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Beschreibung

Petite ville de montagne paisible et isolée, de nos jours, Mont-Riche abrite depuis les années 1960 un hôpital discret. L'endroit fait penser à un décor de Stephen King. Est-il vrai qu'un seul patient résiderait depuis une éternité dans cet hôpital ? En lien avec un répertorié survol d'OVNIS en 1962 ? (d'où le surnom du lieu : la ZONE 62). Dans un contexte thriller, teinté de fantastique, 6 personnages cherchent à percer le terrible secret pesant sur la petite ville endormie...

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Veröffentlichungsjahr: 2023

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Walt Disney a effrayé bien plus de gens que je ne le ferai jamais ! Quand la mère de Bambi explique à son faon le danger qui vient, que les hommes sont entrés dans la forêt, elle résume tout : nous, les hommes, sommes les monstres.

Stephen King (2010)

Avant-Propos

Si l’on s’en tient à la définition du dictionnaire, un “ alien ” est “ une personne étrangère à un milieu ; espèce animale ou végétale qui apparaît dans un milieu qui n’est pas le sien. Terme anglais issu de l’ancien français signifiant étranger au sens large ” (Larousse). Donc nous avons de nos jours une petite ville perdue au cœur d’un vaste massif montagneux, un vieil hôpital en phase de fermeture et une rumeur insistante voulant qu’une “ créature ” hanterait les splendides bois d’érables locaux. Lorsque nous mettons le roman en chantier, en début de saison (octobre), nous ignorons quelle histoire nous allons raconter. Peut-être que nos personnages, eux, le savent mieux que nous, leurs autrices et auteurs ! Mais, de chapitre en chapitre, en mettant le cap sur l’épilogue (juin), ce que nous savons c’est que ce récit imprévisible, de plans sur la comète en extrapolations, de surprise en scellement narratif, s’écrit. La preuve, vous pouvez à présent lire ce roman du registre thriller*…

Bon séjour à Mont-Riche !

Au fil des rues théoriquement calmes, vous rencontrerez d’abord le major Samuel Levy, du peloton de gendarmerie de haute montagne. Loin de sa famille (ce qui n’est pas sans poser des problèmes), un homme de devoir détaché sur place et faisant de son mieux pour enquêter sur les divers événements perturbant la quiétude locale. Il veut mettre les choses au clair, comprendre. Et assainir la situation. C’est assurément quelqu’un à qui se fier. Ensuite peut-être croiserez-vous la jeune Mulan ? Une fan d’Urbex, youtubeuse de surcroît, laquelle a délaissé ses habituels terrains de jeux que sont les usines abandonnées et friches industrielles des grands centres urbains pour s’intéresser à un obscur et fascinant hôpital de campagne à demi déglingué. C’est une curieuse de base, une fureteuse quasi professionnelle, une investigatrice. De quoi débusquer un super scoop ? Infirmière dévouée dans le dernier service ouvert de NDDN (Notre-Dame-des-Neiges), la dénommée Jasmine Ixes est aussi de la partie. Forte personnalité, cette rurale de choc en sait peut-être plus qu’on ne pourrait le croire de prime abord ? C’est une maîtresse-femme, un pur produit montagnard adapté aux rudesses locales et à une géographie qui ne fait pas de cadeau. Roby Bermuda, quant à lui, trimballe son franc parler ronchonneur et son lourd passé – aussi douloureux qu’énigmatique – dans les couloirs plutôt déserts de l’unique hôtel mont-richous, le chalet Drumont tenu par sa famille. C’est quelqu’un de carrément marginal, atypique, funambulesque. Et ce n’est certainement pas Marie Nerval, la nouvelle directrice administrative de NDDN, débarquée de nulle part pour fermer l’établissement, qui va arranger les choses. C’est probablement quelqu’un à qui ne pas se fier. Son petit côté psychorigide serait-il inquiétant ? Mais… côté inquiétude, le champion local n’est autre que le jeune Norman Brainey, un effacé et solitaire chauffeur-livreur, durablement traumatisé par une certaine rencontre survenue lors de son enfance dans un coin paumé de la montagne. Comment oublier ? Même si la terre entière (ou presque) s’est liguée depuis toujours pour lui faire admettre qu’il n’avait rien vu (au point de l’avoir cruellement surnommé « Nordhal-le-Dadais »), ce passé étrange le hante. C’est une personne qui (se) cherche. D’ailleurs se pourrait-il qu’il y ait un fond de vérité dans cette légende ambiante s’enracinant dans les années soixante (depuis l’automne 1962 précisément) pour assurer qu’une vague d’OVNIS aurait survolé avec insistance Mont-Riche à l’époque ? Comme le dit le bon sens populaire : toute légende ne possède-t-elle pas une part de vérité oubliée ?…

On se résume : un Samuel gendarme un brin “ exilé ”, une Mulan fan d’urbex plutôt paralysée par l’ampleur des enjeux, une Jasmine infirmière solide comme un roc, une Marie directrice administrative prête à tout, un Roby carrément lunaire et un tourmenté Norman, gamin qui a mal grandi, comme resté prisonnier d’un étrange moment d’enfance…

Pas de doute : au fil des pages et des chapitres se sera fabriqué ni plus ni moins qu’un thriller. Doté d’une intrigue plutôt originale, d’ailleurs. Peut-être dans le registre des romans de Jo Nesbø, Sandrine Collette, Fred Vargas ou bien – c’est encore plus séduisant – de ceux pleins d’humanité de R. J. Ellory ? (façon Seul le silence par exemple). Ceci, en tout cas, avec une pincée d’épices narratifs de premier choix à la Stephen King (dans la veine des inoubliables L’Outsider, Histoire de Lisey et Castle Rock du maître américain des frayeurs et suspenses).

Côté écriture, ZONE 62 (du nom de l’année « où tout a commencé ») bénéficie de la narration nerveuse – et bien raccord avec son personnage d’infirmière tout-terrain – de Brigitte Guillemenot ; des développements habilement générateurs d’ambiance cinématographique d’Elisa Bonnet ; des pages convaincantes de Pascal Parmentier, mêlant et dosant un efficace parler “ administratif ” typique de la gendarmerie à la mélancolie d’un homme loin des siens ; du rythme stylé de Josée Piard – attachée au détail qui fait mouche – de nature à tisser émotionnellement du crédible ; et, produit d’une belle libération rédactionnelle, de la manière cash et sans sucre de Jessy Vallet. De quoi rendre, avec ces écritures diverses co-construisant le récit, ce roman “ opérationnel ”. Et plus que lisible : assez addictif au final. Ce qui entraîne bien vite sa lectrice et son lecteur sur les traces toutes chaudes d’une “ créature ” énigmatique, ZONE 62 s’affirmant d’emblée comme une très singulière randonnée en montagne…

Techniquement et sous nos yeux d’autrices et d’auteurs, nous aurons assisté à ce petit miracle renouvelé à chaque fois que s’écrit, quelque part, un roman : nous avons puisé dans notre propre stock d’idées, dans celui des autres, dans nos lectures, dans nos doutes et certitudes, inventions et fantasmes, jusque – pour ainsi dire – dans nos banalités et lieux communs (utiles eux aussi), pour imaginer, bricoler puis solidifier une histoire qui tienne la route. Un vrai roman n’est ni le décalque bien-pensant de nos collections d’opinions ou de nos lectures, ni un tutoriel d’écriture romanesque… mais d’abord et avant tout une expérience. L’occasion de mêler monde réel et monde imaginaire, de brasser allusions autobiographiques et rêve éveillé ; croyances et illusions, voire de parler à nos intimes fantômes. C’est parfois facile, c’est parfois pénible…

Cela devient une distraction, une consolation selon les heures. Mais c’est souvent euphorisant. Une aventure. En somme – et c’est l’essentiel – se lancer dans la rédaction d’un roman constitue une expérience personnelle basée surtout sur le mystérieux plaisir d’écrire. Et on le sait bien, rien de plus sérieux que le plaisir !

Ainsi, c’est potentiellement une définition même de la littérature que nous explorons – et donc expérimentons – individuellement et collectivement en atelier d’écriture : recycler nos émotions, questionnements et ressassements humains, en faire toute une histoire dans cette grande déchetterie qui a pour nom la “ fiction ” ; n’est-ce pas le cœur même de l’écriture ? Un écrivain n’est rien d’autre qu’un éboueur de la vie des autres. Et de la sienne.

C’est pourquoi Mont-Riche, c’est chez nous. Et, nous l’espérons vivement, ce sera chez vous également, lectrice et lecteur ! En tournant les pages, vous verrez : cette “ créature ”, nous nous en sommes fait toute une montagne !

Philippe Aubert de Molay

(15 juillet 2023)

auteur ; et animateur

des ateliers d’écriture TOUT 1 ROMAN

www.tout1roman.com

www.aubert2molay.vpweb.fr

* Le thriller (anglicisme, de l’anglais to thrill : « faire frémir » et par extension « s’agiter », « s’impatienter ») est un genre littéraire utilisant le suspense et toute tension narrative pour provoquer chez le lecteur une excitation ou une appréhension et le tenir en haleine jusqu’au dénouement, souvent saisissant, de l’intrigue (Wikipedia, 2003).

Sommaire

Avant-propos

Major Samuel Levy, de la gendarmerie de haute montagne (par Pascal Parmentier)

Kaitlyn Chenzhu alias Mulan, exploratrice urbex et youtubeuse (par Elisa Bonnet)

Jasmine Ixes, infirmière à l’hôpital Notre-Dame-des-Neiges, ville de Mont-Riche (par Brigitte Guillemenot)

Roby Bermuda ou Robert Short, mystérieux individu (par Jessy Vallet)

Marie Nerval, directrice administrative de l’hôpital Notre-Dame-des-Neiges, ville de Mont-Riche (par Philippe Aubert de Molay)

Norman Brainey (dit « Nordhal-le-Dadais »), chauffeur-livreur (par Josée Piard)

Major Samuel Levy (par Pascal Parmentier)

1.

L’activité de l’hôpital Notre-Dame-des-Neiges n’est plus ce qu’elle fut il y a encore vingt ans, c’est sûr, mais annoncer sa fermeture définitive…

Je me suis toujours demandé pourquoi un consortium franco-américain avait gardé ce patronyme à la reprise de cet ancien sanatorium converti en hôpital psychiatrique privé.

Deux services se partagent cet ensemble cossu de bâtiments accrochés à flanc de montagne, trempant leurs fondations dans un lac aux eaux sombres. Deux services pour une surface totale digne d’une entité régionale. Une foule de blouses bigarrées, d’employés, de soignants et de locaux quitte la grande salle d’honneur, abasourdie par l’annonce de la très jeune directrice administrative fraîchement arrivée de la capitale. Le discours aurait pu analyser les faits, parler de réelles difficultés économiques, d’inévitables problèmes induits par l’isolement de la structure, bref, se vouloir pédagogique sinon rassurant. Ce fut un discours synthétique et sans appel, efficace parce que construit dans les règles de la rhétorique, le contexte aurait juste voulu que la voix soit moins blanche, mais Marie Nerval ne fait pas dans l’affect et chacun commence à comprendre son récent parachutage et le but de sa mission. Je sortis le dernier mais dès la fin de l’allocution, M. le Maire de Mont-Riche, flanqué de son conseil municipal, quitta les premiers rangs dédiés aux officiels sous les crépitements des flashs de la poignée de journalistes régionaux. Gonflé de sa supposée importance de premier magistrat, il pensait échanger quelques mots avec les responsables. Il est heureux qu’aucun de ses administrés ne l’ait vu arriver devant les portes dont les battants se fermèrent devant lui et sa cour. L’imposant responsable de la sécurité lui dit poliment qu’il serait reçu par le comité de direction d’UNIMEDIC dans la semaine à venir.

Je remonte le col de ma polaire, les soirées commencent à être fraîches en altitude.

J’aperçois les deux escouades de gendarmerie mobile qui ont été dépêchées pour contenir d’éventuels débordements, deux gradés vapotent autour d’une carte posée sur le capot, tandis que la troupe attend benoîtement dans les véhicules au fond du parking nord. Les gyrophares ponctuent de bleu la surface inquiétante du lac des Crûmas. Les arbres brossent le ciel d’un camaïeu de feu et servent d’écrin au lac. Le soleil se couche, ses derniers rayons cinglent pardessus la chaîne des Dentelles et colorent la vallée. Il me faudra une bonne demi-heure pour rejoindre Mont-Riche que l’on devine en contrebas. Je rejoins mon Land Rover Defender qui fait figure d’épave entre deux cylindrées allemandes aux vitres teintées. J’ai hérité du dernier véhicule frappé du sigle PGHM* dont la livrée bleue est suffisamment délavée pour m’assurer un anonymat de principe. Si l’on excepte le studio glacial où je dors quelques fois sous les combles de la brigade de Mont-Riche, ce 4x4 est mon deuxième logis et mon bureau ambulant. Je m’installe au volant, le coussin en tartan que j’ai installé couvre un siège bien défoncé et l’étui de mon arme qui a glissé un peu trop en arrière me tale le dos. J’ai l’impression d’être sur des échasses au volant du baroudeur le plus ancien de toute la vallée, mon pare-soleil abaissé affiche la photo de ma tribu, un cliché de vacances à Port-Cros il y a deux ans, juste avant mon arrivée à Mont-Riche. Tiens ! Je retrouve mon portable oublié sur le siège passager, un message de Gabrielle : « N’oublie pas de m’appeler après 20 heures, je vais à la gym et je dois récupérer nos gars, t’embrasse fort ! » C’est toujours la course pour une femme de militaire en mission, seule pour gérer l’intendance et assurer le fonctionnement de la base arrière.

Je quitte le parking et les façades austères de NDDN s’estompent dans mon rétroviseur. Le trafic est ralenti au sortir de l’hôpital, les voitures garées sur les bas-côtés tentent de s’insérer dans le ruban multicolore des feux de position. Je me penche à gauche, m’accompagnant d’un léger coup de volant… pas un espace entre les voitures pour doubler, je pense une seconde utiliser le gyro, mais ce ne serait pas prudent sur cette communale tortueuse qui corsète de ses lacets d’asphalte le manteau forestier sur les flancs du mont Régent. Pourquoi suis-je aussi impatient de rejoindre la brigade ? Pour ajouter la dernière flammèche de Marie Nerval sur l’affaire non résolue BK666 ? Saint Christophe, crucifié sur la ventilation, me protège et son parfum de synthèse couvre les effluves de gasoil, mais c’est vers sainte Rita, patronne des causes perdues que je devrais me tourner. Je rumine l’information que j’ai pourtant reçue de ma direction la semaine dernière, ils savaient en haut lieu que cette fermeture allait faire du bruit dans Landerneau, mais les ordres sont clairs : tout doit suivre son cours, ni ma mission ni mes investigations sur l’ancien sanatorium ne seraient suspendues.

Le gros moteur diesel ronronne, mais les passages de vitesse se font à l’oreille et chaque changement de régime empanache d’une fumée noire l’atmosphère humide de cette fin d’après-midi. Les lacets se déroulent avec constance, le flux se stabilise dans la descente vers Mont-Riche. Subitement, je suis surpris par les feux stop du véhicule qui me précède… merde, Ducon ! Qu’est-ce que tu fous ? J’écrase la pédale de frein… l’arrière d’une Saxo se rapproche dangereusement… je m’arrête à temps et viens seulement d’identifier Nordhal-le-Dadais ! le sacré loustic de Mont-Riche que je croise lors de mes trails en montagne. J’ouvre ma portière et m’apprête à descendre, lorsque je vois une forme aux contours imprécis s’arrêter quelques secondes, se tourner vers nous et quitter la route pour s’enfoncer dans la nuit que forment les buissons alentour. J’ai cru voir sa ramure bien au-dessus du toit de la caisse à savon de Nordhal, celle de la bête dont les bois tout neufs en ce début d’automne n’impressionnent pas seulement rivaux et femelles. Surtout ne pas sortir, nous le savons tous, je m’enfonce dans mon coussin et ma main à la recherche du levier de vitesse trouve la présence sécurisante de mon arme… C’est la valse des concepts dans ma tête : Notre-Dame-des-Neiges, fermeture prochaine, enquête en cours, dossier à la traîne et je vois entre les cors d’un cerf aux abois le visage angélique de Marie Nerval.

* Peloton de Gendarmerie de Haute Montagne

2.

Pourquoi la lumière est-elle restée allumée ? Je suis ébloui par le plafonnier du salon aux allures de scialytique, je mets instinctivement mon bras devant mes yeux, j’ai la bouche pâteuse et ma tête bourdonne. Il me faut quelques secondes pour reprendre mes esprits et m’apercevoir que je me suis vautré sur mon canapé en rentrant avec les trois coups au clocher de Mont-Riche. Les départs des véhicules de patrouille garés dans la cour intérieure de la gendarmerie ont ponctué un sommeil difficile. Cette petite brigade est toujours en mouvement, une vraie ruche où chacun s’active, les urgences s’enchaînent et le personnel se croise au gré des permanences.

Je me souviens être resté tard à travailler dans cette pièce borgne qui servait jusqu’alors de débarras et qui, selon les dires du commandant de brigade, devrait suffire à un passager comme moi. Je ne suis qu’un étranger, la plupart des agents sont des locaux revenus au pays par le truchement de mutations. Qui voudrait vivre ici ? Si d’aventure, l’idée de vous perdre vous traversait l’esprit, c’est à Mont-Riche qu’il vous faudrait aller. Le simple fait que personne ne connaisse le chemin pour s’y rendre vous plonge déjà dans l’aventure. Vous partiriez vraisemblablement de la capitale régionale et prendriez plein ouest par cette fichue départementale 22. La route la plus dangereuse et la moins praticable que je connaisse de tout le massif des Alpes françaises. Râleurs et impatients, passez votre chemin, car il vous faudra une bonne heure pour négocier les quatorze lacets et les tunnels, avant de la quitter pour vous engager sur la route communale Vauban, partiellement défoncée, jalonnée par quelques fermes en pierre. Vous pesterez, mais ne pourrez pas faire autrement que d’emprunter la route du Pendu : un éboulis survenu le mois dernier dans le secteur de Mal Côté a contraint les autorités à faire alterner la circulation, c’est ainsi que la seule communale menant au village est devenue la déviation obligatoire. Au terme de ce périple, vous serez un étranger. Qui, au juste, visiterait cet endroit perdu en haute montagne ? Ce village aux ruelles étroites desservant d’anciennes fermes aux toits de lauze, ces chalets rassemblés en hameau de poupées. Mont-Riche et sa position stratégique d’antan, ces fortifications érigées par Vauban afin de protéger la frontière toute proche avec ses corps de logis qui servirent jusqu’au dernier conflit mondial. Mont-Riche et ses bergeries qui accueillaient naguère les transhumances en héritage de la tradition pastorale. Mont-Riche, c’est aussi Notre-Dame-des-Neiges, cet ancien sanatorium converti en hôpital psychiatrique privé par un consortium franco-américain et c’est la zone 62, l’affaire BK 666, mon chemin de croix.

Je reste un moment étendu, les yeux dans le vague, c’est le piaillement incessant des oiseaux qui me pousse à tirer les rideaux, des nuées d’oiseaux noircissent le ciel, ils évoluent par palier et par espèces, les volées se posant parfois sur le moindre appui disponible. Le ciel en est rempli et leurs vols incessants crayonnent au graphite le bleu pâle du petit matin. Les moineaux en escadrille se contentent des lignes électriques où ils se serrent en chapelet, tandis que les choucas, corneilles et corbeaux s’invitent anormalement aux allèges des maisons. Les migrations n’ont pas commencé, je crois reconnaître une flopée de sizerins, mais suis sûr d’identifier une centaine de rouges-queues plus habitués à vivre avec l’homme. Je m’approche de la vitre et je vois enfin la place qui étale ses pavés devant l’église assoupie. Son clocher à bulbe, dernier vestige de l’art baroque, protège la cloche appelant les fidèles. Et quels fidèles… Je vois médusé des centaines d’animaux de toutes tailles qui se sont rassemblés en cœur de village. Des biches et des cerfs côtoient une horde de loups, quelques lynx élastiques marchent sur des œufs et les grognements de deux compagnies de sangliers résonnent. J’ouvre ma fenêtre et l’odeur du gibier me gifle et m’incommode. Les naseaux frémissent et les gueules vaporisent leurs haleines fétides. Prédateurs et chassés ont pactisé. Les jeunes se collent aux flancs de leur mère. Les mâles veillent, mais ne s’inquiètent pas de leurs ennemis naturels. La violence est vaincue par la peur, les bêtes sont tournées vers l’église dont le clocher se superpose au mont Régent. C’est le silence qui me frappe le plus, la rue a changé de faune… quelques passants matinaux se rencognent aux porches, la boulangerie sert de refuge aux bipèdes atterrés. Je suis témoin du plus grand rassemblement animalier qu’il soit donné de voir. Une arche de Noé offre à mes yeux ébahis autant de mariages improbables de la carpe et du lapin.

Les façades sont closes, les Mont-Richois dorment encore et les volets sont fermés. Seule, la grande salle de restaurant du chalet Drumont est déjà éclairée et ses occupants se détachent dans le petit matin. Je reconnais le grand Roby en peignoir, le vieux journaleux en mal de scoop, organisateur de parties fines et se croyant sottement à l’abri de mes investigations. Deux tables plus loin, mon combo gagnant, mes Bonnie and Clyde, Marie Nerval et son acolyte de Stan! Au sein du groupe de recherche, nous les surnommons les VBR, pour Vert, Bleu, Rouge, les couleurs des notices internationales émises à leur encontre par Interpol. À eux deux, ils fatiguent les enquêteurs du monde entier, font la nique à Europol et s’amusent des frontières. Je les suis à la trace depuis deux ans, je sais qu’ils ne sont que les employés zélés d’une organisation occulte aux ramifications tentaculaires qui compte de nombreuses zones comme NDDN. Je m’occupe de la 62, il y en a bien d’autres… Ma Gabrielle qui sait trouver les mots qui rassurent me surnomme le Don Quichotte des alpages ! Gab, tu me manques.

Je dévale les escaliers quatre à quatre, passe devant l’accueil, tout l’arsenal de la brigade repose sur les bureaux, mais les collègues sont collés aux carreaux, le lieutenant braille quelques ordres à deux gendarmes auxiliaires qui n’entendent rien. La sonnerie du téléphone cascade de poste en poste, nul ne décroche, la messagerie prendra le relais : « Vous avez demandé la gendarmerie, ne quittez pas… » « Mike Romeo d’autorité, Mike Romeo d’autorité, parlez! »... la VHF crachote son appel, mais le radio est au spectacle, tétanisé, une main sur son SIG, l’autre écartant les lamelles du store.

J’arrive sur la place transformée en piste de cirque où les animaux restent figés, le regard vers la montagne, la forêt alentour saigne de tous ses arbres. Depuis Mont-Riche jusqu’aux premiers contreforts du mont Régent, le rouge se bat avec les camaïeux de jaune.

Soudain ! La cloche sonne huit heures !

Au premier coup, c’est le départ, un grand loup, le mâle alpha, queue et tête relevées, hurle à la lune encore présente et s’élance, sa horde le suit et les troupeaux détalent, chaque espèce fuit la ville dans une cavalcade impressionnante. Les sabots martèlent les pavés ou griffent l’asphalte. La rue principale leur appartient, un lièvre me file entre les jambes, je me plaque contre une vitrine pour éviter les andouillers d’un chevreuil bondissant. Les oiseaux volent bas, tournent une dernière fois autour de la place et cinglent vers les bois du Gros Talus. Toute progression est vaine, je grimpe sur l’abribus et j’aperçois l’abbé Millot serrer Jasmine Ixes dans ses bras, avant de s’adosser au vantail de l’église, tandis que la jeune vidéaste que j’ai interpellée il y a quinze jours est sauvée in extremis par un inconnu, alors qu’elle tente de ramasser son portable. Le gros gibier a franchi le goulot constitué par le pont enjambant la Furieuse, ne reste que le menu fretin… En quelques minutes, le village s’est vidé, les déjections tapissant la chaussée balisent leur fuite et ne laissent aux Mont-Richois que l’odeur d’une ménagerie. Je descends de mon abri et cours comme un dératé. Hors d’haleine, j’arrive aux dernières maisons ceinturant le village, je passe le pont et vois une multitude de points dans les prairies détrempées où droseras et grassettes se régalent d’insectes, ils convergent vers les bois du Talus. Au bord de la route, à quelques cinquante mètres, un homme se relève péniblement, je le reconnais à sa tenue bleue et jaune fluo.

— Nordhal ! Ça va ? Je lui fais signe de la main…

Il me regarde un instant, rebrousse chemin et reprend la rue du Pendu en direction de l’hôpital. Je sais qu’il n’est pas facile d’être souffre-douleur, à Mont-Riche comme ailleurs et mon salut reste suspendu comme pour dire : je n’ai rien contre toi, l’artiste, nous partageons les mêmes peurs primales et nul doute que nous nous reverrons.

3.

Le commandant de la brigade entrouvre la porte de mon cagibi :

— Major Levy, vous prenez l’enquête du cimetière automobile du lieu-dit de la Grange Biquette. Y’a du matériel militaire, donc c’est pour nous, un détachement de la scientifique est descendu du Val d’Oise pour les empreintes de Chewbacca… Je vois sa grosse tête réapparaître avant que la porte ne se referme… Et le préfet nous fait savoir que le Quai d’Orsay a reçu la visite de l’ambassadeur serbe, rapport à qui vous savez… Faites léger, Levy, faites léger…

Je fulmine. Le commandant de brigade avait bien dit au maire que cette battue serait source de controverse. Moi qui n’avais aucune raison d’y participer, me voilà en charge du dossier. Mont-Riche est en effervescence depuis une semaine avec une opération Voisins Vigilants qui a mobilisé la moitié de la population, la gazette locale a relayé l’information à l’autre. Tu parles ! Rien que le concept m’échappe. Tout Mont-Richois est un peu chasseur ou braconnier, donc voisin vigilant du gibier quand ce dernier est au centre du réticule de sa lunette. Quant à la clairière de la Grange Biquette, elle est répertoriée et connue comme décharge sauvage, même si son accès est difficile : une falaise la domine et le chemin jadis carrossable emprunté à l’époque par quelques citoyens peu scrupuleux fut fermé dans les années 70.

Où me conduit cette enquête initiée il y a près de deux ans? Le dénominateur commun est l’univers scientifique dans lequel les affaires évoluent. Le rapport établi entre la psychiatrie et les recherches de certains laboratoires ont conduit à l’ouverture d’investigations sur plusieurs zones d’étude à travers le monde. Des centres d’expérimentation pour la chimie ou les neurosciences se sont développés avec l’appui de multinationales guidées par le profit et peu regardantes sur l’éthique. Mais quand la machine s’emballe, quand les protocoles de recherches ne répondent plus au cahier des charges initial, des meurtres ou disparitions inexpliqués dans des zones circonscrites sont autant de fâcheux dérapages qui attirent l’attention de journalistes d’enquête et de magistrats. S’en suivent d’improbables investigations menées par d’insatiables curieux en mal de sensation… Bref ! Un grand foutoir !

Pas de flagrance, je me contente d’enquêtes préliminaires, harcelé par un juge d’instruction méticuleux à la probité sans égale. Je compile des faits divers, écoute les ragots, analyse la rumeur, je marche sur des œufs en ménageant les susceptibilités d’un microcosme rompu aux luttes d’influence, chacun sait mais ne dit rien de peur de perdre sa place dans l’engrenage. Je cumule les auditions libres : Roby, l’ancien journaliste reconverti dans l’événementiel qui s’observe en permanence et rivalise de séduction, me faisant comprendre qu’il est compliqué de croiser le fer avec qui sait lire ; les Ixes, mère et fille dont le passé conjugue vendetta et omerta ; la dénommée Kaitlyn Chenzhu, alias Mulan, connue sur internet pour ses reportages d’Urbex.

Ils sont tous épinglés sur le mur du réduit jouxtant mon bureau. Ma carte mentale se calque sur le cadastre de Mont-Riche où quelques photomatons et adhésifs de couleur se disputent la toile que j’ai tissée à grand renfort de fils de couleur, de l’observatoire Vauban au massif des Dentelles, du lac des Crûmas au champ du père Gaudot. Et le major Levy est au centre, impassible… bouillonnant mais impassible. Sonnerie de mon portable, message de Gabrielle :

« Samour,

J’ai cru que tu étais rentré hier soir, c’était Lucas qui quittait la maison pour aller au sport. Tes fils te ressemblent, Sam, surtout Lucas qui partage la même carrure, la même démarche féline et surtout ce regard moqueur qui me manque tant. J’ai hâte de sentir ton corps musclé contre le mien, ramène tes petites fesses au creux de mes mains, car jamais tu ne te sentiras plus grand qu’à travers mon regard. Ta Gab ! »

Il me manquait des éléments dans l’historique de Norman Brainey, mais je pensais qu’il serait difficile de l’entendre. Je n’avais rien contre lui, ses comportements passés ne justifiaient pas l’acharnement dont il était encore victime. Un simple contrôle routier a suffi. Mes collègues qui le connaissent parfaitement lui ont sorti le grand jeu, à l’angle de la rue du Dôme : alcoolémie, papiers du véhicule, état des pneumatiques, ils l’ont coincé sur l’absence d’attestation d’assurance et l’ont invité à la brigade. Nordhal-le-Dadais ? J’ai failli l’appeler Nordhal lorsque je l’ai pris en charge au sortir du bureau d’accueil. Combien de temps Mont-Riche continuerait à l’appeler ainsi ?

Lundi 12 décembre 2022, 16 h 16, audition libre de M. Norman, Jean, Efflam, Brainey. Un néon épileptique grésille. Ma lampe pantographe diffuse une lumière presque trop intime sur les reliefs de mon déjeuner étalés sur mon bureau. Une boîte chaude derrière laquelle sont embusqués deux soldats de plomb que m’ont donnés Paul et Lucas. Nordhal les fixe avec fascination.

— Norman ? Vous savez pourquoi vous êtes là ?

— Non, M’sieur… Ils m’ont pas donné l’assurance à l’hosto, c’est pas ma bagnole la fourgonnette. Ils savent qui je suis, pourquoi ils me cherchent des poux, ces condés ?

— C’est fini, Norman, calmez-vous… Je voulais reprendre une vieille conversation, l’histoire de ce chat que vous avez récupéré à l’hosto ? Il faut m’en dire plus, Norman, vous l’avez ramené à la maison et votre père l’a mal vécu… Vous vous souvenez…

— C’est pas ma faute, m’sieur, il s’était planqué sous l’armoire le salopard, il était bien amoché quand je l’avais sorti du troisième sous-sol… J’l’avais bien soigné et tout et tout… mais cette putain d’engeance, pas moyen de l’apprivoiser, y’a que la sorcière qui pouvait le toucher…

— Vous parlez de Mme Ixes ?

— Vous en connaissez une autre ? me répond-il presque crânement.

La sonnerie du téléphone nous surprend : « Major ! Le maire vient de m’appeler… un de ses conseillers municipaux, Émile Daval, n’est pas venu au dernier conseil, il ne répond pas au téléphone et n’a pas donné signe de vie depuis une semaine. Ses voisins sont allés chez lui, personne ne l’a revu ni à la mairie, ni au club Mont-Riche Chiche ! On a retrouvé sa voiture rue du Pendu… au départ de la battue… Merci ! Je raccroche.

Je fixe Norman, il baisse les yeux. Je change de sujet.

— Vous connaissez Émile Daval, n’est-ce-pas ?

— Oui… M. Daval est sympa, il m’a envoyé trois dessins, regardez…

Joignant le geste à la parole, il me tend son portable, je le prends et remonte le fil des discussions.

— Vous avez envoyé cinq messages à Émile Daval, pourquoi vouliez-vous lui parler ?

— Peut-être pour m’excuser de pas venir avec lui à la battue des cons.

— Et ces photos ? Qu’en pensez-vous, Norman ?

— Le père savait pour l’hosto, il traînait souvent avec le père Ixes quand la sorcière n’était pas là… Il parlait des capes blanches et d’animaux bizarres, enfin… avant qu’on l’enferme pour le shooter à la dure avec des remèdes de cheval ! Mais moi, moi… dit-il dans un soupir…

— Vous ? Quoi ?

— Je les dessinais quand j’étais gosse, mais maman ne voulait pas que j’en parle, le père non plus d’ailleurs, parce que si on n’en parle pas, ça n’existe pas, mais m’sieur Daval, il est tombé dessus, pas vrai ? C’est bien ceux que j’ai dessinés, c’est sûr.

— Nous allons chercher, Norman. Autre chose à me dire sur Notre-Dame-des-Neiges ? Vous y travaillez, vous auriez peut-être vu ou entendu quelque chose ? Non ?

— Moi, je vais qu’au hall de livraison vers le quai, suis pas habilité à rentrer, faudrait voir avec Jasmine, la fille de la sorcière, elle bosse en salle, connaît l’asile par cœur et faut pas lui marcher sur les pieds à la Jasmine, ça c’est sûr !

Pour la première fois, Norman soutenait mon regard, sa casquette vissée à l’envers lui donnait un air de gamin.

— J’peux y aller, M’sieur ?

— Oui, bien sûr, vous n’êtes pas interpellé, vous savez. Il est grand temps que l’on arrête de vous entendre pour enfin vous écouter, vous ne croyez pas ?

— J’crois que c’est la première fois qu’on me vouvoie dans ce pays de faux-culs ! Si vous pensez que j’peux me rendre utile…

4.

Au sortir du village de Mont-Riche, la route du Pendu est droite, sans fossé ni talus, on distingue à peine le ruban qu’elle dessine, avant d’attaquer le contrefort du mont Régent. Les derniers lampadaires éclairent le promeneur matinal, l’ombre joue à cache-cache avec le corps. Dans l’intervalle des lumières blafardes, un autre Sam marche derrière moi, me rattrape, devient moi-même, puis s’allonge au-devant comme pour m’indiquer le chemin. Ce dédoublement me fait sourire… J’aimerais tant me fondre dans cette ombre et m’étaler vers le futur, terminer cette enquête et revenir à la lumière. Je prends le sentier derrière la ferme des Ixes, j’aperçois la jeune vidéaste qui discute avec Jasmine, je poursuis mon chemin pour rejoindre les collègues sur le site de la clairière de la Grange Biquette. Les plantons bien emmitouflés condamnent la zone d’investigation, l’un d’entre eux me salue en levant la rubalise jaune :

— Major ! Prenez par la droite, s’il vous plait.

Je suis le balisage et m’approche, je reste à l’arrière du groupe de gendarmes en combinaison blanche.

— Bonjour à tous, major Levy, on a quoi ?

— Ça cause, Major, la forêt est bavarde, on est venu pour un Chewbacca solitaire, on se retrouve place de la Concorde à l’heure de pointe. La boue rapporteuse ne nous donne pas que des traces, pas de pluie, température fraîche, elle nous file presque des CV, j’adore ça… Ça va donner de beaux moulages… Il nous reste encore la zone avec les véhicules à couvrir, car les traces en viennent ou y conduisent.

L’étude des empreintes anormalement disproportionnées a conduit les chercheurs à reconstituer les itinéraires de ceux qui ont foulé sans le savoir la scène de crime et ont laissé autant d’indices exploitables. Malgré le tapis de feuilles mortes, la zone protégée offre un beau quadrillage où des plaquettes de couleur répertorient les découvertes. La bonne grosse chaussure de marche en 38 côtoie la légendaire Stan Smith en 36 et plus loin, une improbable semelle crantée en gomme de pointure 44 nous a conduits devant une des crevasses qui truffent le bois des Talus. Un peu plus loin, une deuxième équipe s’affaire autour d’un corps sanglé sur une barquette d’urgence. Ils ont retrouvé le corps d’Émile Daval, fracassé après une chute de 70 mètres.

— Il y est allé à contrecœur… en marche arrière, on a retrouvé ses papiers, une lettre avec un dessin de gosse, pas de portable. Un escarpement a bloqué la chute et c’est le gilet fluo qui nous a permis de localiser la dépouille. On va transférer le corps à l’IML* pour autopsie.

Je prends le sachet transparent et c’est presque sans surprise que je découvre une lettre et un dessin signé Norman en lettres capitales. Je m’arrête au retour dans la clairière ayant servi de décharge sauvage il y a 50 ans, des gravats, de la ferraille en tout genre, quelques machines à laver achèvent de pourrir auprès de cuisinières antédiluviennes. Une dizaine d’épaves de véhicules, poids lourds et berlines légères dorment paisiblement, conquises par la végétation, elles offrent certainement refuge aux animaux de la forêt. Faisant fi de leurs allures martiales, un vieil Halftrack US s’accote à un Krupp allemand pour former une jardinière tapissée de buxbaumie d’où sortent de souples fougères. En poursuivant ma quête, je m’aperçois que certaines ont été précipitées du haut de la falaise, tandis que d’autres ont été conduites par l’ancien chemin. Je repère des coulées, comme tracées par le passage répété d’un gibier de grande taille. Un réfrigérateur vintage, partiellement dévoré par la rouille, trône à l’arrière d’un camion plateau posé à une dizaine de mètres. Je devine une tache rouge sur sa porte entrouverte, je pointe mon téléobjectif et reconnais aussitôt l’aimantin de Mont-Riche ? Chiche ? Comme un macabre rappel au défunt Émile Daval.

C’est sans doute parce que mon père en avait une quand j’étais gosse que cette carcasse de Peugeot 203 m’a frappé. En la contournant, j’ai vu quelques traces de sang maladroitement essuyées sur la portière partiellement arrachée. Encore du boulot pour les biologistes. Il ne me reste qu’à photographier et filmer l’ensemble de la clairière, avant de rejoindre la brigade. Il me faut une heure pour redescendre, plusieurs SUV sont garés sur le parking du chalet Drumont, des attelages, des remorques avec des quads et du personnel en tenue sombre ou de camouflage. Tous s’affairent à décharger de lourdes valises contenant vraisemblablement un coûteux matériel technique. Intrigué par ces manœuvres, je sursaute au son de la voix qui m’interpelle.

— Nous ne manquerons pas de venir nous présenter à la mairie d’ici une heure.

Je me retourne et réalise que le brassard que j’avais gardé à mon bras a permis rapidement mon identification.

— Major Samuel Levy, en mission à Mont-Riche. À qui ai-je l’honneur…

— Dr Paul Gallimardet du CNRS, vétérinaire au muséum d’Histoire naturelle de Paris et spécialiste international en génie biologique. Enchanté.

— Une section de la gendarmerie scientifique est déjà sur place et…

— Je ne pense pas que nous soyons sur le même champ de compétence et d’investigation, pas plus que nous ne répondons aux mêmes autorités hiérarchiques. En conséquence, il n’y aura jamais de mélange de genre, major…

— Levy, Samuel Levy.

— Au plaisir, Major.

Et je vois l’homme me tourner le dos et rejoindre son escouade à grands pas. Il ne manque plus qu’un sous-marin dans la Furieuse et tout le gratin des forces sera à Mont-Riche, je pense.

Sur la douzaine de chercheurs constituant la mission, seuls deux hommes et trois femmes ont honoré le rendez-vous. M. Bonnet-Vallet était aux anges, lorsque le Dr Gallimardet a présenté la délégation du CNRS dans la grande salle d’honneur de la mairie, pensez-donc ! Entre docteurs… Le maire revint avec emphase sur les événements survenus ces dernières semaines, la fermeture prochaine du poumon économique de Mont-Riche, l’épisode des animaux, la disparition d’un de ses conseillers…

— C’est très fâcheux, M. Gallimardet, très fâcheux… mais je compte sur votre expertise pour nous apporter des réponses et rassurer une population chahutée par une actualité pesante. Il va sans dire que les forces de l’ordre apporteront leur soutien et le major Levy saura vous prêter main forte, si toutefois vous en avez besoin.

— Notre base arrière et poste de commandement sera au chalet Drumont, mais nous installerons trois zones de travail: l’une dans l’ancien observatoire, la seconde à Notre-Dame-des-Neiges et la troisième dans les bois qui ceinturent le mont Régent…

Le maire précise :

— Vous n’êtes pas sans savoir que le dôme est fermé depuis dix ans déjà et que…

— Je vous laisse le dossier complet avec les autorisations ministérielles que vous pourrez consulter à loisir, conclut le chercheur en chef. Un compte-rendu de nos activités sera envoyé au préfet à l’issue. Je ne doute pas que Mme Piard-Mariton en fasse une synthèse à l’intention des collectivités et des médias. Sur ce, nous devons vous quitter pour achever notre installation…

Le groupe se lève comme un seul homme, trop discipliné, trop carré, trop inodore et sans saveur, d’une perfection dans le maintien qui force le respect. Je les regarde passer devant moi un par un et quitter la salle en file indienne. Je vais appeler Paris au plus tôt, car les inconnues s’ajoutent à mon équation. Sans doute pourront-ils m’expliquer la présence sur mon terrain de jeu de véhicules et de personnels tout droit sortis d’un bon blockbuster américain. Au sortir de la mairie, je tombe sur mon chef de brigade, flanqué d’un jeune gendarme adjoint volontaire. Il s’approche et me dit sur le ton de la confidence :

— On n’est pas bien, Levy, le téléphone est bouillant, j’ai des appels de la terre entière et pas de réponse à donner, éructe-t-il. Votre juge d’instruction gesticule, le légiste bredouille ses premières constatations, le labo interroge les astres… et voilà qu’on nous envoie des Wagner zingués CNRS et la Serbie, Levy, la Serbie ! Je vais voir le maire et je fais le point avec vous ce soir, conclut-il avec un clin d’œil appuyé. Je le regarde s’éloigner en pensant que ma soirée est fichue et que Gabrielle va me maudire.

* IML : Institut médico-légal.

5.

Le soleil pointe son nez par-dessus les Dentelles, le dégivrage peine à dégager la pellicule de glace de mon pare-brise. Mon vieux Defender ouvre la voie à mes collègues, attaque la route communale du Dôme. Cette ancienne route, tracée du temps des fortifications, fut élargie à la construction de l’observatoire dans les années soixante, pour permettre la livraison des matériaux par de gros porteurs. L’ancienne citadelle partage le plateau avec le labo d’astrophysique et le télescope. Au sud, en contrebas des murailles, une brasserie artisanale a survécu aux deux guerres mondiales. Le Pisse-froid, torrent de montagne, fournit l’eau d’une qualité inégalable absolument nécessaire à la conception de quelques bières, dont La Fortifiante qui est ma préférée.

La guirlande bleue et rouge rampe à flanc de montagne, la chorale des la-fa et la-si que les sirènes hurlantes bégaient dans le petit matin est amplifiée par l’écho. Arrêt brusque devant la brasserie installée dans une casemate désaffectée. Deux employés sortent de nulle part et viennent en courant à notre rencontre.

— Y’a quelqu’un à l’intérieur… La porte est grande ouverte et p’tit Louis est sûr de l’avoir fermée hier soir… On n’a rien touché et on vous a appelés, avec la créature on sait jamais, balbutie l’un deux.

— Une autre sortie possible ?

— Oui, sur le côté est, mais pas possible de se barrer sans repasser par ici.

Il me faut peu de temps pour cerner et sécuriser la zone, nous nous approchons en longeant les murs épais et arrivons sans encombre à la porte. Armes dégainées, index le long du pontet, les sommations d’usage précèdent notre irruption dans le local. Sur les trois personnes recluses au fond de la pièce derrière un large comptoir, je reconnais de suite le Dr Gallimardet et son second. Prostrés, les yeux hagards, ils tremblent de peur autant que de froid, leurs combinaisons lacérées et rougies par le sang laissant voir de multiples coupures.

— Nombreuses blessures peu profondes, mais sévère état de choc ! conclut un pompier, on les descend sur Notre-Dame-des-Neiges…

Tandis que les secours s’affairent et que les collègues procèdent aux premières constatations, je fais un tour : pas de véhicule, les salles de l’observatoire qui leur servaient de base sont vides, le matériel est toujours en caisse… Pourquoi cette effraction ? Pourquoi se terrer dans la brasserie quand on a accès à des locaux sûrs ? L’ambulance repart et je regarde, désabusé, Mont-Riche se réveiller dans la vallée.

J’ai reçu hier matin le rapport du légiste relatif à Émile Daval. La mort est due, sans surprise, à des polytraumatismes suite à une chute de grande hauteur, sévères lésions abdominales associées à des atteintes cranio-encéphaliques et thoraciques. Aucune hésitation sur le modus operandi : la victime est tombée en arrière, les empreintes relevées en bord de crevasse corroborent les faits, rien ne prouve qu’il ait été poussé. La lecture du rapport me laisse perplexe : à quel moment un randonneur chevronné, connaissant l’existence des crevasses au bois du Talus, se déplace en marche arrière en dehors d’un sentier balisé ? De quoi raisonnablement requalifier l’accident en assassinat et obtenir de fait des moyens supplémentaires. J’apprends que deux pièces complémentaires ont été ajoutées aux scellés : un chargeur solaire pour téléphone ? et deux aimantins Mont-Riche ? Chiche ?… le même modèle que celui retrouvé à la Grange Biquette…

Le commandant de brigade surgit dans mon bureau comme un pantin de sa boîte.

— Levy, bravo pour vos éléments d’enquête ! J’ai demandé la clôture de la Grange Biquette dès aujourd’hui, la mobile viendra sécuriser le secteur. On sait que Daval est passé par là, avant de réaliser son plongeon arrière. Le bornage confirme bien qu’il avait un téléphone… L’ancien était en avance sur nous tous au sujet du Yéti, l’interrogatoire de la sœur de défunt… Madeleine je sais plus comment… nous assure que Daval était obnubilé par Notre-Dame-des-Neiges depuis longtemps… elle a laissé des dossiers à votre intention.

— Bonne idée, mon lieutenant, que d’avoir assigné un planton devant la chambre de Norman, son rapport à Daval est évident. La thèse de l’accident est abandonnée suite à l’expertise de la scientifique, la traçabilité de l’entretien de la camionnette confirme son bon état jusqu’au sabotage du réservoir de liquide de frein. Ils ont bien bossé à Paris, les photos publiées par la presse sont à classer dans le best-of des montages photo : tout est faussement vrai, un peu de brique, un peu de colle…

— … Ça fait de la bricole… achève le lieut’ avec un clin d’œil.

Je monte à Notre-Dame-des-Neiges pour discuter avec Norman. J’ai demandé à ce qu’il soit placé au fond du couloir, de manière à filtrer, identifier et faire consigner les visiteurs par le planton chargé de sa sécurité.

Je retrouve un Norman prisonnier, un loup en cage. Sa résignation n’est pas à la hauteur de sa fougue, la tension est palpable. Je tente de plaisanter.

— Salut, Norman ! Alors ? Tu ne participes pas à la prochaine réunion municipale ?

— Salut, Major, sympa de me rendre visite ! Alors, mon carrosse a parlé ? Qui à Mont-Riche veut m’envoyer ad patres ?