À cause d’une photo - Sylvie Mariage - E-Book

À cause d’une photo E-Book

Sylvie Mariage

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Beschreibung

Pour Anna Siniro, il ne faisait aucun doute que le décès de son amie Juliette était un acte de suicide. Cependant, lorsqu'elle réexamine les rapports d'autopsie d'autres jeunes femmes, elle se rend compte de similitudes inquiétantes. L'enquête est alors prise en charge par le capitaine T. J. Chang, le conduisant sur un chemin qu'il n'avait pas anticipé : celui d'un tueur en série.

À PROPOS DE L'AUTRICE

Sylvie Mariage écrit pour donner voix à un désir profondément enfoui en elle depuis toujours, entravé par un sentiment d'illégitimité. Avec la publication de son premier livre, elle se lance dans un long voyage à travers l'univers de la créativité.

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Seitenzahl: 576

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Sylvie Mariage

À cause d’une photo

Roman

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Mariage

ISBN :979-10-422-2262-8

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’un part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

1

Dimanche 13 novembre

Le docteur Anna Siniro, assise derrière son bureau, replaça maladroitement une mèche rebelle de ses cheveux auburn derrière son oreille. Elle releva lentement la tête du document qu’elle lisait, referma le dossier et le posa au-dessus d’autres dossiers éparpillés sur le bureau. Son visage était marqué par la fatigue. Elle laissa échapper un soupir tout en se frottant le front, faisant de petits cercles avec ses doigts, un geste qu’elle faisait machinalement à chaque fois que quelque chose la tourmente. Comme si, ce simple geste pouvait tout effacer ou trouver une réponse aux questions qu’elle ne cessait de se poser depuis qu’elle avait ressorti le dossier d’autopsie de Juliette, son amie.

Elle se leva brusquement et frénétiquement d’une main tremblante, Anna rassembla les dossiers étalés en pile qu’elle glissa dans sa mallette. Elle était lasse, fatiguée et une douleur persistante dans le cou lui rappelait qu’il était temps de rentrer chez elle. Finir tôt n’était pas une habitude, mais ce soir, elle ressentait le besoin de se glisser dans un bain chaud, après tout n’étions-nous pas dimanche. Rentrer tôt n’était pas un luxe dont elle devait se priver. Anna savait qu’elle n’avait pas le droit de sortir les dossiers d’autopsie du centre médico-légal où elle travaillait. C’est pourquoi elle avait fait de simples tirages d’imprimante toutefois, cela restait illégal. En tant que chef du service médico-légal, elle en prendrait l’entière responsabilité et accepterait les conséquences si cela devait être nécessaire. Elle ne savait pas pourquoi, mais elle avait besoin de consulter ces dossiers, encore une fois, avant de prendre une décision qui allait changer sa vie à jamais en était-elle persuadée.

Anna travaillait comme médecin légiste dans une clinique privée depuis dix ans. Elle n’avait été nommée directeur du service que depuis quelques mois et elle avait pris à cœur ses nouvelles responsabilités. Dans son métier, quelle que soit l’autopsie à pratiquer ou le médecin la pratiquant, aucun doute n’était permis. Tous actes ou toutes analyses devaient être vérifiés et revérifiés, chaque mot devait être bien approprié et la conclusion irréprochable. Le service fonctionne de cette façon depuis longtemps et pourtant ce soir elle doutait. Bien que la conclusion d’un suicide ne fasse aucun doute et que les coïncidences pouvaient exister, elle ne cessait de se demander s’ils n’avaient pas commis une énorme erreur.

Lorsqu’on lui avait proposé de rejoindre ce service il y a dix ans, Anna était la seule femme. Elle avait dû faire ses armes et démontrer ce qu’elle valait aux yeux de ses confrères et supérieurs. Son assiduité et son professionnalisme dans le travail avaient fait d’elle un allié indispensable, elle avait gravi les échelons jusqu’à sa nomination de chef, il y a tout juste quatre mois. Anna est une battante et elle démontre chaque jour sa détermination et sa volonté à réussir dans ses nouvelles fonctions.

Il y a deux semaines, on avait déposé sur son bureau une photographie avec une petite note épinglée dessus et qui disait « trouvé dans le parking B »… C’était une photo typique du visage de la personne qu’on prenait avant de pratiquer l’autopsie. C’était surtout le visage d’une jeune femme qui avait gardé un visage enfantin. Anna se souvient avoir eu un vertige en voyant la photo ainsi étalée sur son bureau, le malaise l’avait submergée parce que ce visage lui rappelait tellement celui de Juliette… Une telle ressemblance qu’elle en était perturbante. D’ailleurs il avait fallu à Anna plusieurs minutes d’observation pour être sûr que ce n’était pas son amie décédée sur le cliché. Et afin de lever le doute qu’elle s’était créé, Anna avait recherché dans les archives le dossier correspondant à la photo pour être certain que tout cela n’était pas une macabre plaisanterie.

Sauf, que la photo faisait bien partie d’un dossier et qu’elle correspondait bien à une jeune femme décédée. Une jeune femme morte par overdose, elle n’avait que dix-neuf ans, le même âge que Juliette, elle aussi morte par overdose.

En lisant le rapport d’autopsie de cette femme, elle trouva des similitudes avec celui de Juliette. Anna avait donc consulté le dossier de son amie afin de les comparer… Depuis, le doute ne la quittait plus. Devait-elle en parler ? Prévenir sa hiérarchie ? La prendrait-on pour une folle ? L’aurait-on accusé de surmenage dû à ses nouvelles responsabilités ? Il était vrai que depuis quelques semaines, elle ne comptait plus les heures supplémentaires et ne refuserait pas quelques jours de congés. Que devait-elle faire ? Pourtant habituée à découvrir les horreurs de la vie, une vive angoisse l’avait saisie. Elle manquait d’air et une sensation d’oppression s’empara d’elle dans cette grande pièce blanche. Elle se sentait seule et perdue. Et pourtant, cette pièce, elle l’avait décorée avec goût, choisi un mobilier en chêne noir, avait accroché aux murs quelques tableaux de jeunes peintres inconnus parce qu’elle n’aimait afficher ses diplômes et autres prix qu’elle avait gagné, étalant ainsi une gloire qui n’en était pas une. Anna adorait cette pièce, mais ce soir, elle lui paraissait sans âme…

Elle retira sa blouse blanche qu’elle laissa pendre sur le fauteuil du bureau et enfila son manteau qu’elle prit sur le portique près de l’entrée. Anna regarda encore une fois sans véritablement les voir les toiles posées sur le mur, elle ferma son attaché-case et le fit glisser à son bras. Elle regrettait à cet instant d’avoir privilégié son métier à sa vie personnelle. Chez elle, il n’y avait pas de mari qui l’attendait, pas d’enfant, ni même un animal domestique. À l’aube de ses quarante ans, même si son travail la passionne autant que le premier jour, elle allait rentrer chez elle, dans son appartement, seule comme tous les soirs. Perdue dans ses pensées, lasse et résignée, serrant fortement son attaché-case sous son bras, craignant peut-être qu’il ne s’envole, elle ferma la porte de son bureau à clé. Elle glissa la clé dans sa poche lorsqu’une voix grave derrière elle la fit sursauter.

— Sam ! crit-elle d’une voix un peu trop aiguë en apercevant le gardien de nuit, vous m’avez fait peur.
— Désolé ! se confondit le grand et costaud gardien, allez-vous bien docteur ? Je suppose que la journée a été dure ?
— Oui tout va bien merci, lui répondit-elle en forçant le sourire, juste un peu fatiguée ce soir… Nous pouvons y aller.

Samuel Berton, était un des veilleurs de nuit de la clinique depuis environ quinze ans, c'était un homme grand et charpenté d’un mètre quatre-vingt-quinze. Tous les soirs où elle était de service, il accompagnait le docteur Siniro jusqu’à sa voiture au parking souterrain. Bien qu’elle ne pense pas être en réel danger, elle appréciait sa présence et se sentait rassurée. Elle avait appris à connaître ce gaillard au grand cœur et parfois, enviait la vie de l’épouse de Sam, marié depuis plus de trente ans et papa de sept merveilleuses filles. Comme sa vie aurait été différente si elle s’était accordée du temps.

— Comment vont les femmes de votre vie ? lui demande-t-elle afin de penser à autre chose.

Sam adorait parler de sa famille et Anna ne se lassait jamais des histoires que lui racontait ce papa poule, seul représentant mâle de la famille. Anna se sentait si petite à ses côtés, ne mesurant à peine plus d’un mètre soixante et ne dépassant pas cinquante kilos, elle avait des difficultés à suivre le rythme des pas du gardien. Trois de ses filles avaient déjà quitté la maison familiale pour faire leur étude, l’une était même infirmière dans cet hôpital. Il avait peur de l’avenir, lui dit-il, puisque la maison semblait déjà vide. Cet homme se faisait nostalgique de quand elles étaient petites et qu’elles attendaient son retour le matin agglutinées autour de la table du petit-déj.

— Ma femme me propose de prendre un chien, dit-il en riant, elle dit que la maison me semblera moins vide ainsi.

Le rire de Sam suffisait à lui remonter le moral et elle rit à son tour. Sam avait toujours travaillé de nuit pour être présent le jour pour ses filles mais les filles grandies, il voulait reprendre le service de jour et Anna savait qu’il lui manquerait le soir lorsqu’elle quittera la clinique, inconsciemment sa présence la rassurait. Sam continue de meubler la conversation jusqu’à la voiture d’Anna. Elle sortit les clés de son sac à main et déverrouilla la portière de sa mini Cooper rouge pour s’installer au volant. Elle lança son habituel « au revoir et merci » et quitta le parking sachant que Sam attendrait qu’il ne voie plus les phares de sa voiture avant de rejoindre le poste de garde.

La nuit était fraîche, la ville s’était parée de ses lumières artificielles, les boutiques avaient tiré leurs rideaux de fers, les restaurants et les bars se vidaient et se remplissaient aux rythmes des clients. La demi-heure qui séparait la clinique de chez elle lui parut des heures. L’immeuble, où elle résidait, se situait en dehors du centre-ville dans un quartier calme et sécurisant. Situées au dernier étage, les fenêtres de son appartement se tournaient vers le parc municipal où Anna avait l’habitude d’y faire son jogging. Elle chercha dans la boîte à gants un bipeur et l’avait actionné pour ouvrir le portail menant au garage de l’immeuble. Elle se gara à un emplacement libre et se dirigea directement vers la loge du gardien pour lui souhaiter le bonsoir. Mohammed, le gardien était arrivé en France il y a plus de quarante ans, mais son français était toujours approximatif et difficile à comprendre. C’était certainement l’homme le plus gentil et disponible qu’Anna connaisse. Toujours prêt à rendre service, quels que soient l’heure et le jour. Son épouse Fatima et lui travaillaient pour la même société depuis plus de trente-cinq ans sans jamais avoir été malades ou absents. Il n’avait eu qu’un fils devenu grand désormais et qui vivait loin de chez eux. Ils aimaient surtout veiller sur le bien-être et le bonheur des occupants de l’immeuble et Anna leur en était toujours reconnaissante.

Une porte à ouverture automatique lui permit d’entrer dans le hall en longeant un couloir, puis se dirigea vers l’ascenseur. C’était un immeuble moderne et très sécurisé, cela avait tout de suite plu à la jeune femme. Se sentir en sécurité était essentiel dans la vie, surtout lorsqu’on était une femme célibataire qui vivait seule. L’immeuble comportait cinq étages de deux appartements et au sixième Anna avait acheté les deux appartements pour n’en faire qu’un. Seul l’accès au sixième étage, celui d’Anna, était sécurisé par un code à six chiffres, car les portes s’ouvraient directement sur un hall. Si on voulait monter chez elle, on devait impérativement l’avertir au moyen de l’interphone ou alors connaître le code. Seules sa mère et sa femme de ménage le connaissaient et Momo avait une clé de secours, mais le vieux monsieur ne s’en était jamais servi.

Dans le hall trônait une commode difforme qui datait d’un autre siècle et une patère accrochée au mur dans un style contemporain. Anna se débarrassa de ses chaussures et son manteau puis ouvrit une porte coulissante, pénétrant alors dans un salon gigantesque. D’un geste habituel, elle ôta son blazer noir qu’elle jeta sur le dossier d’un des canapés, fit glisser la fermeture de sa jupe noire également qui tomba à ses pieds, l’enjamba pour se libérer, déboutonna sa chemise de soie azur, dévoilant des dessous sexy en dentelles blancs. Elle se laissa tomber sur un autre canapé gris qui formait, avec son jumeau, un L, autour d’une petite table, installée sur un tapis du même gris que les sofas. Des rayonnages de livres s'étalent le long des murs et une grande baie vitrée, dévoilant un ciel étincelant de mille étoiles, s'étend sur toute la longueur d’un mur de l’appartement. Pour profiter de cette vue, elle avait fait installer un vitrage fait d’un matériel spécial, un peu comme les vitres sans tain, qui permettait de voir à l’extérieur en cachant l’intérieur des regards indiscrets. Même si on pouvait apercevoir un fin filet de lumière, aucune silhouette ne pouvait être vue. Et si une telle installation avait eu pour but de privilégier la vue et de laisser la baie sans rideaux, Anna en avait fait son poste d’observation favori, espionnant à son gré et sans gêne son voisinage, un plaisir coupable qu’elle se permettait parfois.

Sur la droite de l’appartement se trouvait une grande cuisine ouverte, des meubles gris et blanc s’accordaient à merveille au style de la maison. Anna ne s’en servait pratiquement jamais, la cuisine n’étant pas un de ses atouts. Une ouverture en arcade donnait sur le second appartement qu’Anna avait fait aménager en trois chambres, deux pièces d’eau et un dressing. Il fut un temps où elle avait gardé espoir de voir toutes les chambres occupées par une ribambelle d’enfants et même si l’appartement était trop grand pour elle, Anna ne regrettait pas un instant cet achat et ne désirait pas vivre ailleurs. Bien qu’elle soit originaire de Normandie où elle avait vécu toute son enfance, Anna avait fait ses études de médecine dans la Capitale. À cette époque, elle vivait avec Ronald Corbeau dans un tout petit appartement proche de l’hôpital où elle était interne. Ils s’étaient fiancés avant même la fin de leurs études. Ronald avait trouvé un travail dans un petit cabinet comme dentiste et Anna poursuivait ses études en chirurgie. Ils étaient jeunes, heureux et amoureux. Anna se voyait déjà mariée, mère de deux ou trois enfants et vieillir auprès de lui. Pour elle, Ronald était tout. À la fin de ses études, lorsqu’on lui avait proposé ce poste de médecin légiste pour la clinique privée Marie Curie, Ronald avait vu alors l’occasion de changer de vie. La perspective d’avoir un enfant et une demande en mariage en bonne et due forme avait convaincu Anna d’accepter l’offre.

Quelques semaines plus tard, elle était partie prendre ses nouvelles fonctions tandis que Ronald devait la rejoindre une fois ses parts de cabinet médical vendues. La clinique lui allouait un petit meublé en attendant qu'ils trouvent un nid douillet. Ce nid, elle pensait l’avoir trouvé dans ces deux appartements dès qu’elle y avait mis les pieds. Anna s’était portée garante pour l’achat, y laissant toutes ses économies et un crédit qu’elle remboursait encore dix ans plus tard. Ronald lui promettait de l’aider financièrement dès qu’il serait là. Mais finalement, la venue du bel étalon n’eut jamais lieu. Anna avait appris plus tard qu’il n’avait jamais eu l’intention de venir la rejoindre. Leur histoire d’amour n’avait été qu’une tromperie grotesque. Elle était seule et endettée, mais pas vaincue. Pour oublier d’avoir été naïve et aller de l’avant, elle s’était investie dans son nouveau travail, acceptant toutes gardes et heures supplémentaires pour gonfler son salaire. Après cinq ans de galère, elle avait repris enfin une vie dite « normale ». Elle se fit ce jour-là bêtement la promesse de ne plus jamais tomber amoureuse, aujourd’hui dix ans plus tard, elle le regrettait amèrement. Elle n’aurait jamais dû laisser cette rage envers un homme qui ne le méritait pas lui dicter un avenir qu’elle ne désirait pas. Il avait eu une emprise inconsciente et involontaire sur sa vie et avait détruit tout espoir de fonder une famille. Deux ans après leur rupture, elle avait appris que Ronald s’était marié avec une de ses clientes et que malheureusement son épouse et lui s’étaient tués dans un accident d’avion. Quel gâchis !

Anna se leva, se dirigea vers la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et resta à contempler avec dégoût un reste de pizza toute sèche et un morceau de fromage tout aussi sec. Heureusement, il restait deux bouteilles de vin blanc, elle en saisit une. En claquant la porte du frigo, elle lut sur un post-it « faire les courses », il datait déjà de plusieurs jours. Elle sortit d’un tiroir un tire-bouchon, ouvrit la bouteille et se versa un verre qu’elle prit sur le rebord de l'évier. À travers les vitres sans tain, elle vit son reflet. Anna était une belle femme aux formes agréables, un peu mince selon ses propres critères, mais très convoitée et souvent courtisée. Anna aimait séduire, adorait qu’on la désire… En ville, il y avait plusieurs bars pour célibataire où elle allait prendre un verre les soirs de déprime et presque à chaque fois, elle ne ressortait pas seule. Elle sourit en pensant à sa dernière rencontre, un trentenaire qui exerçait le métier de dentiste, quelle ironie ! Le monsieur enchanté, lui avait donné son numéro de téléphone lui faisant promettre de le rappeler, mais, Anna ne le rappela pas, elle ne le faisait jamais. Elle désirait, juste un instant, oublier qui elle était, se mettre dans la peau d’une autre pendant quelques heures avant de retourner dans la réalité de sa vie et se maudire de son comportement.

Le verre à la main, elle se dirigea directement à la salle de bain privative de sa chambre où elle fit couler un bain. Elle retira ses dessous et laissa apparaître une nudité parfaite, elle s'admirait devant la glace, excepté ses seins qu’elle trouvait trop petits, elle se trouvait bien faite et encore séduisante. La nudité n’avait jamais été un complexe pour Anna et elle aimait se balader le soir nue dans son appartement. La sonnerie de son téléphone portable vibra dans une autre pièce, traversant l’appartement, elle le récupéra dans la poche de son manteau, instinctivement elle prit soin de verrouiller la porte intermédiaire avant de décrocher.

— Salut, maman, dit-elle nonchalamment, ayant reconnu le numéro affiché, comment vas-tu ce soir ?

Tout en écoutant sa mère se lamenter de sa journée interminable, Anna retourna à la salle de bain et récupéra son verre de vin et tout en le sirotant, elle se laissa tomber sur le canapé.

— Je sais, maman, lança-t-elle instinctivement entre deux gorgées.

Depuis le décès de son père il y a trois ans, sa mère l’appelait chaque soir. Elle lui parlait surtout d’elle et de ses longues journées seules et si Anna ne lui parlait jamais de son travail, sa mère ne lui demandait jamais comment la sienne s'était déroulée. Elle ne demandait pas non plus comment elle allait, elle. Anna adorait sa mère, mais elle aurait aimé qu’elle lui pose la question au moins une fois. Après avoir écouté, comme une fille bien élevée, le monologue de sa mère, elle lui souhaita une bonne nuit, lui promettant comme chaque soir de lui rendre visite très prochainement. Elle en était à son deuxième verre de vin quand elle entra dans la baignoire, l’eau se répandit sur le carrelage de faux marbre blanc. C’était chaud et réconfortant. Sentant ses muscles se détendre, elle posa la tête contre le coussin de bain et se laissa envahir par les parfums subtils des huiles de rose qu’elle avait ajouté.

Anna ne sut dire combien de temps elle était restée somnolente lorsqu’elle entendit la sonnerie du téléphone portable retentir à nouveau. Au diable, pensa-t-elle, cela peut attendre demain, le répondeur fera son boulot. Elle se sentait tellement bien que rien n’aurait pu interrompre cet instant mais son plus grand défaut était la curiosité et elle finit par sortir et s'enrouler dans un drap de bain, elle retourna dans le salon et saisit son téléphone. La déception se lisait sur son visage, c’était Pascal Cloch qui avait essayé de la joindre. Il était médecin légiste tout comme elle et elle avait eu une brève liaison avec lui l’année dernière lorsqu’il s’était séparé de son épouse. Une belle erreur. Trois semaines plus tard, il était retourné auprès de sa femme. Ils leur arrivaient encore de « coucher » ensemble, mais c’était toujours lui qui l’appelait en premier et souvent après une énième dispute conjugale. Ce soir, se dit Anna, qu’il aille au diable !! Elle n’était pas d’humeur câline. Elle se laissa tomber nue sur son lit, la serviette atterrissant sur le sol, laissant libre cours à ses pensées. Des larmes coulaient sur ses joues, Juliette lui manquait. Ce soir, son absence était encore plus présente.

La première fois où Anna a vu Juliette, c’était un soir pluvieux alors qu’elle fumait une cigarette sur le balcon, une habitude que la jeune fille aura réussi à lui faire abandonner. Anna l’avait aperçue qui fouillait dans une poubelle, elle sortait des sacs en papier d’enseignes de fast-food espérant y découvrir un reste qu’elle mangeait ensuite installée sur un banc. Anna n’était pas écœurée du geste de la jeune fille, mais attristée qu’elle soit contrainte à le faire. Rien dans son aspect ne laissait penser qu’elle traînait les rues ou attendait le client. C’était une jeune femme rondelette, brune aux cheveux longs et frisés, un visage encore poupon d’une jeune femme en pleine mutation. Le lendemain, vêtue des mêmes vêtements, elle était à nouveau assise sur le banc et mangeait le sandwich qu’Anna avait laissé dans un petit sac au-dessus des ordures à son retour du travail. Elle renouvela l’opération le lendemain, mais Juliette parut méfiante et préféra s’éloigner sans rien toucher. Un matin, en allant faire son jogging, elle l’aperçut assise sur un banc à l’autre extrémité du parc municipal. Anna s’était approchée de la jeune femme, prétextant reprendre son souffle, mais elle se leva brusquement en lui criant qu’elle devait cesser de la suivre et de déposer de la nourriture dans une poubelle, qu’elle n’avait pas besoin de l’aide d’un richard. Un peu confuse et gênée, Anna feint la surprise. Elle était bien plus maligne qu’elle ne le pensait. Il n’y avait ni rancœur ni amertume dans sa voix, elle parlait aisément et d’une bonne élocution, elle semblait bien dans sa peau et le livre qu’elle tenait sur les genoux semblait indiquer qu’elle poursuivait des études. Elle dut se rendre compte du regard insistant d’Anna, car elle referma le livre d’un geste et elle partit en courant. Anna avait repris sa routine et avait fini par oublier la jeune femme pourtant, une semaine plus tard, elle attendait devant le portail de l’entrée. Son visage était en sang et ses vêtements étaient déchirés, elle n’avait plus de manteau. Anna l’avait donc emmenée chez elle où elle lui avait pansé ses plaies parce qu’elle refusait de voir un médecin puis Juliette avait profité d’une douche et d’un repas chaud.

Elle était originaire d’un petit village de Normandie tout comme elle. Juliette était venue faire ses études à l’université de la région et elle avait loué une chambre dans les combles d’une maison privée. Elle faisait un peu de ménage pour son propriétaire et avait quelques économies. Mais, un peu trop naïve, ses économies furent dépensées en sorties et cadeaux divers et inutiles pour ses colocataires. Puis elle perdit son travail quand le propriétaire décéda subitement. L’héritier avait décidé de vendre la maison et Juliette avait dû quitter la chambre qu’elle louait. Se retrouvant sans argent et sans maison, elle fut contrainte à vivre dans la rue. Honteuse d’avoir dépensé sans compter son argent, elle n’avait pas osé prévenir ses parents qui s’étaient privés pour qu’elle puisse faire des études dans une des universités les plus cotées. Les parents de Juliette étaient agriculteurs en Normandie et leurs vies étaient difficiles. Ils avaient à charge deux autres enfants. Ils étaient tellement fiers d’elle et avaient mis tellement d’espoir en elle qu’elle avait préféré garder ses problèmes secrets. Elle lui parla de son petit frère Rémi, passionné de football, et de sa petite sœur handicapée Helena. Elle ne recherchait pas la pitié, mais juste le besoin de se confier à une personne. Anna lui proposa de dormir chez elle cette nuit et la jeune fille avait fini par accepter. Autrefois, elle avait pu compter sur l’aide de ses amis et sa famille pour financer ses études. Anna désirait être cette main tendue pour Juliette. Elle ne l’avait jamais forcée à rester, mais comme une évidence elle resta. Une complicité s’installa entre les deux femmes, et se transforma en une véritable amitié aux fils des mois. Contrairement à Anna, Juliette était très ordonnée, en plus de ses cours, elle gérait la maison comme une vraie pro, tout était toujours en ordre. Elle triait même le courrier, jetait les pubs, mettait au-dessus de la pile les factures. Elle arrosait et soignait les plantes qui n’avaient jamais été aussi belles et florissantes. Le frigo était toujours rempli. Anna et Juliette allaient à des expositions, des soirées, au cinéma et à la salle de sport où Juliette fit la connaissance de son coach et meilleur ami, Charles Alfiero, un bel étalon noir d’un mètre quatre-vingt-quinze. Elles s’étaient inscrites aux mêmes séances, un moment qu’elles partageaient en toute complicité au grand dam de Charles qui en faisait souvent les frais. Puis Anna a fait la connaissance des parents de Juliette et tout se passait bien. Sauf que quelques mois avant sa mort, le comportement de Juliette changea. Elle était plus distante, s’absentait plusieurs jours sans donner la moindre explication. Elles se parlaient à peine et leur relation se dégradait de plus en plus, la communication ne passait plus entre elles. Juliette semblait déprimée à l’approche des vacances d’été et ses parents avaient aussi exprimé leurs propres inquiétudes auprès du médecin. Juliette avait souvent des crises de colère qu’ils ne comprenaient pas. Elle devait passer les vacances d’été avec ses parents, mais était revenue contre toute attente mi-juillet et ne venant chez Anna que pour profiter d’une douche et changer de vêtements.

Début août, Anna d’astreinte à la clinique s’était aperçue à son retour que Juliette était partie sans un mot en emportant toutes ses affaires. Les parents de Juliette et Anna n’eurent aucune nouvelle durant les jours qui suivirent bien qu’un avis de disparition fut lancé. Le 09 août 2022, on trouva son corps entièrement nu, l’aiguille encore dans le bras, dans le parc municipal. Selon les enquêteurs, elle se serait suicidée par absorption d’une trop grande quantité de drogue, fait confirmé lors de l’autopsie. Juliette allait fêter ses dix-neuf ans le mois prochain.

Anna se leva d’un bond, elle n’aimait pas s’apitoyer ainsi, Juliette méritait qu’on se souvienne que des bons moments. Elle regarda son reflet dans le miroir, son corps nu était musclé, ne devrait-elle pas refaire sa poitrine ? La solitude la pesait de plus en plus, était-il temps pour elle de se trouver un petit mari ? Un homme beau et gentil qui pourrait la combler en lui faisant l’amour chaque nuit ou réagissait-elle ainsi parce qu’elle était juste envahie par la solitude. Elle se traîna jusqu’à la cuisine en riant de sa bêtise, l’amour, elle y avait renoncé depuis longtemps. Le coup de foudre n'était pas pour elle. Elle ouvrit une fois encore la porte du frigo et se rappela qu’elle n’avait toujours pas fait de courses. Elle attrapa son téléphone et commanda un taxi puis retourna dans la chambre. Elle ouvrit la porte qui donnait accès à son dressing, choisit une robe blanche au dos décolleté qu’elle enfila sur son corps nu. Elle s’admira encore devant la glace quand elle entendit son portable vibrer signifiant que le taxi attendait en bas.

Ce soir, elle fera semblant d’être une autre personne. Ce soir elle ne rentrera pas seule.

2

Lundi 14 novembre

Après une nuit sans rêve et finalement sans homme, Anna aurait bien aimé un café bien fort avant de démarrer sa journée, mais dû y renoncer ne trouvant ni filtre ni café à mettre dans la cafetière. Elle se promit de finir tôt ce soir afin de prendre le temps de faire quelques achats plus que nécessaires à sa survie. Elle avait enfilé en hâte un pantalon noir et une chemise en soie vert d’eau sur des sous-vêtements noirs en dentelles. Elle prit le temps de se maquiller, enfila un blazer assorti au pantalon, saisit son téléphone portable qu’elle jeta dans son attaché-case. Elle choisit un manteau noir dans la penderie de l’entrée et entra dans l’ascenseur.

Assise au volant de sa voiture, elle vérifia encore son aspect, cette nuit avait été courte et cela se voyait un peu sur son visage. Vive la quarantaine, se dit-elle avant de prendre la route de la clinique sans oublier de saluer le vieux Momo, déjà installé dans sa loge alors que le jour pointait à peine.

La journée commençait comme chaque jour par une réunion de service, mais avant de se rendre dans la salle de réunion elle entra dans son bureau afin de mettre un peu d’ordre dans les dossiers qui s’étaient amassés ces dernières semaines. Elle troqua son manteau et blazer pour sa blouse blanche ornée de son nom sur la poche supérieure. Elle avait un peu la gueule de bois et devait s’hydrater beaucoup pour éviter qu’une migraine ne s'installe. Dans le petit coin salon, Anna avait aménagé une kitchenette et la première chose qu’elle fit, c'était un café. Elle avait installé un appareil à expresso sur un meuble et chaque jour elle remerciait intérieurement Eve Linotte un des médecins légistes du service, de veiller à faire le plein de dosettes et chocolatines afin qu’elle ne soit jamais à court.

Eve est la collègue idéale, dans le service c’était aussi l’unique autre femme médecin-légiste sans compter les secrétaires. Anna l’avait tout de suite appréciée en tant que collègue, elle la considérait comme une véritable amie sans pour autant se fréquenter en dehors de la clinique. Elle avait rejoint la clinique l’année dernière et avait déjà pris une place importante au sein de l’équipe, surtout pour Anna qui voyait en elle un allié sûr. C’était une femme trentenaire, timide et réservée qui cachait sous ses vêtements difformes un corps mince. Elle portait une longue et épaisse chevelure rousse et une paire de grosses lunettes vertes qui lui gâchait le visage qu’on devinait joli. Elle était un peu hors du temps, toujours vêtue de jupes longues et de chemisiers à fleurs démodés. Elle ne possédait ni voiture ni permis et se déplaçait toujours à vélo. Elle était surnommée dans le service, « mamie Linotte », ce qui n’était pas très gentil, pensait Anna. Eve était de loin le meilleur médecin légiste du service et pour Anna c’était ce qui comptait.

Anna aimait être débordée et aujourd’hui cela lui permettait de ne pas penser à Juliette et aux copies des dossiers qu’elle avait laissé chez elle. Elle avait encore besoin de réfléchir avant de prendre une décision. Pascal Cloch, son bel amant intérimaire, passa la tête par la porte afin, prétendit-il, de s'assurer de sa présence avant d’entrer et de refermer la porte derrière lui. C’était un homme grand et mince qui ne faisait pas ses trente-cinq ans. Ses cheveux bruns n’avaient que quelques notes de gris qui lui donnaient un côté rebelle qu’Anna appréciait.

Il s’avança vers elle et la saisit par les hanches, la trouvant très sexy ce matin, ce qui venant de Pascal n’était pas une référence. Même affublée d’une salopette difforme, Anna aurait été sexy aux yeux de l’homme. Elle détourna la tête lorsqu’il voulut l’embrasser, le contraignant à relâcher son étreinte et faire un pas en arrière. Il était déçu, cela se lisait sur son visage. Lorsqu’il lui demanda s’ils pouvaient se voir ce soir puisque sa femme était allée chez sa mère, elle lui répondit simplement qu’elle l’appellerait, sachant qu’elle ne le fera pas.

Une fois Pascal sorti, Anna s’était mise au travail. Elle avait une tonne de rapport à contrôler. Un assistant allait bientôt la seconder : Johan Lagarde, un jeune interne d’une vingtaine d’années prenait ses fonctions dans quelques jours et Anna était certaine de lui trouver des tâches à faire. Le boulot ne manquait pas. La réunion de service du matin fut très vite expédiée. Après l’incendie d’un immeuble dans une cité d’une ville voisine, plusieurs autopsies devaient être pratiquées en urgence. Son équipe et Anna devaient déterminer la cause de la mort de chaque victime même si celle-ci semblait évidente. Cigarette, immolation, électrocution ou toutes autres causes devaient être connues pour faciliter l’enquête des pompiers et de la police.

Une journée bien ordinaire s’achevait et une nouvelle soirée en solitaire se dessinait devant elle. Son portable émet un bip, signalant qu’elle avait un message. Il venait de Charles.

« Ce soir, chez Pedro. »

Elle rit intérieurement c’était la providence et la perspective d’un bon plat italien l’avait convaincue d’accepter l’invitation sans hésitation, ce qu’elle fit en envoyant :

« Passe me prendre chez moi dans une heure. Besoin d’une douche. Bise. »

Un bip retentit aussitôt.

« Te connaissant,je passerais te chercher dans deux heures alors ! »

Elle rit encore en remettant son portable dans sa poche, Charles décidément la connaissait un peu trop bien.

Deux heures plus tard, Charles, vêtu d’un élégant costume bleu, attendait dans son coupé sport qu’elle prenne place sur le siège passager. Il se pencha pour lui faire une bise sur la joue. Elle était radieuse dans sa petite robe noire que Charles devinait sous son manteau blanc laissé entrouvert. L’hiver approchait, mais Anna aimait être apprêtée à chacune de ses sorties même pour un dîner dans une simple auberge. Charles adorait son amie, les robes qu’elle choisissait la mettaient toujours en valeur et celle-ci laissait deviner sous le décolleté plongeant une petite poitrine nue. Elle était désirable et sexy.

— Toi, tu as passé une sale journée, lui lance-t-il en souriant, dévoilant une dentition parfaite et d’un blanc immaculé.

Sans attendre de réponse, il démarra. Charles était un bel homme de trente-six ans à la plastique parfaite et musclée. Sa peau ambrée, subtil mélange d’une mère africaine et d’un père français s'ajoutent à son charme naturel. Rasé du crâne au menton, il n’avait ni ride ni marque du temps passé. Anna pensait qu’il devait être agréable de se réveiller le matin auprès d’un homme si beau après une folle nuit d’amour, instance et torride mais la gent féminine n’était pas du goût du bel homme. La révélation de l’homosexualité de son ami avait renforcé leur amitié. Anna savait également que le cœur de Charles n’était plus à prendre, mais Charles était un homme discret et réservé qui ne parlait jamais de sa famille. Si Anna savait qu’il avait perdu sa mère jeune, elle ignorait s’il avait des frères ou des sœurs. Ils avaient pleuré ensemble des amours perdus, mais elle n’avait jamais rencontré sa famille, alors qu’il lui cache l’identité de son petit-ami n’avait pas étonné Anna. Elle savait qu’elle pourrait compter sur son soutien et son aide n’importe quand. Une aide qu’elle s’apprêtait à lui demander.

Ils se sont rencontrés, il y a presque dix ans maintenant. C’était un matin de septembre, Anna était partie seule à la découverte de la ville qu’elle devait apprivoiser. Elle avait poussé la porte du complexe sportif en voyant qu’on proposait aux clients des séances gratuites avec un coaching personnalisé. Ce fut Charles qui l’avait accueillie. Les mois passant, Charles est devenu très naturellement un ami, voire le seul. Elle pouvait l’appeler nuit et jour pour un rien, parfois juste pour entendre son rire. Il était toujours là pour elle et réciproquement.

Le restaurant « la Casa di Pedro » était un lieu dont la décoration intérieure rappelait la campagne italienne et un choix minutieux du mobilier en faisait un restaurant très prisé dans la ville. Le propriétaire Pedro Mozzafiato les accueillit en personne, il leur avait réservé une des meilleures tables. Assis l’un en face de l’autre sur des sièges en cuir marron à une petite table ronde ornée d’une jolie nappe à carreaux rouge et blanc, Charles observait son amie. Son regard était perdu, elle semblait préoccupée comme absente. Pourtant à chaque fois, même après de longues et interminables journées, Anna se détend devant une bonne assiette de pâtes. Mais pas ce soir. Fan inconditionnelle de la cuisine italienne, elle n’avait pratiquement pas touché à ses « Pappardelles aux cèpes » et n’avait à peine prononcé un mot, elle qui était d’ordinaire un moulin à paroles… Elle ne cessait de faire de petits ronds avec ses doigts sur son front comme toujours quand elle était contrariée et il n’aimait pas cela. Pourtant, lorsqu’il l’avait appelée, elle n’avait pas hésité une seconde et avait accepté son invitation.

— Vas-tu enfin me dire ce qui te tracasse ? demande Charles dont la patience n’était pas son fort.
— Qu’est-ce qui te dit que quelque chose ne va pas ? reprend Anna en relevant la tête de son assiette et lui faisant une grimace dont elle avait le secret et qui faisait toujours rire son ami.
— T’as eu un cas difficile aujourd’hui ? lui demande-t-il lorsqu’il vit qu’elle repoussait son assiette, signe que le repas était terminé.
— La routine, autopsies multiples après l’incendie d’un immeuble et des tonnes de paperasses.
— Mais ! insiste-t-il en repoussant à son tour son assiette.
— Je n’ai pas envie de parler de mon travail ce soir, se défendit-elle.
— Tu n’as pas fait de bêtises au moins ! plaisante-t-il pour détendre l’atmosphère en faisant la moue.
— Oh ! Tu me connais, rit-elle.
— Tu es sortie hier ?
— Oui ! Mais juste un verre comme ça pour passer le temps. Non ! dit-elle devant le regard insistant de son ami, je n’ai pas eu de relation dans une voiture, ni ramené un mec dans mon lit, si c’est cela qui te chagrine.
— Il aurait peut-être fallu, philosophe Charles avec un grand geste de la main qu’il posa ensuite sur celle de son amie, je suis désolé ma cocotte, mais tu as l’air déprimée ce soir.

Anna se détendit un peu, Charles adorait la taquiner, mais elle pouvait compter sur sa discrétion et ses conseils si elle avait besoin de lui parler.

— Non ce n’est pas ça ! se lamente-t-elle avant de préciser d’une voix de velours, il y a un truc qui me perturbe au boulot, ça remonte à plus d’une semaine. Jeune femme… dix-neuf ans… overdose…
— Juliette ?
— Ah tu vois ! à moi aussi ça m’a fait penser à elle, mais ce n’est pas d’elle que je parle… C’est d’une autre femme.
— Alors quoi deux cas similaires. Des jeunes femmes qui se droguent y en a des tonnes, qu’elles finissent par mourir d’overdose c’est moche, mais c’est tout aussi courant…
— Je me suis fait les mêmes réflexions tu sais, se vexe Anna, je ne suis pas débile…
— Je n’ai jamais dit que tu l’étais ! mais dis-toi qu’à chaque jeune-femme morte que tu verras sur ta table, quelle que soit la cause de la mort, elle te rappellera Juliette. Il faut que tu fasses ton deuil, ma chérie, sinon tu ne t’en sortiras pas.
— Deux semaines après la mort de Juliette, j’ai pratiqué deux autopsies sur deux jeunes femmes dans la même tranche d’âge, se défendit Anna, je pense à Juliette tous les jours, mais je me force à me souvenir que des bons moments. Ce n’est pas ça qui me dérange ?
— Alors c’est quoi ?
— On en parle plus tard ! pour le moment je voudrais un dessert.
— Un dessert, mais tu n’as pas mangé tes pâtes…
— J’ai envie de sucre…
— Alors, justement, dit charles en levant la tête, cherchant le proprio du regard, Pedro a préparé un moelleux au chocolat cet après-midi…
— Depuis quand connais-tu à l’avance les desserts de Pedro ? remarqua soudainement Anna le taquinant à son tour.
— Oups ! Je me suis vendu…
— Tu veux dire que tu étais ici cet après-midi ? demande Anna, la curiosité soudain en éveil.
— Et presque tous les soirs aussi, raille-t-il.
— Pedro ! non ! C’est lui ton mec !

Après avoir félicité doublement Pedro et Charles, Anna allait leur proposer de prendre le café chez elle après la fermeture, mais se rappela qu’elle n’avait toujours pas fait de course et ravala son invitation.

Près d’une heure après la fermeture du restaurant, Charles avait raccompagné son amie. Charles ne buvait jamais d’alcool, mais Anna aimait bien un petit digestif avec plusieurs glaçons le soir. C’était son péché mignon. Installé sur une des chaises, devant le plan de travail, Charles la défiait de son regard émeraude. Elle avait éveillé sa curiosité tout à l’heure en lui parlant des similitudes entre les deux autopsies et elle voyait bien qu’il trépide d’en connaître la suite. Elle but une gorgée de son verre avant de le reposer sur le plan de travail. Charles ne lui avait posé aucune question durant le trajet jusque chez elle. Il s’était promis d’attendre qu’elle lui en parle en premier, mais la curiosité de l’homme reprit le dessus.

— Alors ! lance-t-il, tu m’expliques ?
— En fait, comme je te le disais, il y un truc qui me chiffonne depuis la semaine dernière, s’exclame-t-elle désireuse soudain de lui faire partager son secret. C’est Ève qui a pratiqué l’autopsie. Eve est très minutieuse et professionnelle, son compte rendu est précis et clair et je n’ai pas réalisé tout de suite, la ressemblance avec la mort de Juliette parce que je ne relis que le document écrit sans voir les photos des victimes. On a trouvé une photo d’une victime qui a dû glisser du dossier pendant le transport aux archives. Ne sachant pas quoi en faire, le gardien me l’a déposé sur mon bureau sans quoi je n’aurai jamais découvert ce que je pense avoir découvert…
— Comment ça ! demande Charles, la curiosité de plus en plus piquée, j’ai du mal à te suivre.
— Sans cette photo, jamais je n’aurais vu les similitudes. C’est surtout la ressemblance physique de la jeune femme : Brune coupée court, yeux bleus, taille un mètre soixante-cinq, poids soixante-dix kilos, et…
— Comme Juliette…
— Sauf le poids, Juliette en faisait soixante-six kilos, elle avait pas mal maigri. Mais cela je te le redis ne m’avait pas alerté en lisant le compte-rendu parce que la morphologie est la plus courante pour une femme, et malheureusement tu as raison en disant que des suicides il y en a trop. C’est la photo qui a tout déclenché.

Anna se dirigea vers un meuble et ouvrit un des tiroirs pour en sortir les trois dossiers qu’elle avait copié et les déplia sur le plan de travail devant Charles, elle feuilletait les pages de celui où était inscrit sur les rebords : Isabel Croissant.

— Je sais, je n’ai pas le droit de les avoir, se défend-t-elle devant le regard inquiet de son ami, ce sont des copies, j’ai pris quelques notes et je voulais être sure avant de prévenir la hiérarchie.

Charles se contenta de sourire, c’était vrai qu’il avait un peu peur, mais il était surtout impatient d’en connaître davantage.

— D’après le rapport sur les premières constatations, lut Anna alors qu’elle connaissait le document par cœur à force de l’avoir lu et relu, le corps de la jeune fille a été retrouvé dans le parc municipal. Elle était totalement nue et ses vêtements pliés à quelques mètres d’elle. Rien n’avait été trouvé, ni argent, ni papiers d’identité. Les empreintes n’ont rien donné, car la jeune fille n’avait aucun casier. Ce sont les empreintes dentaires qui ont permis son identification. Confirmé plus tard par les parents de la jeune femme. Selon Eve, la mort est survenue vers quatre heures du matin, par overdose. Confirmé à l’autopsie. L’analyse de la drogue a démontré qu’elle était de bonne qualité. C’était une jeune femme, saine de corps, sans traumatismes antérieurs ni de traces d’anciennes piqûres. Conclusion, overdose par accident ou suicide.

Charles acquiesça sans dire un mot, le nom de la jeune femme ne lui était pas inconnu, mais s’abstient, car il ne voulait pas interrompre son amie. Anne ouvrit le dossier de Juliette Corane.

— C’est moi qui ai fait les premières constatations et c’est Pascal qui a fait l’autopsie lorsque je l’ai reconnue.
— Tu es sûr de vouloir poursuivre, lui demande-t-il par politesse en espérant qu’elle continue.
— Oui ça va aller, le rassure-t-elle, je suis arrivée la première sur les lieux à sept heures du matin, morte depuis au moins trois heures, découverte également dans le parc. Nue, morte par injection de cocaïne… De bonne qualité comme le démontre l’analyse. Et bien sûr ses vêtements pliés à proximité.
— Attends ! Je ne suis pas sûre de comprendre, toutes ces coïncidences n’ont pas alerté la police.
— Non, car le dossier de Juliette était classé. Pour tout le monde, c’était un suicide par overdose. Personnellement si je ne l’avais pas connu, peut-être que je n'aurais pas fait de rapprochement entre les deux cas. Isabel est morte le mois dernier et Juliette en août, deux mois se sont écoulés entre les deux victimes. Rappelle-toi, Juliette était très déprimée peu avant sa mort, son comportement avait changé. Apprendre qu'elle se droguait m’avait surprise, mais cela avait expliqué beaucoup de choses. Que l’on conclue au suicide m’était paru logique. Pour la police, il n’y avait aucune raison de mener une enquête approfondie.
— Tout de même, pour moi c’est louche…
— Si tu les compares comme nous le faisons maintenant, oui c’est louche. Mais contrairement à Isabel qui n’avait aucune autre trace de piqûres, Juliette en portait plusieurs antérieures au jour de sa mort. Elle avait aussi des fractures récentes aux poignets… mais j’y pense maintenant je n’ai pas vérifié dans son dossier médical. Je le consulterai demain.
— Âge, sexe, ressemblance physique, nue, overdose, j’suis désolé pour moi y a pas mal de coïncidences. En plus le nom croissant me dit quelque chose, je viens de me souvenir où je l’avais entendu, et ça ne me rassure pas du tout, je connaissais Isabel c’était une cliente de chez nous.
— T’es sûr ! parce que c’est important ce que tu dis !
— Oui certain ! se rappelle-t-il, mais c’est Michel mon associé qui l’avait en coaching. C’est un nom particulier qu’on n’oublie pas facilement surtout dans un club sportif. Je me souviens, si c’est bien d’elle que l’on parle, que c’était une jeune femme très sportive. Faudra juste que je vérifie dans les dossiers d’inscription.
— Elles se connaissaient peut-être… Finalement. Enfin, reprend-t-elle, ma curiosité piquée à vif, j’ai donc consulté d’autres dossiers, et j’ai trouvé un autre cas similaire.
— Non !
— Malheureusement si, dix-neuf ans, brune, soixante-cinq kilos retrouvée morte sous le vieux pont, nue, et ses vêtements pliés près d’elle, conclusion suicide par overdose. Je n’avais pas contrôlé ce dossier, n’étant pas encore le chef à ce moment-là. Et je ne t’ai pas précisé que dans les trois cas la mort est survenue entre trois et quatre heures du matin.

Charles ne savait plus quoi dire, Anna fouilla les dossiers et sortit des photos qu’elle étala sur la table.

— Mais ça… c’est flippant…

Sur chaque impression on voyait en gros plan le visage inerte de jeune femme, brune, la peau pale et le visage enfantin. Charles restait bouche bée, la forme du visage, la coupe et la couleur des cheveux étaient identiques, Charles aurait pu croire que les trois images étaient de la même personne, si Anna ne lui avait pas assuré que c’étaient bien des personnes différentes sur chaque cliché. Anna précisa également qu’elles avaient toutes les trois des yeux bleus. Charles prit la troisième photo pour l’examiner de plus près, il connaissait cette personne. Elle était venue au club avec une photographe, se souvient-il, faire un reportage pour le journal de la ville. Charles les avait accueillies avec plaisir, il n’était pas contre l’idée de faire connaître son club et de se faire par la même occasion de publicité gratuite. En y réfléchissant, il se dit qu’il les connaissait toutes les trois…

— OK ! Là je flippe à mort, dit-il en reposant les photos sur le plan de travail.

Charles s’était levé et fit les cent pas sur le carrelage de la cuisine, son visage s’était fermé.

— Tu penses la même chose que moi ? lui demande Anna.

Charles se contenta d'acquiescer de la tête et sortit son téléphone portable de sa poche arrière de pantalon.

— Je connais quelqu’un dans la police qui pourrait nous aider, mais…
— Non pas la police ! Enfin pas pour le moment…
— Alors j’appelle ma sœur, lança Charles.
— Ta sœur ! Depuis quand as-tu une sœur ? s’étonna Anna.
— Demi-sœur, elle est psy et bosse avec la police. Elle… Elle saura quoi faire.

3

Mardi 15 novembre

Sa sœur devait dormir lorsqu’elle reçut son appel, avait pensé Charles, mais elle n’en dit rien. C’était lui qui l’avait deviné au son de sa voix et surtout en apercevant l’heure sur l’horloge accrochée au mur au-dessus de la fausse cheminée d’Anna. Éline était une femme élancée, blonde et aussi blanche de peau que celle de Charles était noire. Elle était sa demi-sœur par leur père, mais jamais depuis que Charles avait rejoint la famille, la différence avait été un frein ou un problème entre eux. Elle avait trois ans de plus que lui, elle était sa grande sœur tout simplement et jouait son rôle avec perfection.

Éline était psychologue-comportementaliste. Elle avait ouvert un cabinet privé dans le centre-ville peu après avoir emménagé avec son amoureux d’enfance Alan Belucini. À vingt-cinq ans, elle avait accueilli sa première fille et puis l’arrivée de jumelle, trois ans plus tard, la contraint à mettre sa carrière en pause. Une pause de trois ans qui s’était soldée par la naissance d’une quatrième fille. Éline avait donc renoncé à reprendre le travail à son cabinet, mais avait accepté d’aider la police à mi-temps en tant que consultante. Un métier qu’elle occupait désormais à plein temps.

Elle l’avait écouté sans interruption. Au début, elle prenait l’histoire que lui racontait son frangin à la légère, elle changea vite d’avis au fur et à mesure que les faits énoncés furent concrets et pertinents. Certains points, dans son récit, avaient interpellé la psychologue et elle leur promit d’en parler dès demain. Elle ne pouvait prendre de décision sans aval de la hiérarchie, mais elle lui assura qu’il avait pris la bonne décision en l’appelant. Elle l’informa également qu’il ne devait plus s’inquiéter, qu’on allait prendre directement contact avec le docteur Siniro. Son implication s'arrêta donc là et involontairement Charles en fut soulagé. Après avoir raccroché, Charles mit Anna au courant, puis lui proposa de rester avec elle ce soir.

Charles était le fils du célébrissime juge Jules Alfiero. Mais les six premières années de sa vie n’avaient rien eu de féerique. Sa mère, Zahra Gabé, était une beauté sauvage aux formes généreuses qui avait tout de suite attiré le regard du juge. Il lui avait apporté son aide en lui trouvant un appartement en ville et elle devint ensuite sa maîtresse. Lorsque l’enfant est apparu, Zahra, jeune et naïve, ne savait même pas qu’elle était enceinte. Elle avait donc caché son existence en le dissimulant aux regards des autres. Puis comme toute maîtresse, elle finit par lasser le juge et ses visites se raréfièrent. Accroc à la cocaïne, Zahra ne trouva comme solution pour payer sa dose quotidienne que la prostitution. Et une addiction en entraîne une autre, elle buvait beaucoup au point d’être saoule du matin au soir. Le matin du premier jour de sa seconde vie, il était seul dans l’appartement, cela faisait une semaine que sa mère n’était pas rentrée. Alerté par les voisins, le juge est venu le chercher. Oui ! Le juge Alfiero était bien son père biologique et ni la mauvaise publicité que cela avait engendrée, ni la demande de divorce de son épouse en découvrant son infidélité, n’avait découragé le juge de le sauver. Il fut baptisé Charles-Arnaud, héritage de grands-pères inconnus pour l’enfant.

Il n’avait revu sa mère que plusieurs années plus tard alors qu’il revenait de l’école, elle attendait près d’un arrêt de bus. Lorsqu’il s’était approché, elle l’avait pris pour un « client » avant de réaliser qui il était… Deux jours plus tard, un mercredi matin, on l’avait retrouvée morte dans une maison abandonnée… Il n’avait que treize ans.

4

Chang courait d’une allure soutenue le long du chemin de halage situé derrière le quartier où il vivait. C’était un homme de trente-six ans d’un mètre soixante-douze aux yeux et cheveux noirs, héritage de ses origines vietnamiennes. Vêtue de noir de la tête au pied, on aurait pu le comparer à un samouraï japonais tant ses gestes et sa démarche étaient fluides et précis. Sans perdre la cadence, il bifurqua à droite, quittant les sentiers de terre rouge pour retrouver les rues bitumées de sa résidence. Chang aimait courir et si la température ne descendait pas en dessous de moins quinze, qu’il vente ou qu’il neige Chang allait courir. Chang vivait dans une cité où toutes les rues se ressemblaient, les trottoirs parsemés de bac à fleurs et d’arbres à égale distance, donnaient à l’endroit un aspect uniforme et impersonnel. Les maisons carrées avaient toutes la même couleur de volets ou de portail, toutes étaient semblables à une autre, mais la maison de Chang située dans une impasse était d’une architecture différente. Après avoir ralenti sa foulée, Chang tourna à droite puis à gauche, il se rapprochait de chez lui et rêvait déjà à la douche chaude qui l’attendait. Lorsqu’il entendit le bruit d’un moteur de voiture dans son dos, il fit un écart, monta sur le trottoir pour laisser le véhicule passer. C’était un monospace gris un peu vieillot, mais reconnaissable entre tous et il ne fut pas surprit que le véhicule ralentit sa vitesse, roulant au pas arrivée à sa hauteur. Chang, s’étant mis à trotter lentement, pencha la tête pour mieux apercevoir le visage du conducteur. Il sourit lorsqu’il reconnut la belle jeune femme blonde au volant, d’ailleurs il n’y avait qu’elle pour conduire un tel « bus », se dit-il, en parlant du monospace. Éline lui rendit son sourire, accéléra pour pouvoir garer le « bus » à quelques mètres de lui. Chang ralentit encore et se mit à marcher lentement, en régulant son souffle. Éline sortit du véhicule et s’appuyant sur le capot attendit qu’il la rejoigne.

— Il me semble, monsieur le capitaine de police, lui lance-t-elle au loin, que vous êtes suivi.

Arrivant essoufflés et la langue pendante, deux gros chiens marchaient derrière Chang. Le premier un mastiff se mit à trottiner jusqu’à s’arrêter au niveau de son maître qui lui donna une tape amicale sur le flanc, signe que tout allait bien. Le danois avait préféré rester à une distance qu’il jugeait satisfaisante pour observer de loin l’inconnue.

— Tout va bien ma belle, dit Chang, afin de rassurer la jeune chienne.

Talya, la jeune danoise, fraîchement adoptée, était encore en phase d’adaptation. Si le gros mastiff fut très vite le complice de la jeune chienne, elle ne donnait pas facilement sa confiance aux humains. Chang l’avait trouvé lors d’un footing au tout début de l’été attaché à un arbre sous la pluie. Le danois souffrait de déshydratation et de plusieurs écorchures, mais quelques soins et beaucoup d’amour avaient apprivoisé la jeune chienne et depuis elle ne les avait plus quittés. Quant au gros mastiff prénommé Goliath, leur amitié avait débuté il y a dix ans. L'un était un tout jeune policier, l'autre un chiot. Lors d’une patrouille dans un refuge pour vols et dégradations, Chang avait tout de suite été attiré par cette petite boule de poil, seul chien qui le suivait des yeux sans aboyer ni grogner à son passage. Le soir même, Chang était revenu au refuge pour l’adopter depuis, Goliath était son plus fidèle ami. Après que Chang ait embrassé sur la joue la jeune femme, Goliath et Talya lui réclamèrent également une petite attention, puis ils s’allongèrent sur le sol près de leur maître.

— Éline ! Qu’est-ce que tu fais par ici ? demande alors Chang.
— J’ai quelque chose à te montrer, répondit-elle, tirant une pochette qu’elle tenait sous son bras et l’ouvrant sur le capot de la voiture.

Chang prit le temps de feuilleter les documents, c’étaient des copies qu’on avait envoyées par mail, avait précisé la jeune femme. Plus, Chang lisait les quelques lignes, plus il était intrigué…

— Par qui as-tu eu tout cela ? demande-t-il, on dirait des rapports d’autopsie…
— J’ai promis de tenir ma langue sur leur provenance…
— Il m’en faut plus Éline…
— D’abord, je veux être sûr qu’il y a quelque chose de louche avant de t’en dire plus…
— Je ne sais pas encore tout dépend d’où tu tiens ces infos, insiste le policier.
— Je t’assure que les documents sont authentiques même si ce sont des photocopies.
— Éline !
— D’accord, abdique-t-elle, c’est Charles qui m’a appelé ce matin, une de ses amies, un médecin légiste de la clinique  Marie Curie , aurait en relisant des rapports vus un lien entre eux… Et je suis de son avis.
— Pourquoi ne m’a-t-il pas appelé directement ? reprit-il en la fixant dans les yeux, il est toujours fâché ?
— Oh ! c’était peut-être plus simple pour lui de passer par moi, tu sais bien vous deux c’est toujours compliqué vous vous comportez toujours comme des enfants. Vous ne savez pas parler sans que cela finisse en chamaillerie. Il avait surtout peur que tu ne prennes pas son appel.
— C’est lui qui a commencé ! Ce n’est pas moi, maugrée Chang en faisant la moue.
— Ah tu vois ! observe-t-elle en levant les bras en l’air, on dirait que vous n’avez pas grandi tous les deux, puis reprenant sérieusement, en fait Charles les connaissait toutes les trois, il a peur qu’un prédateur repère ses proies dans son propre club et ça le fait flipper.

Chang lui fit une grimace et sortit son portable de la poche arrière de son t-shirt et composa un numéro. Après plusieurs sonneries, une voix grave grogna un « allo ».

— Chef ! fit Chang, on a quelque chose sur le feu.

5

Mercredi 16 novembre

Ce matin, lorsque Anna pénétra dans le service, l’atmosphère était différente qu’à l’accoutumée, une tension était palpable. En ouvrant la porte de son bureau, Anna s’attendait à apprendre une terrible nouvelle, une catastrophe, un attentat qui aurait fait plusieurs victimes. Anna n’était pas fan de télévision ni de radio, elle apprenait généralement les drames et incidents lorsqu’elle se trouvait à la clinique. À son grand étonnement, elle aperçut Eve qui fouillait les étagères.

Elle se tourna vers elle en sursautant manquant de faire tomber les dossiers qu’elle avait dans ses mains, le regard perdu derrière ses petites lunettes rondes aux verres teintés qui lui dissimulaient presque les yeux. Sous sa blouse blanche à son nom, Eve portait son éternelle jupe de sweat verte et un chemisier jaune à fleurs vertes,même sa coiffure ne variait que rarement soit c’était un chignon strict soit une longue tresse, la jeune fille avait une chevelure épaisse et d’un roux flamboyant. Aujourd'hui, elle avait opté pour la tresse. En revanche, sa dentition était si parfaite qu’Anna pensait qu’elle portait une prothèse, d’ailleurs c’était peut-être le cas. Anna n’avait jamais osé lui poser la question et surtout ça ne la regardait pas.

—