Il reste un espoir - Sylvie Mariage - E-Book

Il reste un espoir E-Book

Sylvie Mariage

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Beschreibung

À l’aube de la naissance de ses jumeaux, le capitaine T. J. Chang s’attendait à goûter enfin à la sérénité. Mais la découverte d’un cadavre dans un sous-bois, en apparence anodine, se révèle être le premier rouage d’une mécanique implacable. Chang est entraîné dans une enquête où meurtre et mystère se mêlent avec une intensité croissante, lorsque son ancienne compagne, Elena, disparaît sans laisser de trace alors qu’elle s’apprêtait à rejoindre les siens. Confronté à des énigmes toujours plus oppressantes, il pressent que ce chemin vers la vérité l’obligera à des sacrifices qu’il n’avait jamais envisagés. Jusqu’où pourra-t-il s’aventurer sans y laisser une part de lui-même ?

À PROPOS DE L'AUTRICE 

Portée par un vif intérêt pour les romans policiers, Sylvie Mariage a trouvé, avec la parution de son premier roman À cause d’une photo aux Éditions Le Lys Bleu, l’élan décisif pour donner vie à son rêve d’écriture. Cette aventure a éveillé en elle une soif intarissable de créer des récits captivants. Avec son second ouvrage, "Il reste un espoir", elle vous invite à entrer pleinement dans son monde littéraire, riche en mystères et en émotions.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Sylvie Mariage

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il reste un espoir

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Sylvie Mariage

ISBN : 979-10-422-5281-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Claude, Matthieu, Guillaume, Nathan,

mes piliers dans la vie…

 

 

 

 

 

1

 

 

 

Jeudi 11 mai

 

La départementale, où je me trouve, est interdite à la circulation depuis ce matin. Une déviation a été mise en place, un cordon jaune sécurise la zone. Je baisse la vitre, l’air de ce matin, encore gorgé de pluie, me fouette le visage. Les nuages gris qui s’amoncellent annoncent une pluie prochaine. Un jeune policier que je ne connais pas, et qui semble m’avoir reconnu, m’autorise à passer. Plusieurs voitures occupent le bas-côté droit, serrées les unes derrière les autres. Je gare la mienne entre deux voitures, comblant le seul espace encore libre. Je sors de la voiture sans verrouiller la portière et me dirige directement vers un autre agent posté à l’orée du petit bois.

Ce matin, vers sept heures, un octogénaire a appelé la police secours pour signaler la découverte d’un corps qui semblerait appartenir à la race humaine. À huit heures trente, j’étais chargé du dossier. Je m’appelle T. J. Chang et je suis capitaine de police.

Antonin Dimitrious, mon nouveau coéquipier, est déjà sur place. Tous disent qu’il me ressemble un peu. Pas physiquement, puisqu’il est blond aux yeux bleus, mesurant pas loin du mètre quatre-vingt-dix, alors que je mesure un mètre soixante-douze ; mes cheveux et mes yeux sont noirs, héritage d’une origine vietnamienne. Je ne l’apprécie pas beaucoup, bien qu’il soit très estimé par nos collègues. Antonin est un tout jeune policier de vingt-six ans qui veut prouver, surtout à lui, qu’il a sa place parmi nous.

Le sous-bois s’étire sur plusieurs kilomètres, longeant la départementale du côté droit ; sur la gauche s’étendent de nombreux terrains agricoles en pleine semence. La proximité de la départementale rend l’endroit dangereux, et peu de sentiers sont praticables. Seuls les amateurs de champignons s’y risquent. Si la chance ne nous avait pas souri ce matin, le corps aurait pourri dans le bois sans que personne ne le sache. C’est sûrement la raison du choix de ce lieu de sépulture.

J’avance sur un petit sentier qui s’ouvre devant moi, passe sous un cordon qu’un agent soulève à mon arrivée. Antonin m’aperçoit, agite le bras avec un peu trop d’enthousiasme et vient à ma rencontre.

— Qu’est-ce qu’on a ? demandai-je, oubliant le bonjour.

Je lui serre toutefois la main qu’il me tend ; je vais devoir travailler tous les jours avec lui, alors autant m’y faire.

— On a bien un corps humain, dit Antonin, c’est même celui d’un enfant.

Je m’arrête, le toise du regard ; il avait dit cela d’un ton si détaché que je ne suis pas sûr d’avoir bien compris.

— Un enfant ?

— Oui, reprend-t-il, le légiste est déjà sur place. Le capitaine Dubreuil et son équipe de techniciens inspectent les alentours. Nous n’attendions plus que vous.

Je le fixe toujours. Me reproche-t-il d’avoir tardé à venir ?

— Je suis le premier enquêteur arrivé sur place, précise-t-il sur le même ton. Monsieur Goriot, la personne qui a appelé police secours, nous attendait juste avant le sentier. Le corps se trouve plus en profondeur ; j’ai déroulé un fil d’Ariane avant de le suivre.

Tout comme dans la mythologie, le fil d’Ariane nous sert à nous orienter dans un lieu sombre et dense. Celui-ci n’est en réalité qu’un vulgaire cordon blanc fluorescent qu’on peut distinguer la nuit grâce à une lampe torche. C’est un choix judicieux, dois-je reconnaître.

— Dès que nous nous sommes approchés de la zone, j’ai vu une tache blanche. Monsieur Goriot m’a confirmé que c’était bien là où se trouvait le corps que son chien avait reniflé. Nous n’avons pas été plus loin. J’ai ensuite pris la déposition de monsieur avant de l’autoriser à rentrer chez lui.

— Pourquoi ?

— Pourquoi quoi ? répète-t-il, surpris.

— Pourquoi l’avoir autorisé à rentrer chez lui ? ai-je demandé, une pointe d’impatience dans la voix.

— C’est un homme très âgé, le corps se trouve à environ quatre cents mètres d’ici. Il a fait plusieurs fois l’aller-retour, sans compter qu’il a attendu l’arrivée de la police dans le froid. Comme j’avais pris sa déposition, je pensais que vous n’y verriez aucune objection.

Encore une fois, il a bien agi. Cependant, je laisse entendre que je suis un peu contrarié. J’aurais préféré qu’il soit plutôt un empoté, au moins j’aurais pu lui déverser ma frustration. Mais Antonin est très professionnel, fait souvent preuve d’initiative et sait se montrer aussi compatissant.

— D’ailleurs, si vous voulez le voir, reprend Antonin, il réside dans une des maisons à votre gauche, celle aux volets bleus.

— A-t-il vu un médecin ou un infirmier ?

— Non, je ne pense pas.

— Trouver le corps sans vie d’un enfant pourrait être un événement choquant pour une personne âgée ; le traumatisme pourrait avoir un effet retardataire. Je veux qu’il soit vu par un médecin au plus vite.

— Bien, chef, je vais m’en occuper tout de suite, dit-il en ravalant sa salive.

Enfin… un petit reproche, je me sens mieux. Il me tend la déposition et je la lis en poursuivant ma route. Monsieur Goriot, âgé de quatre-vingt-trois ans, vient régulièrement cueillir des champignons ici parce qu’il y fait toujours une bonne récolte. Il laisse son chien Gamin, un épagneul breton, courir à volonté, sans laisse. Selon les notes d’Antonin, le chien s’est aventuré dans le sous-bois. Son maître, le cherchant, l’a retrouvé en train de gratter le sol. Monsieur Goriot s’est alors approché ; il a réalisé que sous le tissu blanc, que son chien sortait de terre se dissimulait un visage inerte à moitié dévoré. Il a remis aussitôt la laisse au chien et est retourné sur le terrain plat pour appeler les secours, car le réseau ne passait pas dans le bois. Il a ensuite ramené Gamin chez lui, puis est revenu pour attendre la police. Même si, je ne l’apprécie pas, il faut reconnaître aussi à Antonin sa qualité dans la prise de notes. C’est clair, précis et complet. Il a ajouté quelques annotations en marge, telles que « linceul » ou « un seul corps » avec plusieurs points d’interrogation. Des interrogations qui méritent qu’on y prête attention.

Il me faut plusieurs minutes de marche, à travers les ronces et les orties avant d’apercevoir les premiers agents. Une jeune femme, dont la combinaison blanche accentue la couleur chocolat de sa peau, sort des surchaussures jetables et des gants en latex des boîtes posées sur une petite table, qu’elle me tend en me souriant.

— Merci ! Vous êtes nouvelle ici ?

— Je fais partie de la police scientifique depuis presque deux ans.

— Je ne vous ai jamais vue auparavant ?

— Vous ne pouvez pas connaître tout le monde. Moi, c’est Angela, je veux dire, brigadier Kowalski.

C’est une vraie beauté. Je ne drague pas toutes les jeunes femmes que je croise, mais Angela a un charme auquel je ne reste pas insensible. Elle est d’ailleurs trop jeune pour se trouver au milieu d’une scène de crime ; ou alors c’est moi, vieillissant, qui trouve de plus en plus d’agents jeunes. J’enfile les gants en latex avant de rejoindre le groupe de médecins penchés autour d’un trou d’environ un mètre cinquante sur trente ou quarante centimètres de profondeur. Je connais le médecin légiste, vêtu d’une combinaison blanche, lui aussi, agenouillé près du corps ; il se relève en me voyant arriver. J’ai fait la connaissance de Pascal Cloch lors d’une enquête précédente. Pascal assure qu’on s’était déjà croisé plusieurs fois dans le passé ; je n’en avais aucun souvenir. Autrefois, je ne prêtais pas attention aux médecins ou aux techniciens qui intervenaient lors des enquêtes. La mort d’Anna a changé tout cela. Anna était son chef au service médico-légal de la ville, aujourd’hui c’est lui le nouveau chef.

Je suis tombé sous le charme de cette femme, dès notre première rencontre. Certains parlent de coups de foudre ; moi, je parle de destin. Nous nous sommes aimés moins d’une semaine, mais notre amour était vrai. Malheureusement, elle a été assassinée par le tueur que nous recherchions. Je l’aime toujours, même au-delà de la mort.

Je prends le temps d’observer le corps qui s’offre à moi. C’est un corps à demi nu, de petite taille, d’une minceur alarmante qu’on devine malgré la décomposition avancée. La peau est brune et noire par endroits. Le visage est à moitié dévoré. Je doute que le chien de monsieur Goriot soit le responsable des morsures. Les blessures semblent anciennes. Je demande tout de même confirmation à Pascal.

— Le chien n’a tiré que sur le tissu blanc d’après son maître. Je pense que c’est vrai. Les blessures datent de plusieurs jours.

L’enfant mort porte pour tout vêtement qu’un short et un t-shirt, qui devaient être autrefois blancs. On l’a enveloppée d’un drap de coton avant de l’enterrer. Un linceul, comme l’a relevé Antonin.

— Que peux-tu me dire ? ai-je demandé à Pascal.

— Je peux te dire que c’est une fille. Pour l’âge, je dirais entre dix et douze ans. Même dans cet état de décomposition, on devine qu’elle ne devait pas être bien épaisse ; donc peut-être est-elle plus âgée. Je ne pourrai te le confirmer qu’après l’autopsie.

— Quand est-elle morte ?

— La décomposition est déjà avancée ; le drap qui l’entoure a peut-être ralenti le processus… En tout cas, elle a séjourné dans la terre plusieurs jours. Si je devais dater maintenant, je dirais qu’elle est ici depuis au moins dix jours. Elle était morte avant qu’on ne l’enterre, précise-t-il. Le corps est enveloppé d’un linceul, comme pour un rituel…

Encore ce mot.

— … Je pense que la pluie de ces derniers jours a ramolli la terre, que l’odeur a dû attirer une bête, un chien ou un renard ; un canidé de toute évidence vu les traces des morsures. Elle n’a plus de bouche ni de joue, mais si elle avait été déterrée plus tôt, les dégâts seraient plus importants.

— De quoi serait-elle morte ?

— Elle n’a pas de blessure apparente ; néanmoins, j’ai relevé quelques taches sur le front et autour des yeux.

— Aurait-elle pu être empoisonnée ? ai-je demandé, en lui coupant la parole.

— J’ai fait plusieurs prélèvements, on verra avec l’analyse. J’ai surtout relevé cela.

Pascal s’agenouille près du corps ; je suis des yeux son doigt qui désigne une ligne plus foncée sur le côté gauche, au-dessus de la hanche, montant dans le dos.

— Elle a été opérée, m’informe-t-il.

— Un peu grande, cette cicatrice, pour un simple appendice, remarquai-je.

— Je ne pense pas que ce soit cela, je dois le confirmer à l’autopsie ; je pencherais pour une néphrectomie.

— Une quoi ?

— On lui a retiré un rein, une opération ante mortem.

— Elle a été opérée avant sa mort ! De combien de temps avant ?

— Quelques jours, la cicatrice est seulement refermée ; on voit encore les points de suture sur la peau. Regarde comme la peau est boursouflée par endroits, cette coloration jaunâtre autour de la plaie ne me plaît pas.

— Tu penses à quoi ?

Pascal se remet debout, soupire lentement avant de reprendre.

— Je dois procéder à l’autopsie au plus tôt pour confirmer mes doutes, peut-être une infection de la plaie.

— Infection qui aurait pu causer la mort de l’enfant ?

— C’est probable.

— Mais alors, si elle est morte des suites d’une opération, pourquoi l’a-t-on enterrée ici ?

— Ça, c’est à toi de le découvrir, chacun son boulot.

Il fait alors signe à ses collègues qu’ils peuvent emporter le corps. Délicatement, deux hommes le portent en le maintenant par le drap blanc qui lui sert de linceul.

— Vous embarquez même le drap ?

— Oui ! On veut préserver au maximum le corps. On ne veut pas en perdre une partie en chemin, dit-il en riant ; on pourra retirer le drap une fois à la clinique et l’envoyer à la scientifique.

Toujours avec des gestes précis, les brancardiers posent le corps sur une civière posée à même le sol. Le terrain étant trop escarpé pour un brancard à roulettes. L’un d’eux se charge ensuite de le placer délicatement dans le sac mortuaire, en prenant soin de ne pas trop le toucher. Puis, se plaçant chacun à une extrémité du brancard, ils quittent l’endroit.

— Merci, Pascal, dis-je en le saluant. Tiens-moi au courant pour l’autopsie.

— Sans faute, lâche-t-il en faisant un signe de la main façon militaire.

Antonin approche, tandis que le médecin s’éloigne. Il échange quelques mots avec Pascal, juste pour se donner une contenance, s’assurer aux yeux des autres qu’il a toujours les choses en main. Je dois reconnaître toutefois qu’il a fait du bon boulot. Je m’approche lentement de Claude Dubreuil, chef du service scientifique de la police.

— Eh, lâche Claude en s’avançant vers moi, le « Renard » est de retour.

Je lui souris en acceptant sa poignée de main chaleureuse malgré les gants. Claude est une des rares personnes à m’appeler par mon surnom, celui que m’a trouvé ma première coéquipière Sylvie Forgan, quand nous étions tous colocataires à Paris.

— Comment vas-tu ? demande-t-il.

— Content d’avoir une vraie affaire.

Blessé lors de ma précédente mission, j’ai passé trois mois en rééducation et, pour avoir souillé une scène de crime, j’ai écopé de deux mois de suspension. Personnellement, retrouver la femme qu’on aime morte dans une mare de sang est une cause noble à ma réaction, ce n’est pas l’avis de tous. Mais depuis mon retour, on m’a confié principalement des dossiers de vols ou d’agressions. Je ne dis pas qu’il ne faut pas prendre de tels actes à la légère, cependant je fais partie de la brigade criminelle de la police. En tant que tel, je suis habilité à résoudre des homicides, des viols ou des enlèvements. Il peut également arriver que la mort d’un individu, comme celle de ce matin, soit accidentelle, mais c’est à moi de le déterminer. C’est ma première vraie mission en tant qu’enquêteur depuis mon retour ; je me dois d’être à la hauteur.

— Ton père, comment va-t-il ?

— Bien, bien, il se fait dorloter par ses infirmières.

Depuis le décès de ma mère, mon père est alité. Il a eu des soucis cardiaques et ne quitte pratiquement pas son lit de la journée. Ma mère s’est éteinte dans son sommeil en janvier dernier, sans explication. Je l’aimais plus que tout et ce qui me console un peu, c’est qu’elle le savait. Je n’aime pas beaucoup parler de ma famille, j’ai toujours fonctionné ainsi ; Claude me connaît suffisamment pour ne pas insister.

— Je suppose que tu veux plutôt que je te parle de ce que nous avons ici.

— Oui.

— Nous sommes arrivés peu après ton coéquipier, il bosse bien le petit. Les cordons étaient déjà placés, le balisage effectué. La zone était sécurisée. Nous avons trouvé le corps en partie enterré, dont seul le visage était visible.

— Qui l’a déterré ?

— Nous avons procédé à l’exhumation.

Je lui lance un regard noir ; généralement, ils attendent ma présence pour commencer.

— Ne me regarde pas ainsi, se défend-il, tu tardais à venir, pas la pluie. Nous devions faire au plus vite. Nous avons pris des photos, nous avons filmé l’exhumation aussi, la terre prélevée a été mise en sacs, nous la passerons au tamis avant de la remettre dans le trou.

— OK, vous êtes des pros, je n’aurais pas dû douter de vous.

— Sinon, les alentours sont plutôt propres, reprend-il avec un sourire moqueur, rien qui nous paraisse suspect. Pas de trace de passage, excepté celles du témoin et de son chien. Nous avons aussi trouvé quelques mégots, plusieurs canettes de bière bon marché. Elles sont assez récentes. Je suppose que des jeunes ou un sans-abri doivent traîner ici le soir.

Je note mentalement l’information. Je mettrai une équipe en faction dès ce soir, au cas où le ou les individus réapparaîtraient. Je ne les considère pas comme suspects, mais comme témoins de faits qui me seraient utiles de connaître.

— Le corps a dû être amené ici, tout de même, repris-je. Avez-vous trouvé des traces d’un véhicule ?

— Des traces de pneus sur le chemin à l’entrée du sous-bois, il y en a plusieurs. Nous les avons toutes photographiées et numérisées. Nous ferons une comparaison au labo. Je doute que cela nous mène quelque part ; les traces sont récentes et le corps est là depuis plusieurs jours. La pêche ne peut pas toujours être abondante.

— C’est peut-être la voiture du témoin qui a laissé des traces.

— Non ! Il vient à pied, il habite juste à côté.

— Exact ! Antonin me l’avait dit.

Il avait fait presque tout le boulot, alors je n’ai plus grand-chose à dire de plus. Je l’observe discuter avec la jolie Angela ; son regard se tourne vers moi, il m’observe à son tour. Un détail me revient, un fait encore à mettre à l’honneur d’Antonin.

— Vous avez inspecté les alentours, avez-vous pensé à élargir la zone ?

— Nous avons établi un périmètre en suivant le protocole… Pourquoi le demandes-tu ?

— Vous n’avez pas remarqué si la terre a été déplacée à d’autres endroits ?

— Tu penses qu’il pourrait y avoir d’autres corps ?

— Peut-être. L’endroit est isolé, loin du village. Il n’y a que trois ou quatre maisons dont je doute qu’elles soient toutes habitées. Si, hypothétiquement, ce lieu sert de cimetière fantôme, qu’est-ce qui prouve que cette victime est la seule ?

— Sonder cette forêt tout entière va prendre un temps fou. En plus, il me faut une autorisation. Je doute que nous trouvions quelque chose ; les bêtes les auraient trouvés avant nous.

— Peut-être que tu as raison, mais demande l’autorisation, on ne sait jamais.

Je lui serre à nouveau la main en guise d’au revoir. Je retrouve Antonin toujours en compagnie d’Angela ; il s’avance de quelques pas pour me rejoindre.

— Bon boulot, lui dis-je en lui tapotant l’épaule comme le ferait un père à son fils, ce qui semble lui faire plaisir.

— Merci, chef !

— Je vais y aller, ma présence n’est plus nécessaire ; en plus, je dois me rendre à l’usine.

« L’usine » est le nom familier que nous avons donné à notre commissariat.

— Je vois que tu as les choses bien en main, alors je vais te laisser gérer le tout, jusqu’au départ de la scientifique.

— Bien, chef ! Merci de votre confiance.

Ce n’est pas la confiance qui me fait prendre cette décision.

— Il y a peut-être des sans-abri, poursuivis-je, ou des jeunes qui viennent traîner ici le soir ; veille à ce que deux équipes restent sur place dès ce soir, avec un changement d’équipe toutes les six heures. Demande aussi que des agents patrouillent à l’autre extrémité du bois.

— Ce n’est plus notre secteur !

— Heureusement pour nous, des agents de patrouille il y en a dans tous les commissariats, Antonin.

Je souris en m’éloignant ; s’il a vu en ma proposition une responsabilité que je lui confie, ce n’est pas tout à fait la vérité.

Je sais que Claude va en avoir encore pour plusieurs heures, Antonin ne retournera à l’usine qu’en fin de journée, et moi, je n’aurai pas à supporter sa compagnie avant ce soir. Je salue encore une fois les agents en faction, puis récupère mon véhicule et reprends la route.

 

 

 

 

 

2

 

 

 

Je gare la voiture devant chez moi, enfin mon ancien chez-moi. Je suis passé chez le primeur avant de venir, j’attrape le sac à provisions puis je remonte l’allée et sonne à la porte. Il est étrange de sonner là où on a vécu il y a encore quelques mois. Après notre séparation, il a été convenu qu’Elena garde la maison surtout avec l’arrivée des enfants. J’ai vécu en couple avec Elena Belucini, une Italienne de trente-six ans, durant six ans avant l’arrivée d’Anna dans ma vie. Une relation qui s’est dégradée en quelques années, pour finir par ne plus la supporter. J’avais déjà pris la décision de la quitter et rencontrer Anna m’a permis de franchir le pas. Après la mort d’Anna, je n’ai pas renoncé à exclure Elena de ma vie, car un événement a tout remis en question. Je n’avais pas prévu que cela bouleverserait autant ma vie, pourtant j’ai hâte qu’elle le soit. Peu après notre séparation, Elena, m’apprit qu’elle était enceinte… de jumeaux. Je vais bientôt être papa, deux fois.

Je n’ai jamais pensé qu’un jour je serais parent. À mon grand étonnement, je suis fier et heureux de le devenir et je ferai ce qu’il faut pour être un bon père. Mais je ne sais toujours pas si je dois m’en réjouir ou pas. Je ne suis pas insensible seulement, avoir pour mère, mon ex, n’est pas vraiment une bonne chose pour eux. Elena est une femme malade, jalouse et menteuse… Sa jalousie a, un jour, dépassé l’entendement au point d’avoir voulu empoisonner un de mes chiens pour essayer de me retenir. Alors vous comprenez mieux ma peur pour l’avenir de mes futurs enfants.

Elena et son frère Alan Belucini sont les enfants de notre ancien médecin de famille. Alan est aussi l’ex-compagnon de ma sœur Éline. Nous étions si proches, mais tout a changé lorsque l’affectif s’est mêlé à nos jeux d’enfants. Les premiers à s’être perdus sont Éline et Alan. Ils ont été en couple durant près de treize ans, il est le père de mes quatre nièces. Alan les a quittées il y a presque un an maintenant. Elena et moi avons nous aussi fait l’erreur de croire en quelque chose qui n’existait pas. Mais depuis la séparation, nous nous entendons plutôt bien. Je n’appréhende plus les visites, au contraire, elles deviennent de plus en plus agréables.

Je sonne. Je n’entends pas le carillon raisonner alors je frappe énergiquement à la porte. J’entends un jappement, je dois me tromper, car Elena a promis de plus adopter de chien. Mais, comme il est rare qu’elle tienne ses promesses… alors je doute. Elle finit par entrebâiller la porte au bout de dix minutes.

— Ah, c’est toi ! lâche-t-elle.

Elle s’écarte pour me laisser passer, je referme la porte derrière moi.

— J’ai sonné ! Tu n’as pas entendu ?
— Elle est cassée, Chang, répondit-elle, nonchalante, je te l’ai déjà dit, tu n’es toujours pas venu la réparer.
— Ma venue ne semble pas te faire plaisir ?
— Bien sûr que si, souffle-t-elle, je n’attendais pas à ta visite sitôt, je m’apprêtais à monter me reposer. D’habitude, tu m’appelles avant de passer.
— Je ne resterai pas longtemps. Je suis venu t’apporter les fruits que tu voulais.

Elena doit être fatiguée par la grossesse. Je laisse ma veste dans le vestibule. En passant devant l’entrée du salon, je remarque que la télévision est allumée en mode sourdine et un oreiller posé sur le canapé atteste qu’Elena passe ses journées devant le poste. Plusieurs emballages de biscuits et de sodas traînent sur la petite table. Elena ne mange jamais de sucre sauf lorsqu’elle est inquiète. À voir le nombre d’emballages vides sur la table, l’inquiétude m’envahit aussi.

— Tu vas bien ?
— Oui ! répondit-elle en s’adossant à l’évier.

C’est sa place préférée. À chaque fois qu’elle voulait discuter, elle se plaçait là, et à chaque fois, nous finissions par nous disputer. Alors, je me méfie toujours lorsqu’elle se tient à cette place.

— Les bébés vont bien ?
— Oui ! Ils vont bien, je suppose que tu as vu les emballages au salon, soit rassuré, c’est juste une envie passagère Chang. Demain, je reprends le régime.

Depuis notre séparation, elle ne m’appelle plus par mon prénom, mais par mon nom de famille, Chang. Beaucoup ont déjà cette habitude au point qu’instinctivement, je donne mon nom à la place de mon prénom quand je me présente à des personnes. Mais qu’Elena m’appelle ainsi, je ressens un malaise. Comme si une barrière s’était dressée entre nous. C’est peut-être sa façon à elle de me dire qu’elle accepte enfin notre séparation.

Autrefois, je voyais dans la jalousie d’Elena une preuve d’amour. J’ai compris à mes dépens que je me trompais. Elle finissait toujours par dépasser les limites du raisonnable. Il arrivait parfois qu’elle hurle sa rage ou sa haine en s’en prenant à des personnes qui n’y étaient pour rien. Elle parlait italien quand elle était énervée, ce qui me permettait de modifier un peu la vérité afin d’apaiser la personne involontairement incriminée. Cette maladie, même si elle n’est pas toujours reconnue comme telle, a gâché notre vie de couple. Je suis sûr qu’elle en a souffert plus que je ne les ai subis. Elena est suivie par un psy, enfin c’est ce qu’elle m’a affirmé. Ce n’est pas la première fois qu’elle consulte un spécialiste, sans pour autant assister aux séances. Cette fois-ci, je suis tenté de la croire. Premièrement, son comportement envers moi a changé, deuxièmement elle semble enfin accepter la séparation et troisièmement nos conversations ne finissent plus en dispute. Ce qui était impensable il y a encore deux mois. Je pense que la mort de ma mère a aussi joué un rôle, Elena l’aimait beaucoup, ma mère aussi. Le chagrin lui a fait comprendre que pour l’avenir de nos enfants, nous devions trouver un terrain d’entente.

Je sors les fruits du sac à provisions que je pose dans un panier sur la table.

— Je n’ai pas trouvé les poires que tu voulais, j’irai voir demain chez le primeur… Il est fermé aujourd’hui.

Elena se penche vers le panier puis se redresse aussitôt, posant la main sur le ventre en grimaçant. Je m’avance et m’arrête, je ne dois pas la toucher, cela fait partie de sa thérapie, m’avait-elle dit, alors je retiens mon geste.

— C’est une contraction ? ai-je demandé, inquiet.
— Non ! rit-elle, juste les cowboys qui font du rodéo dans mon ventre. Vite ! Pose ta main ici.

Elle joint le geste à la parole en plaçant mes mains sur son ventre. Je sens nettement les mouvements des pieds sur le ventre arrondi. J’en saisis presque la forme et je souris bêtement devant ce spectacle. C’est le premier véritable contact que j’ai avec mes enfants. Je ne saurais décrire ce que je ressens à cet instant, mais je suis heureux. Elena refuse catégoriquement que je l’accompagne aux rendez-vous chez le gynécologue. Je n’ai assisté à aucune échographie, je n’ai droit qu’aux imprimés photo alors je m’en arrange parce que je ne veux pas tout gâcher. Comme toujours avec elle, je ronge mon frein. Pour le moment, je profite de cette connexion.

— Merci, dis-je simplement.

Elle pose ses mains sur les miennes, je ne fais rien pour les retirer. Les souvenirs de nos bons moments envahissent un instant nos pensées. Elle colle son front contre le mien, nous restons ainsi quelques instants, profitant de ce moment de plénitude.

— Nous aurions pu former une belle famille.
— Elena !
— Je sais, je sais.

Elle s’écarte légèrement, reculant d’un pas. La réalité nous a rattrapés, le charme est rompu. J’aurais peut-être dû lui dire, à cet instant, que nous formerons une famille. Une famille différente, mais une famille quand même.

J’ai aimé cette femme autant que je l’ai détestée. Elle a peut-être changé, je le conçois, mais je reste prudent parce que personne ne change vraiment. C’est une femme fourbe et très intelligente. Je dois trouver un autre sujet de conversation pour éviter que je ne dise ce que je m’apprête à dire. J’entends alors gratter à la baie vitrée, j’aperçois un jeune berger allemand qui tremble derrière la vitre. Je ne suis pas ravi de ce que je vois, mais j’y trouve ma porte de sortie. Encore une fois, je me rends compte que je ne peux pas lui faire confiance. Elena fait glisser la porte de la baie vitrée, l’animal se faufile à l’intérieur, la queue basse en frôlant les meubles pour disparaître au salon.

— Tu m’avais promis ! dis-je, la colère dans la voix.

Je crains désormais pour la vie de ce jeune chien. Notre chienne Talya a mangé un gâteau empoisonné et Elena m’avait fait croire qu’on avait essayé de me faire peur en s’attaquant à un de mes chiens. En réalité, c’est Elena qui lui a administré le poison. Une folie destinée à me faire mal. Mais au lieu de s’en prendre à moi, elle s’est attaquée à un animal qui lui faisait confiance. Lorsque j’ai découvert la vérité, Elena n’a même pas nié.

Je n’avais pas dormi chez nous la veille, elle avait dû se sentir perdue, abandonnée, alors que selon ses dires, elle venait d’apprendre la grossesse. Un geste désespéré pour essayer de me retenir. Elle prétendit n’avoir administré qu’un sédatif à la jeune chienne, que tout ce qui s’en est suivi n’était que manipulation. Elle aurait paniqué lorsque je lui ai réclamé les restes du gâteau pour les analyser au laboratoire de la police. Elle aurait agi dans la précipitation, en injectant dans la pâtisserie la première drogue qu’elle a trouvée dans la réserve. Rien de plus facile pour un vétérinaire, elle connaît la nature des produits qui se trouvent à la clinique. J’ai fait examiner Talya sans le lui dire par un autre médecin, Talya a bien été drogué et les séquelles aux reins sont vraies, elle aurait pu mourir. Je ne pardonnerai jamais ce geste, c’est ignoble de s’en prendre à un animal sans défense. Je sais que j’ai une part de responsabilité dans tout cela. Je n’ai rien dit, car Elena pourrait être radiée de l’ordre national des vétérinaires. Seule, ma sœur Éline est au courant. Elena m’avait aussi promis de ne jamais en adopter un autre. Une promesse qu’elle a sensiblement oubliée.

— C’est facile pour toi, s’emporte-t-elle, ici je suis toute seule, j’ai peur la nuit. J’ai besoin d’une présence rassurante.

Je ne suis pas convaincu que ce chiot apeuré puisse être dissuasif en cas d’intrusion. Avec un entraînement, il pourrait avoir quelques réflexes, mais pas avant un mois. Mais la crainte d’Elena semble réelle et elle est enceinte.

— Je pourrais venir tous les jours, lâchai-je, à contrecœur.

Je venais déjà trois fois par semaine, un jour ou deux de plus n’y changerait pas grand-chose.

— Tu ferais cela !
— Oui s’il le faut, je pourrais même rester dormir certains soirs aussi.

Je poursuis dans un délire qui ne me ressemble pas.

Je me suis promis de m’éloigner d’elle, voilà que je lui propose d’emménager ici à nouveau. Je marche sur la tête. Certes, j’ai prévu de venir certaines nuits après l’accouchement, mais que temporairement. Est-ce que cela change les choses, finalement ? Un, deux ou même cinq jours, ce n’est que du pipo, je devrais revenir vivre ici tout simplement.

— Je dormirai dans la chambre d’amis bien sûr, précisai-je afin de ne pas lui donner d’espoir.
— Tu le ferais pour les bébés, pas pour moi, boude-t-elle.
— Non ! Je le fais pour toi, mentis-je sans honte.

Je m’enfonce davantage dans la bêtise. Je dois me raisonner ou alors c’est mon inconscient qui parle. Je m’embrouille l’esprit tout seul. Je dois partir.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, finit-elle par dire.

Je lâche un soupir de soulagement. Sa réaction me surprend toutefois.

— Mais tu peux dîner avec moi demain soir.

Cette fois, elle m’inquiète. Elle n’a pas été aussi calme et sereine depuis des mois, cela ne me rassure pas du tout.

Décidément, la grossesse a un effet positif sur elle ou ce sont les séances chez le thérapeute qui font effet ? Encore une fois, je dois détourner la conversation parce que je pourrais me précipiter tête baissée dans la bêtise. Je suis un bon flic, sans prétention. Je suis plutôt instinctif pour deviner les choses, néanmoins dans la vie privée, je suis une quiche et je me laisse souvent avoir par les femmes. Je jette un œil en direction du salon, j’aperçois à nouveau le jeune chien, allongé sur une vieille couverture, mâchouillant une peluche représentant un renard. Il n’en a plus l’aspect, ce qui prouve la présence du chien depuis plusieurs semaines. Elena devait le cacher à chacune de mes visites, voilà pourquoi elle a été surprise en me voyant à la porte. Ma peur, pour l’avenir du pauvre chien, me submerge à nouveau. Que ferait Elena, si elle faisait une crise ou si elle était fatiguée par les enfants, s’en prendrait-elle à lui ? Mais comme toujours avec elle, je ne dis rien.

— Il a quel âge ?
— Huit mois.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Pour l’instant, c’est « le chien ».
— Pauvre bête ! Tu pourrais au moins faire l’effort de lui trouver un nom plus original.
— C’est ce qui est écrit sur son carnet… je ne l’ai pas choisi.

C’est vrai qu’il est mignon. Quoiqu’un peu mince pour son âge.

— Il est jeune, ai-je repris, lui changer de nom est faisable.
— Oh non ! Certainement pas, nous avons déjà des difficultés à choisir un prénom pour les cowboys, alors pour le moment le chien restera « le chien », même si c’est moche pour une femelle.

Nous ne voulons pas connaître le sexe des enfants avant la naissance. Enfin, Elena ne le voulait pas, donc la logique veut que je ne le sache pas non plus. En réalité, je crois qu’elle connaît déjà le sexe. Le fait qu’elle les appelle toujours les « cow-boys » me le fait penser. Filles ou garçons, moi ça me convient très bien. Alors, je me tais encore pour ne pas la contrarier.

— Je croyais que nous étions enfin d’accord, lui fis-je remarquer, nous donnerons le prénom de nos parents.
— Je sais, mais plus j’y pense et moins je suis emballée. Tu vois vraiment nos futurs garçons porter les prénoms : Amadeo ou Théodore.

Elle a raison, je porte moi aussi le prénom Théodore-Jules et je préfère le cacher sous ses initiales. Je ne comprends pas pourquoi nous avons eu cette idée d’ailleurs.

— Jules, j’aime bien, il a été plus un père pour toi que le vrai.
— Mon père est mort avant ma naissance sinon il aurait certainement été un bon père, si on lui avait laissé cette chance.

L’origine de ma naissance est un peu complexe, mon père s’appelait Théodore Alfiero, mon père adoptif est son propre frère, Jules Alfiero. À la mort de mon père, ma mère s’est retrouvée seule, sans aide. Ses propres parents, apprenant sa grossesse, l’ont renié pour toujours. C’est Jules, qui lui a apporté une aide salutaire, en l’accueillant au Manoir. Elle est devenue la nounou d’Éline, la fille de Jules et Ariel. Quand l’infidélité du juge fut dévoilée avec la découverte de son fils caché Charles, ils ont divorcé. Mais ma mère est restée, même quand les enfants n’avaient plus besoin d’une nounou. Jules et elle sont tombés amoureux. Jules m’a adopté officiellement, après avoir épousé ma mère, il y a dix-huit ans. De leur union est née une fille, Lili, ma petite sœur. J’ai donc une cousine et un cousin que je considère comme ma sœur et mon frère et une petite sœur qui est aussi la leur. J’ai une famille atypique, mais c’est la mienne et je ne la changerai pour rien au monde.

— Désolé, dis-je en souriant, comprenant que j’ai été un peu rude, le plus simple est d’avoir des filles.
— Jamais une de mes filles ne portera le nom de ma mère : Azzura ! C’est non direct. Mais j’aimerais que l’une d’elles porte le prénom de ta mère. Elle a toujours été bonne avec moi, je l’ai beaucoup aimée.

Elle l’aimait beaucoup aussi.

— C’est gentil de ta part. Ma mère aurait été fière.
— Et si c’est une fille et un garçon ?
— Ne compliquons pas les choses. Tu sais, nous devrions faire comme pour ton chien. On dit bébé un et bébé deux, jusqu’à qu’ils soient assez grands pour choisir leur prénom. Au moins, cela nous évitera de leur donner un prénom qu’ils n’aimeront pas.
— Ce serait pas mal.
— Tu pourrais aussi appeler ton chien Amadeo, au moins ton père ne sera pas déçu.
— Pauvre chien.

Elle rit aux éclats, son rire est franc et harmonieux à la fois. C’est ce rire qui me manque le plus de l’Elena du passé. Il est contagieux, je ris aussi. Elena reprend contenance, son visage se ferme aussitôt. J’aurais dû partir, mais comme elle propose de faire du thé, j’acquiesce de la tête parce que, honnêtement, je n’ai pas envie de partir.

— Maintenant, dis-moi pourquoi tu es venu si tôt sans prévenir ?
— On m’a confié une nouvelle enquête, enchaînai-je, en prenant place à la table de la cuisine.
— Je suppose que c’est déjà compliqué, dit-elle, c’est pour cela que tu es venu parce que ça va te prendre pas mal de temps ?
— Oui, j’ai peur d’être un peu pris les prochains jours.
— Qu’est-ce qui va te prendre autant de temps, je croyais que tu étais assigné à de la paperasserie.
— Tout a une fin. On a trouvé un corps ce matin, dans le sous-bois qui longe la départementale. J’ai la charge du dossier.

Elena vacille légèrement en se tenant au bord de la table. Je m’apprête à me lever, mais elle sort deux tasses de l’armoire sans difficulté, alors je ne bouge pas. Les cowboys font encore du rodéo dans son ventre, pensais-je alors.

— C’est le sous-bois proche de la départementale qui mène à l’ancien moulin ? me demande-t-elle sans se retourner.
— Oui ! Nous avons trouvé le corps d’un enfant.

Cette fois, Elena manque de perdre l’équilibre, je me lève aussitôt pour la soutenir, je l’installe sur une chaise. Est-ce une contraction ? Elle fait non de la tête et m’assure qu’elle est juste fatiguée. Je ne la crois qu’à demi, nous avons déjà eu une alerte, mais Elena ne panique pas. Alors, je dois lui faire confiance sur ce point. Je lui apporte un verre d’eau qu’elle refuse. Son visage est à nouveau fermé, je sens que son humeur l’a abandonné également.

— Je préfère que tu partes, je suis fatiguée, je vais m’allonger un peu.
— Je préférerais rester ici avec toi.
— Non ! crie-t-elle, je suis fatiguée et je suis enceinte, alors, laisse-moi, Chang !

Elle se lève, me bousculant presque, se dirige vers l’escalier. Voilà l’Elena que je n’aime plus. Son humeur change sans préavis à la seconde. Moi aussi, je suis fatigué alors je n’insiste pas.

— Tu fermeras à clé en partant, crie-t-elle lorsqu’elle est sur le palier.
— Tu es sûr que tout va bien ?
— Oui ! Je t’appelle tout à l’heure, si tu veux.

Sa voix s’est adoucie, elle ne semble pas en colère contre moi. La naissance est prévue dans cinq semaines, elle doit être effectivement fatiguée. Mais cela me convainc encore que nous deux, ça ne fonctionnera plus jamais, parce que je ne peux pas prévoir ces changements d’humeurs. Je n’ai plus la force ni l’envie de les affronter au quotidien. Je quitte la maison contrarié, je remonte en voiture, mais ne démarre pas tout de suite. J’attends en épiant la fenêtre de la chambre et j’aperçois sa silhouette. Je ne suis qu’un imbécile, sa réaction de tout à l’heure est feinte, elle ne fait cela que pour jouir de me faire culpabiliser.

— Au diable, hurlai-je, en mettant le contact.

Il est temps pour moi de retourner à l’usine, de me concentrer sur la nouvelle enquête qu’on m’a confiée.

Je ne suis pas un novice, mais après une mise à pied, il faut toujours faire ses preuves. Prouver que je suis apte à gérer un dossier sereinement et professionnellement. Ma vie personnelle, bonne ou mauvaise, ne doit en aucun cas interférer. Peut-être est-ce une erreur de m’en confier une, juste à quelques semaines de la naissance des jumeaux, parce qu’en arrivant sur le parking du commissariat, je pense encore à eux.

Elena me prépare un mauvais tour, j’en suis certain.

 

 

 

 

 

3

 

 

 

J’entre au commissariat par le parking réservé aux voitures officielles, je me gare sur un emplacement libre. Je salue les deux agents en faction, avant de monter à l’étage. J’ai conservé le dernier bureau au fond, Antonin a choisi forcément celui en face de moi.

Quant à Éric Leurt, mon ancien coéquipier, il est désormais notre nouveau commandant. Il a son propre bureau, situé à gauche de l’entrée, juste à côté des deux salles d’interrogatoires. La dernière pièce est le bureau d’Éline Alfiero, ma sœur. Elle relève la tête sans montrer la moindre contrariété lorsque j’entre sans frapper.

— Salut, me lance-t-elle en retirant ses lunettes.

Elle me désigne un siège devant elle, je m’y laisse tomber. Éline frôle la quarantaine, mais aucun signe du temps ne se trahit sur son visage.

— Ça va ? demande-t-elle devant ma mine pitoyable.
— Oui ! Je vais bien.
— Éric m’a dit que tu avais une nouvelle enquête en charge.

Depuis quelques mois, ma sœur fréquente intimement notre commandant. Je suis autant ravi pour elle que pour Éric. Ils méritent d’être heureux tous les deux, j’espère un jour qu’Éric fera partie de la famille.

— Tu ne te sens pas prêt ?
— Je suis prêt, pourquoi le penses-tu ?
— Parce que tu ne serais pas dans mon bureau en cas contraire.
— Elena m’inquiète un peu.
— Que t’a-t-elle encore fait cette fois ? demande-t-elle en soupirant.

Elena était la meilleure amie d’Éline. Elles se considéraient même comme sœurs de cœur. Mais Éline a réalisé que son amie lui mentait aussi depuis toujours. Désormais, elle la voit sous un angle différent, elle se méfie des paroles ou du comportement d’Elena.

— Elle a un chien chez elle, cela ne me plaît pas.
— Elle t’en a donné la raison ?
— Elle prétend avoir peur d’être seule chez nous.
— Cela peut être vrai !

Éline a raison. Je préférais toutefois garder un œil sur lui, maintenant que je sais qu’il vit avec elle. Elle est intelligente, elle sait très bien que je réagirai ainsi.

— Je sais ce qu’elle est capable de faire. Je ne peux pas fermer les yeux.
— Je crois que tu te fais un film, elle est plus sereine maintenant qu’elle a compris que les enfants sont une priorité. Tu verras que tout ira bien.
— Justement, c’est l’avenir qui me préoccupe.
— Sa grossesse se passe bien, l’accouchement n’est prévu que dans cinq semaines, cela ne sert à rien de paniquer à l’avance.

Mais dans mon regard, elle devine une inquiétude tout autre.

— Oh toi ! Tu t’es encore fait avoir. Que lui as-tu promis ?
— J’ai proposé de dormir chez elle le soir, lâchai-je avant d’ajouter, pas dans la même chambre, si ça peut te rassurer.
— Tu fais ce que tu veux, mais si tu joues encore son jeu, tu y perdras plus que tu n’y gagneras.
— Elle a refusé, dis-je, narquois, parce qu’entendre la vérité est parfois difficile, elle semblait être dans un bon jour, nous avons passé un moment agréable.
— Ne te laisse pas embobiner par ses grands yeux noisette, dit-elle en battant des paupières exagérément, elle sait y faire et toi, la paternité te ramollit le cerveau, grandis un peu.
— Si c’était vrai, ai-je repris, si pour une fois elle ne ment pas, qu’elle se sent vraiment seule. Je ne peux pas faire comme si de rien était, elle porte mes enfants.
— Te souviens-tu de la dernière fois où tu voulais aller passer le week-end chez Carole ?

Carole Siniro est la mère d’Anna, j’ai pris l’habitude de lui rendre visite régulièrement, nous en profitons pour aller sur la tombe de sa fille.

— Elle a eu des contractions la veille, poursuit Éline, a appelé en hurlant qu’elle allait accoucher. Une fausse alerte bien entendu, mais tu as annulé ton séjour pour rester avec elle.
— Je m’en souviens, nous sommes allés à la maternité.
— Et la soirée d’anniversaire annulée, me coupe, Éline, je ne sais plus quelle raison elle a évoquée ou encore ce week-end à la mer avec Éric et les filles. Tu n’es pas venu parce qu’elle s’était fait attaquer par un chat et la plaie s’était infectée.
— C’était vrai aussi, elle avait les mains toutes rouges et griffées.
— Elle est vétérinaire, elle sait comment se comporter avec les bêtes, elle sait aussi soigner une plaie. Elle crie au loup et toi, tu cours.
— Tu crois qu’elle me manipule toujours.
— Oui ! Les égratignures n’ont pas été faites par un chat, mais avec une épine de roses. Je te le dis, elle joue avec toi, T. J.
— Je pense que tu abuses.
— N’es-tu pas en congé ce dimanche, qu’as-tu donc prévu de faire ?

Encore une fois, je devais admettre qu’elle avait raison. J’aime courir, qu’il vente ou qu’il neige. J’aime aussi les randonnées sauvages ou les stages de survie. Nous en faisions souvent avec Elena quand nous étions en couple. Durant ma rééducation, j’ai rejoint un club de randonnée et je devais participer à une course ce dimanche. Il est vrai que j’en ai parlé à Elena parce que je risquais de ne pas être joignable, ce jour-là. J’avais annulé ma participation, détail qu’Elena ne connaissait pas. Elena se joue encore de moi.

— Tu m’avais demandé d’ouvrir les yeux sur elle, alors je vais te dire la même chose, ouvre les tiens.

Je me lève contrarié, je suis venu chercher du réconfort et je sors de son bureau encore plus perturbé.

Éline est dans le vrai, je ne dois pas laisser Elena envahir ma vie surtout maintenant qu’on me confie à nouveau une enquête. Je longe le mur pour frapper à la porte du bureau d’Éric. J’entendis un « entrez » de sa voix de ténor, je m’exécute. Je pris place encore une fois sur un siège devant un bureau. Éric est un homme de quarante-quatre ans, aux cheveux poivre et sel à la coupe militaire. C’est mon ami, peut-être le seul qu’il me reste, avant d’être mon supérieur. En privé, nous nous appelons par nos prénoms, au travail, je lui donne du « commandant », ce qu’il n’aime pas beaucoup. Si je fais encore partie des membres de la police, que je n’aie perdu aucun de mes avantages, c’est grâce à lui. Je lui en serai toujours redevable.

Je lui parle des événements de ce matin, du corps retrouvé, lui expose également l’hypothèse du médecin légiste sur la cause éventuelle de la mort de l’enfant. Éric écoute toujours sans couper la parole, il attend aussi un instant avant de parler à son tour, certainement pour être sûr que je n’ai plus rien à dire.

— Tu as l’air préoccupé, tu es sûr que tu peux gérer le dossier ?
— Oui ! Je suis prêt, me défendis-je encore.

J’en ai assez que l’on me ménage. Éric aussi a été blessé lors de notre mission, il en garde une cicatrice au cou. Éric connaît aussi la souffrance de perdre l’être aimé. Sa femme et ses deux filles sont mortes dans un accident, il y a trois ans. Pourtant, quand l’enquête fut close, c’est moi, qu’on a mis en congé. C’est moi qu’on a obligé à aller consulter un psy. J’en ai marre qu’on me demande tout le temps si je vais bien. Oui ! Je vais bien ; je suis policier, qu’on me laisse faire mon boulot.

— Alors, au boulot, capitaine.
— Merci, commandant.

La police scientifique est autorisée à sonder le bois. Ils commenceront demain, m’informe Antonin à son retour. Je lui confie donc la tâche de superviser les recherches de telle façon qu’il croit à une faveur de ma part encore une fois. En réalité, son rôle consistera à attendre que quelqu’un trouve quelque chose, de le notifier par écrit, après l’avoir photographié. Ce sera une longue et ingrate journée, pourtant Antonin semble apprécier que je lui confie des responsabilités, je ne le contredis pas. Nous nous quittons sur le parking privé. La journée est finie.

Je ne me dirige pas vers mon petit studio que je loue en centre-ville, car depuis l’attaque de mon père, je me suis installé au Manoir. J’entre dans le grand hall. Déjà, mes chiens viennent m’accueillir, je les gratifie de caresses. Je prends toujours le temps de le faire à mon retour, c’est notre moment à nous. Il est agréable de vivre ici avec mes chiens qui apprécient aussi la vie au Manoir. L’immense propriété est un terrain de jeux bien plus agréable que les six mètres carrés de terrasse que je possède à l’appartement. Je suis les chiens à la cuisine. Marylou, une des infirmières de mon père, est assise à une table. Une tasse fumante devant elle.

Elle me sourit, je lui rendis. Nous avons recours à une infirmière parce que mon père ne peut pas rester seul, depuis qu’il a eu un malaise cardiaque. Aucun de nous n’a la possibilité de jouer ce rôle à temps plein. Déjà, mon frère Charles a fui en Amérique peu après la mort d’Anna. C’était son meilleur ami. Nous nous parlions peu autrefois, parce qu’il me reprochait d’être trop proche de notre père, désormais nous ne nous parlons plus, parce qu’il me reproche la mort de son amie. Cette fois, je suis d’accord avec lui. Ma sœur Éline, séparée de son compagnon, doit gérer, en plus de son boulot, quatre jeunes demoiselles âgées de treize à six ans. Lili, ma petite sœur, n’a que dix-huit ans, je ne voulais pas qu’elle passe à côté de sa jeunesse. Elle avait eu besoin après la mort de notre mère de s’éloigner et elle fait actuellement un tour du monde avec deux amies. Et moi, je suis flic.

Une surveillance constante était donc nécessaire pour mon père ; alors nous avons engagé deux infirmières. Sonia Spinek, l’infirmière en chef et Marylou Brass. Le duo fonctionne bien. Marylou est la préférée de mon père, certainement parce qu’elle est plus jeune et plus jolie que Sonia. Je l’aime bien, elle est surtout de meilleure compagnie que sa collègue. Marylou est charmante, gentille et attentionnée. Je ne suis pas insensible à son charme non plus, mais Anna est encore trop présente en moi pour que j’envisage une nouvelle relation. Pour le moment, ma priorité est la venue de mes enfants. Ce qui me fait penser alors à Elena, je sors mon portable de ma poche pour lui envoyer un message.

Marylou me propose un café, je décline son offre, je n’en bois jamais. Elle penche la tête sur le côté lorsque je lui demande comment va mon père. Elle ne veut pas me dire que la journée a été difficile, son regard suffit à le confirmer. Il a été un peu agité, finit-elle par m’avouer. Il venait de s’endormir, dit-elle comme d’un avertissement. J’aime bien passer une heure avec lui le soir, peu avant que les médicaments ne l’assombrissent et qu’il s’endorme. Ce soir, je dois renoncer à cette visite. Je sors donc les chiens au jardin pour leur lancer quelques balles. Goliath est un mastiff de couleur fauve frôlant presque les cent kilos et Talya est un dogue allemand à la robe bleue, âgée de trois ans.

La récréation terminée, nous retournons à la cuisine, Marylou est toujours là. J’offre une friandise aux toutous, avant de rejoindre la jeune femme à table, elle mange délicatement un sandwich, légèrement gênée.

— Il est à quoi ? demandai-je.
— Jambon salade, répondit-elle la bouche pleine, vous en voulez un ?
— Elle me pousse son assiette où trône un autre pain.
— J’avoue que j’ai faim, mais je ne mange pas de jambon.
— J’oublie tout le temps, dit-elle en remettant l’assiette devant elle.

Je me lève, trouve dans le réfrigérateur de quoi me préparer un sandwich au fromage, puis reprends ma place à table. Marylou entame son second sandwich, elle déglutit, me sourit toujours embarrassée. Elle doit souvent manger seule dans la cuisine pendant ses pauses, ma compagnie la trouble, plus que je ne l’aurais pensé.

— Alors, dites-moi, qu’est-ce qui a autant troublé mon père aujourd’hui ? demandai-je, en croquant dans le sandwich.
— Nous sommes allés sur la tombe de votre mère, comme toujours à notre retour, il est grossier et irritable. Aujourd’hui, il l’a été un peu plus que d’habitude.
— Je suis désolé.
— Ne le soyez pas ! Ce n’est pas votre faute, je ne lui en veux pas non plus, je sais que la perte de sa femme pèse beaucoup sur son moral.

Mon père a eu dans sa vie beaucoup de femmes, peu étaient légitimes. Ma mère est la seule qu’il n’a jamais trompée. Elle ne devait pas mourir avant lui, me répétait-il souvent. Voir sa tombe lui rappelait incontestablement qu’il l’avait perdu pour toujours. Je le comprends, je ressens la même chose quand je me rends au cimetière. La tombe de ma mère se trouve à côté de celle de mon père Théodore. Jules a réservé la place à côté d’elle. Ainsi, elle demeura pour l’éternité entre les deux hommes qu’elle aimait.

J’avale un peu d’eau pour faire passer le pain. J’ai une boule à l’estomac à chaque fois que je pense à ma mère. Rien n’aurait pu prévoir sa mort selon les médecins. Moi, je sais que c’est ma faute. C’est à cause de la vie que je menais, des soucis que je lui causais. Tout comme Anna, c’est moi qui, par mes actes, ai précipité leurs morts, à toutes les deux. J’en suis persuadé, même si mon père me contredit toujours.

Marylou pose une main sur mon épaule avant de quitter la pièce, je ne l’ai pas vu se lever ni débarrasser la table, encore moins déposer les assiettes dans l’évier, tant j’étais perdu dans mes souvenirs douloureux. J’éteins les lumières avant de sortir de la pièce, elle m’attend devant les marches de l’escalier, je comprends le message. Je baisse la tête comme un enfant pris en faute, je trace mon chemin jusqu’au petit salon. Je l’épie, comme un gamin caché derrière la porte, le temps qu’elle disparaisse à l’étage, avant de ressortir pour récupérer mon carnet et mes notes dans la poche de ma veste. Je retourne au petit salon avec l’impression d’avoir quinze ans.

C’est ma pièce préférée du Manoir, elle ressemble à une bibliothèque par ses grands casiers remplis de livres et d’ouvrages divers. Sur un pan de mur trônent les portraits de chaque membre de la famille, à l’âge de vingt-cinq ans.

Je relis les notes d’Antonin afin de visualiser la scène comme si j’étais monsieur Goriot. Plusieurs questions me viennent à l’esprit : qui est cet enfant ? Pourquoi l’avoir abandonné dans ce bois-là, précisément ? Est-ce un accident ou un acte cruel ? Mais surtout, qui possède un cœur aussi froid pour faire ça à un enfant ?