Yari Strad - Maryse Rousseaux-Debordeaux - E-Book

Yari Strad E-Book

Maryse Rousseaux-Debordeaux

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Beschreibung

Yari Strad est un roman à deux voix dans lequel un poulain raconte les deux premières années de sa vie ; et les impressions de la jeune femme qui s’en occupe, une passionnée d’équitation, viennent en miroir. Joies, tourments, émotions, liberté et courage sont vécus à travers les yeux de ce petit pur-sang fougueux. Cette fiction, portant sur le thème de l’univers des chevaux et inspirée de faits réels, permet à chacun de s’identifier en vibrant et en s’appropriant des sentiments simples et sincères au milieu d’une nature qui reste belle et accueillante, en rêvant d’animalité et d’humanité croisées.

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Seitenzahl: 157

Veröffentlichungsjahr: 2022

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Maryse Rousseaux-Debordeaux

Yari Strad

Roman

© Lys Bleu Éditions – Maryse Rousseaux-Debordeaux

ISBN : 979-10-377-7490-3

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Aïna

À Naëlle

À Anthony, Jérémy et Sydney, mes fils

Un cœur n’est juste que s’il bat au rythme des autres cœurs.

Paul Eluard

Notes au lecteur

Chère lectrice, cher lecteur,

Prenez le temps d’ouvrir cet ouvrage. Appréciez mon histoire, je la partage avec vous. Dans ces dix-huit chapitres, vous allez vous plonger dans les deux premières années de ma vie, dans mes sensations. Dans les sentiments de ma protectrice aussi. Mon nom est Yari Strad. Je suis un petit pur-sang fougueux, fait de reflets de feu, qui vous livre son regard sur un monde qu’il découvre, le vôtre.

Yari Strad

Quelques notes de lecture

Indique que Yari Strad s’exprime.

Indique que la confidente de Yari Strad s’exprime.

La liste des Personnages du roman est à la page 127 et le lexique à la page 129.

1

Au début, j’ai couru. J’ai eu peur. Peur de ces gens qui me regardaient. Qui s’approchaient. Qui me sortaient de ma torpeur.

Je m’étais assoupi dans le bercement de la mélodie des oiseaux et du vent, diluée par le ronronnement d’un tracteur que j’apercevais au loin. La sonorité d’une voix familière qui prononçait mon nom était venue s’y confondre, mêlée à deux autres, en sourdine. Un bavardage de plus en plus proche, de plus en plus fort, jusqu’à couvrir le bruissement des feuilles du pommier sous lequel j’avais trouvé un peu d’ombre.

Ils se sont tus.

Tous trois m’observent, me fixent comme des prédateurs.

La peur tapie en moi, enfouie dans un coin de mon cœur, jaillit. Impérative. Invasive. Sans prévenir, elle fuse, prend possession de tout mon être. Elle me submerge et j’obéis à sa loi, je fuis. Cap à l’opposé. Galoper éperdument. Respirer profondément. Silencieusement. Mettre suffisamment de distance entre eux et moi. Me libérer de cette flambée qui tyrannise mes entrailles. Mes pieds semblent effleurer le sol, mes muscles saillants se bandent sous la peau tendue, ma crinière ondule, ma queue flotte comme une bannière.

Ralentir déjà, reprendre mon souffle, les palpitations syncopées se calmeront forcément, mais mon œil restera inquiet.

M’arrêter et pivoter rapidement afin d’être face au danger. Expulser des salves d’air de mes naseaux brûlants. Évaluer la situation avec minutie.

Je les vois se déporter sans hâte, je les entends reprendre leur conversation. Se pourrait-il qu’ils passent leur chemin sans plus s’occuper de moi ? Sans s’appesantir, leurs yeux visent, de biais, mes membres, mon corps, ma tête. C’est fluide, aérien.

Trop, peut-être. Est-ce une ruse ? Un piège ? Une mascarade ? Être aux aguets, prêt à battre en retraite, tête haute, oreilles dressées, œil grand ouvert, attentif à chaque détail. Rester sur mes gardes. Tout savoir de cette irruption.

La voix familière se détache des autres, s’adresse directement à moi maintenant.

Un licol1 à la main, celle que j’ai reconnue s’approprie délibérément mon territoire. Je n’en ai pas fini avec ce tumulte qui fait tressaillir ma peau de soie, mais j’accepte son intrusion, il y a un accord entre nous, nous nous devinons, nous nous respectons. Je demeure immobile, figé. Seules les oreilles dansent. Que me veut-elle ?

Elle s’avance encore. Sûre d’elle et sûre de moi. Elle m’enjoint d’être sage, décèle la rigidité fiévreuse de ma hanche en même temps que le frissonnement des branches sous la petite brise qui se lève, partageant ma vision globale, en balayage, de ce qui nous entoure. Elle s’approche posément en ne cessant de me parler. Mélopée au débit uniforme qu’elle ressasse et qui finit presque en un murmure feutré, charmeur. Rengaine qui me capture. Elle veut me débarrasser des affres de l’anxiété et poser les bases de ma docilité.

Elle m’aborde sur le côté, indulgente, et je retrouve presque la sensation d’engourdissement dans laquelle j’étais plongé avant leur venue. Je la connais, elle me connaît. Elle déchiffre cette peur ancestrale qui me monopolise, qui ne me quittera jamais. Jamais totalement, elle le sait. Ce n’est plus qu’une petite piqûre maintenant, mais la peur est là. La peur sera toujours là.

Elle m’a touché de sa main de velours, réceptive. Je ne frémis pas. Elle prévoit une esquive, éloquente. Qu’un oiseau prenne son envol d’un coup d’ailes fracassant, qu’un lapin détale en trombe à mes pieds, je m’affolerai à nouveau. Pourtant ses doigts se hasardent sur mon poitrail, remontent sur le garrot, palpent le gras du coude. Je ne bouge pas. J’incline simplement la tête en signe d’acceptation. Mes muscles se détendent sous ses phalanges qui m’auscultent.

Elle me tapote et me flatte. Elle m’accapare. Elle s’enhardit, pianote le ventre, s’attarde sur la croupe, aboutit sur le dos. Je sens le licol se plaquer doucement sur mon encolure. Ses gestes s’enchaînent, intuitifs. Elle balade sa main sur mon nez, engage le licol. Je lève un peu la nuque, elle la maintient gentiment, passe la courroie au-dessus des oreilles avec une caresse, boucle le passant, me félicite.

Je croque la pomme offerte par sa paume avenante. En mastiquant, je me décontracte et respire pleinement.

Le couple qui l’accompagne reste en retrait. La femme, mince, a les yeux rieurs sous son béret. Lui est grand, voûté. Il parle fort.

Nous marchons devant eux, elle à la hauteur de mon épaule, tout près de moi, la corde lâche. J’hésite à m’engager sur le sentier où un tas de pierres truffé de ronces borde l’entrée.

Prudence. Décoder cet amas informe et troublant où rien ne bouge. Jauger le danger, encolure basse, naseaux au sol. M’écarter subitement, reins en oblique, la bousculer, marcher sur son pied, involontairement, accidentellement. Démarrer en trombe. Mon élan est rompu de justesse par la corde qu’elle retient, qu’elle agrippe, un peu démunie, plutôt déconfite.

Émettre une expiration tonitruante, la queue en panache. Puiser dans mes ressources. Me soustraire, vite, à cette fugace étreinte de l’étau de la peur. Ne l’ont-ils jamais ressentie ? Leurs rires la méprisent. Comment font-ils pour rester si calmes tous les trois ?

Apprendre à me rassurer, encore, au contact des hommes. Ils doivent me montrer la manière de vivre sans crainte dans leur monde.

Je suis jeune. J’ai deux ans.

Une fraction de folie, telle est la définition de la jeunesse dans un proverbe arabe. Yari vient de m’en donner une belle illustration. J’en suis dépitée, mais je crois qu’il a épaté Gildas et Pauline, deux cavaliers surdoués. Son cirque pour passer près de ce ramassis de cailloux et d’orties de misère m’a à moitié assommée quand sa joue a cogné contre mon crâne, alors que mon pied s’est retrouvé écrasé sous le sien et que mon bras a été presque arraché.

Satané Yari, je l’adore sauf quand il me prend pour son Culbuto. D’accord, j’aurais dû me méfier. L’infime crispation, en avant-goût, c’est son signal pour me prévenir. Ensuite petit zeste de décharge électrique, courant magnétique. Émotion. Frousse. Appel au secours : le monde ne se résume qu’à ce misérable monticule de pierres plein d’épines. Je n’ai pas saisi. Qu’est-ce que j’ai fabriqué ?

Je m’attribue des circonstances atténuantes, les félicitations de Gildas, qu’on dit peu loquace, m’ont envoûtée :

« Beau bébé, très prometteur ! Certainement pas des plus faciles, mais ce sont eux les meilleurs. Et bien né, avec de bons papiers le gaillard. Sérieuses ses origines ! »

Et Pauline au sourire juvénile a renchéri :

« Dis donc, tu as bien fait de le garder entier, de pas le faire castrer. Bons aplombs, un dos fort, il se déplace comme un seigneur. Eh bien ! futur reproducteur, ton biquet. Regarde ce frimeur comme il ronfle ».

Commentaires euphorisants. Il ne m’en a pas fallu plus pour que je me sente pousser des ailes, en partance dans le cosmos.

Gildas, surnommé le sorcier. Récupérateur de rétifs. Dresseur hyper doué de chevaux qui ont la réputation d’être difficiles. Pauline, cavalière au feeling incroyable. Spécialiste du débourrage2. Deux célébrités, encensées par leurs confrères. Alors, des compliments de leur part, je peux dire des éloges, quel ramdam ça a fait en mon for intérieur !

Avant-hier, j’ai fini par oser leur demander de passer pour qu’ils me donnent leur avis, qu’ils viennent me conseiller. Mal à l’aise au téléphone, je me suis excusée de les importuner. Au final, ils sont là à me tutoyer, disponibles, patients et je les bombarde de questions.

« Comment je peux faire pour mieux le canaliser ? Je ne veux pas me bagarrer, ce n’est pas évident.

— Reste sereine, donne-toi du temps, garde ton self-control ».

Ils se coupent la parole :

« Dis-toi que tu es son référent.

— Tu lui donnes des fondements.

— Un cheval adulte a approximativement l’âge mental d’un enfant de quatre ans ».

Leur conclusion est commune :

« Tu es en train de l’éduquer avec bon sens, on le voit bien ».

Sans critiques, sans jugements, ils sont apaisants. Ils me disent que Yari a du chic, une belle sortie d’encolure, la cuisse bien descendue. Je vois que ça n’est pas du bla-bla. Enthousiasme mutique.

Traduction très personnelle : « Tu seras un gagneur, Yari, un phénomène. Tu deviendras la star de ta génération. Tu glaneras des prix, tu auras une carrière d’étalon, une renommée internatio… »

Et boum, c’est la bousculade. La bourrade, ravissante, de mon champion qui manque de me faire tomber à la renverse. Pour un splendide rappel à l’ordre, juste là pour me dire : « Redescends sur terre, c’est ici et maintenant que ça se passe ». Belle façon d’envoyer valser mon scénario, je suis devenue un pantin, catapultée comme une vulgaire poupée. Il s’en moque des palmarès et des victoires et des plans que j’échafaude. Mais sait-il que je fais partie des poids légers qu’il pourrait faire voltiger ? Sait-il qu’il pourrait aussi bien m’aplatir comme une crêpe ?

Bilan : confusion et contusions. Un, deux, trois, quatre bleus répertoriés plus un bras presque déboîté. Ça m’apprendra. Je m’enflamme, j’élabore des projets trop grandioses, j’oublie que des tours comme celui-là, il peut m’en jouer à la pelle.

« Yeaaah jolie démo mon coco, mais calmos ! C’est quoi ce mariole, tu vas où comme ça ? Il va falloir te civiliser ». Blague salvatrice de Pauline. Elle compatit.

Je me donne une contenance, mais ma voix honteuse déraille, je suis vexée. Je sais pourtant désamorcer avant que ça dégénère, je sais anticiper. J’ai acquis ce sixième sens pour ne louper aucun de ses prétextes à faire le guignol. Sauf que là, il m’a bien eue.

Drôle de binôme qui fonctionne sans notice explicative. Rien n’était gagné d’avance. Décryptage pour commencer, nous nous sommes appliqués. Accords, désaccords, nous avons cogité, nous avons tenu. Déclics, améliorations, nous persévérons, nous construisons. Blocages, révisions. Où est ma légitimité ? J’ai atterri dans sa vie, je me suis incrustée, suis-je un imposteur ?

Avant, sans moi, mini tornade sur ses gambettes comme des allumettes. Comment étaient ses tout premiers jours, haut-perché sur ses cannes ? Même questionnement pour les girafes et les flamants roses sur leurs échasses. J’admire cette haute voltige. Flexibilité, déploiement, démarrage sur les chapeaux de roues. Et ça décampe comme des étoiles filantes. Ils sont irrattrapables dès le départ. Grosse énigme pour nous les bipèdes qui sommes largués. Mettre dix-douze mois à galérer pour tenir sur nos guibolles, nous ne serions pas un peu toquards ?

Mister Yari. Avant. Sans moi. J’aurais voulu voir ses premiers mois, ses premiers émois. J’aurais voulu voir sa première pâquerette et sa première giboulée. Sa première cavale sous une grêle qui s’abat, sous un tonnerre qui gronde. J’aurais voulu être là pour sa première vision du monde. Se souvient-il de son premier orage, de sa première rosée ? Se souvient-il de son premier chant de coucou ?

2

Je me souviens des premiers instants passés auprès de ma mère. Elle était mon doux rempart, mon unique référence.

Je titubais sur mes longues jambes quand elle m’a guidé contre son ventre, de son nez qui soufflait un air tiède, pour que je puisse boire. Et j’ai bu !

D’abord flageolant, tâtonnant, j’ai réussi à coller ma tête contre elle et j’ai su que c’était là. Ces odeurs de lait et de sueur, cette chaleur sucrée qui coulait me remplissaient de bonheur.

Je me souviens que j’étais en elle avant. Puis il y a eu une force terrible qui m’a meurtri, poussé, emmené vers le froid et la lumière crue. Je ne faisais plus partie d’elle, je n’entendais plus son cœur battre ni la musique de son corps qui me berçait quand je vivais dans son ventre.

J’ai appris alors ce qu’étaient le vide et le néant. Et la peur coup de poing. La peur panique. Ma première peur.

Il fallait que je bouge à tout prix pour m’en défaire, c’est ainsi que je me suis retrouvé contre son flanc bouillant, le seul refuge où l’anxiété n’avait plus de prise. Quelques gorgées réconfortantes ont suffi à m’emplir d’un bien-être inespéré qui m’a emporté dans un sommeil tranquille.

Un brin de paille qui me chatouillait la joue m’a réveillé. Étendu de tout mon long dans l’obscurité, j’ai écouté l’ample respiration de ma mère, le gargouillement de son estomac, un grincement, celui d’une porte mal fermée. Je me suis redressé à demi, perplexe. Des sons allaient et venaient. J’ai discerné le piétinement d’un cheval dans un box voisin, un autre mâchait son foin. Un chien gémissait en dormant, rêvant de chasse fabuleuse.

Je suis alors resté accolé à ma mère, m’abandonnant au repos dans une absolue certitude qu’elle serait toujours là.

Les mois suivants m’ont conforté dans cette pensée. Les journées se succédaient, joyeuses, rythmées par un rituel rassurant. Un individu entrait dans les boxes au petit jour et emplissait les mangeoires de grains. Il était accueilli par un formidable brouhaha de hennissements, de coups de pied contre les murs et de grattements intempestifs de sabots sur le sol. Au fur et à mesure qu’il avançait en poussant laborieusement sa brouette, le tapage s’amenuisait, chaque cheval se précipitant sur sa ration avec gourmandise.

Ma mère et moi étions au bout de la rangée. Avant même que l’homme ne soit entré, elle savait que c’était l’heure du repas. Monumentale, elle guettait son pas caractéristique et dès que la lourde porte s’entrouvrait elle piaffait sans relâche, de concert avec ses semblables.

Les premiers temps, j’ai bondi, surpris par cette effervescence. Puis transporté par cette folie contagieuse, j’y participais activement. De cabrioles en sauts de mouton, je m’amusais allégrement. Entendre ma mère broyer le grain avec une vigueur infatigable et une régularité de métronome me mettait en appétit. Je me carrais contre elle et me régalais de son lait autant que de cette ambiance festive.

Ensuite, c’était l’heure de la sortie. Chacune leur tour, les mères étaient conduites dans la pâture, à quelques mètres de l’écurie. On prenait la mienne au licol et je suivais en restant contre sa croupe puissante. Il me venait parfois l’idée de m’en éloigner un peu ou même de m’attarder, mais je ne manquais pas de la rejoindre d’une foulée de galop.

Il m’est arrivé un jour de la perdre de vue, occupé à baguenauder. J’ai henni, soudain dévasté. Elle s’est tout de suite manifestée de sa voix chaude et caverneuse, marquant une pause pour estimer mes facultés et ma débrouillardise.

Dans les quelques hectares de pré qui nous étaient dévolus, elle retrouvait d’autres juments dont la plupart étaient aussi flanquées d’un poulain. Une grande noire était sa préférée. Toutes deux passaient de longues heures ensemble, arrachant la même touffe d’herbe, allant boire côte à côte, se protégeant réciproquement des mouches en se plaçant tête-bêche pour que la queue de l’une balaye la tête de l’autre.

La grande noire avait une pouliche qui devint ma compagne de jeu. Brune comme sa mère, avec une délicate marque laiteuse posée sur le front comme un léger coup de pinceau, elle était fantasque et téméraire. Plus âgée que moi d’une dizaine de jours, elle m’intimidait, ayant ressenti cette différence dès notre première rencontre. Curieuse, elle venait, repartait et revenait derrière ma mère et m’attrapait une touffe de crins pour m’inciter à sympathiser et je lui emboîtais le pas.

Nos journées se passaient à gambader avec insouciance. De ruades en coups de dents amicaux, de galopades effrénées en glissades incontrôlées sur l’herbe mouillée, plus d’une fois nous nous sommes retrouvés elle ou moi, culbutant sur le dos, dérapant ou nous télescopant.

Notre vitalité était tempérée par nos mères qui ne nous permettaient pas de trop nous éloigner. Une mise en garde ferme et sonore et, quelquefois même, une furtive morsure nous ramenaient provisoirement vers elles et nous obéissions. Nous nous sentions protégés et leur vigilance nous autorisait toutes les hardiesses. Auprès d’elles, nous étions invincibles.

Le soir, nous retrouvions le confort des box garnis de paille fraîche. Ma mère avait l’habitude, aussitôt rentrée, de faire quelques tours, tête baissée, en poussant la litière du bout de son nez. Puis, elle se couchait avec précaution, se roulait sur un côté en frottant son encolure musclée sur ce matelas épais et odorant et renâclait paresseusement. Elle se relevait lourdement et faisait de même de l’autre côté. Elle pouvait ensuite rester allongée quelques minutes et attraper une bouchée de paille qu’elle mâchait négligemment. Elle se redressait alors, ébouriffée, la queue ornée de brindilles poussiéreuses puis se secouait énergiquement. Elle se dirigeait enfin vers son dîner. Impériale.

Je n’oublierai jamais le sentiment de sécurité qui m’enveloppait alors.

La nuit s’installait progressivement et les formes devenaient floues. Les contours de nos congénères se dessinaient en courbes derrière les grilles de séparation comme autant d’aimables fantômes.

L’atmosphère irréelle que produisait la pénombre m’enchantait, remplie de reflets, de rumeurs, d’ébrouements et d’odeurs voluptueuses. Celle de ma mère dominait, riche et émouvante, puis suivaient pêle-mêle des senteurs d’urine et de crottins, de crésyl3 et de bois. Je m’en imprégnais avec sérénité.

Qu’un temps calme règne au dehors, qu’une pluie torrentielle maltraite la vénérable toiture ou que le vent siffle dans chaque fissure, rien ne pouvait perturber la quiétude de l’écurie.

Nous étions à l’abri dans cet endroit paisible comme dans une forteresse indestructible.