déterminé, que tous dans le Service surnommaient baba, l’appellation propre aux hommes de sa communauté, les Peranakan nés d’unions entre Chinois et Malaises. John Clarke, pur Écossais des Hautes terres, à l’humeur semblable à leur climat, précédemment inspecteur adjoint, versé au renseignement, dans la Police municipale de Shanghai. Hamilton afficha d’emblée une distante cordialité, rehaussée d’une once de modestie : son cicérone n’avait pas encore fait ses malles…

« Alors ? » demanda ce dernier.

« On devrait s’entendre. Beaucoup à apprendre d’eux ».

« Ils sont fiables, se complètent et leur pedigree a été passé au peigne fin : gardez à l’esprit qu’infiltrer, c’est bien, l’être c’est mauvais. Très mauvais. Autre chose » ?

« Je commence à y voir plus clair… Au second est le seul bureau dont je n’ai pas rencontré l’occupant ».

« C’est celui de Cinq – on le surnomme ainsi –. Il représente le MI5 et fait le lien avec nous. Vous le verrez à l’occasion ».

Une réunion de coordination des gradés inaugurait d’ordinaire la semaine, souvent sous la houlette du Superintendant Wood, nullement antipathique mais qui s’efforçait du faire du Chef en infiniment plus verbeux. Wood avait une passion : il administrait. On l’aurait dit nommé par la plus douée de puissance et d’ubiquité de toutes les déesses, celle de la Bureaucratie. Il entendait que cette dernière s’imposât en majesté à la nouvelle recrue.

« Je vous rappelle que nous ne sommes plus au temps des pirates javanais, gangs chinois, mutins indiens, que l’Allemagne impériale est à terre et l’Empire ottoman en miettes ».

Il lorgnait vers le major que la liberté de fin de carrière l’autorisa à interrompre :

« Vous avez parfaitement raison, Superintendant, j’ai conscience d’être un anachronisme ».

Une quinte de toux plus tard, Wood s’était réfugié sous l’ombrelle protectrice du Directeur, dont il se voulait le pédagogue et intarissable interprète, suscitant chez ses auditeurs la vision récurrente de ces perroquets superbement colorés animant les jungles proches.

« On vous l’a dit, il nous faut préserver Établissements de Détroits et États malais de l’importation de doctrines subversives, d’où qu’elles proviennent : nationalisme, panislamisme, anarcho-syndicalisme et à présent bolchévisme. Anticiper leurs manifestations, bâtir de solides dossiers afin que les cours puissent prononcer bannissements, emprisonnements et autres châtiments. Il nous faut aussi faire la juste part entre police et politique, croiser nos renseignements avec nos collègues de Delhi, Shanghai, avec les militaires, la police coloniale néerlandaise… Hamilton, vous serez attentif à l’évolution des branches du parti nationaliste chinois dans la péninsule : il semble pencher dangereusement à gauche ».

Wood se targuait d’être fin gourmet. Les amuse-bouche précédaient donc le plat principal, une macédoine de rappels aux règlements, formulaires, procédures et autres autorisations préalables, vinaigrée de l’impérieuse parcimonie. Unanimement attendu, le dessert – le calendrier des actions à venir sur le terrain – marquait la fin du rassemblement.

« Il existe dans le Service un soupçon à l’égard du Superintendant, expliqua à voix basse un major soucieux, nous sommes plusieurs persuadés qu’il travaille pour les Français ».

Abasourdi, Hamilton demanda : « qu’est-ce qui vous fait penser ça » ?

« Nous savons qu’il cache à son domicile un gramophone dont la marque est La Voix de son maître ».

Hamilton ne releva pas, se jugeant trop jeune pour communier à la causticité de Turner.

« Personne ne semble se soucier des Malais, je me trompe ? »

« Si la Malaisie n’était peuplée que de Malais, Singapour serait Capoue, soupira le major. Ils ne sont effectivement pas notre priorité : musulmans mais sunnites, qui ont une manière d’être au monde et de l’organiser que l’on nomme adat – leurs règles ancestrales – privilégiant généralement une paisible quête du bonheur à l’appât du gain et du pouvoir… »

Hamilton entreprit une exploration, qu’il voulait méthodique, des fichiers et archives du bureau. Les listes de suspects mêlaient de façon indiscriminée proxénètes et prostituées, adeptes du mouvement communiste naissant, escrocs et trafiquants, syndicalistes, dirigeants d’associations communautaires, organisateurs de pèlerinages à la Mecque… D’autres cartons débordaient de la part exploitable du courrier intercepté, des publications saisies par une censure peu encline à faire la part entre atteinte aux bonnes mœurs et atteinte aux intérêts de l’Empire. On trouvait ailleurs le traçage du commerce des armes, la liste des passeports déclarés perdus et autres données sur l’immigration, la recension des activités des étrangers ayant attiré l’attention de la Special Branch, dont récemment un nombre croissant de Japonais. Une mise en ordre de ce fatras s’imposait, qu’il se proposait d’assigner à ses subordonnés, autant qu’une décantation. Ensuite, Hamilton utiliserait sa méthode, combinant raison et intuition : filtrer, comme le maître queux ses sauces ; cibler, comme le chasseur ses proies. En visant la tête.

***

Une fin d’après-midi, Turner prit Hamilton à part.

« Nous avons beaucoup parlé ensemble des choses importantes. À présent, il nous faut évoquer les choses essentielles ».

James se vit un instant affranchi des secrets les plus confidentiels du Service mais, désormais instruit que les déclarations liminaires du major ne menaient jamais à l’endroit attendu, ne broncha pas.

« Vous êtes jeune, il faut profiter de la vie, maintenant, intensément » !

Le visage du jeune policier afficha une muette stupéfaction.

« Si vous saviez comme je regrette de n’avoir pas mieux joui de mes vertes années en cette époque que l’on disait folle… Personne n’a vu venir août 1914. Vous ne verrez pas non plus venir la prochaine guerre, alors vivez, amusez-vous : il y a tout pour ça ici » !

Le major marqua une pause et sourit.

« Et rappelez-vous bien sûr que nous sommes toujours de quelque façon en service… »

« Il n’y a pas que le soleil accablant, les moustiques malveillants, les pluies torrentielles, cet été perpétuel : le meilleur commence dès que le jour s’est couché », confirma Clarke, qui se révéla noctambule expert dans l’exploration de la nuit singapourienne. Son temple, à la pratique relativement mêlée et populaire, était le New World, parc d’amusement à la renommée croissante qui venait d’ouvrir rue Kitchener. Une ambiance survoltée – boxe et catch – opéra local et cinéma en plein air, à laquelle Hamilton préféra le Great World, plus récent encore, couru pour les thés dansants de son night-club, le Flamingo : cha-cha, rumba, tango, fox-trot et affriolantes taxi-girls à vingt centimes la gambille. Il sentit se réveiller des sens engourdis par le métier, mais dont la satisfaction, au vu de l’idée qu’il se faisait de lui-même et de sa mission, exigeait davantage de distinction.

Quel que soit leur rang dans une société coloniale qui n’en manquait point, les Européens semblaient saisis d’une irrépressible autant que légitime volonté d’oublier les horreurs de la grande tuerie dans un tourbillon de fêtes, bonne chère et ivresses diverses. On dansait aussi dans les grands hôtels – charleston, black botton, orchestres philippins survoltés ou placides musiciens germaniques et russes –. À l’Europe, qui se voulait « le centre de la société de Malaisie », l’atmosphère était raffinée, comme à l’Adelphi, pavé de marbre blanc, dont la carte affichait caviar, foie gras, soupe de fausse tortue et fromages helvètes. Hamilton décida de garder le Raffles pour le dessert.

Il eut vite ses habitudes au Singapore Swimming Club, dont il entreprit de faire le quartier général de son intégration. Vénérable institution sise en bord de mer à Katong, quelques femmes commençaient à s’y voir admises, en sus des hommes d’affaires, d’armes et de pouvoir. Il appréciait la sobre distinction Art déco de ses salles – lecture, billard, restaurant, bar… – comme la nouvelle piscine, devant racheter la mort récente du nageur dévoré par un requin… Surtout dès la tombée brutale et peu tardive de la nuit qui, tel un rideau de scène, mettait brutalement fin à la touffeur du jour. Quand les exigences chronophages du Service l’autorisaient, il aimait s’y caler dans un confortable fauteuil de rotin, un verre de gin à portée de main, pour goûter la relative et océanique fraîcheur crépusculaire. Les échanges y étaient volontiers badins, l’heure locale à l’insouciance, dans l’entre-soi. À mille lieues de la vision d’un Chef qu’il imaginait alors en géologue obsédé de plaques tectoniques, avec la dose de raisonnable paranoïa nécessaire à la profession. Ce soir-là, il avait rallié au dîner une joyeuse tablée d’habitués.

« Puis-je me joindre à vous ? » interrogea la voix de stentor d’une silhouette athlétique, dont l’intonation trahissait l’Amérique.

« Dan Cooper, journaliste au New York Herald Tribune ».

« Première visite en Malaisie, M. Cooper ? »

« Oui, j’ai visité Penang, Kuala-Lumpur, Malacca pour mon reportage ».

« Quelles impressions ? »

« Climat éprouvant, pays séduisant. Pour le reste, ici comme ailleurs, vous autres Britanniques êtes passés maîtres dans l’art de tondre la laine sur le dos des moutons locaux… »

Les mâchoires cessèrent soudain de mastiquer, les couverts de s’agiter et les verres de s’entrechoquer. Le silence tomba comme un couperet.

« La jeunesse et l’inexpérience n’autorisent pas tout, M. Cooper ». J. C., gestionnaire d’une plantation d’hévéas fut le premier à relever flegmatiquement le flambeau du prestige impérial bafoué.

« Vous ignorez qu’à notre arrivée, cette péninsule n’était que jungle impénétrable, mangroves et marais insalubres, pistes à éléphants. Et peuplée d’habitants subsistant d’une maigre agriculture, de pêche, chasse et cueillette. Nous en avons non seulement révélé les richesses naturelles, mais l’avons également peuplée, compensant l’indolence malaise par l’énergie chinoise. Puis urbanisée, couverte d’infrastructures ; on y a éradiqué choléra et petite vérole. Enfin, pour votre gouverne, notez que si d’aventure vous y croisiez un mouton, il vous saurait infiniment gré, vu la température, de le soulager de sa toison ».

« Loin de moi l’idée de vous offenser » répondit Stentor, qui avait baissé le ton, mais fut interrompu par D.F. à la tête d’une agence maritime.