Yobel - Stéphan Guglieri - E-Book

Yobel E-Book

Stéphan Guglieri

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Beschreibung

Au lendemain de Noël, les milieux financiers de Genève sont ébranlés par une série de crimes sordides imputés aux services secrets russes. Dépositaires de vérités explosives, Romain Tessier et Sophia Becker tentent de lutter pour leur survie et de prévenir un krach financier planétaire. Au cœur d’une guerre hybride entre puissances rivales, ils découvrent un complot aux ramifications insoupçonnées. Leur quête désespérée de la vérité devient alors leur ultime espoir et la menace la plus redoutable qu’ils aient jamais affrontée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Stéphan Guglieri, ancien banquier et homme d’affaires, a dirigé des institutions financières en Pologne, "Ukraine et Russie". Pour son premier roman, il allie fiction et réalité, vous entraînant dans les méandres d’un univers qu’il connaît intimement, à la fois feutré et impitoyable.

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Seitenzahl: 535

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Stéphan Guglieri

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Yobel

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Stéphan Guglieri

ISBN : 979-10-422-4644-0

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Remerciements

 

 

 

Je remercie mon épouse Christel et ma famille pour leur patience et leur appui inconditionnel à chacune de mes nouvelles initiatives, mais également Victoire, Sylvio, Delphine et Géraldine pour leurs relectures attentives et leurs conseils.

 

Je remercie également tous ceux qui ont accompagné mes expériences professionnelles en Pologne, Ukraine et Russie, contribuant indirectement à façonner Yobel, en partageant avec moi la culture de leurs pays.

 

 

 

 

 

L’art de la guerre, c’est soumettre l’ennemi sans combat.

Sun Tzu, l’Art de la Guerre

 

 

 

Pour l’essentiel, l’homme est ce qu’il cache : un misérable petit tas de secrets.

André Malraux

 

 

 

Il n’est point de secret que le temps ne révèle.

Racine

 

 

 

Là où le drapeau russe a été hissé une fois, il ne devrait jamais être retiré.

Tsar Nicolas 1er

 

 

 

 

 

 

Note de l’auteur

 

 

 

Yobel est une fiction, une histoire sordide qui s’inspire de nombreux faits réels et s’appuie sur la triste vérité de la marche des affaires internationales. Elle nous apprend comment l’intérêt supérieur des nations prévaut sur les principes démocratiques fondateurs et la vie des citoyens.

Les guerres secrètes auxquelles se livrent les États sont aujourd’hui d’une complexité et d’une ampleur qui dépassent la fiction. Pour autant, il me semble nécessaire de préciser que le scénario ainsi que les personnages de Yobel sont le fruit de l’imagination.

Le lecteur est cependant invité à s’interroger sur la réalité des sujets traités dans Yobel. Les grandes transactions financières internationales sont-elles vraiment libres de contrôle et de surveillance ? La planète finance peut-elle continuer d’avancer sur un fil aussi fin, tendu au-dessus d’un abîme de dettes, sans risquer un effondrement total ? Les mécanismes d’évitement des krachs financiers ont-ils suffisamment évolué depuis la crise de 2008 pour éviter la ruine de millions d’actionnaires ? L’arme des manipulations des opinions publiques par les réseaux sociaux est-elle uniquement l’apanage d’États voyous ? Comment la Russie a-t-elle réussi à maintenir et à produire de l’armement, mais également à vendre du pétrole, dans des proportions historiques, malgré les trains de sanctions internationales ? Que font la diplomatie et les services secrets occidentaux pour freiner les velléités expansionnistes russes, à peine voilées par les cercles rapprochés du Kremlin ?

Ce roman ne saurait décrire avec suffisamment de précision les mécanismes d’infiltration et de perversion menés par les armées secrètes dans le monde civil, et tout particulièrement financier.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Prémisses

 

 

 

On ne doit jamais laisser se produire un désordre pour éviter une guerre ; car on ne l’évite jamais, on la retarde à son désavantage.

Machiavel

 

 

 

 

 

1.

Le dossier XAOC

Vendredi 22 décembre 2023,

7 h 52, dans le ciel en Europe

 

 

 

Installée confortablement dans le profond fauteuil en cuir du Falcon 8X, vêtue d’un tailleur sombre à fines rayures bleu marine, parfaitement coordonné à son chemisier en soie blanc, Helen von Kraus-Bachman, étudie une pile de dossiers depuis plus d’une heure. Elle affectionne particulièrement ces moments de calme, tôt le matin, lorsqu’elle se déplace, loin de la cohorte d’assistants, de directeurs ou de politiciens qui la suivent et la courtisent à longueur de journée, avides du moindre signe de réaction de sa part, et déversant inconditionnellement ce qu’ils pensent être des informations essentielles à ses décisions.

Alors que le pilote entame un léger virage à tribord et informe son illustre passagère via l’intracom que l’atterrissage est imminent, le téléphone de la présidente de la BCE (Banque Centrale Européenne) se met à vibrer.

— Bonjour, Helen, comment allez-vous ? Puis-je vous prendre deux minutes de votre temps ?

Edward Miller, son interlocuteur, n’est autre que le gouverneur de la FED (Réserve Fédérale américaine). Les deux banquiers centraux se connaissent bien et s’apprécient. Ensemble, ils gèrent environ 16 000 milliards d’euros d’actifs, supervisant l’ensemble des banques des deux blocs de pays les plus développés au monde par lesquelles transitent environ les deux tiers du PIB (produit intérieur brut) mondial.

— Edward, bonjour. Cher ami, je vous écoute.
— Mes services me rapportent que nous avons un sérieux souci sur le dossier XAOC.
— Oui, je suis le sujet de près.
— Il faut impérativement clore ce dossier de toute urgence.
— Je suis absolument d’accord avec vous, cher Edward. Il n’est pas envisageable d’en permettre le moindre développement. Des instructions ont été données en ce sens.
— Parfait. Je suis rassuré que nous partagions la même opinion concernant cette fâcheuse affaire. Je vous remercie pour l’update. À bientôt, chère Helen, et bonnes fêtes.
— Oui, au revoir, Edward, Merry Christmas.

Helen von Kraus-Bachman sait qu’elle doit s’assurer que le dossier XAOC sera correctement traité si elle veut éviter le pire cataclysme économique que l’humanité n’ait jamais connu.

 

 

 

 

 

 

2.

Opération POLTAVA

Kremlin, Moscou, mardi 28 avril 2020

 

 

 

À l’arrière de la Mercedes Classe S qui filait à toute allure sur la Leninskiy Prospekt entièrement vide, Yuriy Kirilenko était nerveux. Ses rendez-vous mensuels auprès du directeur de cabinet du Tsar n’étaient habituellement pas particulièrement agréables et provoquaient toujours chez lui une angoisse profonde, mais ce jour-là, les rues désertées de la capitale russe renforçaient son appréhension. Depuis quelques jours, l’administration centrale avait décrété un confinement général de la population, et les trottoirs des grands boulevards, généralement bondés de piétons marchant à vive allure, étaient vides. Il en était de même pour le macadam que Yuriy Kirilenko et son chauffeur n’avaient jamais vu ainsi, sans la moindre circulation, même pas au cœur de la nuit lorsque certaines de ses réunions d’affaires l’amenaient à quitter la puissante SberBank entre deux et quatre heures du matin.

Les échanges avec la police, rencontrée à trois reprises à des check-points sur le chemin entre le siège de la Sberbank et le Kremlin, étaient surréalistes. On aurait pu croire que le pays s’apprêtait à subir une attaque militaire ou un coup d’État. Le laissez-passer que son chauffeur dut montrer à chaque arrêt provoquait une réaction identique à chaque fois : les policiers se figeaient tels des piquets, salut militaire tendu de la main, formant une véritable haie d’honneur et ouvrant la voie à la grosse berline. Le policier moscovite de base, généralement corrompu et abusant de son autorité contre le quidam de la rue, a toujours su, en revanche, que la moindre marque d’irrespect envers une personne influente pouvait mettre un terme immédiat à sa carrière ainsi qu’à la position relativement confortable qu’il avait réussi à se bâtir au fil des ans. Ainsi, face à un porteur de laissez-passer pour le Kremlin, aucun doute n’était permis : mieux valait montrer plus de déférence que pas assez.

À 9 h 50, après un trajet de moins d’un quart d’heure contre une bonne heure, voire une heure et demie habituellement, la luxueuse berline noire pénétra dans le Kremlin par la Porte Borovitskaya. Yuriy Kirilenko se présenta au poste de garde à l’entrée de l’immeuble et fut guidé à travers une succession de longs couloirs et vastes escaliers jusqu’à une banquette sommaire en face du bureau du Chef de l’Administration présidentielle. Il était convoqué pour 10 h 00, mais savait qu’il allait devoir attendre un interminable moment avant d’être reçu. Le délai généralement compris entre l’heure de convocation et le début de la réunion reflétait le degré d’importance du visiteur. En l’occurrence, Kirilenko n’était qu’un petit fonctionnaire d’une banque d’État à la solde des services de renseignements du Tsar. À la Sberbank, il pouvait bomber le torse et se donner de grands airs en traversant les couloirs, mais ici, au cœur de l’appareil d’État du pouvoir central de la Fédération de Russie, il n’était qu’un petit serviteur.En plus, Ilya Soroïkine, le directeur de cabinet de Vladimir Poutine, ne supportait pas cet homme. Il haïssait profondément Kirilenko qui s’était battu comme un chiffonnier pour atteindre son poste de DAF (directeur administratif et financier) de la plus grande banque de Russie, faisant jouer ses relations dans les services de renseignements russes auprès desquels il avait transmis spontanément les secrets de la banque d’affaires de son employeur précédent. C’était un arriviste lâche et sans scrupules, comme Soroïkine les identifiait immédiatement, étant habitué à les voir défiler à longueur de journée dans son bureau, antichambre de celui du Tsar. Il avait l’esprit étroit, de petits yeux de fouine, et un air de petit animal apeuré. Sa voix saccadée et ses costumes de soie hors de prix et trop étriqués ne faisaient qu’enfler sa tension artérielle, se manifestant par un rougissement de ses joues arrondies.

Vers 11 h 15, alors qu’il n’avait vu personne traverser le couloir dans lequel il attendait, l’assistante de Ilya Soroïkine lui demanda de le suivre.

— Monsieur le Directeur de Cabinet va vous recevoir.

Ces réunions mensuelles permettaient à Soroïkine de faire un point complet sur l’état des finances de la plus grosse banque du pays, dont l’État russe était actionnaire majoritaire et qu’il employait à la fois comme fer de lance dans ses opérations de financement internationales, et comme couverture des flux financiers servant les basses besognes des services secrets. Par ailleurs, avec plus de cent millions de clients individuels et un million de clients entreprises, la Sberbank se devait d’être surveillée de près, car si son patron emblématique et rigoureux German Gref était un homme fiable, tout grain de sable dans l’administration d’un tel mastodonte aurait inéluctablement des répercussions politiques. De plus, l’analyse des agrégats de flux financiers des comptes d’une clientèle aussi vaste donnait en temps réel un aperçu très juste de l’économie et de l’état de santé du pays.

Ce mardi 28 avril, Ilya Soroïkine n’attendait rien de plus que du reporting financier du petit commis insignifiant de la Sberbank, n’ayant aucune opération secrète particulière à piloter. Cependant, il allait être profondément surpris par une suggestion de Kirilenko qui s’apprêtait à ouvrir un nouveau chapitre dans la guerre que menait Vladimir Poutine contre l’Occident.

— Il y a Petrovitch, mon rapport mensuel étant terminé et n’ayant pas d’autres sujets pressants à exposer à vos bons soins, me permettriez-vous de formuler une proposition quelque peu inhabituelle ? demanda-t-il, affichant son demi-sourire carnassier habituel qui ne laissait apparaître que la moitié droite de sa dentition.

— Je vous écoute Yuriy Ivanovitch, mais soyez bref, il me reste de nombreux dossiers à traiter.

— Comme vous le savez, après avoir travaillé pour une banque dirigée par des Occidentaux dégénérés qui ne comprenaient rien aux valeurs de notre grand pays, j’ai rejoint la Sber peu de temps après le grand krach financier de 2008. Ce qui m’a le plus marqué à l’époque, et qui a été une leçon pour bien des banquiers, c’est à quel point l’ensemble des établissements bancaires était lié. Après la chute de Lehman Brothers en septembre 2008, la liquidité, véritable sang apportant l’oxygène nécessaire à l’organisme des banques, s’est rapidement asséchée. Non pas qu’il n’y avait plus de cash. Non. Mais simplement parce qu’aucune banque ne faisait plus confiance à ses consœurs. Le sang ne circulait plus dans les artères de la finance mondiale, tuant net de nombreux établissements, bloquant leur cœur et leurs organes vitaux. Le cash restait déposé auprès des banques centrales qui n’ont trouvé d’autre moyen pour réanimer le patient « Finance » que de lui injecter encore plus de sang frais, gonflant leurs bilans d’un facteur de deux en moins de 24 mois. On n’avait jamais vu cela : un doublement du bilan des banques centrales, multipliant la dette par deux, pour précisément traiter une crise de la dette !

— Oui, Yuriy Ivanovitch. Jusqu’à présent vous ne m’apprenez rien.

— J’y viens. Depuis, les marchés financiers occidentaux ont poursuivi leur croissance de manière disproportionnée par rapport aux facteurs de productivité sous-jacents, s’auto-alimentant sur des apports de liquidités démesurés que les banques centrales américaine, européenne, britannique et japonaise ne cessent de fournir sans limite. Plus que jamais le système financier occidental est à la merci du moindre dérèglement.

— Et donc ?

— Gaspadine Directeur, imaginez les bourses européennes et américaines dévissant de plus de 10 % par séance pendant plusieurs jours, les forçant à arrêter les cotations. Imaginez les grandes banques allemandes, françaises, anglaises, américaines qui verraient des milliers de clients faire la queue devant leurs agences, la rage au ventre pour récupérer leurs dépôts. Imaginez une hyper-inflation frappant les nations les plus dépendantes aux hydrocarbures et matières premières. Avec des moyens limités, mais correctement ciblés, je pense que nous pourrions porter un coup sévère à nos ennemis et atteindre tous ces objectifs.

Le monde subit aujourd’hui la pire épidémie virale de son histoire. Moi, je vous propose que l’on prépare le prochain virus qui mettra l’Occident à terre durablement.

— Je vous remercie Yuriy Ivanovitch pour cette suggestion intéressante. Je vais y réfléchir. On se voit le mois prochain. Mon assistante vous informera de la date.

Après l’avoir invité à quitter la pièce, sans bouger de la position qu’il occupait derrière son bureau ni même lui serrer la main, Ilya Soroïkine demanda à son assistante d’inviter Sergueï Nikolaïevitch Zaïtsev à venir le voir dès qu’il aurait un moment.

 

À soixante-deux ans, Sergueï Zaïtsev était un transfuge du puissant GRU (Glavnoye Razvedyvatel'noye Upravleniye en russe), les services secrets russes spécialisés dans le renseignement militaire, les opérations spéciales et le contre-espionnage. Lors de son premier mandat de Premier ministre, sous la présidence de Eltsine, Vladimir Poutine l’avait nommé au poste de responsable des opérations spéciales, affecté au Kremlin. Et depuis août 1999, il n’avait plus quitté ce poste. Personne sauf Vladimir Poutine et Ilya Soroïkine ne savait exactement ce que faisait Sergueï Zaïtsev. Pourtant, tout le monde au sein du gouvernement et du palais présidentiel connaissait le nom et l’apparence physique de cet homme de soixante-deux ans, craignant son pouvoir sourd et absolu, véritable main armée des décisions présidentielles. Avant leur nomination, chaque futur ministre, directeur de cabinet ou responsable détenteur d’une autorité importante d’État était convoqué dans son bureau avant l’officialisation de leur prise de fonction. C’était une pièce austère aux murs gris et aux épaisses armoires blindées toujours fermées. Elle ressemblait beaucoup à son locataire. Dotée d’une porte sans numéro et sans plaque d’identification, elle était située dans une aile éloignée de celle du Tsar. Rien ne laissait entrevoir la force de frappe dont cet homme disposait alors qu’il avait un accès direct et total à l’ensemble des moyens du GRU et du FSB grâce à un oukase présidentiel renouvelé à chaque mandat. L’homme aux yeux froids et fixes, qui donnait toujours l’impression de regarder à côté de ses interlocuteurs, comme s’il conversait silencieusement avec leur ombre, interrogeait longuement les futurs nominés avec une acuité sans pareille procurant le sentiment à ses interlocuteurs qu’il pouvait lire dans leurs pensées, connaissant le moindre détail de leur passé, percevant le moindre de leurs doutes ou signes de faiblesse.

Sergueï Zaïtsev était un homme d’une intelligence remarquable, ce que ne reflétait pas du tout son physique pataud. Son visage profondément cerné, sa mâchoire carrée, sa bouche charnue constamment ornée d’une moue dégoûtée n’offrait cependant jamais le moindre changement d’expression à ses interlocuteurs. Il était l’homme de l’ombre du Tsar et organisait avec lui ou avec le directeur de Cabinet Soroïkine les coups tordus de billard à cinq bandes dont seuls les hommes rompus au renseignement et aux basses besognes politiques sont capables. Fidèle parmi les fidèles, il ne vivait que pour servir la Russie et son Maître. Apolitique, athée, ne croyant qu’à la force brutale et à la puissance des informations secrètes, il avait la capacité de s’acquitter des tâches les plus sombres, et de préparer de véritables coups de maître accomplis avec une grande finesse en matière de désinformation et de déstabilisation de l’ennemi.

Peu après que l’assistante le joignit par téléphone, Sergueï Zaïtsev se présenta au bureau du Chef de l’Administration présidentielle, dont il préférait cette dénomination qui lui rappelait la gloire de la grande URSS, à celle de directeur de Cabinet, communément employée de nos jours.

— « Sergueï Nikolaïevitch bonjour », lui dit d’une voix grave et d’un air solennel Ilya Soroïkine en l’accueillant à l’entrée de son bureau avec une ferme poignée de main. Entrez, je vous en prie, j’ai une affaire dont je souhaite vous parler.
— Bonjour Gaspadine Soroïkine. Je suis tout à votre écoute.
— Connaissez-vous l’importance stratégique pour notre nation de la bataille de Poltava qui a eu lieu en 1709 lors de la Grande Guerre du Nord ? La question étant strictement rhétorique, Soroïkine continua son explication.

La victoire écrasante des troupes du Tsar Pierre Ier sur les armées du roi de Suède a scellé la fin de l’emprise suédoise sur nos territoires et le retour à l’expansion de notre Empire vers l’Ouest. Eh bien, nous allons préparer et mener ensemble une bataille comparable pour la gloire et la grandeur de notre nation en employant une combinaison d’armes de guerre économique, subversive et financière ! D’ailleurs, nous nommerons cette opération spéciale « POLTAVA ». Je vous en confie la responsabilité. Mais tout d’abord, laissez-moi vous donner les éléments de contexte…

 

 

 

 

 

 

3.

Séisme financier en Suisse

 

 

 

La HICB s’effondre, ruinant des milliers d’investisseurs

Lara Sommers, Financial Times, 23 mars 2023

 

En un retentissant effondrement financier, la banque suisse HICB, Helvetic Invest Credit Bank, a annoncé sa faillite ce 23 mars 2023, plongeant dans la tourmente des milliers de petits porteurs d’actions et d’obligations. Les révélations accablantes d’un représentant d’actionnaires, dénonçant les erreurs de gestion du haut management, ont précipité cette chute spectaculaire. Les investisseurs, jadis confiants en la solidité de l’institution, se retrouvent aujourd’hui démunis, confrontés à des pertes dévastatrices. Cette crise ébranle les marchés financiers suisses, suscitant des inquiétudes quant à la stabilité du secteur bancaire. Les autorités ont lancé une enquête approfondie pour élucider les causes de ce désastre financier, soulignant l’urgence de renforcer la régulation. Les conséquences économiques de cette faillite pourraient s’étendre bien au-delà de la sphère financière, mettant en lumière les défis cruciaux auxquels le pays est désormais confronté.

 

 

 

 

 

 

4.

Nous sommes ruinés

Vendredi 24 mars 2023

Glencove, commune de Vallejo, Californie

 

 

 

Elisabeth retourna chez elle l’estomac noué, les mains tremblantes d’émotion. En garant sa vieille Cadillac deVille blanche de 2002 dans l’allée de la maison sur la Regata Drive, les larmes lui montèrent aux yeux. Comment allait-elle annoncer la nouvelle à Harry ? Ces deux-là vivaient ensemble depuis 45 ans.

À presque soixante-dix ans, Elisabeth venait tout juste de prendre sa retraite du cabinet comptable Walters & Hartfield qui accompagnait de nombreuses entreprises et start-ups au nord-est de San Francisco. Son mari, quant à lui, profitait enfin de la vie depuis trois ans qu’il avait arrêté son activité de menuiserie qui l’avait occupé six jours sur sept pendant toutes ces années. Suivant les conseils toujours avisés de ses patrons au cabinet, elle avait placé toutes les économies de son ménage à la San Francisco Bay Bank fin 2021 d’où ils tiraient l’essentiel de leurs revenus complétant leurs maigres retraites de base.

Elle rejoignit Harry à son atelier au fond du jardin, où il passait généralement son temps à bricoler lorsqu’il n’était pas sur sa barque à pêcher dans la baie. Habituée dans son milieu professionnel à être directe, elle annonça brutalement la nouvelle à son mari :

— Nous sommes ruinés.
— Quoi ?!
— Nous sommes ruinés. Toutes nos économies sont parties en fumée avec cette foutue banque ! Il ne nous reste rien. Je suis passée à la banque à l’heure d’ouverture ce matin après avoir lu des articles colportant des rumeurs à propos de la SFB Bank. La banque est fermée. Les distributeurs sont arrêtés. Ils n’ont plus de cash. À 9 h ce matin, il y avait une queue de clients de plus de cent mètres devant la banque, jusqu’au coin de la rue où il y a la pizzeria.
— Tu dois te tromper. Calme-toi ma douce, on va trouver une solution. Ce n’est pas possible.
— Non, j’ai appelé Denis Hartfield en revenant. Il m’a dit que la firme a tous ses comptes bloqués là-bas. Et c’est pareil pour toutes les sociétés clientes du cabinet. Il ne peut même pas envoyer les paies pour la fin du mois.

Elisabeth éclata en sanglots. Mon Dieu, comment allons-nous faire désormais ?

 

 

 

 

 

 

5.

Presse économique

Lundi 27 mars 2023

 

 

 

Effondrement de la San Francisco Bay Bank

Jonathan Kingsley, Wall Street Journal, 27 mars 2023

 

Vendredi dernier, le régulateur bancaire a pris le contrôle de la San Francisco Bay Bank, secouée par une vague de demandes de retraits atteignant plusieurs dizaines de milliards de dollars, suite à des rumeurs d’illiquidité de la banque. Cette débâcle marque la deuxième plus importante faillite bancaire aux États-Unis, laissant une grande partie des dépôts non assurés. Les pertes importantes liées à une politique de hausse des taux d’intérêt ont précipité cette chute, impactant sévèrement la confiance des investisseurs.

Les déposants, confrontés à des difficultés d’accès à leurs liquidités suite à un bank-run massif, cherchent des réponses dans cette crise financière qui pourrait avoir des répercussions étendues. La Federal Deposit Insurance Corp a fermé la banque. Avec des dépôts s’élevant à 148 milliards de dollars, dont 122 milliards non assurés, la récupération risque d’être fastidieuse.

 

La San Francisco Bay Bank, vingtième par la taille des actifs aux États-Unis en 2022, est la deuxième plus grosse banqueroute de l’histoire de la FDIC. Les investisseurs ont été pris dans une panique généralisée après l’annonce de pertes importantes, provoquant une tentative infructueuse de lever des fonds et la recherche rapide d’un acquéreur. La chute de cette banque californienne impacte non seulement les banques régionales, mais également les marchés financiers dans leur ensemble.

 

 

 

 

 

6.

Front ukrainien Base russe

de maintenance et de logistique

Vendredi 5 mai 2023, Sverodonetsk, Ukraine

 

 

 

Couvert de cambouis, une cigarette à la bouche, Ivan Volkov, mécanicien en chef de la 3e compagnie de blindés russes sous le commandement du jeune capitaine Serguei Fedorov, exultait de joie en entrant dans le hangar délabré faisant tout à la fois office de baraquement, de cantine, de salle de briefing, et d’entrepôt logistique du groupe de combat.

S’adressant aux deux jeunes commandants de sections qui se trouvaient là, jouant aux cartes avec quelques hommes de leur unité, assis sur des caisses de munitions autour d’une table improvisée à partir de vieilles planches récupérées, Ivan Volkov leur annonça :

— Andreï Sergueïevitch ! Roman Dimitrievitch ! Ça y est ! elles sont enfin arrivées !! J’ai reçu les pièces. On a commencé à les monter sur vos blindés. Prévenez le capitaine Fedorov.

Depuis son arrivée en Ukraine, l’unité n’avait cessé de connaître des déboires avec ses douze nouveaux et puissants chars T90, censés contribuer au retournement de situation tactique qui mènerait la Grande Russie vers une victoire totale sur les « nazis ukrainiens ». Avant même de pouvoir atteindre le théâtre d’opération, dans le secteur de Bakhmout, les blindés subissaient déjà des pannes successives que Ivan Volkov et ses dix mécaniciens passaient leur temps à réparer et à documenter avant même que son unité ne soit engagée dans l’Opération Militaire Spéciale. Généralement, pendant les exercices en Russie, il s’arrangeait toujours pour bricoler des solutions provisoires permettant à son unité de sauver l’honneur et de donner l’impression d’être pleinement opérationnelle. Cependant, depuis plusieurs semaines, il ne pouvait pas se satisfaire de rafistolages approximatifs. Les composants électroniques de plusieurs pièces majeures des T90 nécessitaient d’être remplacés. Sur les douze chars formant la compagnie, huit étaient immobilisés dans la cour boueuse devant les hangars. Impossible dans ces conditions d’engager le combat sans le remplacement des capteurs de télémétrie de tir ou des circuits intégrés des systèmes de communication. D’après le Capitaine, qui remuait ciel et terre pour recevoir les pièces manquantes, ces éléments électroniques n’étaient pas produits ou disponibles en Russie. Du moins jusqu’à aujourd’hui…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partie 1

Veille de Noël

 

 

 

Il en est de la vie comme de nos autres biens ; tout se dissipe quand on pense en avoir un grand fonds.

Charles de Saint-Evremont

 

 

 

 

 

 

7.

Veille de fêtes – Alexander Stein

Genève, vendredi 22 décembre 2023

 

 

 

Alexander Stein a tout pour être heureux.

 

À l’arrière de la grosse berline conduite par son chauffeur, comme à chaque fin de journée, il prend un moment pour réfléchir à la chance qu’il a. C’est son rituel quotidien qui lui permet de passer de son rôle de président de la banque Stein & Stein AG, à celui de père de famille et de mari aimant. Lors du trajet qui le mène du siège de la banque rue Jean Calvin à sa maison du 7 chemin Armand Dufaux, à Collonge-Bellerive, il commence invariablement par faire la synthèse de sa journée, ou de sa semaine, avant de fermer mentalement ses dossiers pour penser à sa famille.

 

Cette semaine a été particulièrement chargée pour Alexander, occupé à coordonner avec ses directeurs plusieurs dossiers importants.

Il est tout à fait satisfait du travail de ses équipes qui ont très bien piloté le déroulement de transactions délicates et techniques pour de gros partenaires de la banque. Elles ont su informer et rassurer les deux clients qui en sont bénéficiaires.

Il est également content de l’avancement des travaux préparatoires au Conseil d’administration et à l’Assemblée générale de janvier prochain. David Raynard, son premier vice-président, maîtrise parfaitement le dossier et a bien intégré ses attentes dans l’abondante documentation qu’il rassemble et rédige en vue de ces deux réunions essentielles à la clôture de l’année 2023 et à la formalisation des enjeux pour 2024.

 

Mais surtout, en cette fin de semaine, il connaît l’ensemble des détails de la prochaine opération pour laquelle il œuvre depuis presque un an, et qui promet de marquer un tournant majeur pour l’avenir de la banque. Il s’est réuni, avec son directeur du Trading Michael Hayes et avec David Raynard, pour passer en revue la globalité du projet qui lui permettra d’annoncer à ses actionnaires familiaux plus qu’un doublement des fonds propres de la banque avant la fin janvier 2024, grâce aux opérations d’ingénierie financière qu’il a conçues. Pour la banque, c’est l’opportunité de doubler de dimension et d’asseoir davantage encore sa position de leader des transactions internationales complexes. C’est probablement aussi la constitution d’un trésor de guerre qui ouvre la porte au rachat d’un ou deux établissements complémentaires à New York et Londres, où le porte désormais l’orientation stratégique de la banque. Enfin, ce seront des bonus exceptionnels qu’il versera à ses plus proches collaborateurs qui contribuent tant au succès de son établissement et qu’il fidélisera ainsi à rester à ses côtés.

 

Dans quelques minutes, Alexander retrouvera sa ravissante épouse Hannah et ses deux adorables filles qui l’attendent dans une ambiance survoltée, comme chaque année en cette veille de Noël. Même s’ils ne célèbrent pas la naissance du Christ, Alexander et Hannah ne manquent pas de fêter Noël avec plusieurs couples d’amis qui ont, eux aussi, des enfants. Hannah est américaine, et chez elle, en Pennsylvanie, où sa famille a fondé ce qui est devenu l’une des plus grandes sociétés de chemins de fer d’Amérique du Nord, on s’amuse le soir de Noël ; et on couvre littéralement les enfants de cadeaux. Lorsqu’elle a rencontré Alexander sur le campus de Harvard, et qu’ils ont commencé à se fréquenter de manière assidue, elle a invité le jeune homme à passer un Noël dans sa famille afin de faire connaissance avec ses parents. Alexander a alors compris que si un jour il devait vivre avec Hannah, il n’échapperait pas à cette tradition. Dans la famille d’Alexander, on pratique le judaïsme de manière un peu plus rigoureuse, même si on est très loin de la pratique des familles orthodoxes aux comportements strictement calés sur les préceptes de la Torah. L’idée de suivre la tradition de la famille de son épouse lui convient parfaitement, et il s’est mis à attendre ce moment avec impatience chaque année. Ce week-end, il sait qu’il va faire vivre des moments inoubliables à ses petites filles, mais également à Hannah. Il y aura les cadeaux, évidemment, qui feront le bonheur de ses trois amours, mais il y aura également les moments chaleureux passés avec leurs amis. Ce soir, son objectif est de savourer une soirée calme dans sa demeure au bord du lac Léman. Il est impatient de retrouver son épouse, toujours aussi belle que le premier jour où il l’a croisée sur le campus, avec qui il espère partager une nuit délicieuse.

 

Cette année, la veillée de Noël tombe un dimanche soir. Alexander a donc prévu de libérer tout le personnel domestique dès le vendredi soir afin qu’ils puissent profiter de ce long week-end de fête auprès de leurs familles. Nul doute que la gouvernante, Mme Stahl, a dû faire préparer les repas du soir et du lendemain midi par Mme Duplan, la cuisinière. Elle a également renvoyé chez eux les deux femmes de chambre, la garde d’enfants, le jardinier et le chauffeur. Alexander conduira lui-même la berline pour rejoindre le chalet de ses amis sur les hauteurs de Verbier.

 

Encore plongé dans ses pensées, Alexander ne remarque pas le fourgon gris de la compagnie de sécurité qui sort de chez lui, obligeant son chauffeur à marquer une pause avant de s’engager dans la longue allée qui descend en pente douce vers la maison. Passées les grilles de la propriété, les pneus de la berline frappent les pavés du chemin bordé d’arbres, marquant le signal de son arrivée imminente. Quel bonheur d’arriver chez soi !

 

Heureux, détendu. Alexander Stein a tout oublié de sa semaine à la banque, et peut se consacrer pleinement au plaisir de la vie de famille.

 

 

 

 

 

8.

Veille de fêtes – David Raynard

Genève, vendredi 22 décembre 2023

 

 

 

David Raynard, premier Vice-président de Stein & Stein AG, en charge de la finance, du juridique et de la stratégie, est bien fatigué ce vendredi soir, veille de week-end de Noël. Il quitte la banque convaincu qu’il devra repasser demain matin, lorsque personne ne sera présent au bureau pour le déranger, afin de planifier l’organisation d’un ensemble de tâches pour ses équipes financières. Avec la trêve de Noël, il ne reste plus que quelques jours pour boucler la préparation des comptes de fin d’année, et il faut qu’il consacre une partie de son temps à superviser cette activité cruciale qu’il a un peu délaissée récemment. Car ces dernières semaines, et en particulier ces derniers jours, il a été occupé à peaufiner les détails d’un dossier important qu’Alexander Stein lui a confié dans le plus grand secret, à lui et à Michael Hayes.

 

Il le sait, chez Stein & Stein, il ne dispose pas des mêmes moyens humains que ceux de la très grande banque française BSGI (banque sociale générale d’investissement) dont il fut directeur financier jusqu’en 2019. Le poste à la Stein exige davantage d’efforts. Mais, plus jeune diplômé de l’histoire d’X et d’HEC, ses capacités intellectuelles hors norme lui permettent de compenser.

Ce soir, rue Calvin, alors qu’il quitte le siège de la banque, qui occupe l’hôtel particulier et un ensemble d’immeubles appartenant à la famille Stein depuis plus d’un siècle, il est tout à la fois préoccupé, triste et fatigué. Il parcourt la courte ruelle, et ne prête aucune attention à l’effervescence générale du quartier de la vieille ville de Genève. Les passants ont presque tous des colis sous les bras, réalisant leurs derniers achats de Noël. Les vitrines des commerces au bas des immeubles sont toutes décorées. Il passe devant la façade de la Cathédrale Saint-Pierre sans même lever les yeux sur ses imposants frontons et colonnes néo-classiques qui ne manquent pourtant jamais d’attirer son attention. David enchaîne machinalement les étapes du trajet le menant à son domicile tel un somnambule aux yeux pourtant bien ouverts. Rue de la Madeleine, rue de Rive, rue du Prince, quai du Général-Guisan, il marque les arrêts aux intersections, puis reprend sa marche de pantin automate calant son rythme sur celui des passants qui l’entourent.

 

Ses pensées sont tout entièrement tournées vers l’inquiétude et la lassitude grandissantes qu’il ressent depuis plusieurs mois, et qu’il cache à tout le monde à la banque, en particulier à Alexander, dont l’incroyable acuité permet de sonder instantanément l’état d’âme de ses clients ou collaborateurs. Persuadé qu’il ne peut pas continuer comme cela, il est bien décidé à tout faire pour changer de vie dès que le gros coup en cours de préparation par son président sera terminé. Il a gagné suffisamment d’argent depuis trois ans, tout particulièrement cette année grâce aux différentes affaires qu’il a menées. Son bonus 2023 devrait le mettre à l’abri du besoin de travailler jusqu’à la fin de sa vie. Le moment est sans nul doute le bon pour David d’envisager une reconversion complète. Il réfléchit déjà depuis quelque temps à « sa sortie » et son plan est pratiquement en place.

 

Pour aggraver son humeur maussade ce soir, il croise devant le YoMo Lounge, à deux pas de chez lui, une grande femme d’une trentaine d’années, brune aux cheveux courts, la démarche assurée, et qui en tous traits lui rappelle Marie-Cécile, son ex-femme. Toujours amoureux d’elle malgré les blessures qu’elle lui a infligées au cours d’un divorce douloureux et tumultueux, il éprouve un pincement au cœur terrible en croisant cette femme qui l’a brutalement sorti de la torpeur des pensées dans lesquelles il s’était noyé. David Raynard ne peut s’empêcher de se retourner pour admirer l’élégante silhouette qui s’éloigne dans le sens opposé. Lorsqu’il a épousé Marie-Cécile à Paris, à vingt-six ans, il était convaincu qu’elle serait l’unique femme de sa vie. Avec elle, il s’était juré qu’ils bâtiraient un empire d’amour et de réussite sur lequel la famille qu’ils fonderaient jouirait d’un bonheur et d’un appui inébranlable. Forte de son incroyable talent artistique, elle développerait son cabinet d’architecture et de design d’intérieur à Paris, pendant que lui occuperait de hautes fonctions dans les plus grandes banques françaises. Les deux enfants qu’ils eurent peu de temps après leur mariage étaient voués à connaître la joie de vivre au sein d’un foyer uni et solide.

 

Mais la vie en a décidé autrement. La déchirure de la séparation a valu à son fils de six ans, Pierre, des séances d’accompagnement régulier chez un pédopsychiatre. Quant à sa fille de huit ans, Chloé, même si elle feint une certaine forme de détachement, David constate à chacune de ses visites à Paris qu’elle a perdu une bonne part de la joie de vivre et de l’espièglerie qui la caractérisaient tant avant le divorce. Ses enfants lui manquent cruellement, et en cette période de Noël le sentiment de culpabilité qu’il éprouve depuis qu’il a quitté Paris lui lacère le cœur. Il sait qu’aucun des cadeaux qu’il leur a fait livrer ne remplacera la présence d’un père aimant le matin du 25 décembre autour du sapin.

 

 

 

 

 

9.

Veille de fêtes – Michael Hayes

Genève, vendredi 22 décembre 2023

 

 

 

Michael Hayes est un homme comblé. Le brillant trader américain, d’abord passé chez JP Morgan puis chez Goldman Sachs, est aujourd’hui directeur des activités de marché de Stein & Stein AG. Quel chemin parcouru depuis les bancs de Columbia à New York ! Les deals qu’il traitait à New York et le réseau relationnel qu’il y avait établi furent totalement indispensables au succès de ce qu’il entreprend aujourd’hui chez Stein. Les dérivés matières premières, les marchés actions cotées et non-cotées, au comptant, à découvert et sur dérivés n’ont aucun secret pour lui et c’est bien cette solide expertise qui lui vaut la confiance d’Alexander Stein. À New York, il gagnait des sommes hallucinantes pour un homme de son âge lorsqu’il y travaillait. Et il brûlait la vie par les deux bouts, profitant du rythme trépidant d’une ville qui ne dormait jamais. Athlétique et décontracté, il ne manquait pas d’attirer le regard des femmes dans les soirées qu’il fréquentait au moins trois fois par semaine. Ses yeux d’un bleu magnétique, son sourire sincère illuminant un visage au charme mature, sa chevelure châtain soigneusement désordonnée, alliés à une audace et un sens de la répartie incroyables formaient la base d’un piège à filles implacable dont il usait et abusait. Lors de soirées ou de week-ends entre amis, il pouvait lui arriver de dépenser dix à vingt mille dollars pour épater ses nouvelles conquêtes, dont il se lassait pourtant rapidement. Aucune jeune femme n’était assez belle ou assez intéressante pour pouvoir éclipser la suivante.

 

Depuis qu’il est à Genève, il lui arrive parfois de s’ennuyer dans le calme feutré de la ville du luxe helvète et de la diplomatie internationale. Le brouhaha de la Big Apple, l’animation de ses soirées et les multiples activités qu’une mégalopole aussi cosmopolite peut offrir lui manquent parfois. Lorsque c’est le cas, en hiver, il prend un vol pour Londres et y passe un week-end avec une quasi-absence de décalage horaire. L’été, il aime bien faire des aller-retour vers Monaco ou Ibiza. Mais au fond de lui, même s’il a été flambeur toutes ces années, Michael sait que sa position à Genève lui apporte la stabilité nécessaire à l’épanouissement d’un homme ambitieux de son âge.

 

À trente-cinq ans, depuis qu’il a rencontré Caroline, de sept ans plus jeune que lui, il éprouve avec elle une sensation de bien-être qu’il n’a encore jamais ressentie auparavant. Depuis six mois qu’ils partagent tous deux son appartement au bord du lac, Michael n’a d’autre priorité dans la vie, en dehors de la banque, que de passer son temps libre avec elle. La jeune femme est pour lui une déesse qui a réussi la prouesse extraordinaire de lui confisquer le cœur. Chaque moment passé avec elle l’emplit d’une joie inaltérable, qui pour Michael ne trouve d’égale que dans la réussite de mégadeals sur les marchés, incrémentant son compteur de bonus de valeurs à sept chiffres. Caroline allie toutes les qualités chez une femme, qu’il a toujours cherchées sans savoir précisément les nommer. À vingt-huit ans, elle incarne l’essence de la beauté méditerranéenne. Ses yeux bruns toujours éclairés par une passion profonde et sa chevelure ébène encadrent un visage d’une élégance captivante. Sa silhouette gracieuse, toute en délicatesse et en finesse, révèle un corps parfait. Toujours rayonnante et simple, son caractère dynamique s’accorde parfaitement à celui de Michael. Intelligente, et passionnée par son activité de création de mode, fille d’une riche famille italienne qui gère de grandes sociétés d’assurance à Zurich, elle connaît et côtoie toute la bonne société ainsi que la jeunesse dorée suisse.

 

Ce soir, Michael est comblé. Au bas de son immeuble, alors qu’il s’apprête à monter vers le dernier étage où il occupe un vaste appartement moderne, il sait la chance qu’il a. Avec les dix millions d’euros de bonus qui l’attendent fin janvier au titre des affaires réalisées en 2023, et l’énorme paquet qu’il va prendre sur la prochaine affaire qu’Alexander lui a demandée d’organiser début 2024, il est un homme pleinement accompli financièrement. Mais ce soir, ce qui l’inspire avant tout, c’est d’imaginer la réaction de Caroline lorsqu’il posera devant elle l’écrin qu’il tient dans la poche de sa veste. La bague en or blanc, surmontée d’un magnifique diamant de plus de trois carats de chez Boucheron, va dans un premier temps lui couper le souffle. Mais ensuite, quelle sera sa réaction lorsqu’elle réalisera ce que Michael est sur le point de lui demander ?

 

Oui, Michael Hayes est un homme heureux lorsqu’il compose le code de l’ascenseur qui le mène directement dans son hall d’entrée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partie 2

Matin sombre

 

 

Le bien public requiert que l’on trahisse et que l’on mente et que l’on massacre.

Michel de Montaigne

 

La guerre, un massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent, mais ne se massacrent pas.

Paul Valéry

 

 

 

 

 

 

10.

Matin sombre

5 h 30, mardi 26 décembre 2023

Résidence Stein, Collonge-Bellerive

 

 

 

Alors qu’elle rentre d’un week-end de Noël prolongé dans sa famille, Madame Stahl, la gouvernante de la maison Stein est heureuse et détendue. L’heure très matinale à laquelle elle se rend chez ses employeurs ne la dérange pas le moins du monde. Gérer le ménage, la cuisine et surtout les réceptions d’une aussi grande demeure, exige une discipline de fer et ne laisse pas de place à l’approximation. Il est donc indispensable de s’assurer dès les premières heures du jour que tout est en ordre pour garantir à la famille Stein les meilleures conditions d’un réveil agréable et d’un petit déjeuner savoureux.

Ce matin, en ouvrant la grille de la propriété du 7 chemin Armand Dufaux à Collonge, Madame Stahl éprouve un sentiment de bonheur tranquille. La maison somptueuse se trouve légèrement en contrebas de la rue. Passée l’entrée, on descend une longue allée pavée bordée de beaux arbres. L’allée contourne la maison par la droite et mène à plusieurs garages ainsi qu’à une maison où logent les femmes de ménage et où on trouve un petit espace de stationnement pour le personnel. La maison est une magnifique demeure du XIXe siècle qui se compose d’un corps principal à un étage et de deux ailes en forme de U. En descendant l’allée on distingue tout d’abord une fontaine circulaire ainsi qu’un ensemble de haies de thuyas épaisses, arrangées un peu à la façon d’un jardin à la française, et dont la finalité principale est de cacher la cour d’honneur des regards indiscrets de passants qui parviendraient à épier la famille malgré le petit bois situé à l’entrée de la propriété. À l’arrière de la maison, dont les frontons sont très épurés, est implanté un vaste espace de pelouse qui encadre une immense piscine et descend en pente douce jusqu’aux rives du lac. Depuis ce côté de la demeure, structurée par de grands arbres de chaque côté du jardin, la vue sur le lac Léman est tout bonnement éblouissante.

Arrivée la première dans la maison, Madame Stahl, comme à son habitude entre par la porte latérale de l’office. Lorsqu’elle pénètre dans la cuisine, elle est tout d’abord surprise par le désordre qui y règne. Il s’agit d’une grande pièce aux équipements modernes, séparés du reste de l’espace par un îlot qui sert généralement à la cuisinière à préparer toutes ses recettes. La longue table face à une baie vitrée offrant une vue imprenable sur le parc est généralement utilisée par les Stein pour prendre leurs repas dans l’intimité lorsque les domestiques sont absents, en cours de journée ou au milieu de la nuit. Ce qui frappe Madame Stahl en l’occurrence, c’est que les plats sont restés sur la table, avec les restes de leur repas de vendredi soir. Ce n’est pas dans l’habitude des Stein de laisser derrière eux un désordre pareil. Même s’ils sont immensément riches, Monsieur et Madame mettent un point d’honneur à s’appliquer à eux-mêmes, et à enseigner à leurs enfants, le respect des autres et la simplicité dans leur intimité. Aussi cela paraît très étonnant qu’ils n’aient pas déposé leurs couverts dans le lave-vaisselle. La gouvernante se dirige immédiatement vers l’un des deux réfrigérateurs américains pour découvrir que les Stein n’ont pas touché aux plats préparés par la cuisinière pour samedi. Que s’est-il passé ? Ont-ils décidé de quitter la résidence plus tôt pour retrouver leurs amis à Verbier ?

Avant de s’attaquer à débarrasser la table pour avancer le travail de la cuisinière qui ne devrait pas tarder à arriver, Madame Stahl décide de poursuivre son tour de maison.

En poussant la porte qui mène de la cuisine vers la vaste salle à manger, ouverte sur les deux grands salons décorés de manière minimaliste avec beaucoup de goût et de raffinement, Madame Stahl ne peut retenir un hurlement face à l’horreur de la scène qui s’ouvre à elle.

Devant elle gît au sol le corps de Madame. Il repose froidement sur les grandes dalles de marbre. Ses membres, positionnés dans des angles incongrus, témoignent de la violence de sa chute. Sa tête penchée de manière anormale est entourée d’une large et épaisse tache sombre. Son visage, habituellement si gracieux, est pour moitié recouvert de cheveux collés par le sang coagulé. La moitié de son nez et de sa lèvre supérieure sont déchiquetés, formant une plaie béante par laquelle est ressortie la balle meurtrière. Les yeux d’Hannah Stein sont restés ouverts. Leur regard vitreux, inexpressif et vide, provoque une nausée que Madame Stahl ne peut réprimer.

La gouvernante est atterrée par ce spectacle lugubre. Elle chancelle et pose un genou à terre, ne pensant pas pouvoir trouver le courage de se relever. Ses jambes tremblent. Son estomac se tord d’une douleur affreuse. Elle éprouve une série de spasmes et une chaleur malsaine lui envahit tout le ventre. Malgré les efforts incommensurables qu’elle réalise pour se reprendre, Madame Stahl est surprise par un vomissement qu’elle oriente spontanément à l’opposé du corps sans vie à côté duquel elle se trouve.

Après quelques minutes passées là, immobile, l’employée des Stein parvient à se relever. Elle sait au fond d’elle que ce corps n’est qu’un prélude au cauchemar qu’elle est en train de vivre. D’instinct, elle sait. Elle sait qu’elle va trouver le reste de la famille morte, inerte.

Alors qu’elle contourne le corps de Madame Stein en évitant soigneusement de trop s’en approcher, elle oriente ses pas vers le second salon, très lentement, paralysée par la peur. Passé cette pièce se trouve le bureau de Monsieur, dont la double porte est restée grande ouverte. Là, une vision effroyable et d’une horreur absolue se dévoile à ses yeux éberlués. Les larmes lui coulent le long des joues. Son cerveau s’est soudain déconnecté et ses yeux ne sont plus que l’organe sensoriel qui envoie des informations que sa raison ne peut plus, ne veut plus, analyser et interpréter. Elle se fige, immobile, le regard hagard qui fixe la scène sans plus rien y comprendre.

Devant elle, ce sont les deux fillettes, Charlotte et Elisabeth, si joyeuses et pleines de vie d’habitudes. Elles sont là, macabrement immobiles. Elles portent toutes les deux leurs ravissantes petites robes Dior, des collants gris clair et leurs ballerines noir verni préférées de chez Louboutin qu’elles avaient achetées à Paris le mois dernier avec leur mère. Leurs corps gisent sur le ventre, sur l’un des deux canapés disposé à droite de la pièce contre le mur. Leurs têtes sont tournées, en direction de leur père. Inertes, leurs corps sont positionnés tête-bêche, chacune un sac en plastique transparent sur la tête. Au travers du polyéthylène on peut clairement distinguer les marques d’agonies subies par les fillettes dans leur lutte désespérée contre l’asphyxie. Le plastique des sacs moulants pénètre dans leurs petites bouches ouvertes, épousant le moindre contour du visage habituellement angélique des deux enfants qui a cependant viré à une teinte bleuâtre sous le manque d’oxygène. Leurs petits bras frêles reposent le long de leurs corps. Les poings de Charlotte sont figés en position fermée. Les mains d’Elisabeth sont ouvertes, paumes vers le haut.

Leur père gît dans le canapé en face de celui des filles. La tête penchée sur le côté, la nuque dans une posture irréelle, son corps est affaissé, ses membres relâchés. Son visage est méconnaissable. Une blessure béante sur le côté gauche de son crâne forme le point de départ d’une projection horrible de chairs et d’os répandus sur le canapé et jusqu’au mur situé à quelques mètres de lui. Un flot de sang desséché forme une large tache brune lugubre qui recouvre son cou et la moitié de son blazer et de sa chemise. Ses traits, reflétant habituellement une bienveillance spontanée et une intelligence hors normes, ont perdu toute trace de l’humanité qui caractérise tant Alexander Stein, ayant quitté simultanément son corps avec son âme. Madame Stahl est tellement choquée qu’elle ne voit pas le pistolet semi-automatique posé à côté de sa main droite. Ni le mot manuscrit laissé sur la table basse qui sépare le père des deux jeunes filles.

Elle trouve tout juste la force de se diriger vers le téléphone situé dans le grand hall d’entrée de la maison pour appeler la police. Là elle s’effondre dans le fauteuil Boca do Lobo et attend, hébétée, en complet état de choc l’arrivée des secours.

 

 

 

 

 

 

11.

Rapport à Vladimir

3 h 30, samedi 23 décembre 2023

Genève

 

 

 

Sur une ligne militaire cryptée.

 

— Allo, Vladimir ?
— Oui.
— C’est Dimitriy. Rapport à autorité : cibles 1 et 3 atteintes. Cible 2 en fuite. Un homme mort au combat : Alexeï.
— Noté. État de la situation pour la cible 2 ?
— En cours de recherche. Pas de piste solide.
— Vous devez trouver la cible 2. Impératif.
— Compris. Encore 2-3 heures avant qu’il n’y ait trop de civils dans les rues. Fin de communication.

 

 

 

 

 

 

12.

Contact de Vladimir à Natalya

3 h 31, samedi 23 décembre 2023

Genève

 

 

 

Le téléphone portable vibre sur la table de nuit de Natalya, employée au journal Le Temps de Genève. Lorsqu’elle décroche, elle est encore à moitié endormie.

 

— Natalya ? Vladimir.
— Hmmm… Oui. Euh… vous savez quelle heure il est ?
— Affirmatif. On a eu un problème sur l’opération XAOC ce soir.
— Quel genre de problème ?
— Une des cibles est dans la nature. Et nous n’avons pas trouvé tout ce que nous cherchions. A priori les sources documentaires sont toutes détruites. Mais il faut absolument s’en assurer. Il nous faut être certains qu’il ne reste rien derrière. Tout nettoyer. Et il faut faire vite. Compris ?
— Oui, je vais voir ce que je peux faire.
— Pour les actions de désinformation, on reste en contact étroit. Je veux tout valider moi-même.
— OK. Entendu. Aucune initiative sans vous en parler.
— À bientôt.
— Oui, à bient…

La ligne est déjà coupée, et seule la tonalité résonne dans le téléphone de Natalya.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Partie 3

La transmission

 

 

 

Aucun héritage n’est plus riche que l’honnêteté.

William Shakespeare

 

Pour progresser, il ne faut pas répéter l’histoire, mais en produire une nouvelle. Il faut ajouter à l’héritage que nous ont laissé nos ancêtres.

Gandhi

 

 

 

 

 

13.

La transmission

Genève, jeudi 21 décembre 2017

 

 

 

Lorsque l’assistante lui ouvrit la porte du bureau de la Présidence de la Banque Stein & Stein de Genève, Alexander trouva son grand-père Albert installé dans l’espace salon.

Alexander connaissait bien ce bureau.

Lorsqu’il était lycéen, son père Charles l’y invitait régulièrement pour passer en revue ses bulletins de notes de l’Institut Le Rosey du canton de Vaud. Il n’avait alors qu’éloges pour son fils dont il était si fier, et dont il était certain qu’un jour il prendrait la tête de la Banque familiale. En permanence une cigarette à la main, dont la fumée bleutée flottait de façon ininterrompue dans la pièce, Charles s’intéressait de très près aux résultats de son fils. Père prévenant, il attachait une grande importance à l’épanouissement de son fils. Il ne lui imposerait pas de reprendre la banque ou d’étudier les affaires s’il n’en développait pas l’envie de lui-même. Mais son intuition d’homme d’affaires ne le trompait pas. Alexander était brillant, il aimait l’économie, la science politique et la géostratégie. Il excellait en mathématiques et en philosophie. Dès son plus jeune âge, il se passionnait pour le fonctionnement de la banque Stein & Stein. Alexander lui succéderait. C’était certain.

Bon sang ne saurait mentir. Quelques années plus tard, alors qu’il étudiait encore à Oxford, Alexander était entré triomphalement dans ce même bureau, tenant en main une lettre à l’en-tête reconnaissable parmi toutes. Il était admis à Harvard, véritable victoire pour le jeune homme, et grande fierté pour son père.

Plus tard, à chacun de ses retours du Massachusetts, Alexander aimait retrouver son père, et discuter longuement avec lui dans son bureau. Le jeune homme évoquait ses vues sur l’évolution des marchés. Il confrontait sa compréhension théorique avec la réalité des affaires de la banque que son père dirigeait. En avril 2009, quelques mois avant l’obtention de son MBA, les deux hommes avaient passé toute une nuit à analyser les opportunités pour la banque des politiques des banques centrales américaines et européennes depuis la chute de Lehman Brothers. Alexander voyait l’ouverture d’une époque, où contrairement à ce que la vindicte populaire souhaitait, les banquiers auraient encore plus d’emprise sur l’économie, et les marchés verraient leurs valorisations exploser.

C’était hélas la dernière fois que le père et le fils s’entretiendraient dans ce lieu hautement symbolique du succès. Un cancer fulgurant du pancréas emporta Charles en quelques semaines, et il n’eut pas le bonheur de voir son fils recevoir son diplôme de Harvard.

En ce début d’après-midi de décembre 2017, ce fut donc son grand-père Albert qu’Alexander retrouva dans le bureau de la Présidence de la banque. Albert l’attendait avec la patience et le calme d’un homme de 85 ans. Il avait d’importantes nouvelles à partager avec lui, et s’était assuré auprès de son assistante, Brigitte Clément, que son planning soit libéré pour le reste de la journée.

— Mon cher Alexander, entre ! Je suis bien heureux de te voir. Comment s’est passée ta matinée ? J’espère que tu as pu réaliser toutes les opérations que tu nous as exposées en début de semaine au Conseil ?
— Oui, tout à fait, grand-père. Pour le moment tout se passe comme prévu, et nous n’avons aucun appel de marges, bien au contraire, nous engrangeons de solides résultats.
— Ce n’est en fait pas pour cela que je t’ai fait venir. Comme tu le sais, tu nous as rejoints il y a déjà un peu plus de sept ans. Depuis lors, tu as prouvé tes qualités de gestionnaire et d’homme d’affaires. Je suis extrêmement fier de toi et je n’ai pas de doute que ton défunt père partage ce sentiment avec moi du haut du ciel.
— Merci Grand-Père, tes compliments me touchent profondément.
— Mon cher Alexander, comme tu le sais également, notre banque prend ses racines depuis bientôt deux siècles au sein de notre famille. Nos aïeux Stein ont chacun à leur manière apporté de nouvelles directions au développement de la Stein & Stein AG. Depuis 1855, notre établissement progresse à chaque génération. Mais on peut dire que depuis l’après-guerre, lorsque mon père a spécialisé la banque dans la gestion de transactions complexes pour les grandes fortunes du monde du pétrole et des minerais, nous avons connu une croissance fulgurante de nos activités. Après lui, lors de la libéralisation du change dans la plupart des pays industrialisés j’ai introduit les transactions et le trading multidevises pour nos clients et pour compte propre. Cela a représenté une nouvelle croissance de nos fonds propres. Ton père, quant à lui a développé le trading sur matières premières vers le milieu des années 90, puis a développé fortement la base de clientèle privée pour la gestion de fortune et le conseil auprès des familles de nos clients corporate. Vois-tu mon petit-fils, chaque Stein apporte sa pierre à l’édifice. Notre banque est plus solide, discrète, et efficace que jamais. Ce sont les trois piliers de notre succès familial. Tous les grands de ce monde nous connaissent. Nous avons contribué à faire des empereurs dans le pétrole, le cuivre, le maïs. Nous accompagnons et sécurisons les transactions internationales les plus complexes dans de nombreux secteurs industriels et commerciaux. Mais on ne lit jamais une ligne dans la presse sur Stein & Stein AG. J’ai eu l’honneur de succéder à mon père en 1978 au poste de président de la Banque. J’ai ensuite libéré le fauteuil au profit de ton propre père en 1998. J’ai dû reprendre les rênes à 76 ans après le décès de ton pauvre père. Aujourd’hui j’en ai 85 ! Et il est grand temps pour moi de te confier la Présidence de la banque.
— Je comprends, grand-père. Je te remercie pour cette immense preuve de confiance dont je tâcherai de me montrer digne.
— Je n’ai pas de doutes sur la future réussite de l’institution sous ta gouvernance.

Maintenant, Alexander, j’aimerais évoquer avec toi un pressentiment que j’ai. Mon grand-père a eu à gérer la banque pendant les années noires qui ont suivi le krach de 1929. Il m’a rapporté un épisode biblique que je crois bon de te rappeler à mon tour. Tu ne te souviens probablement pas du chapitre 25 du Lévitique que tu as cependant dû lire lors de l’étude de la Torah ?

— Oh Grand-Père, au Talmud Torah, il y avait les enfants qui se destinaient à une vie religieuse orthodoxe. Et puis il y avait les autres. Moi je me souviens surtout des amis que je me suis faits les mercredis après-midi. Et puis il y avait les goûters préparés par Mme Bertelsmann. Alors je t’avoue que je ne suis pas franchement au point sur le Lévitique 25. (Rires)
— Eh bien, je vais te dire ce que mon grand-père m’a appris, et que ma lecture du Lévitique m’a confirmé.

Vois-tu, depuis la crise de 2008, le bilan des banques centrales a littéralement explosé. Sur les dix dernières années, les bilans des banques centrales américaine et européenne ont été multipliés par un facteur de 3,5 à 4. Le soutien qu’ils ont orchestré en faveur des gouvernements et du secteur privé a abouti à une explosion de la dette, à un niveau encore jamais vu dans l’histoire de l’humanité. Et cela m’inquiète beaucoup.

Tu devrais prendre en considération ce que le Lévitique 25 annonce. Vois-tu, dans les Écritures, Dieu organisa la vie selon un cycle immuable. On travaillerait 6 jours et on se reposerait le 7e. De la même façon après 6 années de labeur, la 7e serait une année sabbatique pendant laquelle les hommes ne cultiveraient plus la terre qu’ils laisseraient se reposer. Ils ne travailleraient pas, mais vivraient seulement de leurs réserves et des fruits que Dieu permettrait à la Terre de leur fournir.

Dieu annonça « Tu compteras aussi sept sabbats d’années, sept fois sept années, de sorte que les jours des sept sabbats d’années feront quarante-neuf ans. Le dixième jour du septième mois, tu feras retentir les trompettes ; le jour des expiations, vous sonnerez de la trompette dans tout votre pays. Et vous sanctifierez la cinquantième année, et vous publierez la liberté dans le pays pour tous ses habitants : ce sera pour vous le jubilé. »