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Zweig Stefan

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Beschreibung

La nouvelle La Confusion des sentiments, traduite et parue seule en France dès 1929, retrace l'histoire d'un universitaire qui, lors de son soixantième anniversaire, se remémore un professeur qui, dans sa jeunesse, l'a conduit sur les voies de la vie de l'esprit. Ce texte traite ainsi de l'amour de l'étude que lui communiqua ce professeur. Portant également sur la force de l'amitié (inter-générationnelle), le texte évoque aussi l'amour entre deux hommes, et les troubles et souffrances causés par la rencontre de cet amour avec la morale, la loi et le regard de l'autre.

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STEFAN ZWEIG

LA CONFUSION

DES SENTIMENTS

Paris, 1929

Traducteurs - Alzir Hella et Olivier Bournac

Raanan Éditeur

Livre 1201 | édition 1

raananediteur.com

 

 

Ils ont eu une exquise pensée, mes étudiants et collègues de la Faculté : voici, précieusement relié et solennellement apporté, le premier exemplaire de ce livre d’hommage qu’à l’occasion de mon soixantième anniversaire et du trentième de mon professorat, les philologues m’ont consacré. Il est devenu une véritable biographie : il n’y manque pas le moindre de mes articles, pas la moindre de mes allocutions officielles ; il n’est pas d’insignifiants comptes rendus, parus dans je ne sais quelles Annales de l’érudition, que le labeur bibliographique n’ait arrachés au tombeau de la paperasse. Toute mon évolution, avec une netteté exemplaire, degré par degré, comme un escalier bien balayé, est là reconstituée jusqu’à l’heure actuelle. Vraiment, je serais un ingrat si cette touchante minutie ne me faisait pas plaisir. Ce que j’ai cru moi-même effacé de ma vie et perdu se retrouve, dans ce tableau, présenté avec ordre et méthode : oui, je dois avouer que le vieil homme que je suis, a contemplé ces feuilles avec le même orgueil que jadis éprouva l’étudiant devant le certificat de ses professeurs qui, pour la première fois, attestait son aptitude à la science et sa volonté de travail.

Cependant, après avoir feuilleté ces deux cents pages appliquées et regardé attentivement cette sorte de miroir intellectuel de moi-même, il m’a fallu sourire. Était-ce vraiment là ma vie ? Se développait-elle réellement en des spirales marquant une si heureuse progression depuis la première heure jusqu’à maintenant, ainsi que, documents imprimés à l’appui, le biographe la dessinait ? J’éprouvais exactement la même impression que lorsque pour la première fois j’avais entendu ma propre voix parler dans un gramophone : d’abord je ne la reconnus pas du tout ; sans doute c’était bien ma voix, mais ce n’était que celle qu’entendent les autres et non pas celle que je perçois moi-même, comme à travers mon sang et dans l’habitacle intérieur de mon être. Et ainsi, moi qui ai employé toute une vie à décrire les hommes d’après leurs œuvres et à objectiver la structure intellectuelle de leur univers, je constatais, précisément sur mon propre exemple, combien reste impénétrable dans chaque destinée le noyau véritable de l’être, la cellule mouvante d’où jaillit toute croissance. Nous vivons des myriades de secondes et pourtant, il n’y en a jamais qu’une, une seule, qui met en ébullition tout notre monde intérieur : la seconde où (Stendhal l’a décrite) la fleur interne, déjà abreuvée de tous les sucs, réalise comme un éclair sa cristallisation – seconde magique, semblable à celle de la procréation et comme elle, cachée bien au chaud, au plus profond du corps, invisible, intangible, imperceptible –, mystère qui n’est vécu qu’une seule fois. Aucune algèbre de l’esprit ne peut la calculer. Aucune alchimie du pressentiment ne peut la deviner et l’instinct que l’on a de soi la saisit rarement.

Ce livre ignore tout du secret de mon avènement à la vie intellectuelle : c’est pourquoi il m’a fallu sourire. Tout y est vrai, seul y manque l’essentiel. Il me décrit, mais sans parvenir jusqu’à mon être. Il parle de moi sans révéler ce que je suis. L’index soigneusement établi comprend deux cents noms : il n’y manque que celui d’où partit toute l’impulsion créatrice, le nom de l’homme qui a décidé de mon destin et qui, maintenant, avec une puissance redoublée, m’oblige à évoquer ma jeunesse. Il est parlé de tous, sauf de lui qui m’a appris la parole et, dont le souffle anime mon langage : et brusquement, je me sens coupable d’une lâche dissimulation. Pendant toute une vie j’ai tracé des portraits humains, du fond des siècles j’ai réveillé des figures, pour les rendre sensibles aux hommes d’aujourd’hui, et précisément je n’ai jamais pensé à celui qui a toujours été le plus présent en moi ; aussi je veux lui donner, à ce cher fantôme, comme aux jours homériques, à boire de mon propre sang, pour qu’il me parle de nouveau et pour que lui, qui depuis longtemps a été emporté par l’âge, soit auprès de moi qui suis en train de vieillir. Je veux ajouter un feuillet secret aux feuilles publiées, ajouter un témoignage du sentiment au livre savant, et me raconter à moi-même, pour l’amour de lui, la vérité de ma jeunesse.

Encore une fois, avant de commencer, je feuillette ce livre qui prétend représenter ma vie. Et de nouveau je suis obligé de sourire. Car comment voudraient-ils connaître le véritable noyau de mon être, eux qui ont choisi un mauvais départ ? Leur premier pas porte déjà à faux ! Voilà qu’un camarade de classe qui me veut du bien et qui, aujourd’hui, est comme moi Conseiller Honoraire, imagine gratuitement que déjà au lycée, un amour passionné des belles-lettres me distinguait de tous les autres « potaches ». Vous avez mauvaise mémoire, mon cher Conseiller Honoraire ! Pour moi, les humanités classiques représentaient une servitude mal supportée, en grinçant des dents et en écumant. Précisément parce que, fils de proviseur, je voyais toujours, dans cette petite ville de l’Allemagne du Nord, la culture professée jusqu’à la table et au salon, comme un gagne-pain, je haïssais depuis l’enfance toute philologie : toujours la nature, conformément à sa tâche mystique qui est de préserver l’élan créateur, donne à l’enfant aversion et mépris pour les goûts paternels. Elle ne veut pas un héritage commode et indolent, une simple transmission et répétition d’une génération à l’autre : toujours elle établit d’abord un contraste entre les gens de même nature et ce n’est qu’après un pénible et fécond détour qu’elle permet aux descendants d’entrer dans la voie des aïeux. Il suffisait que mon père considérât la science comme sacrée pour que ma personnalité en germe n’y vît que de vaines subtilités ; parce qu’il prisait les classiques comme des modèles, ils me semblaient didactiques et, par conséquent, haïssables. Entouré de livres de tous côtés, je méprisais les livres ; toujours poussé par mon père vers les choses de l’esprit, je me révoltais contre toute forme de culture transmise par l’écriture. Il n’est donc pas étonnant que j’aie eu de la peine à arriver jusqu’au baccalauréat et qu’ensuite je me sois refusé avec véhémence à poursuivre des études. Je voulais devenir officier, marin ou ingénieur. À vrai dire, aucune vocation impérieuse ne me portait vers ces carrières. C’est seulement l’antipathie pour les paperasses et le didactisme de la science qui me faisait préférer une activité pratique à la carrière de professeur. Cependant, mon père, avec sa vénération fanatique pour tout ce qui touchait à l’Université, persista dans sa volonté que je suivisse les cours d’une Faculté, et je ne parvins à obtenir qu’une concession : c’est qu’au lieu de la philologie classique, il me fût permis de choisir l’étude de l’anglais (solution bâtarde, que finalement j’acceptai avec la secrète arrière-pensée de pouvoir ensuite plus facilement, grâce à la connaissance de cette langue maritime, avoir accès à la carrière de marin, que je désirais vivement).

Rien n’est donc plus faux dans ce curriculum vitae que l’assertion tout amicale d’après laquelle j’aurais acquis, au cours de mon premier semestre à Berlin, grâce à des professeurs de mérite, les principes de la science philologique – en réalité, ma passion de la liberté se donnant violemment carrière ignorait alors tout des cours et des maîtres de conférence. Lors de mon premier, et bref, passage dans un amphithéâtre, l’atmosphère viciée, l’exposé monotone comme celui d’un pasteur et en même temps ampoulé, m’accablèrent déjà d’une telle lassitude que je dus faire effort pour ne pas m’endormir sur le banc. C’était là encore l’école à laquelle je croyais avoir heureusement échappé, c’était la salle de classe que je retrouvais là, avec sa chaire surélevée et avec les puérilités d’une critique faite de vétilles : malgré moi, il me semblait que c’était du sable qui coulait hors des lèvres à peine ouvertes du « Conseiller Honoraire » qui professait là – tant étaient usées et monotones les paroles ressassées d’un cours, qui s’égrenaient dans l’air épais. Le soupçon, déjà sensible au temps de l’école, d’être tombé dans une morgue pour cadavres de l’esprit, où des mains indifférentes s’agitaient autour des morts en les disséquant, se renouvelait odieusement dans ce laboratoire de l’alexandrinisme devenu depuis longtemps une antiquaille ; et quelle intensité prenait cet instinct de défense dès qu’après l’heure de cours péniblement supportée je sortais dans les rues de la ville, dans ce Berlin de l’époque, qui tout surpris de sa propre croissance, débordant d’une virilité trop vite affirmée, faisait jaillir son électricité de toutes les pierres et de toutes les rues, et imposait irrésistiblement à chacun un rythme de fiévreuse pulsation qui, avec sa sauvage ardeur, ressemblait extrêmement à l’ivresse de ma propre virilité, dont je venais précisément de prendre conscience. Elle et moi, sortis brusquement d’un mode de vie petit-bourgeois, protestant, ordonné et borné, tous deux livrés prématurément à un tumulte tout nouveau de puissance et de possibilités, tous deux, la ville et le jeune garçon que j’étais, partant à l’aventure, nous vrombissions avec autant d’agitation et d’impatience qu’une dynamo. Jamais je n’ai aussi bien compris et aimé Berlin qu’à cette époque, car exactement comme dans ce chaud et ruisselant rayon de miel humain, chaque cellule de mon être aspirait à un élargissement soudain. – Où l’impatience d’une vigoureuse jeunesse aurait-elle pu se déployer aussi bien que dans le sein palpitant et brûlant de cette femme géante, dans cette cité impatiente et débordante de force ? Tout d’un coup elle s’empara de moi, je m’y plongeai, je descendis jusqu’au fond de ses veines ; ma curiosité parcourut hâtivement tout son corps de pierre et pourtant plein de chaleur – depuis le matin jusqu’à la nuit, je vagabondais dans les rues, j’allais jusqu’aux lacs, j’explorais tout ce qu’il y avait là de caché : vraiment l’ardeur avec laquelle, au lieu de m’occuper de mes études, je m’abandonnais aux aventures de cette existence toujours en quête de sensations nouvelles, était celle d’un possédé. Mais dans ces excès, je ne faisais qu’obéir à une particularité de ma nature : dès mon enfance, incapable de m’intéresser à plusieurs choses à la fois, j’étais d’une indifférence radicale pour tout ce qui n’était pas la chose qui m’occupait ; toujours et partout mon activité s’est déployée suivant une seule ligne, et encore aujourd’hui, dans mes travaux, je mords en général à un problème avec un tel acharnement que je ne le lâche pas avant de sentir dans ma bouche les dernières bribes, les derniers restes de sa moelle.

Alors, dans ce Berlin, le sentiment de la liberté devint pour moi un enivrement si puissant que je ne supportais même pas la claustration passagère des cours magistraux de la Faculté, ni même la clôture de ma propre chambre. Tout ce qui ne m’apportait pas une aventure m’apparaissait temps perdu. Et le provincial tout nouvellement débarrassé du licol du collège et qui n’était qu’un béjaune, montait sur ses grands chevaux pour avoir l’air bien viril : je fréquentai une association d’étudiants, je cherchai à acquérir dans mes manières (timides en réalité) quelque chose de la fatuité et de la morgue des étudiants au visage balafré ; au bout de huit jours d’initiation à peine, je jouais au fanfaron de la grande ville et de la Grande-Allemagne ; j’appris avec une rapidité étonnante, comme un véritable miles gloriosus|1|, la vanité et la fainéantise des piliers de cafés. Naturellement, ce chapitre de la virilité comprenait aussi les femmes, ou plutôt les “femelles”, comme nous disions dans notre insolence d’étudiant ; et à cet égard il se trouvait fort à propos que j’étais particulièrement joli garçon. De haute taille, svelte, avec encore aux joues le hâle de la mer, souple et adroit dans chacun de mes mouvements, j’avais beau jeu en face des pâles « calicots », desséchés comme des harengs par l’atmosphère de leurs comptoirs, qui comme nous se mettaient en campagne tous les dimanches, en quête de butin, à travers les salles de danse de Halensee et de Hundekehle (qui à cette époque étaient encore en dehors de l’agglomération). Tantôt c’était une servante du Mecklembourg, blonde comme les blés, avec une peau d’une blancheur de lait, encore excitée par la danse, que j’entraînais dans ma chambre quelques instants avant la fin de sa journée de sortie ; tantôt c’était une nerveuse et pétulante petite juive de Posen, qui vendait des bas chez Tietz, – butin conquis en général aisément, et vite abandonné aux camarades. Mais dans cette facilité inattendue des conquêtes, il y avait pour moi qui n’étais hier encore qu’un collégien craintif, une nouveauté enivrante ; ces succès faciles accrurent mon audace, et petit à petit je ne considérai plus la rue que comme un terrain de chasse pour ces aventures laissées entièrement au hasard et qui n’étaient plus qu’une sorte de sport. Un jour que, suivant ainsi la piste d’une jolie fille, j’arrivais Unter den Linden et, tout à fait par hasard, devant l’Université, je ris malgré moi en songeant depuis combien de temps je n’avais pas franchi ce seuil respectable. Par bravade j’y entrai, avec un ami de mon acabit ; nous ne fîmes que pousser la porte et nous vîmes (spectacle d’un ridicule incroyable) cent cinquante dos penchés sur les bancs, comme des scribes, et semblant joindre leurs litanies à celles que psalmodiait une barbe blanche. Et aussitôt je refermai la porte, laissant s’écouler sur les épaules de ces laborieux le ruisselet de cette morne éloquence, et je regagnai fièrement, avec mon camarade, l’allée ensoleillée. Il y a des moments où il me semble que jamais jeune homme ne gaspilla son temps plus sottement que je ne le fis pendant ces mois-là. Je ne lus pas le moindre livre ; je suis certain de n’avoir alors ni dit une seule parole raisonnable, ni conçu une véritable pensée. D’instinct je fuyais toute société cultivée, afin de pouvoir sentir plus fortement, dans mon corps qui s’était révélé, la saveur de la nouveauté et des plaisirs jusque-là défendus. Il se peut que cette façon de s’enivrer de sa propre sève et d’être enragé contre soi-même à perdre son temps fasse partie, dans une certaine mesure, des exigences d’une jeunesse vigoureuse, brusquement livrée à elle-même ; cependant, l’acharnement particulier que j’y mettais, rendait déjà dangereuse cette sorte de paresse crasse, et il est fort probable que je serais tombé complètement dans la fainéantise ou dans l’abêtissement, si un hasard ne m’avait pas retenu soudain sur la pente de la chute intérieure.

Ce hasard (que ma gratitude aujourd’hui qualifie d’heureux) consista en ceci que mon père fut appelé à l’improviste à Berlin, pour une seule journée, à une conférence des proviseurs au ministère. En pédagogue de profession, il profita de l’occasion pour se rendre compte de ce que je faisais sans m’annoncer sa venue, et pour me surprendre ainsi au moment où je m’y attendais le moins. Cette attaque par surprise réussit parfaitement. Comme la plupart du temps, ce soir-là, dans ma médiocre chambre d’étudiant au nord de la ville (l’entrée était dans la cuisine de ma propriétaire, derrière un rideau), j’avais avec moi une jeune femme en visite tout à fait intime, lorsque j’entendis frapper à la porte. Supposant que c’était un camarade, je grognai de mauvaise humeur : « Je ne suis pas visible. » Au bout d’un court moment les coups frappés à la porte se renouvelèrent, une fois, deux fois, et puis avec une impatience non dissimulée, une troisième fois. Avec colère j’enfilai mon pantalon pour envoyer promener sans ménagement l’impertinent gêneur ; et ainsi, la chemise à moitié ouverte, les bretelles pendantes, les pieds nus, j’ouvris violemment la porte et aussitôt, comme atteint d’un coup de poing sur la tempe, je reconnus dans l’obscurité de l’entrée la silhouette de mon père. De sa figure, je n’apercevais dans l’ombre guère plus que les verres des lunettes, aux reflets étincelants. Mais la vue de cette silhouette suffit déjà pour que l’injure que je tenais toute prête se coinçât comme une arête, dans mon gosier qui se serra : pendant un moment je restai comme étourdi. Puis (atroce seconde !) il me fallut le prier humblement d’attendre quelques minutes dans la cuisine, « le temps de mettre de l’ordre dans ma chambre ». Comme je viens de le dire, je ne voyais pas sa figure, mais je sentais qu’il comprenait. Je le sentais à son silence, à la façon contrainte dont, sans me tendre la main, il entra dans la cuisine, derrière le rideau, avec un geste de répulsion. Et là, devant le fourneau qui sentait le café réchauffé et les navets, le vieil homme dut attendre, debout pendant dix minutes – dix minutes aussi humiliantes pour moi que pour lui –, pendant que je tirais la fille du lit, la faisais se rhabiller à la hâte et la conduisais hors de l’appartement, en passant devant mon père qui malgré lui entendait tout. Il entendit forcément quelqu’un marcher et, au moment où elle disparaissait rapidement, les plis du rideau claquer dans le courant d’air. Et je ne pouvais pas encore faire sortir le vieil homme de sa cachette avilissante : il me fallait d’abord réparer le désordre trop éloquent du lit. Alors seulement (jamais de ma vie je n’avais éprouvé autant de honte), j’allai le chercher.

En cette heure fâcheuse, mon père sut se contenir, et encore aujourd’hui je l’en remercie du fond du cœur. Car chaque fois que je songe à lui, depuis longtemps décédé, je me refuse à l’évoquer d’après la perspective de l’écolier qui se plaisait à n’apercevoir en lui, avec dédain, qu’une machine à corriger, qu’un pédant entiché de minuties et sans cesse occupé à censurer ; au contraire, j’évoque toujours son image en cet instant si humain où le vieil homme, profondément écœuré et pourtant gardant la maîtrise de lui-même, entra sans rien dire derrière moi dans cette chambre à la lourde atmosphère. Il avait dans sa main son chapeau et ses gants : involontairement il voulut s’en débarrasser, mais il eut aussitôt un geste de dégoût, comme s’il répugnait à ce qu’une partie quelconque de son être prît contact avec cette « saleté ». Je lui offris un siège, il ne répondit pas, écarta seulement d’un signe de refus toute communauté avec les objets de ce lieu.