1666 - Michel Thiollière - E-Book

1666 E-Book

Michel Thiollière

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Beschreibung

1666. Le grand incendie de Londres ravage la ville depuis maintenant plusieurs jours...

Jérôme Anguerny, employé à l´atelier d´horlogerie Hubert de Rouen, doit livrer des horloges à Londres, capitale du royaume d´Angleterre si hostile à la France. Il arrive dans une ville en proie aux flammes. Le mystère du Grand Feu est entier ! On évoque le chiffre de la bête, une vengeance divine, un complot des nostalgiques de Cromwell ou bien encore l´œuvre d´un fou. Jérôme y retrouve Robert Hubert, horloger de génie. Une course-poursuite contre le temps s´engage alors afin de sauver Robert du piège diabolique qui se referme sur lui.

Un roman historique qui nous plonge dans l'un des épisodes historiques les plus marquants de la capitale britannique

EXTRAIT

Au loin, une tornade noire. Par-delà les courbes du fleuve, une fumée, épaisse à la base puis s’évasant en un éventail gris partageait le ciel en deux. Tout l’ouest était obscurci. Où était-ce ? Mes yeux mirent quelque temps à s’accoutumer à cette vision d’apocalypse.
« Londres ? »
Personne ne me répondit.
« Le feu ? C’est Londres ? »
Dorothy Bell s’agenouilla. Elle marmonna. Dans un flot continu de paroles scandées comme autant d’incantations adressées aux cieux, on ne comprenait que « Mother Shipton ». Ces deux mots jaillissaient comme la lave d’un volcan. Elle fut alors prise de tremblements. Carantec lui jeta un regard féroce. Il s’agrippa au mât de misaine. Il ne put que dire :
« Bon Dieu ! Il y a le feu à Londres ! »
J’empoignai la catin, la soulevai du sol. Je me mis à la secouer comme une chiffe molle, hurlant : « Tu arrêtes ! Tu arrêtes ! Tu arrêtes ! Tu es folle ! Folle à lier ! Tu vois ce que tu fais ! Arrête ! »
Je sentis mes forces décupler. J’aurais pu la tuer, aveuglé par une fureur surgie du plus profond de mon être.

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ILe paradis abandonné

C’est un grand malheur que de devoir quitter le paradis.

Si cela vous arrive vous pouvez très bien n’en saisir ni l’imminence ni les conséquences. À vingt ans, chaque jour nouveau vous semble ouvrir une porte vers des délices encore plus grands. Or, j’avais quitté Venise, l’atelier de mon maître Giambattista Langetti, des Vénitiennes plus belles les unes que les autres, Chiara, Ilda, Fedra… et j’arrivais à Rouen.

Je voulais être artiste, je ne savais encore pas grand-chose de la vie. J’avais passé une année à Venise et je devais désormais reprendre mon travail à l’atelier d’horlogerie Hubert.

Peu avant de pénétrer Rouen, je repensais à mon dernier Christ, celui que j’avais présenté à maître Langetti avant mon départ : il faudrait reprendre l’esquisse, puiser dans le clair-obscur le frisson des âmes. Se souvenir de Pierre de Cortone, de Ribera… ou encore de Luca Giordano ! Sa Descente de croix que j’allais si souvent admirer en l’église Santa Maria del Pianto. Caravage aussi bien sûr, présent chez tous les maîtres... J’en aurais pleuré de tous les entendre, les tenebrosi, évoquer ce qu’ils avaient vu à Rome : la nuque ivoire, lumineuse, du Couronnement d’épines dont maître Langetti disait lui-même qu’elle était indépassable !

Un jour, j’irais à Rome !

Mais j’allais rentrer dans Rouen. On était à la fin du mois d’août 1666. Le soleil brûlait tout. Le vent asséchait tout, ridait le fleuve assoupi et emportait les feuilles trop tôt flétries. J’apercevais dans le lointain la haute silhouette de la cathédrale et là, au lieu de goûter au bonheur de retrouver ma ville, je ressentis une brûlure de plus en plus violente.

L’atelier Hubert, c’était aussi le fils de Jean Hubert, Robert, un génie de l’horlogerie mais un fou !

Pour rien au monde, je ne voulais me retrouver en sa présence.

Jean Hubert était un brave homme mais Robert, c’était l’idiot ! L’idiot génial mais l’idiot qui vous fait honte en compagnie et que vous cherchez à tout prix à éviter à travers la ville pour ne surtout pas vous retrouver à ses côtés ! Ce génie de l’horlogerie capable de créer de ses mains pataudes les pièces les plus minutieuses, empêtré dans une carcasse lourde et qui vous toise d’un rire démoniaque et d’un regard torve ! Je fus pris de frissons quand me revint son odeur de soufre, quand je le revis avec la peau de bête élimée dont il s’affublait les jours de grand vent.

Au fur et à mesure que mes pas me conduisaient vers l’entrée de la ville, je chassai ces pensées noires et me réjouissais aussi de retourner à Londres. Car à Londres j’avais connu Betty. Juste avant que la Grande Peste ne s’abattît sur la ville. Betty, une pépite rencontrée au milieu d’un fleuve, au cœur de la plus grande ville qui soit ! Un extraordinaire enchevêtrement de ruelles, une foule compacte de femmes, d’hommes, d’enfants, de chevaux, de cochons, de poules, de chats et de chiens. Un ciel invisible, une clarté éphémère qui ne perce qu’à midi à travers les toits des maisons dont les façades de bois se touchent. Et, au milieu de ce charivari, Betty ! Betty qui exista d’abord dans ce cloaque par son parfum chaud et doux, celui des petits pains de la boulangerie Farryner.

De petite taille, une chevelure blonde retenue par un fichu rouge, des lèvres charnues et un rire enjôleur, des yeux marine plissés et une peau de lin si fine qu’on la croirait translucide, çà et là veinée d’un parme inattendu, un sourire d’ange et des seins de soie. Betty était sensuelle ! Enjouée ! Théâtrale ! Elle ne parlait pas mais elle chantait. Elle empruntait aux pièces de théâtre qu’elle jouait avec sa famille des mots qui m’étonnaient et m’amusaient. Mon préféré était : « Même un ver se rebiffe quand on lui marche dessus » ! Elle le répétait cent fois dans la journée pour justifier ses emportements. Elle voulait être actrice. Elle était un don du ciel.

Londres, ce serait aussi les portraits de Van Dyck. Maître Langetti m’avait si souvent recommandé d’aller les voir. « Tu ne feras rien dans ta vie de peintre si tu ne vois pas Van Dyck » m’avait-il dit.

À Rouen, je retrouverais peut-être aussi Éléonore ! La fille aux allures de demoiselle et à la dangereuse espièglerie ! Longue et souple, sautillante, Éléonore aurait pu être une mystérieuse créature des bois. Comment pourrait-on oublier ce regard en coin ? Attirant et faussement ingénu ! Que j’avais voulu séduire mais qui n’avait pas voulu ! C’est aussi ça la vie à vingt ans !

Les rues de la ville étaient désertes. Les chiens étaient allongés à même le pavé, comme morts. Par vagues, des odeurs fétides remontaient des quais. Pas une voile, pas un gréement ne bougeait.

La porte de l’atelier était ouverte. Je saluai chacun à la cantonade. Aucune réaction ! On me faisait payer mon absence d’une année ! Dans un silence de sacristie, les ouvriers peaufinaient des pièces pour que l’horloge promise à l’église St Michael’s atteignît la perfection. Le rabot progressait peu, la gouge creusait moins, le marteau tapait modérément. Chargée de lumière, la poussière dansait.

Pour meubler le silence, je toussai légèrement et pris la parole :

« Les horloges ne sont pas finies ? »

Aucune réaction.

Je compris à la discrétion gênée des apprentis, à l’embarras de Jules Garnier, le chef d’atelier, homme sec, le crâne dégarni, qu’on hésitait à me parler. Jules Garnier était pourtant un homme intègre, franc, et un grand horloger.

Je pris alors une longue règle de bois et me mis à taper sur un établi comme un maître d’école.

« Eh ! Les gars ! Vous dites quelque chose ? »

Personne ne répondit. Au contraire, chacun rentra un peu plus la tête dans les épaules. On toussota, on remit là un coup de poignet plus fort, là un coup d’épaule. On accéléra le va-et-vient de la lime et du rabot. On serra énergiquement les boulons. Mais personne ne leva le nez.

Je me mis à taper plus fort. Je me tournai ostensiblement vers l’homme au crâne dégarni et lui demandai :

« Où est maître Jean Hubert ? »

L’homme n’esquiva pas la question :

« Robert Hubert et Stephen Peidloe sont partis pour la Suède et le patron est à Paris.

— À Paris ?

— On l’a vu partir. Ça avait tout l’air d’être urgent ! Il a dit qu’il fallait régler des affaires...

— Et je dois aller seul à Londres ?

— Ne t’a-t-il pas adressé une lettre ? Il m’a dit que tout était dedans.

— Une lettre ? Non, pas de lettre !

— Jérôme, comme tu tardais à arriver, on a passé les horloges suédoises en priorité. Et on a mis de côté les Londoniennes.

— Je n’y comprends rien.

— Tout sera prêt ce soir. Tu pars cette nuit.

— Cette nuit ? »

Je donnai un féroce coup de maillet sur l’enclume. Le manche se déboîta. La tête voltigea puis roula sous un tabouret où un apprenti la coinça avec sa galoche. Le geste arracha un cri d’horreur à l’horloger au crâne dégarni.

« Jamais du bois sur du fer, malheureux ! Maintenant tu te calmes. Et tu te prépares pour partir avec le capitaine Carantec. On embarque les caisses au fur et à mesure. Va voir. »

Je ne décolérai pas. Je me répandis en reproches. J’étais revenu à bride abattue en plein été, abandonnant mon apprentissage à Venise et voilà que personne ne m’attendait ! À l’atelier on m’écouta d’une oreille distraite. Certains n’étaient pas mécontents de me voir ruer dans les brancards quand d’autres, qui m’avaient trouvé trop gâté par cette année à Venise, tenaient enfin leur revanche.

Jules Garnier se contenta de dire :

« Nous, on n’est au courant de rien. Mais ça barde entre M. Hubert et Sir Peidloe ! Donc, on fait le travail et toi tu prends la mer. C’est tout. Ce sont les ordres ! »

Je demandais à voir Marie, la fille de Jean Hubert, une jeune fille au profil de médaille et aux yeux clairs, dévote, qui allait entrer dans la toute nouvelle Congrégation des filles de la Providence.

« Oui, c’est vrai, dit-elle, mon père était furieux contre Peidloe. C’est pour ça qu’il est parti remettre de l’ordre à Paris.

— Pourquoi Paris ?

— Secret ! Ce qui est sûr, c’est qu’il s’est aperçu de quelque chose après le départ de M. Peidloe pour la Suède.

— Quoi donc ?

— Tu devrais savoir mieux que moi, ironisa-t-elle, tout est dans la lettre de mon père…

— Je n’ai pas reçu de lettre ! »

Je ressentis alors un trouble. Déjà, Jules Garnier y avait fait allusion.

« Alors, Marie, ton mariage est remis en question ? Ce n’est pas pour te chagriner ?

— Oh ! Mais ce n’est pas mon mariage avec Mr. Peidloe qui a mis mon père en colère ! »

Le soir venu, je repassai à l’atelier. On avait tellement accéléré le rythme que les pièces étaient terminées. Les ouvriers étaient en train de les ranger soigneusement dans les dernières caisses à embarquer sur lesquelles ils écrivirent en chiffres romains l’ordre de montage.

Jules Garnier me donna des explications pour nos clients. Puis me dit :

« Un bateau t’attend à quai ce soir comme je te l’ai dit. Vous partez de nuit à cause des dangers qu’il y a à traverser la Manche.

— Je vais à Londres. C’est bien entendu, Londres, et pas ailleurs ! Il n’est pas question d’aller à Stockholm retrouver cet imbécile de Robert… Il est bien assez grand, à vingt-six ans, pour se débrouiller tout seul ! D’autant plus que Peidloe est avec lui ! »

Là, Garnier se redressa. D’ordinaire, l’homme parlait peu. De sa voix nasillarde, il me cloua :

« Tu oses parler comme ça du meilleur horloger du royaume ? Pourquoi ne pas les rejoindre en Suède ? Notre patron a dit qu’après Londres tu les rejoignes à Stockholm.

— Ils n’ont pas besoin de moi là-bas. On gagnera du temps. Moi, je livre les horloges à Londres…

— Ainsi, c’est donc vrai ce qu’on raconte : tu veux rester avec cette Betty dont tu as fait tant de portraits… C’est ça que tu veux ! Tu n’en as rien à faire de nos horloges…

— Betty est un superbe modèle…

— On dit qu’elle n’a pas bonne réputation.

— Qu’en savez-vous ? Je ne vous permets pas. »

Ça en était trop ! Je fondis sur lui. Je l’attrapai au col, le poussai contre un établi qui chancela et faillit tomber. Les outils roulèrent sur le sol et Garnier se rattrapa au valet de fer qui grinça en pivotant. Je m’aperçus que trois ouvriers allaient venir à sa rescousse. Je pris la poudre d’escampette.

Je m’entendis hurler :

« Rien à foutre de vos horloges ! Je veux être peintre ! Peintre et rien d’autre… »

Ils avaient tout essayé depuis qu’on m’avait placé comme apprenti chez les Hubert quand j’avais douze ans : remplir les caisses, dégauchir des pièces de bois, limer les rouages, enrouler les cordes, peser les poids, assembler, fixer, contrôler… Il n’y a qu’en dessin où je ne me sentais pas trop inutile lorsque Robert ou son père faisaient leurs calculs, traçaient quelques épures sur l’établi et me demandaient un croquis artistique de leur dernière invention. Ils avaient tout essayé mais je ne voulais pas être horloger, voilà tout.

À peine avais-je passé la porte de l’atelier de la rue des Charrettes que je tombai à nouveau sur Marie.

« Je vous ai entendu crier, dit-elle. Vous devriez vous souvenir que ma famille vous a accueilli sur la recommandation de la comtesse de Vibraie et que cela a évité un grand scandale et qu’ici on vous a appris le métier…

— Que je ne sais toujours pas !

— Est-ce notre faute ? »

La jeune fille fit un pas de côté. Un rai de lumière filtrait entre les façades à colombages. Pas un souffle d’air. On marcha en silence quelques minutes puis nous nous dirigeâmes vers les quais inondés de soleil. Elle se posta devant moi.

« Pourquoi êtes-vous si méchant, Jérôme ? Je ne comprends pas.

— Méchant ?

— Avec Robert.

— Votre frère ne fait aucun effort. Aucun effort pour paraître... civilisé !

— Vous oubliez qu’il est maître horloger ! Vous oubliez que ses doigts sont d’une précision inouïe...

— Il me fait honte !

— Vous ne vous souvenez donc pas de ce qu’il a vécu ? Le procès ? L’injustice ? Et il s’est relevé de tout cela...

— Vous voulez rire, Marie ? Il s’est fourré tout seul dans la nasse !

— Ses yeux sont plus perçants que les nôtres ! Ses horloges sont les plus belles mécaniques qui soient ! Reconnues partout en Europe. Elles font honneur au nom de Hubert ! »

Marie eut en disant cela cette pointe d’orgueil des Hubert de Rouen, et ils étaient nombreux, lorsqu’ils parlaient de cette longue lignée d’horlogers réputés.

« Honneur ! Honneur ! Vous y allez fort... Allez par la campagne et vous entendrez comment résonne le nom de Robert Hubert.

— Comment ? Dites ! Alors, dites !

— Hubert égale imbécillité, voilà tout ! L’horloger imbécile !

— Quand ça lui est arrivé, c’est qu’il s’était égaré du chemin tracé par Dieu !

— Il a répondu à l’appel du Diable !

— Depuis...

— Depuis, le démon le poursuit !

— Ne blasphémez pas... »

Je ne vivais pas encore chez les Hubert quand tout cela était arrivé. Une douzaine d’années en arrière. La mère de Robert et de Marie – une Anglaise – était morte peu avant. Un procès retentissant avait affolé tout Rouen. J’étais sur le point de demander à Marie qu’elle me racontât sa version des faits mais elle fut plus rapide.

« …Écoutez encore.

— Quoi ?

— Robert est l’homme du temps, du cosmos.

— On dit qu’il a confondu l’Homme et la Bête... Ses humeurs sont déréglées... Comme l’horloge de... Comment s’appelait-elle déjà ? Celle-ci, vous voyez, elle lui ressemblait ! L’Horloge folle ! Il devrait passer plus de temps à régler la sienne qu’à vouloir régler celle des clochers ! »

Marie était touchée. Elle baissa la tête et recula à l’ombre d’un arbre.

« Vous êtes méchant… Mon père vous a adopté ! »

Je la regardai, incrédule. Il y avait en elle une sincère et profonde bonté. Elle venait d’évoquer la comtesse de Vibraie. Je me souvins en cet instant des beaux portraits que j’avais faits de Charlotte Vergne, comtesse de Vibraie. C’était une femme aux allures altières et au décolleté généreux, une belle et jeune dame débordant de tendresse pour son portraitiste ! Mais dont l’empressement m’était apparu incongru. Elle était tellement plus âgée que moi ! Comment dire cela à une comtesse qui vous paie rubis sur l’ongle ? Je revoyais cette dame qui avait exigé tant de portraits d’elle que le comte avait dû mettre fin sans délais à nos séances de pose. Je devais pourtant à cette dame d’être sorti du cloaque où vivaient mes parents. Dans la puanteur de la merde, des bouses et de l’alcool. Elle m’avait recommandé au père Hubert. Grâce à elle j’avais pu connaître Rouen et une vie plus confortable.

Sans se départir de son ton calme, Marie me fixa :

« Dieu vous pardonne, Jérôme ! La croix est plus lourde pour lui qu’elle ne le sera jamais pour nous.

— Dieu… Dieu…

— Oui, Dieu, Jérôme… Dieu qui lui confie les règles du temps…

— Alors pourquoi, oui, dites-moi pourquoi Dieu ne l’a pas mieux loti ?

— Mieux loti ? C’est à lui que Dieu a confié le temps, Jérôme ! »

Elle baissa la tête et reprit son chemin, me laissant décontenancé sur la crête de l’ombre qui avançait dans la rue.

Dans la soirée, alors que les rues grouillaient d’une foule bavarde, je regardais les hommes charger les caisses des horloges à bord de la chaloupe qui allait m’emmener.

Un peu plus loin, trois jeunes femmes discutaient. Marie en était. La deuxième était Éléonore, la beauté rebelle, fille de René Saint-Fiacre, Premier président du tribunal de Rouen, un proche de Stephen Peidloe. Voyant que je les observais, cette dernière recula de deux pas. On eût dit qu’elle avait vu le diable ! J’éclatai de rire. Les hommes se retournèrent. Quant à la troisième, je ne la reconnus pas tout de suite. Puis j’approchai et, au son de sa voix forte, à son accent anglais très prononcé, mais aussi à son accoutrement vulgaire, je reconnus Dorothy Bell. Bien sûr, c’était Dorothy Bell ! Il y avait longtemps que je ne l’avais pas vue. Marie Hubert tentait de la raisonner pour l’empêcher de se donner en spectacle devant les marins. Dorothy, c’était la sorcière et la catin, la sibylle et l’Ursuline ! Je l’avais oubliée, mais elle n’avait pas changé.

Quand elle m’aperçut, elle se fit aguicheuse, faisant virevolter les plis de son jupon. Puis elle redressa fièrement la tête, patienta et m’attendit. Quand je fus à quelques pas, elle s’exclama :

« Volons à travers le brouillard et l’air impur... »

Les deux autres filles gloussèrent. Je ne compris pas ce qu’elle voulait dire mais un frisson me parcourut l’échine. Ces paroles n’étaient pas d’elle, c’était sûr !

« Alors, comment va le peintre ? Enfin, peintre est un mot bien trop noble pour un affreux barbouilleur !... Nous parlions de toi, gamin... Et pas en bien ! À peine revenu à Rouen, tu sèmes la panique et te comportes en goujat chez les gens qui te nourrissent ! Tu as beaucoup peiné Marie. Arrête-toi. Pas un pas de plus ! Tu t’approches de trois sorcières… Arrière toute ! J’entends dire que tu vas dans mon pays ? Je te préviens, ton avenir sera sombre si tu franchis la Manche... La guerre entre nous, tu sais ? Mais c’est ton affaire, sauf que je pars avec toi !... Elle hurla de rire. Oui, tu as bien entendu... Je veux revoir mon Angleterre. Je profite du voyage ! Mais dis-moi donc, tu nous reviens tout ramolli d’Italie à ce qu’il paraît ? Ramolli et impertinent !

— Je me fiche de ce que tu penses ! Regardez plutôt, mesdemoiselles : voici celle que je vais rejoindre ! »

Je tirai prestement de mon sac de jute une aquarelle : un portrait de Betty et dis :

« Betty Crawford ! La beauté à l’état pur ! La preuve qu’il peut y avoir de belles Anglaises ! »

Dorothy Bell eut un haussement d’épaules tandis que Marie s’approcha pour regarder le portrait. Elle ne dit mot. Puis ce fût au tour d’Éléonore qui vint me piquer :

« Beauté ? Tu parles du modèle ou de la peinture ? Parce que ce portrait n’est pas à son avantage… On ne peut pas dire si le modèle est beau. Pas de sa faute à elle si le peintre est mauvais ! »

Dorothy éclata de rire. Marie pouffa. Éléonore poursuivit :

« C’est qui, au juste, cette Anglaise ?

— Mon amie. Très chère amie…

— Le barbouilleur a une très chère amie en Angleterre… Voyez-vous ça ! »

Dorothy Bell arrêta Éléonore. Mais c’est Dorothy qui reprit :

« Cette fille, c’est… la marchande de petits pains ?

— Comment le sais-tu, toi, la sorcière ?

— Parce que je suis sorcière, pardi ! Alors, mesdemoiselles, pas d’affolement ! Voilà le portrait d’une vulgaire marchande de petits pains...

— Vous offrirez du pain, sept agneaux d’un an, un taureau, deux béliers… ajouta Marie à voix basse.

— Qu’est-ce que tu nous chantes, Marie ? » maugréa Dorothy.

Furieux, je m’approchai de la sorcière. Fis mine de la toiser et de l’empoigner mais elle me repoussa d’une main désinvolte. Je reculai et leur lançai à la volée :

« Elle, au moins, elle croit en mon talent ! »

Des mots qui restèrent sans écho.

Je me rapprochai des bateaux. Il y en avait des dizaines qui embarquaient ou débarquaient. La chaleur était tombée et la brise de mer se levait. Ma chaloupe s’appelait The Lark, en lettres blanches. Tout près, un capitaine manchot bourrait sa pipe avec une habileté de vieux singe, de sa seule main, tapant le culot sur le talon de sa botte, dans l’attente que son bateau soit chargé.

« Je pars pour l’Angleterre…

— Impossible d’aller en Angleterre, mon petit gars ! »

Je me forçai à sourire. J’insistai et lui désignai du doigt mon bateau. Sans lever les yeux, le capitaine crut que je voulais parler d’un vaisseau de troisième rang commandé par un certain Webster qui allait au Danemark et qui longerait au retour les côtes écossaises. Je le détrompai courtoisement.

D’un geste de la main, je montrai la chaloupe prête à appareiller, amarrée à couple d’un autre, beaucoup plus gros.

« The Lark ? fit le capitaine. Ah ! Gamin ! Tu veux parler de cette chaloupe ? Et tu veux traverser la Manche cette nuit ? Y en a dans la vie qui aiment le danger…

— C’est-à-dire ? Vous les connaissez, les Hubert ?

— Je connais bien l’Angleterre ! Quant à ton patron, Jean, je le connais aussi. Il est parti à Paris, n’est-ce pas ? On dit que ça a bardé avec Peidloe ! Jamais aimé, ce type ! Les Anglais, je m’en méfie ! Notre Jean Hubert était furieux, ma foi ! Alors, c’est toi qu’il envoie à Londres ? Tu sais au moins qu’on est en guerre contre les Anglais… Prudence… Moi, j’ai perdu ce foutu bras à Carthagène. La guerre, la vraie, c’est sérieux, mon petit gars ! Ce Peidloe, je crois que c’est un ancien de Cromwell ! Et les Anglais, depuis six ans, ils ont remis un roi sur le trône ! Ils n’aiment plus guère les gens de Cromwell là-bas ! Ils n’aimeront pas davantage ceux qui ont hébergé un ennemi du roi ! Peidloe et le fils Hubert sont partis. Partis, tous les deux, le Cromwell et le toqué ! »

Sa boutade le fit tellement rire qu’il faillit s’étouffer. Il fut tout secoué d’un hoquet qui lui venait des profondeurs. Je ris poliment. Puis il enchaîna :

« Je disais quoi ? Oui… Partis, il y a quoi ?... Je dirais au début du mois, à moins que ce ne soit à la fin de juillet, à bord du Maid of Stockholm. Beau vaisseau. J’ai bien connu son capitaine : Petersen. Un rude et un vaillant, celui-là… Mais revenons à notre propos… Pour faire des affaires, c’est très embrouillé de nos jours. Oui, embrouillé ! répéta-t-il en tirant sur sa bouffarde. Sais-tu au moins où tu mets les pieds, petit gars ? »

Pensait-il que je n’avais jamais mis les pieds hors de Rouen ? Je me redressai.

« Attends ! Ça ne te plaît peut-être pas, mais reconnais que tu ne sais rien de ce qui se passe là-bas, dit-il en balayant d’un trait de la main un horizon incertain. Tu sais, au moins, que la traversée de la Manche est périlleuse. C’est pour ça que tous les bateaux partent de nuit. »

Le capitaine manchot, l’œil rieur, jaugeant ma méconnaissance de l’actualité, s’assit sur des cordages blanchis par le soleil.

« Tu vois la fille, là-bas ? Elle te regarde en coin… Ce ne serait pas la fille des Saint-Fiacre, par hasard ? Un joli brin de fille ! L’œil vif ! Danger !

— J’ai failli la tuer ! Je la déteste.

— Ah ! Tu serais capable de ça, toi ? »

La capitaine manchot hurla de rire. Il laissa échapper sa pipe qui roula dans le sable. Je me tournai vers le quai où s’affairaient les marins. Puis il m’expliqua ce qu’il savait de la situation en Angleterre :

« J’ai vu le retour du roi Charles II. C’était en 1660, je mouillais à Douvres. On était aux premières loges. Quel retour triomphal ! Une liesse populaire inégalée ! Les Anglais étaient depuis trop longtemps embarqués à bord d’un bateau ivre. Leur capitaine, le seul qu’ils avaient vraiment estimé, Charles I, le père de Charles II, avait été assassiné pendant la guerre civile en 1649. Depuis, les Anglais étaient orphelins.

« Oui, ils avaient perdu leur capitaine ! poursuivit-il en désignant son épaule sans bras, grimaçant comme si le membre venait de lui être arraché, c’est comme si les Anglais, mais aussi les Écossais et les Irlandais, étaient orphelins et manchots. Et quand on est amputé, on ne cesse de penser à ce membre qui vous manque et vous imaginez qu’avec lui vous renverseriez des montagnes !

« L’arrivée du fils de Charles I allait enfin les délivrer de l’austérité dont ils ne voulaient plus. Quatre jours durant, de Douvres à Londres, la fête battit son plein. Des dizaines de milliers d’Anglais accompagnèrent le roi sur sa route jusqu’au jour de son trentième anniversaire, le jour où il monta sur le trône.

« Aujourd’hui, ça fait six ans que le royaume cherche à oublier son passé. Depuis le retour de Charles II, les Anglais ont refermé la longue parenthèse révolutionnaire. La République de Cromwell, c’est bel et bien fini !

« Quand un peuple veut oublier son passé, dit-il sur un ton sentencieux, ce passé le rattrape et le poursuit tel un fantôme. Le fameux bras arraché ! Tu l’oublies la nuit et, le matin au réveil, tu le crois là, présent, prêt à t’aider à te relever et tu ne trouves rien d’autre que de l’air ! Le vide !

« Quand un bateau avance, poursuivi par ses fantômes, dans un océan noyé dans le brouillard, on peut craindre pour lui ! Charles II a voulu restaurer l’ordre ancien. Mais il règne entouré d’une cour… d’une cour de débauche... Après trop de dureté, trop de mollesse ! C’est une loi physique : la nuit, le jour ; marée haute, marée basse… Ce Charles II est lui-même un débauché ! Dieu pourrait-il lui en vouloir de batifoler alors que c’est lui qui a remis en place l’Église anglicane et le Livre de Prière pour tous ? Sûrement pas… sauf si le capitaine s’amuse. Alors, l’équipage n’est plus à la manœuvre ! »

Le capitaine manchot fit une pause. Je crus qu’il en avait terminé. J’allais partir quand il me demanda de m’asseoir plus près de lui.

« Tu m’as l’air écervelé, petit gars, mais tu peux apprendre ! Je le vois à tes yeux qui pétillent ! »

J’avais eu droit à pas mal de commentaires jusqu’alors : les bienveillants me gratifiaient d’une belle stature, d’un sourire enjôleur, d’une nature enjouée, d’une vivacité certaine, de détermination quand les plus indélicats parlaient d’entêtement, de suffisance, de regard sournois mais on ne m’avait jamais doté d’un regard pétillant ! J’écoutai donc la suite avec intérêt. Il parlait doctement, ce qui tranchait avec son allure de flibustier.

« L’Angleterre a vite été guérie de la République. Tu sais, les grandes nations vont leur cours comme les grands fleuves. Le fleuve se voit proposer plusieurs hypothèses, à flanc de montagne, dans des gorges plus resserrées, à travers champs, puis dans la plaine à l’approche de l’océan. Il n’hésite jamais. Il va au plus court. Il prend la route la plus propice à l’écoulement de ses eaux tumultueuses jusqu’à l’apaisement du rivage. Si on le contrecarre, il se venge. La Fronde n’a-t-elle pas contrarié le royaume de France ? Et Louis XIV n’a-t-il pas repris en main les affaires du royaume ? L’Angleterre éprouva les charmes de la République. Elle voulut y croire mais ce n’était pas sa nature. Elle resterait une royauté. Avec un Parlement fort ! C’est là son cours naturel. C’est là son destin ! C’est là sa beauté ! Un jour, dans une taverne, à Londres, un vieil acteur à la barbe rousse, un bock de bière à la main, récitait : “Cet endroit béni, ce terroir, ce royaume, cette Angleterre, cette nourrice, cette mère féconde de vrais rois.” Je n’ai pas tout de suite compris. Puis un jour de novembre alors que je quittais les côtes, alors que s’éloignaient les falaises puissantes comme les murs d’une forteresse protégée par les flots, j’ai fini par comprendre. L’Angleterre, c’est Dieu, une île, un royaume !

« La Restauration, ce devait donc être le moment tellement attendu du repos réparateur après tant de peurs, d’angoisses et de privations. Le roi a l’esprit vif et il a de la mémoire. Pour faciliter son retour glorieux, juste avant de s’embarquer pour Douvres, n’a-t-il pas fait preuve d’une belle clairvoyance, promettant au Parlement la liberté de conscience et la tolérance religieuse ? Le roi n’est-il jamais si fort que lorsqu’il répond à son peuple avant même que la question ne lui soit posée ? Le roi a apaisé le Royaume. »

Le capitaine s’arrêta au moment où, l’une après l’autre, les églises sonnèrent sept heures. Deux chats se couraient l’un après l’autre sur le quai. Il se saisit d’un bout de la corde sur laquelle il était assis. Il la tint en étau entre ses bottes et son unique main et dénoua avec difficulté les brins de chanvre tressés. Je fus intrigué par son manège. Il me les montra et m’expliqua qu’il n’est pas possible de changer la nature du cordage ni la manière dont il est cordé sauf à le fragiliser dangereusement. Il soupira. Se leva, tapa le fourneau de sa pipe éteinte contre son talon pour la débourrer et la fourra dans sa poche. Puis il se rapprocha de moi et posa sa main sur mon épaule.

« Tu es horloger, n’est-ce pas ?

— Peintre ! Je suis peintre…

— Tu connais l’horlogerie si tu vis chez les Hubert ! Et tu sais au moins une chose : les aiguilles d’une bonne horloge ne reviennent jamais en arrière !

— C’est un vrai problème, capitaine !

— Peut-être… mais c’est ainsi. Et il vaut mieux que ce soit ainsi ! Le problème des Anglais aujourd’hui, c’est qu’ils voudraient remonter le temps…

— Les horloges que je vais leur livrer ne vont pas régler leur problème…

— Elles ne sont pas faites pour ça, tu as raison ! Ils voudraient revenir vingt ans en arrière… Ils sont même allés jusqu’à brûler des actes passés pendant la Glorieuse Révolution ! Ils ont banni les sectes, ont rappelé les pasteurs et leurs Arbres de Mai. Le peuple pense pouvoir gommer les ans et reprendre le cours de l’Histoire là où ça l’arrange ! Foutaises ! Mais, fit-il, appuyant ses dires d’un geste circulaire de la main, imagine que tu fasses le tour de la terre sur les océans, imagine que tu sois assez bon marin pour revenir à ton point de départ…

— Alors ?

— Eh bien, ta révolution autour du globe ne te ramènerait pas en un lieu identique à celui que tu as quitté.

— Et pourquoi ça ?

— Réfléchis : toi, tu aurais changé… Le voyage t’aurait changé ! Vieilli, mûri, blessé, rendu heureux peut-être… mais irrémédiablement changé ! Tout autour de toi aurait changé : les arbres, les fleurs, les gens, les maisons, les bêtes… Une révolution ne ramène jamais au point de départ. Ces fous d’Anglais ont malheureusement cru le contraire… Là-bas, on cultive la haine des Français et des papistes.

— Pourquoi, me racontez-vous tout ça ? À quoi ça sert ? Il faut livrer des horloges, j’y vais ! Après, je retourne à Venise. Je ne veux pas rester en Angleterre. Quand il sera rentré de Suède, le fils Hubert ira chez les Anglais faire les réglages. Moi je serai loin ! »

Le capitaine se posa face à moi. Sortit la pipe de sa poche, la remit aux lèvres comme si elle était toujours allumée. Il en tira une bouffée imaginaire :

« Le marin doit savoir où il va. Les cartes, le cap… Toi aussi, petit gars ! Et méfie-toi de ce Peidloe ! Je connais la Manche comme ma poche. Tu m’es sympathique. Alors, toujours d’accord pour prendre la mer avec moi ?

— Vous venez avec moi ?

— Non ! C’est toi qui viens avec moi ! Différence : je suis le capitaine de cette chaloupe. Je me présente : capitaine Carantec. Cette cargaison vaut une fortune. Les Hubert ne sont pas fous. Ils veulent un vrai marin ! C’est donc moi ! »

C’était le moment où aboiements, miaulements et pépiements sont un prélude à la nuit. Tout n’est encore que désaccord, le vent sec se mue peu à peu en brise marine, le ciel laiteux se colore de pourpre, la touffeur laisse bientôt la place à la tiédeur. On commence à se sentir mieux. Dans une heure à peine, quand sonneraient neuf coups, on serait bien.

J’arpentai une dernière fois les quais. Personne à bord de la chaloupe ! Toutes les caisses étaient embarquées. Il me sembla qu’il y en avait davantage que ce que j’avais compté à l’atelier. Trottaient dans ma tête les leçons du capitaine manchot. En dépit des risques annoncés, mais peut-être surtout à cause d’eux, j’avais envie de revoir l’Angleterre et Betty Crawford.

Quand j’arrivai à la taverne, il faisait nuit. Cependant, l’empreinte du jour auréolait encore l’horizon d’un bleu franc. Dans l’atmosphère enfumée et au milieu du tohubohu, je reconnus des voix : Dorothy Bell, bien sûr, le capitaine manchot, mais aussi Jules Garnier, le chef d’atelier.

« L’embarquement est terminé, me dit-il. Tu es calmé, vaurien ?

— On a combien de caisses ?

— Tu es calmé ?

— Oui. Pardonnez-moi.

— Les caisses, elles sont toutes numérotées. Ne t’inquiète pas. Votre capitaine est là-bas. Le vieux Carantec. Sacré filou, celui-là… mais excellent marin. Jean Hubert lui fait confiance.

— J’ai fait sa connaissance. »

Dans le fond, je vis Dorothy Bell. La sorcière roucoulait. Ses yeux pétillaient de malice. Je ne pus m’empêcher de penser à la peur panique qu’elle inspirait à Robert chaque fois qu’il la voyait. J’en eus des frissons. La dernière fois que j’avais assisté à une de ces scènes, on devait être au début du printemps de l’année précédente, les bourgeons sortaient à peine. Je l’avais croisée devant la porte de l’atelier. Robert se prit alors la tête entre les mains, se réfugia sous un établi et se tapa la tête par terre au point de s’ouvrir le front. Quand on l’interrogea, tel un animal traqué, il était hébété, écumant, effrayé. Il se tint à nouveau la tête à deux mains, laissant un filet de sang s’engluer dans ses sourcils puis goutter sur ses joues. Il serrait ses paumes sur ses tempes avec la force d’un étau jusqu’à devenir aussi blanc que la mort. Il raconta que les bruits qu’il entendait étaient insupportables. Les flammes qui l’entouraient allaient le brûler ! Quand on le poussa un peu plus, il parla du vacarme des cloches. Mais il se refusa à en dire davantage. Il se réfugia dans une attitude prostrée, triturant les doigts de ses mains pataudes.

« Et Robert ? Vous êtes sûr qu’il est en Suède ?

— Quoi, Robert ? Bien sûr. Et tu les rejoins…

— Jamais !

— C’est ce qu’on verra ! Quant à Robert, c’est vraiment un génie de la mécanique horlogère… Si tu voyais ces horloges que vous emmenez. De l’orfèvrerie, mon gars !

— Tu sais pourquoi il se met dans tous ses états quand il voit la catin, celle qui est là-bas ?

— Parce que tu sais, toi ?

— Je crois bien… J’ai souvent pensé à ce qui s’est passé quand le clocher d’Auffray a pris feu. J’y étais. Robert a été pris au piège dans le clocher. Il était au milieu du feu et des cloches qui n’arrêtaient pas de sonner ! Il pense que c’est la sorcière qui l’a ensorcelé !

— Peut-être ! Allez, bois un coup ! »

Je fis une pause. Avalai trois lampées de cidre. Fallait-il en dire plus ? Je me revis face à cette église en feu. Pourquoi le feu ? Qui était l’incendiaire ? Où était Robert ? Se pouvait-il qu’Éléonore fût prisonnière des flammes ?

Je traversai la salle au milieu des chants et des cris. Il semblait que Dorothy m’attendait. Sans arrêter de raconter ses histoires, elle recula, me proposa de s’asseoir sur ses genoux. Je préférai prendre un tabouret. Je la questionnai :

« Vous parlez de Robert Hubert ? »

Elle me regarda. Elle était d’humeur rieuse, mais il y avait au fond de ses yeux une drôle de lueur comme si des pensées profondes forçaient un chemin occulte.

« On parle du procès, pardi ! dit-elle sur un ton calme comme si c’était une évidence. Pourquoi cacher ce procès ? Tout le monde s’en souvient à cette table ! Hein, les gars ? Qui ne s’en souvient pas ? Le fils Hubert a échappé de peu à la pendaison, quand même ! Ce type fait commerce avec les cieux et avec le démon ! S’habiller en loup, mettre le feu aux meules de foin, faire brûler vifs les petits enfants… On en a parlé dans toute la Normandie, il me semble, non ? Il avait quoi ?... Quatorze ans, c’est bien ça ? »

Robert était parti et il occupait toutes les conversations ! Il nous obsédait ! Moi-même, je me surprenais à y penser, à repousser sa tête, sa démarche, ses mots hachés, ce qu’il nous avait fait endurer, ce que lui-même avait subi, mais rien n’y faisait. Tout cela revenait. Je venais d’évoquer le feu dans le clocher d’Auffray et voilà qu’à cette table on parlait de son procès. Robert Hubert envahissait tout. Où fallait-il donc aller pour s’en débarrasser ?

Un homme attablé, sa bolée de cidre devant lui, se leva, tapa violemment sur la table et dit :

« Suffit ! La sorcière ! Retourne chez toi ! Va brûler en enfer !

— Il a raison… dit un autre. Il ne faut pas dire tout ça ! À quoi bon ? C’est passé…

— Ils ont raison ! dis-je. Allez, la sorcière, tu viens avec moi !

— Et je viens où, gamin ?

— On embarque.

— Et pour faire quoi ?

— Tu ne m’as pas dit que tu voulais rentrer chez toi ? Tu as oublié ? Tu es soûle, ma foi ! On lève l’ancre. Capitaine Carantec, à vos ordres !

— Puisqu’il faut braver les éléments ! dit la sorcière. C’est l’heure. »

Médusée, imaginant qu’elle allait s’affaisser à son premier pas, la tablée vit Dorothy Bell se lever, tituber, s’accrocher à mon bras et saluer les hommes d’une révérence maladroite. Carantec me glissa : « Elle m’épate ! Elle tient l’alcool, celle-là ! » Tout à coup, un homme lui demanda de se rasseoir. La soirée n’était pas terminée ! Un autre tenta de la saisir par le bras. Elle se dégagea et marmonna :

« Londres est maudite ! Je veux voir ça de près ! La mère Shipton l’a dit : Londres est vouée au diable.

— Qu’est-ce qu’elle dit, l’Anglaise ? demanda l’homme qui buvait son cidre.

— Elle dit, reprit Dorothy, que la mère Shipton a prophétisé la fin de Londres…

— Hourra ! crièrent-ils tous.

— Rien ne peut nous faire plus de plaisir ! renchérit le capitaine manchot. On va aller voir ça !

— Et toi, gamin, fit-elle en braquant ses yeux étranges sur les miens, tu crois que Robert Hubert est un imbécile ? Eh bien, c’est mal le connaître ! Il m’a fait la démonstration que William Lilly a dessiné Londres avec des gens qui creusent des tombes et une ville en feu.

— Il fait surtout la démonstration de sa folie ! rectifiai-je. Qui est ce William Lilly ?

— … Ah ! Ne te moque pas, gamin ! Il sait des choses qu’on ne sait pas, nous autres ! Et pourtant les sorcières m’ont enseigné tant de choses ! Robert Hubert porte le nombre de l’Antéchrist. Né un 6 juin ! Quant à Lilly, ne vous moquez pas de William Lilly ! Il est le plus grand astrologue de tous les temps ! Les trois six, on y est ! 666, comme 1666 ! J’en ai froid dans le dos.

— La peste, c’était l’an dernier, dit le capitaine Carantec. 1665 ! Rien à voir avec l’Antéchrist ! Tes histoires sont des histoires à dormir debout ! Des histoires de femme soûle ! »

The Lark descendit la Seine et se glissa discrètement dans les eaux calmes de La Manche.

Dès qu’elle fut à bord, Dorothy Bell dormit deux bonnes heures. Carantec naviguait bien. Quant à moi, en proie à une nervosité tenace, je ne pouvais fermer l’œil et je griffonnais sur mon carnet. La voile claquait. C’était une nuit sans lune. Une nuit propice à la traversée. On devinait la ligne d’horizon à peine plus grise que le ciel et la côte, crayeuse, n’était qu’un mince filet d’ivoire. La mer avait ici un autre goût que les canaux à Venise. L’air était salé.

Quand la sorcière se réveilla après avoir cuvé, elle se montra d’une grande vivacité, parlant fort, s’agitant, s’étirant comme au petit matin. Elle s’approcha de moi, me caressant la tête. Je la repoussai et lui demandai de me parler de la mère Shipton. Bien que ces histoires me parussent absurdes, je gardais en mémoire les tourments que ces croyances infligeaient à Robert et j’en concluais que certaines humeurs étaient de nature à perturber la nature des hommes. Dorothy bafouilla quelques paroles qu’elle avait entendues en Angleterre mais elle ne voulait pas s’appesantir.

Elle s’allongea alors à même le pont, renversa la tête en arrière, plissa les yeux pour scruter la voûte ténébreuse, dessina de ses bras longs des signes imaginaires qu’elle accompagna de paroles cabalistiques. Puisqu’elle ne tenait pas à parler de la mère Shipton, je ne prêtai pas vraiment attention à ces élucubrations. J’en étais toujours à mes croquis, crayonnant des portraits du capitaine manchot qui tenait sagement la barre. Un vrai visage de Christ, pensais-je, en fixant le haut du visage qu’il avait ridé et tanné par les embruns et le soleil. Son regard était profond. Il n’avait esquissé aucun mouvement depuis notre départ.

« Et ce William Lilly ? » dis-je machinalement.

Je me souvenais parfaitement avoir vu Robert à l’atelier, sur un coin d’établi, tracer des triangles, des rectangles, des cercles, dont il se servait ensuite pour fabriquer ses cadrans d’horloges. Dorothy me regarda en coin, amusée. Ah ! dut-elle penser avec ironie, le peintre s’intéresse donc à l’astrologue ! Elle passa sa langue délicatement sur ses lèvres salées comme si elle savourait une victoire.

« William Lilly ? dit-elle, il a dessiné une planche sur laquelle se trouvent sept personnages. Sept, tu entends ? Chacun représente une planète du système solaire. Deux bébés qui sont suspendus tête en bas au-dessus d’un immense brasier sont les gémeaux. Ils nous font comprendre qu’il faut lire le dessin à l’envers. En bas, on trouve cinq bûches qui brûlent dans le feu. Si on lit ces signes à l’envers, on comprend que Londres est gouvernée par le quatorzième degré des Gémeaux… »

Encore longtemps défilèrent les côtes françaises pendant que les paroles de Dorothy s’envolaient. Puis je m’endormis. Je n’entendis plus ni le vent qui cardait les voiles ni les flots acérés qui frappaient la coque. Je ne sentis pas davantage le vent sec et le roulis serré. Au contraire, le songe qui m’habita laissait défiler tranquillement des images comme la laine qu’on file au rouet. Se succédaient des images paisibles : un homme qui était mon père, ni laid ni beau mais qui, en fait, n’avait pas les traits de mon père, affichait une surprenante sérénité ; un cheval, mâchoire ouverte, riant à tel point qu’on ne voyait que ses dents énormes, traversait une rivière à gué ; des armes retrouvées le long de la rive ; une sieste sur une meule de foin avec une fille dont le visage m’était inconnu ; une grande ville qui n’était ni vraiment Paris ni vraiment Londres ni Venise et encore moins Rouen. Alors que s’entrecroisaient ces séquences dénuées de sens, le visage de Betty Crawford s’imposa. Calme, souriant, mais si grand qu’il emplissait le ciel. Cette brusque irruption finit de me réveiller. Je mis quelques longues secondes à reprendre mes esprits et à me souvenir que j’étais en bateau. Me levant sur un coude, j’aperçus au loin la côte et son liseré gris. Aucune voile sur la mer mais des bataillons de moutons qui déferlaient dans le ciel d’est en ouest.

J’occupai ma journée en mer à pêcher et à crayonner mais aussi à scruter l’horizon. Le soleil brûlait Carantec. Il se tenait dans l’ombre chétive de la misaine, son bras reposant sur la barre du gouvernail. Dorothy Bell passa sa journée allongée à même le pont, sous un banc de fortune, refusant toute nourriture, se tenant le ventre et jurant.

Puis vint la seconde nuit. Cette nuit-là fut sans rêves. Je me réveillai tôt, secoué par une vague plus forte. Je me sentis reposé, comme certains matins habités de mille désirs, mille résolutions, mille projets. Je livrerais les horloges mais n’y passerais pas plus de temps qu’il ne faut ! Je me précipiterais chez Farryner reconquérir Betty ! J’irais voir les van Dyck ! Ne valait-il pas mieux une nuit comme celle-ci, sans rêves, mais vous poussant vers la vie plutôt qu’une nuit chargée de songes qui ne vous accordent aucun répit ? Je ne savais plus. Il faisait encore nuit mais peut-être, à y bien regarder, le jour allumait-il déjà ses premiers feux. Un vent sec et violent d’est-nord-est gonflait la voile et poussait le bateau. On abordait l’estuaire de la Tamise. Le capitaine manchot était affalé sur son gouvernail, les bras en croix, la culotte baissée sur les chevilles, Dorothy Bell endormie sur lui. Heureusement, The Lark sentait le port comme les chevaux l’écurie. Je m’approchai du mât de misaine. Me calai. Puis croquai la scène. Je m’attardai sur le visage endormi de Carantec. C’était le visage d’un Christ descendu de la croix. Desséché par la torture du vent et des longues heures de veille. Puis je me concentrai sur celui de la catin, les yeux clos par la fatigue mais qui auraient pu tout aussi bien être ceux d’une pleureuse. Je cherchai les lignes de force qui sous-tendaient la vigueur de l’homme : le rectangle du visage, les pommettes anguleuses, le menton en trapèze et le trou charbonneux des yeux clos.

Puis, ayant remisé mes croquis, je me mis à hurler :

« Nom de Dieu ! Qui est le capitaine de ce bateau ? »

Carantec s’ébroua, rajusta sa culotte et se leva pour scruter l’horizon.

« On tient le cap, gamin. On aborde l’estuaire. Je n’ai pas vu une voile de la nuit !

— Vous dormiez ! Ou étiez occupé… Allez, réveillez la catin ! Elle a payé sa traversée à ce que je vois !

— De quoi je me mêle, le gamin ? Il faudra me parler sur un autre ton ! Tu es déjà venu en Angleterre, tu m’as dit ?

— C’est la deuxième fois. L’an dernier, on a abordé sur un sloop la côte sud, tout près d’Arundel. C’était acrobatique… Le sloop prenait l’eau. On a terminé à pied dans des charrettes brinquebalantes puis à dos d’âne jusqu’aux portes de Londres. J’ai adoré l’effervescence de cette ville. Cette foule ! Une vraie palette ! Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel !

— L’avantage que tu as, toi, c’est de voir le monde avec tes yeux d’artiste. C’est assez éloigné de la réalité…

— N’allez pas croire ça ! En arrivant à Londres, je m’étais arrêté à la Mermaid Tavern où j’ai bu jusqu’à ce que la maison se mît à danser. Quand j’ai atteint London Bridge, la foule se pressait au milieu des charrettes et des chevaux dans une indescriptible cohue. Les uns hurlaient pour se frayer un passage, les autres reculaient en toute hâte lorsqu’un cheval effrayé esquissait une ruade. Les vieux peinaient et s’accrochaient à une branche qui leur tenait lieu de canne alors que les enfants couraient et faisaient trébucher les femmes en marchant sur leurs robes crottées. Tout cela dans des odeurs de bière, de merde et de crottin puant, d’urine, de poisson crevé ou de viande pourrie. Dès que je levai les yeux, j’aperçus les têtes décapitées et sanguinolentes des pendus…

— Ah ! Tu as remarqué ça aussi ? Avant de trucider son voisin on y réfléchit à deux fois quand on voit ça, tu ne crois pas ?

— Ces têtes empalées au bout de piques, c’est un régal pour les corbeaux. Là, j’ai sorti mon carnet et j’ai croqué ces silhouettes. C’étaient des marionnettes de cire. Elles étaient épurées, évanescentes comme une tête de Vivarini. Arrivé au milieu du pont, j’ai jeté un coup d’œil en aval sur la Tamise, par-dessus des têtes, des tours et des murs. Là, m’est apparue dans la lumière crue de midi la Tour et ses tourelles, si puissantes, si étonnamment belles. Je n’avais jamais vu de bâtisse aussi grande, aussi imposante. Il faut dire qu’alors je n’étais pas encore allé à Paris ni à Venise. Quand j’ai appris que les pierres provenaient des carrières de Caen, j’en ai été fier : je me sentais Normand ! Je me suis faufilé au milieu du trafic, je n’ai pas arrêté de regarder cette tour élevée par Guillaume le Conquérant. J’étais comme hypnotisé. En un peu moins d’une heure, je me suis retrouvé sur l’autre rive de la Tamise, ce qui, aux dires des habitués était une performance ! J’ai alors entendu parler d’une biscuiterie royale toute proche. Elle se trouvait dans Pudding Lane et fabriquait des biscuits pour la Marine. Mon estomac criait famine, je n’avais rien avalé depuis la veille.

— Et tu as bon appétit !

— J’ai couru acheter de quoi manger. C’est une ruelle étroite. Les maisons de bois se touchent. Ces rues ne voient jamais le jour. Là…

— Là ?

— Là, je suis tombé sous le charme d’une des vendeuses, une dénommée Betty…

— Il me semblait bien qu’on y arrivait ! Et qu’elle n’y est pas pour rien dans ta décision de traverser la Manche. Je me trompe ?

— Bien vu, capitaine ! Je suis revenu le soir à la fermeture de la boulangerie… »

Évoquant ce souvenir, les battements de mon cœur s’étaient accélérés. C’était bien la preuve que Betty comptait bien plus pour moi que mes Vénitiennes ! Puis, aussitôt, me tournant vers Dorothy Bell, je fus saisi d’effroi. Le visage du capitaine manchot se cacha alors derrière la misaine qui claquait au vent, sa main dolente posée sur le gouvernail. Dorothy se tenait debout face à la proue du navire, les cheveux au vent, s’agrippant au mât. Dans son regard, je lus de l’épouvante. Comme si elle était sous le coup d’une illumination surnaturelle. Comme habitée par le démon, elle marmottait entre ses dents. Des mots à peine audibles, à moitié couverts par le battement des vagues contre l’étrave :

« Que celui qui a l’intelligence compte le nombre de la bête ; car c’est le nombre d’un homme, et son nombre est 666. »

Elle tremblait. Chaque fois que je l’avais entendue répéter cette phrase, elle avait aussi prononcé le nom de Robert Hubert. Je la voyais devant moi, à deux pas, figée par une monstrueuse vision. Elle n’était plus ni femme ni sorcière, elle était un masque de l’Apocalypse. Je crus qu’elle venait de plonger dans une de ses crises extatiques. Elle remâchait le verset à satiété comme une femme soûle.

La colère s’empara de moi car pour rien au monde je ne voulais que cette catin me privât du bonheur de retourner à Londres. Je fus alors pris de frissons puis me levai. Je me mis à hurler :

« Arrête, la sorcière ! Arrête ton manège ! »

J’allais l’empoigner et au même moment la misaine découvrit à nouveau le visage de Carantec. Je vis un regard pétrifié lui aussi. Il avait lâché la barre. Avait porté sa main sur sa nuque, fourrageant sa chevelure. Il me fit comprendre de me retourner.

Au loin, une tornade noire. Par-delà les courbes du fleuve, une fumée, épaisse à la base puis s’évasant en un éventail gris partageait le ciel en deux. Tout l’ouest était obscurci. Où était-ce ? Mes yeux mirent quelque temps à s’accoutumer à cette vision d’apocalypse.

« Londres ? »

Personne ne me répondit.

« Le feu ? C’est Londres ? »

Dorothy Bell s’agenouilla. Elle marmonna. Dans un flot continu de paroles scandées comme autant d’incantations adressées aux cieux, on ne comprenait que « Mother Shipton ». Ces deux mots jaillissaient comme la lave d’un volcan. Elle fut alors prise de tremblements.

Carantec lui jeta un regard féroce. Il s’agrippa au mât de misaine. Il ne put que dire :

« Bon Dieu ! Il y a le feu à Londres ! »

J’empoignai la catin, la soulevai du sol. Je me mis à la secouer comme une chiffe molle, hurlant :

« Tu arrêtes ! Tu arrêtes ! Tu arrêtes ! Tu es folle ! Folle à lier ! Tu vois ce que tu fais ! Arrête ! »

Je sentis mes forces décupler. J’aurais pu la tuer, aveuglé par une fureur surgie du plus profond de mon être. Cela ne m’aurait pas semblé difficile. Carantec sauta sur moi et de son bras puissant me serra le cou jusqu’à me faire lâcher prise. Il me bouscula, prêt à me faire passer par-dessus bord, me jetant à la figure un flot d’invectives pendant que Dorothy s’affaissait sur le pont. Prise de convulsions, elle était un poisson à l’agonie ; elle éructait, crachait, pleurait. Je me redressai, les yeux exorbités. Mon regard s’éclaircit. Mes muscles peu à peu se détendirent. Je me fis peur : j’aurais vraiment pu la tuer !

Ainsi commençait ce lundi 3 septembre 1666, alors que la chaloupe, poussée par un vent violent et sec, remontait le courant et s’enfonçait dans les ténèbres.

Nous allions pénétrer une nuit encore plus dense que celle que nous venions de quitter. Le ciel était noir. Des tourbillons funestes montaient au-dessus des églises et des maisons, filaient vers l’ouest en lourdes écharpes déchiquetées. Rarement, à travers les masses obscures, apparaissaient de fins filets blanchâtres, comme pour nous rappeler que nous étions quand même en plein jour. Au ras des toits fusaient des flammes hautes qui disparaissaient comme happées par une gueule invisible. La Tamise charriait des centaines d’embarcations qui se frayaient difficilement un passage. Des barges et des barques emportant des Londoniens affolés traversaient la Tamise en tous sens, chargées de caisses et de meubles.

Dorothy Bell tremblait, implorant notre capitaine de rebrousser chemin. Quand elle se tournait vers moi, elle disait d’une voix sourde : « J’aurai ta peau, charogne ! » Alors que nous cherchions un chemin à travers les embarcations, elle vit une barque à bâbord qui tentait désespérément une manœuvre pour faire demi-tour. Elle enjamba le bastingage, glissa et faillit passer par-dessus bord quand Carantec, lâchant la barre, l’attrapa par une cuisse et la fit basculer à l’intérieur du bateau. Les deux embarcations se heurtèrent violemment avant de se coller l’une à l’autre, frottant leurs coques dans des craquements inquiétants avant de reprendre leur cours. Tant bien que mal.

L’air s’emplissait de fines particules noires qui voletaient çà et là dans des odeurs âcres de fumée, de suie, d’huile et de bois brûlé. Le vent soufflait et ajoutait au crépitement lugubre des charpentes qui plongeaient les unes après les autres dans les brasiers. La Tour apparaissait de temps en temps, grise et terne, comme esquissée au fusain. Sur la rive, à tribord, la haute carcasse d’une bâtisse qui avait dû être une église secouait sa poussière encore fumante.

Je me nouai un foulard serré devant la bouche et le remontai jusqu’au nez. Cherchant comment nous pourrions aborder l’un des quais, je finis par dénicher une trouée entre deux navires. Je l’indiquai à Carantec.

« On ne passe pas !

— On passera ! » dis-je.

Cette encoche entre deux lourds vaisseaux apparut comme une impasse. Carantec, en marin avisé, comprit qu’il aurait du mal à se dégager en cas de nécessité. Il tenta un instant de forcer le passage mais n’y parvint pas. Il décida alors de battre en arrière et de s’amarrer à la poupe d’un des vaisseaux.

Sans attendre, d’un bond, je m’accrochai à un cordage et sautai sur le pont du bateau auquel on venait de s’amarrer. Sur un quart de mile le long de la Tamise, toute la ville avait brûlé. Les squelettes des maisons et des édifices publics, noirs et fumants, se dressaient tels de hauts menhirs noirs. Me frayant un passage à travers les marins, les passagers, les caisses, les meubles et les ballots, je fus sur le quai. La foule hagarde se pressait en silence. Ce silence était saisissant et imposait le respect. J’avançai comme un funambule au bord du quai, me servant de mes bras comme d’un balancier pour garder l’équilibre, n’hésitant pas à passer par-dessus des charrettes, à donner des coups de coudes à ceux qui ne bougeaient pas assez vite. Je levai les yeux, vis la Tour, fendis la foule en sa direction, montai aussi vite que je pus à l’assaut de la colline, pour me retrouver dans Tower Street. La rue était étroite et bondée. Le feu était proche, se jetant sur les maisons et les dévorant les unes après les autres. Je me sentis envoûté par ce spectacle d’une cruelle beauté. Les rythmes d’une musique vive entendue à Venise me revinrent. Cette sensation étrange me dérangea. Je frissonnai. Je m’arrêtai là face à une marée humaine qui venait sur moi, me bousculant au passage, me demandant de m’ôter du chemin. Je ne savais pas où j’allais, je ne savais pas ce que je cherchais. La boulangerie Farryner dans Pudding Lane ? Les églises ? Toute la ville avait été chamboulée. Les rues ne menaient plus nulle part. Le vent emportait des crépitements menaçants tandis que des milliers de flammèches montaient, tourbillonnaient et s’envolaient pour porter le feu alentour. Je fixai à nouveau les flammes rouges. De grands éclairs blancs suivirent. Je me souvins alors de ce même aveuglement quand les meules de foin s’étaient embrasées dans le champ, tout près du château du comte de Vibraie. Je revis aussi les torches qui sortaient du clocher de l’église d’Auffray en feu. La chaleur, le bruit, la terreur de se voir encerclé, les marches qui cèdent, les poutres enflammées qui tombent… D’autres frissons me parcoururent l’échine. Mais là, ce n’étaient pas des meules de foin, ce n’était pas une église, c’étaient des dizaines et des dizaines de maisons, de palais, d’ateliers, d’entrepôts et d’églises ! C’était une ville qui brûlait ! Une capitale ! Peut-être la plus grande du monde ! Autant j’aimais l’eau des fleuves, des canaux et des océans autant j’avais appris à craindre le feu. La pureté des eaux, leurs senteurs iodées, la fluidité de leurs couleurs, leur transparence de cristal, leurs ruissellements vaporeux, toutes ces merveilles méritent les souffrances les plus insensées pour magnifier la toile. Le feu, au contraire, condamne le peintre à l’excès par une indécente profusion de pigments et d’impulsions.

Je n’en crois pas mes yeux : le spectacle est hallucinant. À côté de moi, des pauvres gens s’affairent à creuser des trous le long des maisons et dans les cours. On s’insulte car on ne va pas assez vite ! Un chat au poil brûlé se faufile ; ce n’est plus un chat, c’est un rat. Un homme d’âge mûr lève le ton et, les mains en porte-voix, organise le travail. D’abord incrédules, on le regarde. Des visages édentés, suant, noircis, le dévisagent. Certains retournent à leurs tâches inutiles puis un ouvrier hurle : « Il a raison ! » Alors la foule écoute. L’homme âgé désigne un trou dans lequel on va mettre tout ce qui peut être sauvé. On laissera les autres chantiers car le feu gagne. Il est tout proche. La chaleur monte, les flammes lèchent les façades. Des odeurs âcres de bois et de papier brûlé, de suif, de chaux, d’huile chaude, montent des brasiers. Dans le même temps, le vieil homme donne des instructions pour aller détruire des maisons, cela coupera le feu. Un propriétaire hurle sa colère. Le maire n’a-t-il pas interdit les destructions ? « Le maire ? Où il est, celui-là ? » clame une femme à la poitrine lourde et tombante. « Oui, on aimerait bien le voir ! » répond un autre. « Un bon à rien ! » lance un jeune noble. Un homme âgé, sec, la chevelure en bataille, demande de se concentrer sur le trou. Pour les maisons il est trop tard, le feu court si vite ! La femme à la poitrine lourde beugle plus qu’elle ne parle : il ne faut rien mettre de précieux dans ce trou sinon les voleurs auront tôt-fait de revenir déterrer tout ça. Elle en a vu ! Oui, elle a vu des dizaines de pillards dans les rues toutes proches.

Un gaillard au cheveu rare m’empoigne au même instant par le bras. Il me demande de les aider. Je réponds par un « d’accord ! » sonore. Le gaillard se redresse de toute sa hauteur, il me dépasse d’une tête. Il me secoue vigoureusement et, d’un air méchant, dit : « French ? » Je reste interdit. Je me rappelle les recommandations du capitaine manchot. « Retourne chez toi, sale Français ! » ajoute-t-il méchamment. Quatre ou cinq personnes, des femmes et des hommes ébahis, me regardent. Tous les Anglais ne peuvent pas être aussi stupides ! Je me dégage, me glisse à travers les hommes qui remontent des seaux de terre et de pierraille, fais croire d’un doigt passé au travers de la bouche que je suis muet et, arborant un large sourire, me mets au travail. Je rejoins ceux qui descendent les biens à mettre à l’abri. Je fais passer des livres de comptes, des plateaux d’argent, des tableaux, des tabourets sculptés, des coffres si lourds qu’il faut les porter à quatre, des coffrets dont on dit qu’ils sont pleins d’or (à l’évidence, on n’a pas entendu la femme qui beuglait il y a un instant), des tableaux anciens et des livres aux titres latins. On entrepose là tout ce qui peut être sauvé puis on recouvre cet amoncellement précieux d’une épaisse couche de terre et tout le monde déguerpit, les flammes s’attaquant à la Taverne des Dauphins. En courant, je double la femme à la poitrine lourde, elle m’arrête en me prenant le bras. Je me débats mollement mais elle a le temps de me faire comprendre, de son regard exaspéré et de ses gestes bavards, que maintenant il n’y a plus qu’à se servir.

Je me contentai de hausser les épaules. J’aurais pu emporter un joli petit tableau représentant Saint-Jérôme. Je ne le fis pas. Les autres ne prirent rien non plus. En revanche, un reflet vif attira mon attention. C’était un miroir ébréché, monté sur un cadre doré, lui-même cassé. Les miroirs, c’est précieux pour des autoportraits. Celui-ci avait dû tomber d’une charrette. Je me baissai, m’en saisis et le fourrai dans ma poche. Au moment même où je me demandais comment aborder la question de Pudding Lane sans éveiller son attention, elle m’interrogea : « Tu es français ? » Je me mis alors à courir et redescendis la rue. Les pauvres prenaient encore le temps de récupérer de la vaisselle cassée, des chaises, pour certaines disloquées, des commodes dont les tiroirs avaient été retirés et qui n’avaient pas eu le temps d’être mises à l’abri.