À l’ombre des migrants - Jean-Noël Bertora - kostenlos E-Book

À l’ombre des migrants E-Book

Jean-Noël Bertora

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  • Herausgeber: Le Cri
  • Kategorie: Krimi
  • Sprache: Französisch
Beschreibung

À Grande Pinthe, ville du littoral de la Manche, un téléphone retrouvé près d’un camp de migrants fait ressurgir une série de disparitions inexpliquées de jeunes filles. Tandis que les premières responsabilités paraissent établies, les coupables neutralisés, et que l’affaire semble close, des citoyens ordinaires, refusant l’oubli, poursuivent leur quête de vérité. Leur persévérance met au jour des révélations troublantes, forçant la justice à rouvrir les enquêtes. La vérité, longtemps enfouie, éclatera dans un dénouement aussi inattendu que tragique.

 À PROPOS DE L'AUTEUR 

Curieux et engagé, Jean-Noël Bertora aime explorer les rouages de notre société à travers la fiction. Fort d’un parcours riche et d’un esprit critique affirmé, il considère le doute comme une démarche essentielle d’intelligence. Amateur de science-fiction et de politique, il a publié plusieurs romans mêlant anticipation, réflexion et imagination.

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Seitenzahl: 528

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Jean-Noël Bertora

À l’ombre des migrants

Une enquête hors normes

Roman

© Lys Bleu Éditions – Jean-Noël Bertora

ISBN : 979-10-422-8373-5

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Brigitte, mon épouse

Partie I

Alain Norek était las, fatigué, harassé, ankylosé, courbatu. Assis dans sa vieille Peugeot depuis six heures ce matin, sa montre indiquait 8 h 45. Personne n’était encore sorti de la maison bourgeoise qu’il surveillait. Qu’elle était dure la vie d’un détective désargenté ! Quelle déchéance pour un ancien policier émérite que de se retrouver à rechercher un flagrant délit d’adultère ! Dix ans après, Alain se demandait encore parfois, ce qui avait pu le décider, après la mort accidentelle de ses parents, à démissionner pour venir occuper la maison familiale dans cette ville côtière du nord de la France. Déjà paupérisée à son arrivée, la situation de cette cité se détériorait année après année. Désindustrialisation, chômage de masse, pauvreté économique, sociale et récemment, des flux migratoires qui venaient se briser sur les côtes de la Manche. Des êtres encore plus pauvres, plus malheureux que les autochtones, s’échouaient sur les grèves et sur les trottoirs de la ville de Grande Pinthe.

Sa licence de détective privé lui permettait de survivre dans ce désert social. Sa clientèle, celle qui pouvait s’offrir ses services, se recrutait chez les édiles, chez les quelques encore riches propriétaires, commerçants, ou chefs d’entreprises. Tout ce beau monde exploitait sans vergogne la populace composée de travailleurs précaires et aussi de quelques migrants ayant obtenu, par miracle, un titre de séjour temporaire. Comme Goran Devken, un Kurde, employé dans une entreprise de maçonnerie, pour lequel, son patron lui avait commandé une enquête pour pouvoir le licencier pour faute.

Que du bonheur !

En attendant, l’épouse infidèle de la grande boucherie du centre-ville ne sortait toujours pas de la maison de son amant. S’il parvenait à prendre des photos montrant madame la bouchère embrassant, sur le pas de la porte, monsieur l’architecte, peut-être qu’il pourrait alors percevoir les trois cents euros promis par le cocu désemparé.

Que du bonheur !

La porte s’ouvrit, Alain, surpris, empoigna précipitamment son appareil photo posé sur le siège passager, qui s’échappa de sa main engourdie par le froid. Il se pencha pour reprendre l’appareil, se releva pour voir la bouchère s’engouffrer dans sa voiture et partir, laissant s’envoler des billets de cent euros dans un souffle de gaz d’échappement. Bon, se dit Alain, il me reste encore un peu de monnaie pour aller boire un café avant d’explorer le Kurdistan.

Sur le trajet de retour vers le centre-ville, en faisant le point sur ses maigres finances, la question revint de savoir s’il n’allait pas devoir vendre la maison de ses parents. Ce serait un crève-cœur, mais s’il ne trouvait pas rapidement des recettes dans son activité, alors il devrait s’y résoudre. De plus, le marché immobilier national, en berne avec l’inflation galopante, se décomposait encore plus à Grande Pinthe. Qui voudrait et surtout qui pouvait acheter une maison ici, au milieu de cette déshérence ? Alors, ce n’était pas gagné !

Devant une tasse de café vide depuis longtemps, Alain relisait les quelques notes déjà relevées sur la situation de Goran Devken. Marié avec deux enfants, il habitait un préfabriqué installé dans une zone qui n’avait plus d’activité que le nom tant les industriels avaient depuis longtemps déserté la région. Aussi, dans des espaces laissés libres, la municipalité avait-elle aménagé d’anciens locaux professionnels en logements provisoires, dans l’attente de constructions d’habitats sociaux, toujours pas à l’ordre du jour du conseil municipal.

Au bout de cette zone, longeant la route d’accès à l’autoroute reliant la capitale régionale au terminal ferroviaire du tunnel sous la manche, s’étendait un bidonville fait de baraques, de constructions précaires, branlantes, voire de tentes, où s’entassaient des migrants, en majorité des Kurdes et des Afghans. Goran Devken s’y rendait souvent, pour apporter des vivres ou d’autres effets de première nécessité à ses compatriotes.

Toutes les observations d’Alain montraient un homme courageux, entièrement dévoué à sa famille, mais également préoccupé du malheur des autres au point de travailler encore plus pour aider plus pauvre que lui. Et c’était cela d’ailleurs que lui reprochait son patron : travailler au noir en dehors de ses heures rémunérées, en utilisant les outils de travail de l’entreprise. Alain devait constater ces activités illicites afin de motiver son licenciement. Non, décidément, c’était trop ! Alain décida de s’assurer de la réalité de ses premières observations. Si elles se confirmaient, le patron irait se faire voir ailleurs, chez les Grecs, les Afghans, mais pas chez les Kurdes. Il jeta quelques pièces sur la table en bois, sortit sans un mot pour rejoindre sa voiture, courbé sous la pluie froide d’un hiver naissant.

Les essuie-glaces, hors d’âge, peinaient à ôter la pluie de son champ de vision, tout en faisant un bruit de frottement crispant. Alain s’approchait du quartier anciennement nommé la ZI du Dyck où résidaient Goran et sa famille. Son GPS lui fit prendre une rue sur la gauche tout en lui indiquant qu’il se trouvait à une minute de sa destination. Il poursuivit jusqu’à voir le logement de Goran Devken et se gara sur une place de stationnement le long de la rue. Une recherche sur internet lui avait permis de trouver son numéro de portable. Il composa le numéro, estimant qu’un entretien téléphonique serait moins stressant pour un premier contact.

— Allo ?
— Bonjour, monsieur Goran Devken, je m’appelle Alain Norek et j’aurais souhaité m’entretenir avec vous.
— À quel sujet, Monsieur, je ne sais pas qui vous êtes.
— C’est à propos de votre patron.
— Comment ça, mon patron ?
— Je dois vous parler, monsieur Devken, c’est important pour vous.
— Qu’est-ce qu’il veut, mon patron ? Me virer ?
— Pourquoi dites-vous cela ? Vous pensez qu’il veut se séparer de vous ?
— Je ne sais pas Monsieur. Vous savez, les étrangers ne sont pas très bien vus ici, surtout depuis l’afflux de migrants. Alors je m’attends à tout.
— Bien, il faut vraiment que l’on se voie.
— Si vous voulez, mais pas maintenant, je suis occupé. Ce soir vers 17 heures chez moi. Vous savez où j’habite ?
— Oui, pas de soucis, à ce soir donc.
— Mais, avant, vous êtes qui, vous faites quoi ?
— Ça ne va pas vous plaire. Je suis détective privé et j’ai une mission qui vous concerne. Mais j’ai décidé de vous en parler, alors que normalement je ne devrais pas le faire.

Sans répondre, après un court silence, Golan raccrocha sur un laconique « À ce soir ».

Fermant son téléphone, Alain Norek se dit qu’il avait tout le temps de rentrer prendre une douche, grignoter un en-cas, faire un mot croisé et pourquoi pas, ensuite, aller à la bibliothèque municipale en attendant 17 heures. Une journée peu exaltante, mais qui préserverait ses derniers euros. Ce serait bien utile après l’échec du constat d’adultère et avant ce qu’il allait sans doute décider concernant la mission Kurdistan.

Quand la porte s’ouvrit, Alain fut surpris. Il s’attendait à voir Goran, alors que se tenait devant lui, une femme vêtue d’une longue robe, ses longs cheveux bruns bouclés sur les épaules, un grand sourire sur son visage rond, des yeux vert brillant lui conféraient une prestance de reine. Sa surprise devait se voir, car, son sourire s’agrandit en lui disant :

— Vous êtes le détective qui veut rencontrer mon mari, je suppose. Allez, rentrez, Goran ne va pas tarder, il sera un peu en retard.
— Merci.

Ce fut tout ce qu’Alain put dire, tant cette femme l’impressionnait. Il s’en voulait d’avoir été influencé par d’imbéciles préjugés sur les femmes orientales. Non, elle n’était pas soumise, cloîtrée au fond de la cuisine, emprisonnée dans un tchador. Elle pouvait recevoir chez elle un homme, un inconnu sans frayeur et sans complexe. C’était lui qui du coup en avait des complexes.

— Une tasse de thé ?
— Oui, je veux bien.

Une table, quatre chaises, un petit meuble bas sur lequel se posait un vieux téléviseur, un coin cuisine, un évier, un frigidaire, une plaque de cuisson, des étagères. Sans le vouloir, tout en buvant son thé, Alain venait de faire l’inventaire de l’unique pièce à vivre du logement. Sous le regard perçant de la femme assise à la table en face de lui, Alain se sentit rougir.

— Sommaire, n’est-ce pas ?
— Heu non, enfin oui. C’est peu de mobilier.
— Cela nous suffit. Vous savez, nous venons de loin et avons vécu des choses terribles. Alors, avoir un toit, à manger tous les jours, c’est un luxe que n’ont pas beaucoup d’autres personnes, pas très loin d’ici d’ailleurs.
— Oui, bien sûr, excusez-moi, je suis lamentable.
— Non, je vous taquine. Au fait, comment vous appelez vous ? Moi c’est Ezma.
— Alain, Alain Norek.
— Quelle origine, votre nom ?
— Tchèque.
— J’ai failli étudier une langue slave, mais j’ai renoncé.
— Pourquoi ?
— La guerre s’est invitée dans mes souhaits d’étude.
— Décidément je n’en rate pas une.
— Mais, j’ai appris le français, monsieur Norek.
— Que vous parlez très bien.
— Oui, c’est une langue étrange au début, puis on découvre sa beauté, sa richesse. Dommage qu’elle se pollue à présent d’anglicismes à tout va.
— C’est vrai. Vous parlez peut-être aussi l’anglais ?
— Le français, l’anglais, l’arabe, le kurde, aussi, un peu, de moins en moins. Devant nos enfants on évite le kurde, ils doivent s’intégrer dans ce beau pays, n’est-ce pas ? Et vous, le tchèque ?
— Ah non, tout juste le français. J’ai fait un peu d’allemand et d’anglais au lycée, mais à peine suffisant pour commander une bière. Par contre, vous, vous avez une grande facilité avec les langues.
— J’étais traductrice en Syrie.
— Ah, oui.
— Et maintenant, monsieur Norek, je fais des ménages, je nettoie les toilettes des personnes âgées.
— Désolé.
— De quoi êtes-vous désolé, vous n’y êtes pour rien. Mais… voici Goran.

Deux enfants d’une dizaine d’années le précédaient. Ils se figèrent à l’entrée de la pièce en apercevant un homme assis à leur table ; un garçon et une fillette, plus jeune, leur cartable sur le dos, comme de bons écoliers, mais dans leurs yeux se lisait une grande frayeur.

— Rentrez, les enfants, n’ayez pas peur, c’est un ami de papa, il s’appelle Alain. Alain, voici Adar, notre fille de 9 ans et Akam, notre garçon de 11 ans.
— Bonjour, les enfants, bonjour Goran.

Les deux enfants hochèrent la tête, trop intimidés pour répondre.

— Désolé. J’ai oublié de les prévenir de votre visite, et puis je ne pensais pas que vous seriez déjà arrivé.
— Ce n’est pas grave Goran. Nous avons fait un peu connaissance bien que sa profession m’interroge. Enfin, connaissance…, si je puis dire, en restant dans le domaine des banalités. Après, ce qu’il a à te dire pourrait peut-être faire changer mon opinion. Bon, les enfants, venez avec moi dans votre chambre, papa et son ami ont des choses à se dire.

Sans un mot, sans une protestation, les deux enfants obéirent.

— Je ne comprends pas pourquoi mon patron veut me licencier maintenant. Je n’ai jamais eu de problème avec lui.
— C’est pour vos travaux au noir en utilisant les outils de la société.
— Quoi ? Mais c’est lui qui me l’a autorisé dès mon arrivée dans l’entreprise !
— Ah ! Il a changé d’avis apparemment. Il doit y avoir une raison. Vous n’avez pas eu de retards, de malfaçons dans vos travaux ?
— Non, Monsieur, non. Je crois que ma seule faute c’est d’être étranger. Comme je vous le disais au téléphone. Depuis peu, il subit l’influence de personnes très engagées en politique, des gens de l’extrême droite. J’ai su que mon patron avait même participé à une manifestation pour renvoyer les migrants chez eux. Alors, c’est possible que ces gens le poussent à m’éjecter. Je ne vois pas d’autre raison que celle-ci.
— Vous devez vraiment effectuer ces travaux au noir ? Votre salaire ne vous suffit pas ? D’autant que votre épouse travaille aussi. Je me suis renseigné sur les montants de vos loyers et des aides. Sans être riche, évidemment, mais vous devriez subvenir à vos besoins sans cela. Ne vous offusquez pas de mes questions, je veux simplement tout comprendre.
— Oui, après tout, vous n’êtes pas obligé d’être là. Je me dois d’apporter une aide à mes compatriotes qui sont dans un extrême dénuement. Je ne pourrais pas, nous ne pourrions pas, Ezma et moi, vivre à côté d’eux et les ignorer. Le peuple kurde subit des drames et des malheurs depuis près d’un siècle. Vous ne pouvez pas imaginer ce qu’est d’être kurde aujourd’hui. Alors, oui, je travaille dix, douze heures par jour, je nourris ma famille, j’aide mes compatriotes. Mon épouse fait aussi des ménages le jour et des travaux de traductions le soir très tard. C’est ainsi que l’on parvient à faire le maximum pour eux.
— C’est la raison de vos fréquents déplacements dans le camp de migrants ?
— Oui, je leur rapporte ce que je peux. C’est bien, mais largement insuffisant. La situation dans le camp est de plus en plus difficile. Les tensions s’aggravent entre Kurdes et Afghans. Les passeurs vers l’Angleterre les exploitent, la police laisse faire, voire les encourage à les démunir pour les envoyer se noyer dans la Manche. C’est cela, c’est cela la réalité des migrants. Alors, si mon licenciement sera dur à supporter, ce n’est rien comparé à tous ces drames.
— Monsieur Devken, je vais dire à votre patron que mon enquête n’a pas abouti. Vous allez rendre les outils empruntés à l’entreprise.
— Mais vous n’avez pas compris, je dois effectuer ces travaux.
— Si, j’ai compris. Et j’ai des solutions à vous proposer.

Il était plus de vingt-deux heures lorsque Alain quitta le domicile de Goran. Il n’en revenait pas de s’être impliqué autant. Un sourire ne quittait plus sa face rougie par le froid nocturne. L’impression de quitter la monotonie atone de son quotidien pour quelque chose qu’il n’osait nommer, mais qui faisait un bien fou à son ego perdu. Cette famille qu’il connaissait depuis quelques heures seulement lui paraissait avoir toujours été présente. Elle devenait son univers. Il avait partagé leur repas du soir. Une fois les enfants couchés après avoir mangé, Goran, Ezma, et lui autour d’une ashreshteh, une soupe de légumes et de vermicelles, discutèrent, commentèrent ses suggestions, parfois en doutant de leur faisabilité, parfois en riant aux éclats, parfois les larmes aux yeux. Ils refusèrent d’abord, non, pourquoi ? Puis oui, pourquoi pas ? Oh merci, oh Alain, trop, Alain trop, comment dire merci sans être à mille lieues de ce que l’on devrait vous dire. Et, c’est en trinquant avec un verre d’alcool que les choses furent acceptées et actées. Toute la famille déménagera dans la maison d’Alain.

Goran récupérera tous les outils qui prenaient la poussière dans l’atelier au fond de son jardin et utilisera ce même atelier pour ses préparations de chantiers. La maison familiale d’Alain était grande, plus de 150 m² sur deux étages. Il y aurait de la place pour y loger une famille de Kurdes au 2e étage accessible par une entrée particulière sur l’arrière. Alain installera des compteurs pour l’électricité et le gaz, qui seront les seules contributions de la famille, pas question de faire payer un loyer. Il faudrait seulement que Goran aménage une cuisine. Les travaux seront prévus la semaine prochaine et l’emménagement dans une quinzaine de jours. Alain riait tout seul au volant de sa vieille Peugeot en imaginant la tête du patron xénophobe quand il lui annoncera que son employé kurde était irréprochable.

Putain que ça faisait du bien ! Que du bonheur… !

Ce sondage, commandé par une grande marque de véhicules automobiles, n’en finissait pas de barber Annie Galiènne. Elle devait poser toujours les mêmes questions à des personnes tirées au hasard dans des répertoires téléphoniques informatisés, mis à sa disposition par l’institut de sondages pour lequel elle travaillait. La liste des questions sur un document écrit en braille reposait à côté de son ordinateur. Elle les énonçait à l’interlocuteur, les réponses et leurs échanges s’enregistraient automatiquement. En fin de matinée, elle clôturait son travail en appuyant sur une touche du clavier qui commandait la transmission du fichier à l’institut.

Annie Galiènne, aveugle de naissance, se contentait de cet emploi à mi-temps qui ne la sublimait pas, mais qui occupait ses matinées. Parfois, les thèmes des sondages se révélaient plus intéressants, comme celui, récemment, sur l’adaptation au changement climatique des familles dans leur vie quotidienne. D’autres, par moment, furent aussi dignes de son intérêt, mais le plus grand nombre touchait plus particulièrement les habitudes de consommations. Toute une matinée consacrée aux margarines, aux téléphones portables ou aux eaux minérales gazeuses, ne générait pas particulièrement un engouement à sauter au plafond. Mais, bon, son handicap ne lui offrait pas beaucoup de choix. Déjà, cet institut de sondages avait bien accepté de la recruter en lui donnant des outils adaptés.

Depuis dix ans quelle questionnait la population, elle commençait à saturer. Il faudrait qu’elle songe à étudier d’autres possibilités de travail. Son appartement de trois pièces dans un immeuble HLM de la périphérie de la cité était parfaitement adapté pour elle. Une pièce salon-salle à manger, une cuisine séparée, une chambre, une salle de bain, tout son univers en quelques dizaines de m² lui apportait confort et sécurité. Elle y était bien. Surtout qu’elle bénéficiait de la part des services sociaux de la commune et du département d’une aide permanente à domicile. Et pas n’importe laquelle puisqu’il s’agissait de Pierrick Laurent, là tout près. Il occupait un studio sur le même palier en face de son appartement.

Ah Pierrick ! Un colosse, plus de cent vingt kilos de chair et de muscles sur un châssis de presque deux mètres, lui était entièrement dévoué. Pierrick lui vouait une adoration sans limite, qui la gênait parfois, mais pas souvent. Il l’assistait en permanence, la protégeait de tout. Avec lui, elle trouvait ce qui lui avait manqué depuis sa naissance, la présence d’un proche, d’une amitié sans faille, désintéressée, honnête et chaleureuse. Abandonnée à quelques mois d’existence, confiée aux services de la DASS, de familles d’accueil en familles d’accueil toutes empressées de la faire partir, elle venait, depuis que Pierrick s’occupait d’elle, de trouver son ancrage.

Annie Galiènne aurait pu être pleinement heureuse si elle n’avait pas eu ce don qui la mettait aux contacts des misères du monde. Elle était ce que d’aucuns appelaient un médium, ou une extralucide. Elle pouvait sentir les émotions, les préoccupations, les stress, en posant ses mains sur celles d’une autre personne. Elle percevait également les émanations de quelqu’un ayant séjourné dans une pièce. Elle ne prédisait pas l’avenir, mais l’ensemble de ses perceptions lui conférait la capacité de conseils dont la justesse se révélait idoine neuf fois sur dix. Alors sa clientèle était nombreuse et fidèle.

Dès quinze heures, jusqu’à parfois vingt heures, elle se consacrait aux séances de prémonitions. C’était Pierrick qui en organisait toute la logistique. Il établissait les rendez-vous, percevait l’argent pour ceux qu’Annie faisait payer, assurait la sécurité des entrevues en y assistant, sans être vu depuis la petite cuisine. Son physique était en soi un gage de sécurité. Cependant, Annie savait que cela le gênait. Pierrick était agoraphobe, enfin pas entièrement, mais la multitude l’angoissait. Il ne parlait presque pas. Il ne répondait pratiquement jamais aux questions qu’on lui posait, enfin sauf avec elle. Ce mutisme le rejetait de fait, en faisait, aux yeux des autres, un être simplet, sujet de moqueries. Mais, derrière cette façade d’absence, se cachait une personnalité complexe. Pierrick possédait une mémoire exceptionnelle, une maîtrise des chiffres, des calculs les plus compliqués. Mais rien ne sortait de cette carcasse, sauf quand Annie le sollicitait. Elle était la seule à pouvoir communiquer avec lui. Jamais il n’y eut entre eux la moindre équivoque. Pierrick l’aimait d’un amour platonique. Elle avait, envers lui, un amour filial. Cela faisait plus de dix ans qu’ils s’étaient trouvés et aucun des deux n’imaginait pouvoir vivre autrement. Deux brefs coups de sonnette annoncèrent la venue de Pierrick. Il était d’une précision diabolique dans la gestion du temps. Cela ne faisait qu’une minute qu’elle venait d’envoyer le fichier d’interrogatoire à l’institut.

— Ah bonjour, Pierrick, tu vas bien ?
— Oui.
— Tu as prévu combien de clients cet après-midi.
— Dix.
— Bien, des cas difficiles ?
— Ne sais pas, mais quatre sont déjà venus.
— Que vas-tu nous faire à manger ?
— Du riz, du thon et de la ratatouille.
— Ouah, pas de dessert ?
— Non, surveille ta ligne.
— Ah, ah, Pierrick, je t’aime bien, tu sais.
— Oui.

Annie savait qu’il souriait en se dirigeant vers la cuisine. Elle sentait les effluves de son bonheur traverser la pièce. Leur repas terminé, les plats, assiettes, couverts lavés et rangés dans les placards de la cuisine, Pierrick installa les chaises pour recevoir les clients de l’après-midi, tout simplement l’une en face de l’autre, de part et d’autre de la table, avec un espace calculé pour qu’Annie puisse, sans trop d’efforts, poser ses mains sur celles de la personne reçue.

— On ne se ferait pas un café ?
— Si, mais pas plus de 11 minutes.
— Tu es un vrai despote.
— Je n’y peux rien, c’est le temps qui passe.
— Bon alors tu me le fais ce café, on perd du temps là !
— Je t’aime bien, tu sais.
— Oui, mon Pierrick, je sais.

C’était son bonheur à elle qui colorait l’atmosphère de la pièce à présent.

— Voilà, je dois passer un entretien d’embauche la semaine prochaine et je voudrais savoir si je suis capable d’y arriver et il faudrait aussi que vous me conseilliez sur l’attitude la meilleure à avoir.

Sans avoir encore posé ses mains, Annie percevait la détresse, l’angoisse chez l’homme assis tout prêt d’elle.

— De quel emploi s’agit-il ?
— Un poste de manutentionnaire chez Amazon.
— Bien, donnez-moi vos mains.

Ce n’était pas qu’un manque de confiance qu’Annie percevait chez cet homme. Il y avait une fragilité ancienne, une blessure, un traumatisme puissant qui phagocytait sa personnalité. Elle se concentra encore plus… C’était, oh ! Mon Dieu.

— Il faut que vous parliez de votre enfance Monsieur. Vous ne pouvez pas rester avec cela enfoui dans votre conscience. N’ayez pas honte, vous êtes la victime. Dénoncez votre père, vous étiez un enfant innocent. Il n’avait pas le droit de vous faire ça. Tant que vous n’en serez pas libéré, vous n’arriverez à rien.
— Quoi, quoi, qu’est-ce que vous dites, c’est n’importe quoi. Elle est folle.

Il se leva brusquement, renversant la chaise avec fracas et s’enfuit en courant.

— Tu veux que je le rattrape ?
— Non, Pierrick, laisse-le. Mais je pense qu’il reviendra me voir quand il aura accepté la réalité. Il la refoule depuis longtemps et personne, jusqu’à ce jour, ne lui en avait parlé. Alors c’est un choc, mais salutaire, je crois. Nous verrons Pierrick, nous verrons. Allez, fais rentrer le suivant.
— La suivante, plus précisément.

La journée se termina plus sereinement. Ses derniers clients étaient des habitués. Elle les connaissait par cœur. Il revenait toujours, car la vie était dure pour eux et Annie savait exactement ce qu’il fallait leur dire, pour qu’ils soient, non pas plus heureux, non, mais plus eux-mêmes. Annie rendait leur personne plus lumineuse, plus présente, plus repérable dans la grande confusion de la société actuelle. Ils arrivaient tristes, inquiets, ils repartaient confiants en eux. Certains réussissaient à vivre mieux, à prendre les bonnes décisions, d’autres retombaient trop rapidement et revenaient la voir. Ceux-là ne la payaient plus. On ne pouvait rien lui cacher. Son don était trop puissant. Ceux qui avaient voulu la duper le regrettaient très rapidement. Et si Pierrick devait sortir de la cuisine, alors, les esprits se calmaient aussitôt. Seulement, Annie se préoccupait de l’augmentation de sa notoriété. On venait la voir de plus en plus loin et elle craignait de ne plus pouvoir assurer tous ces entretiens. Elle se fatiguait, elle n’avait plus vingt ans. Mais elle ne trouvait pas de solution à ce problème. Alors elle continuait.

— Au revoir, Pierrick, à demain.
— À demain.

Ce lundi matin, Alexandre Loiseau patientait sur le quai de la gare de Grande Pinthe, dans le froid et le vent. Son parka, remonté jusqu’au menton, côtoyait l’agacement qui commençait à lui prendre la gorge. Voilà près de trente minutes que le TER en provenance de la capitale régionale avait été annoncé avec un retard prévu de dix minutes. L’estimation ne devait pas être leur fort à la SNCF. En ce tout début de semaine, une nouvelle collègue devait arriver au commissariat et c’était lui, Alexandre Loiseau, l’inspecteur le plus ancien, qui allait avoir la charge, non seulement de l’accueillir, mais également, et surtout, de faire équipe avec elle. Vingt-cinq ans, sa nouvelle équipière avait vingt-cinq ans, il en avait le double. Misère de misère !

Le train entrait enfin en gare. Peu de passagers en sortirent, en majorité des jeunes, élèves, apprentis venant rejoindre les quelques établissements d’enseignement de la ville. Les flux importants allaient surtout dans l’autre sens, vers la capitale régionale, là où se situait la majorité des activités, des emplois. D’une voiture située en tête de train, Alexandre Loiseau aperçut, un petit bout de femme, chargée d’une énorme valise et d’un gros sac à dos. Il lui fit un signe de la main. Elle accéléra le pas et avec un grand sourire, posa sa valise, lui tendit la main.

— Bonjour, Sonia Fronce, votre nouvelle collègue.
— Enchanté, moi c’est Alexandre Loiseau.
— Ah c’est vous, mon coéquipier. Super, merci d’être venu me chercher.
— Allez, donnez-moi votre valise, ma voiture est juste à la sortie.
— Oui pour la voiture, mais je suis assez forte pour porter ma valise. Merci quand même.

La voiture, garée en double file avec le logo « POLICE » bien en vue, alors que des places de stationnement étaient libres juste à côté, fit soulever un sourcil à Sonia Fronce.

— Heu, quand je suis arrivé, il y a maintenant trois quarts d’heure, il n’y avait aucune place. Et je vois, dit-il en riant, que vous portez bien votre nom.
— Pourquoi, mon nom ?
— Vous avez froncé les sourcils.
— Ouah, on va s’amuser ensemble.
— Oui, enfin quand on pourra.

Une fois installés dans la voiture, en route vers le centre-ville, Sonia Fronce ne put s’empêcher de jeter des regards vers son collègue. Pas très grand, un mètre soixante-dix à peine, même un peu moins, légèrement ventripotent, enfin un plus qu’un peu, une petite moustache complétait une calvitie naissante, la cinquantaine bien tassée sans doute.

— Ça y est ? Vous avez fini votre état des lieux ? Vous êtes impressionnée par mon allure de grand sportif ?
— Oh, excusez-moi. Ce n’est pas très poli. Je suis désolée. Enfin sportif, mais ancien sportif sans doute ?
— Même pas, répondit-il en riant.
— À mon époque, les épreuves sportives du concours d’entrée dans la police étaient très succinctes. Heureusement. Et vous, le sport ?
— Pas très fana non plus. Mais j’ai fait de la gymnastique plus jeune.
— Plus jeune que maintenant, c’est possible ?
— Oh, vous êtes un rigolo vous ? Eh, j’ai vingt-cinq ans, majeure, vaccinée, et toutes mes dents, monsieur le policier.
— Moi, cinquante, vacciné, mais pas toutes mes dents, désolé ! Vous viviez où avant de venir ici ?
— Mes parents habitent encore en Savoie, où je suis née.
— La Savoie, eh bien ça va vous changer le littoral de la mer du Nord !
— Oui, bon, on verra. Je ne suis pas trop sensible à cela. Mais, oui, c’est différent.
— Au fait, vous voulez sans doute poser vos valises avant d’aller au commissariat ?
— Ben oui, mais je n’ai pas trouvé de logement pour l’instant, alors j’ai réservé une chambre à l’hôtel du Grand palais.
— Je vais me renseigner, mais on va vous trouver un logement.
— Merci. Autrement, les enquêtes ici, intéressantes ?
— On en reparlera plus précisément, mais surtout des violences dans le milieu familial, des heurts dans le camp de migrants, et puis tout le quotidien d’un lieu de pauvreté économique, culturelle et sociale : vols, agressions urbaines, drogues, alcoolisme. Vous vous attendiez à quelque chose de cette nature en venant ici ? Il est vrai que ce genre d’affectation est plus subie que choisie.
— Peut-être, mais pas pour moi. Je suis sortie deuxième de ma promotion et j’ai choisi mon affectation.
— Quoi ? vous êtes venue ici volontairement. Mais pourquoi ?
— Parce que je savais que vous seriez mon coéquipier, uniquement pour cela.
— Ah, ah, elle est bien bonne. Vous ne manquez pas d’humour. Non sérieusement.
— Je ne sais pas. Je vais vous paraître naïve, ingénue, mais je veux aider la population, celle qui en a vraiment besoin.
— Ici, vous n’aurez que l’embarras du choix. Bon, on est arrivé à l’hôtel. Prenez votre temps, vous ne pouvez venir que demain au commissariat.
— Non, ça ira. Attendez-moi, en double file comme d’habitude, j’en ai pour deux minutes.
— Vous n’en perdez pas une, madame la lieutenante de police !
— Eh oui, monsieur le capitaine de la même police nationale !

Le planton, en les voyant rentrer dans le commissariat, en rigolant, apostropha Alexandre Loiseau :

— Eh, Alex, tu n’as pas pu faire garder ta fille ? La nourrice fait grève ?
— Ah, très drôle Gardien Vermeersch, je vous présente la lieutenante Sonia Fronce qui va sans doute vouloir vous dire deux mots d’ici un moment.
— Oups, désolé, lieutenant.
— … nante, lieutenante, ne vous en déplaise, brigadier, heu, vous vous appelez comment déjà ?

Dans le hall d’accueil, étroit et sombre, quelques quidams assis ou debout patientaient devant le gardien préposé aux enregistrements, protégé par une vitre en plexiglas. Il fit un signe de tête à leur encontre, trop occupé pour leur adresser une parole.

— Ici, au rez-de-chaussée et au premier étage, l’unité de sécurisation ; au deuxième, l’unité d’investigation avec les bureaux des enquêteurs, ceux de la scientifique, ceux de la brigade de la famille et des mineurs. Vous partagerez mon tout petit bureau. Enfin au troisième, le commandement, le bureau du commissaire, les services administratifs. Et au sous-sol, les parkings de véhicules, les locaux de stockage et autres locaux techniques. Voilà au total cent vingt agents et seulement cinq équipes de deux enquêteurs, Officiers de Police judiciaire. Notre référent justice, c’est le plus souvent le juge d’instruction Martin Krivak. Il est bien, on peut compter sur lui.
— Et le commissaire ?
— Je vous fais visiter les bureaux et ensuite, on va le voir. Je vous laisse le soin de le découvrir vous-même.
— Capitaine, on peut se tutoyer ?
— Avec plaisir, lieutenant, je peux aussi Sonia ?
— Avec joie, Alex ou Alexandre ?
— Je suis Alex depuis l’école primaire.
— Pas en maternelle ?
— Trop fort, j’ai sauté la maternelle.
— Oh, je vais côtoyer un HPI.
— Oui, Haut Potentiel d’Investigation, ma collègue moqueuse.
— Bien vu.

Effectivement, la pièce était petite. Deux vieux bureaux métalliques se faisaient face au centre du local, deux chaises en bois, sans doute issues du rebut d’une cantine scolaire, en guise de fauteuil, deux autres pour recevoir les personnes interrogées. Accolées au mur, deux armoires métalliques brinquebalantes complétaient le mobilier. Sur les bureaux, un ordinateur, un téléphone, à peine visibles sur celui d’Alex sous une avalanche de papiers, de classeurs, de chemises diverses. Sur le sien, un post-it jaune sur l’écran avec le mot « bienvenue » écrit d’une main malhabile.

— C’est le grand luxe. Heu, pas d’imprimante ?
— Oula ! Il faudra aller dans le couloir pour admirer l’imprimante commune aux cinq bureaux des enquêteurs, le plus souvent en panne. Bourrage et pas d’encrage, sont les deux mamelles de la fonction impression du service Enquêtes.
— J’ai l’impression que je vais me plaire ici.
— Ah, ah, on ne va pas s’ennuyer tous les deux. Bon, allez je te présente aux collègues, enfin, ceux qui sont là et après on va voir le commissaire.

L’entrevue avec le commissaire fut brève. Il parut à peine concerné par la venue d’une nouvelle collègue. Une fois les questions d’usage posées, ses remerciements prirent la forme d’un congédiement.

— Eh bien, peu loquace, notre chef.
— Il ne souhaite que partir d’ici. Il renouvelle sa demande de mutation, tous les ans. Il ne faudra pas compter sur lui pour te couvrir. Au contraire, s’il doit t’enfoncer pour s’en sortir, il n’hésitera pas une seconde. En contrepartie, il te fichera une paix royale.
— Bof, j’aime mieux ça, et puis tu es là toi, mon guide, mon mentor.
— Ton quoi ? Sois polie, s’il te plaît !

Une semaine, cela faisait une semaine que Sonia Fronce côtoyait ses collègues de la brigade d’investigation et de recherche. Outre son coéquipier, il y avait trois lieutenants, un capitaine, un major, deux brigadiers-chefs et deux brigadiers, tous OPJ, bien évidemment. Cette semaine d’observation passa à toute allure. Elle n’eut le temps que de parcourir, dans une grande diagonale, les dossiers archivés d’enquêtes résolues et de sortir pour prendre la mesure de la ville, de son environnement. Les équipes de sécurisation étaient fortement sollicitées par la présence du camp de migrants. Les violences y étaient quotidiennes, à l’intérieur du camp et même à l’extérieur. Parfois, comme aujourd’hui, les équipes d’investigation étaient appelées en renfort pour surveiller les abords du camp. Sonia et Alex, sans enquête en charge, étaient de la partie.

— On va se poser là, sortir de la voiture avec nos brassards et nos armes bien en vue. On observe sans plus, tout en restant en contact radio.

À un peu plus de cent mètres, juste devant eux, les agents en tenue d’émeute tentaient de repousser une foule hétéroclite en colère. Les bruits assourdissants de cris hurlés, d’avertissements par haut-parleur, saturaient l’atmosphère. Puis, se firent entendre les premières détonations de grenades lacrymogènes, les fumées, les cris à présent de panique, les ruées de la foule pour se sauver des nuages toxiques.

— Pourquoi cette émeute ?
— Je ne sais pas. Souvent il ne faut pas grand-chose pour que la situation devienne vite insupportable dans le camp. Alors, les colères jaillissent. Et nous, on réprime.
— Depuis combien de temps cela dure ?
— Des années. Le camp se vide puis se remplit à nouveau selon les flux migratoires. Actuellement ce sont les Kurdes et les Afghans. Après il y aura peut-être des Soudanais ou d’autres peuples en détresse.
— Et ici c’est le cul-de-sac.
— Oui, on n’y part qu’au compte-gouttes.

Tout en parlant, ils marchaient le long de la route, longeant un rebord en terre devant un petit fossé.

— On s’arrête là, on se rapproche trop.

Alors qu’ils opéraient un demi-tour, Sonia aperçut un objet luisant dans l’herbe sur le côté.

— Tiens, Alex, regarde j’ai fait une trouvaille. Un téléphone.

Alors qu’elle se penchait pour le ramasser. Alex lui prit le bras.

— Attends, on ne sait jamais. Tiens, prends-le avec ce gant et mets-le dans un sachet d’indices. On le fera analyser pour savoir à qui il appartient. Il n’y a que très peu de passages par ici, alors un téléphone perdu, c’est un peu bizarre. Pour les migrants, un téléphone c’est vital et ils ne les perdent jamais. Et à par eux, ici, les promeneurs sont rares.
— C’est vrai. Je n’y ai pas pensé.
— C’est normal, tu ne connais pas encore suffisamment cette situation. Mais ça viendra, tu auras les bons réflexes.

La tension diminuait dans le camp. Les bruits s’atténuaient. Le retour au calme se précisait. Un appel radio les avertit qu’ils pouvaient partir.

La journée se terminait, trop tard, pour retourner au commissariat. Alors qu’ils réintégraient leur véhicule, une vieille Peugeot bleue avec un homme au volant les croisa.

— Ah, il y a quand même un peu de passage.
— Oh en voiture, un peu. Lui je le connais, c’est un ancien confrère. Il est privé maintenant.
— Ah oui, un détective privé à Grande Pinthe !
— Il ne doit pas s’amuser tous les jours, mais bon ça le regarde. Je te ramène à ton nouveau logement ?
— Oui. Merci, Alex, de l’avoir trouvé si rapidement. Cinq nuits d’hôtel, cela commençait à bien entamer mon pécule. Au fait, tu habites où, toi ?
— Je possède une maison dans un lotissement un peu à l’extérieur de la ville.
— Tu es marié ? Oh… excuse ma curiosité.
— Pas grave… Oui je suis marié depuis 22 ans sans d’enfant.
— Ah, un choix ?
— Oui, au début, puis quand on en a voulu et bien, on n’a pas réussi. Alors comme cela s’est avéré trop compliqué, on a accepté, Et puis voilà. Mais bon, on a des petits neveux et des petites nièces qui nous enchantent les soirs de Noël.
— Merci encore pour le logement. À demain.
— À demain.

Alain Norek rentrait chez lui après avoir passé une journée de… brin… comme on dit par ici. Couverte par le tumulte venant du camp des migrants, l’atmosphère, jusque dans le centre-ville, fut électrique une bonne partie de la journée. Alors qu’il devait discrètement surveiller les dépôts de déchets sauvages en bordure du littoral, la proximité de l’émeute dans le camp avait fortement obéré ses possibilités. Les divers professionnels, qui se déchargeaient d’une partie de leurs déchets toxiques dans les terrains vagues situés entre le petit fleuve La Marpe et les dunes, devaient avoir renoncé à le faire ce jour d’émeute et de violence. Il était donc resté toute la journée, caché derrière des buissons d’oyats, dans le sable froid et humide, pour rien. Mais, la communauté de communes, en charge de la gestion des déchets, le rémunérait pour dix journées de surveillance.

Comme il avait perçu que le calme revenait, il avait décidé, pour rejoindre la ville, de couper au plus court en empruntant la route passant devant le camp. La police était encore présente, il aperçut sur le bord de la route, l’inspecteur Loiseau et une jeune policière qu’il ne connaissait pas. « Au moins lui, il avait de la compagnie, et agréable en plus. Je n’aurais pas dû démissionner », se dit-il en souriant.

En poussant le portail de sa maison, il vit Ezma dans le jardin, occupée à enlever les mauvaises herbes de l’allée.

— Bonjour Ezma. Mais tu n’as pas besoin de faire ça. Tu sais, les mauvaises herbes repoussent tout le temps.
— Oui, Alain, raison de plus pour s’en occuper. Tu as déjà fini ta journée ?
— Ne m’en parle pas. Et comme il est déjà près de 17 heures, j’arrête.
— Oh, les enfants à l’école ! Il faut aller les chercher. Goran ne répond pas.
— Ne t’inquiète pas, j’y vais.
— C’est vrai Alain, tu peux le faire.
— Oh oui alors, je peux et j’y cours.

La présence de Goran et de sa famille dans sa maison c’était un vrai bonheur. Alain revivait. Et là, aller chercher des enfants à l’école était une vraie bénédiction. Toutes les petites misères de cette triste journée s’envolèrent. Heureux, Alain était heureux. Lui, le vieux célibataire endurci, solitaire, jusqu’alors enfermé dans une vie sans surprise, mais sans grand intérêt, ouvrait des volets, des regards sur un fourmillement de vies nouvelles. Certes, c’était en quelque sorte par procuration, mais plus qu’un observateur, il se sentait intégré dans cette famille. Il espérait qu’il ne se leurrait pas. Que Goran, Ezma le voyaient aussi comme un plus dans leur intimité et non seulement comme le bon propriétaire des lieux. Les enfants, eux, timides, un peu craintifs au début, étaient à présent complètement libérés avec lui. Il jouait aux échecs avec Akam, un garçon vif, intelligent, toujours souriant. Adar, la petite fille de neuf ans aussi douce qu’espiègle parfois, venait souvent lui demander de lui lire des passages de lecture. L’apprentissage du français se révélait parfois difficile. Il arriva devant l’école juste au moment de la sortie des élèves. Deux bolides bruns, crépus, bruyants, bondirent et jaillirent à l’intérieur de la voiture.

— Waouh, Alain, tu es venu nous chercher. Başe, em herin (Super, allez en route !), Alain.
— Bi fransî Akam ! Petit galopin.
— Oui, Alain, en français. Mais en kurde c’est bien aussi, hein ?
— T’as préparé un goûter ?
— Non, mais, Adar, et puis quoi encore ?
— Deux goûters !

Les éclats de rire occultèrent le ronflement du moteur asthmatique de la vieille Peugeot.

La soirée était déjà bien avancée. Les deux enfants couchés, Goran et Ezma tenaient compagnie à Alain au rez-de-chaussée, dans ses appartements.

Autour d’un café et d’un digestif, ils revenaient sur les évènements de la journée.

— Tu sais ce qu’il s’est passé dans le camp ?
— Oui, j’ai eu un de mes compatriotes au téléphone tout à l’heure. C’est comme d’habitude, mais cette fois-ci, seuls les Afghans étaient concernés. Une dizaine des leurs se sont noyés dans la Manche tôt ce matin. Ils accusent les autorités de ne pas avoir tout tenté pour les sauver. Des rumeurs se sont propagées pour dire que les secours en mer n’ont pas voulu intervenir. Alors, évidemment, cela ne pouvait que provoquer des violences.
— Ce n’est pas impossible, Goran. C’est déjà arrivé que les secours en mer anglais et français se rejettent la responsabilité de l’intervention, lorsque le naufrage a lieu en limite des eaux de leurs compétences respectives.
— Alors là, Alain, ce n’est pas une excuse. C’est même criminel.
— Je suis tout à fait d’accord avec toi Ezma. Je ne cherchais pas d’excuse, mais je tentais tout juste de préciser un fait, c’est tout. Et d’ailleurs, j’irais même plus loin en affirmant que, s’agissant de migrants, les réponses des secours ne sont pas toujours au même niveau de… performance.
— C’est sûr. C’est trop. Il faudrait pouvoir arrêter cette migration. Des gangs de passeurs profitent des malheurs, ce sont eux les criminels qu’il faudrait noyer.
— Peut-être pas les noyer, Goran, mais au moins les arrêter.
— Non, ce n’est pas suffisant. Nous les avons vus à l’œuvre, nous. Ce sont des bêtes nuisibles. D’ailleurs, je…
— Chut Goran, chut.
— Ezma, Goran, je n’ai la capacité de juger personne. Surtout pas des gens comme vous, dont l’histoire m’échappe complètement. Dans des situations de grande détresse, où votre vie est en jeu, on peut être dans l’obligation de faire des choses terribles.
— Oui, Alain, j’ai fait des choix terribles, comme tu dis. Mais c’est fini. Je ne désire que la paix dans ce beau pays. J’espère qu’il sera celui de nos enfants.
— Oui, il le sera si nous le voulons, Goran, et c’est notre vœu le plus cher, alors.
— Alors Ezma, je serai à vos côtés de toutes mes forces.
— Merci, Alain.
— Dis Alain, tu sais, la population dans le camp est très difficile à contrôler, les gens viennent, repartent, reviennent. Alors il est quasiment impossible de savoir à l’instant T si tel ou tel est présent ou pas. Mais, on m’a fait part que, depuis quelque temps, il y a eu des absences inexpliquées, y compris de leurs plus proches parents. C’est bizarre. Chez les Kurdes, notamment, dans une famille, une fille de 15 ans n’est pas reparue. Ça arrive pour les filles, un peu jolies. Tu vois ce que je veux dire. Et c’était le cas. Mais d’après la mère, ce n’était pas le genre de sa fille.
— Oh, Goran, comment en être sûr ? C’est si difficile de survivre dans le camp. Si elle a trouvé une opportunité, elle a sûrement franchi le pas.
— Sans doute Ezma, sans doute.
— Je vais essayer de me renseigner. Autrement, s’ils sont vraiment très inquiets, il faudrait qu’ils aillent à la police.
— Non, mais tu ris Alain, comment veux-tu qu’ils fassent ? C’est impossible pour eux.
— Écoute, Goran, retourne les voir. Tente de préciser les choses. Si tu penses qu’il y a suffisamment de doutes sur cette disparition, prends tous les renseignements et j’irai à la police.
— Tu es sur, Alain ? Tu voudrais bien le faire ?
— Évidemment, enfin, Wekî dîyare, voulais-je dire.
— Ah, ah, ah, mais tu parles kurde Alain ! Tu es extraordinaire.
— Tu es notre bienfaiteur.
— N’exagérons rien. Surtout, que je profite de vous pour occuper mes soirées jusqu’alors solitaires.
— Tu es bête ! On t’aime bien, tu sais, et les enfants t’adorent.
— Ce sont des anges.

L’homme qui sortait de l’appartement d’Annie Galiènne semblait émerger d’un bain de vapeur. Le visage rouge, des gouttes de sueur perlaient de son front, la démarche hésitante, tous les aspects extérieurs d’un malaise accompagnaient sa silhouette. Pourtant, ses yeux reflétaient calme et sérénité, que ne contredisait pas une esquisse de sourire sous sa moustache poivre et sel. Il venait d’avoir sa troisième séance depuis celle où il s’était enfui, paniqué de s’être vu percé à jour au plus profond de son intimité refoulée, enfouie sous des années de déni. C’était encore difficile. Il souffrait de revivre les agressions subies, mais, ensuite, Annie le reprenait en main. Elle s’immisçait dans son traumatisme, faisait sienne sa souffrance, l’éloignait de son souvenir, sans toutefois le supprimer. Il devenait le spectateur de ses propres agressions sexuelles subies. Il ne les refoulait plus, il les regardait comme une réalité, mais comme une réalité du passé. Annie, ensuite, le faisait remonter dans le véhicule de sa vie actuelle, lui redonnait le volant et il arrivait à lui faire part, timidement, de la direction qu’il souhaitait prendre. Il la quittait épuisé, mais confiant en lui-même. Son entretien d’embauche avait été concluant. Il travaillait chez Amazon depuis quinze jours. Il portait, rangeait, soulevait, des milliers de colis pendant huit heures d’affilée. Le salaire écrit dans son contrat en CDD se montait à mille euros nets. Dans son quartier, on le regardait à présent avec envie. Il avait trouvé un travail ! Mais tout cela grâce à cette femme exceptionnelle.

— Tu vois, Pierrick, je t’avais bien dit qu’il reviendrait. Il est sur la bonne voie, celle de la guérison. Mais que c’est dur d’entrer en lui. Une fulgurance me percute, une douleur percluse de honte balaye tout sur son passage. Il me faut accepter l’outrage, le dépasser pour atténuer les effets chez lui. Alors, il se rassérène, il devient plus accessible, et enfin, il reprend possession de son libre arbitre. Je ne fais plus que le guider de loin vers la sortie de son traumatisme et vers la fin de la séance. Quand je pense qu’il se considère comme un privilégié parce qu’il a trouvé un travail où il trime pendant huit heures pour moins de mille euros nets par mois, je suis épouvantée de voir dans quelle misère certains de nos compatriotes vivent. Il me faut du temps pour me remettre. Fais attendre un peu le suivant, s’il te plaît, Pierrick.
— Oui, car la personne suivante interroge.
— Comment cela ?
— Ne sais pas. Elles sont deux. L’une est étrangère, une migrante, l’autre Française l’accompagne. Je crois que c’est l’étrangère qui vient te voir.
— Ce n’est pas important, tu sais. Les émotions n’ont pas de langage. Allez, on y va !

Pauvre femme, se disait Annie. Venir de si loin, réussir à surmonter tant de dangers, pour finir dans un bidonville. Et comme si ce n’était pas suffisant, perdre son mari, noyé dans la Manche. Pour des cas comme celui-là, elle n’était pas d’un grand secours. Son flux empathique ne pouvait pas supporter complètement une telle désolation. Elle ne put que compatir à sa souffrance, lui transmettre des ondes chaleureuses de soutien. Quoiqu’insuffisant, cela permit toutefois de lui donner un peu de forces, juste un peu pour ne pas sombrer.

La personne de l’association d’aide aux migrants qui l’accompagnait lui sourit.

— Merci de nous avoir reçues. Je n’avais pas trop d’espoir, mais je pensais que peut-être vous auriez pu lui apporter un peu de réconfort. Vous l’avez déjà tellement fait pour d’autres personnes que je connais que je me suis dit que…
— Donnez-moi vos mains !

Une vague de découragement submergea le flux d’Annie. Elle s’immisça dans ses plus récents souvenirs. Des images de violences, de colères, de blessures, de cris, de douleurs que vint supplanter une terrible résignation, une morne fatigue désespérée. Elle dut fouiller dans cet océan de malheurs, pour y chercher ce qui motivait encore cette personne, pour que sa volonté revienne surnager le flot jusqu’alors ininterrompu de fatalisme subi. Elle ne lui redonnait pas de l’espoir, ce serait vain, mais simplement la conscience de son existence, de son dévouement, de son aura qui illuminait les ténèbres d’une société perdue dans un individualisme mortifère.

— Voilà ce que vous êtes, Madame, continuez à faire honneur à l’humanité.

De chaudes larmes baignaient son visage quand elle passa la porte du petit appartement d’Annie, sous le regard empathique d’un colosse muet.

— Pierrick, je voudrais que tu m’emmènes dehors. J’ai besoin de sortir, de sentir le vent dans mes cheveux, l’air froid sur mes joues. Tu veux bien ?
— Oui.

Alexandre Loiseau regardait avec plaisir sa nouvelle collègue trôner au milieu des inspecteurs de la brigade de recherches. Tous, ils étaient tous tombés sous son charme, fait de gaieté, d’humour, de simplicité, mais aussi d’un professionnalisme qui pointait sous une désarmante et feinte naïveté. Elle venait d’apporter la fraîcheur d’une sincérité joviale et, depuis, la lumière semblait plus forte dans les bureaux défraîchis du deuxième étage. À l’instant, elle voulait leur montrer comment améliorer le café du distributeur.

— Comment veux-tu faire Sonia ? Cette machine est si vieille qu’elle a dû être fabriquée lors de la Deuxième Guerre mondiale, et encore au tout début.
— C’est vrai, c’est une lavasse insipide.
— Si pide que ça ?
— Ah, ah très drôle. Mais oui c’est infect.
— Je sais, j’ai voulu en boire une fois, pas deux. Alors, j’ai décidé, chers collègues, d’améliorer grandement cette production néfaste au bon fonctionnement de la police nationale. Car, ce n’est pas à vous, anciens et expérimentés collègues, que je vais apprendre que sans bon café, aucune enquête sérieuse ne peut aboutir.
— D’accord, mais tu ne pourras rien faire à cette machine.
— Non, sûr ? Et si.

À ce moment de son discours, elle donna un violent coup de pied au distributeur en l’invectivant, puis d’un geste brusque elle arracha la prise électrique. On entendit presque le râle de fin de vie de la machine obsolète. Et, d’un geste solennel, elle retira de dessous son bureau, une cafetière expresso…

— Voilà la relève, et il y en a cinq, une pour chaque équipe.

Le vacarme des vivats qui suivit ébranla les murs du commissariat, fit trembler de stupeur les prévenus menottés dans leurs cellules, provoqua une arythmie cardiaque au commissaire qui s’assoupissait.

Une fois tout ce beau monde calmé, avec une tasse de bon café en main, Sonia revint s’asseoir à son bureau.

— Tu as gagné au loto ? lui demanda Alexandre.
— Mon père est directeur de production à la société Café Ritart. Alors, après m’être empoisonnée au distributeur, je lui ai envoyé un petit message. Et voilà.
— Eh bien, toi, alors ! Pour l’imprimante, tu as prévu quoi ?
— Rien, enfin pas encore. Non, je rigole, il faudra faire avec.

Puis, chacun se plongea dans les affaires en cours. Pour Alexandre et Sonia, il s’agissait d’un dépôt de plainte pour violence conjugale. Au bout de la troisième main courante, le policier de service avait réussi à convaincre la victime de porter plainte et le substitut du procureur venait de donner l’ordre de poursuivre. Rien de plus banal, malheureusement et l’affaire serait résolue rapidement.

— On va aller appréhender le mari chez lui. Au chômage, à cette heure, il doit encore cuver son vin.
— Et sa femme, elle est où ?
— Attends, heu, oui dans le dossier, il est indiqué qu’elle s’est réfugiée chez des parents après son dépôt de plainte.
— J’imagine que c’est indispensable dans de tels cas.
— C’est sûr, beaucoup de victimes restent silencieuses, étant dans l’impossibilité de s’éloigner du mari violent.
— Bon, allez, allons cueillir la brute.
— Je vais demander à un gardien de nous accompagner. On ne sait jamais.

Dans la voiture, sur le trajet, alors qu’ils sortaient du centre-ville, Sonia repensa au téléphone trouvé près du camp des migrants.

— Au fait, Alex, tu as eu des informations sur le téléphone remis au service technique ?
— Ah non, c’est vrai, cela m’était sorti de la tête.
— À notre retour au commissariat, j’irai leur demander.
— Tu as raison, ce téléphone perdu à cet endroit, interroge quelque peu.
— On arrive chez la brute.

L’homme qu’ils rencontrèrent ne correspondait absolument pas à ce qu’ils avaient pensé. Un homme, dans la force d’une quarantaine entretenue, les avait reçus dans un appartement propre et rangé. À l’exposé de la plainte contre lui par son épouse, il se défendit en dénonçant sa mythomanie. Sonia lui montra les photos du visage défiguré par les coups. Il nia en être le coupable. Mais un sourire, qui lui échappa à ce moment précis, fit perdre toute crédibilité à ses dénégations. Il s’en rendit compte et alors sa parole devint violente, son attitude agressive. Le gardien intervint pour le maîtriser, lui passa les menottes et il fut embarqué dans la voiture, direction le commissariat. Il ne cessa de vitupérer durant le trajet, et quand Sonia se tourna pour lui sourire, il se déchaîna, la menaçant, l’insultant.

— Eh bien voilà, insulte et menace à un agent de police en fonction. Cette fois-ci ton compte est bon, mon gaillard.

Les éclats de rire d’Alex et du gardien accompagnèrent sa figure déconfite.

Après l’interrogatoire de routine, le prévenu fut gardé une petite heure en cellule, le temps, pour nos deux inspecteurs de clore le rapport à destination du juge d’instruction.

— Bon, c’est fait. Pas très émoustillant tout ça. Je vais me renseigner à propos du téléphone. Tu t’occupes de la fin de la procédure !
— Comment ça, c’est qui le chef ici ?
— Ah, il y a un chef ? Tu aurais pu me prévenir quand même.
— Ouais, c’est bien parce que tu as apporté les machines à café, mais n’en profite pas trop.
— Une équipe, nous sommes une équipe. Je vous rappelle, humblement, vénérable policier. Je me déplace, car jeune et en pleine forme, tu restes assis avec la paperasse, car vieux et ankylosé.

Un stylo lancé dans sa direction effleura ses mèches blondes, tandis que leurs rires fusionnaient.

— Le téléphone appartient à une jeune fille de 17 ans, Manon Hernandez, domiciliée 2 rue de la briqueterie. Qu’est-ce qu’on fait ? On va lui rapporter ?
— Ah, alors, oui, il le faut. Que ce téléphone, perdu à cet endroit, appartenait à une jeune fille, est d’autant plus questionnant.
— On prévient le commissaire ?
— Non ! pas la peine, on verra plus tard, si nécessaire.

Au 2 rue de la briqueterie, une façade de briques rouges d’une maison étroite sur trois étages se tenait enserrée dans une longue lignée de maisons identiques.

— C’est bizarre ces maisons, elles sont si étroites qu’il ne peut y avoir qu’une pièce par étage.
— Oui, c’est ça. C’est l’architecture typique des années trente dans les faubourgs des villes d’alors dans les Flandres. Il faut avoir de bonnes jambes pour y vivre.

On accédait à la porte d’entrée par quatre marches au bout d’un minuscule espace de terrain en friche, fermé par une grille rouillée.

Un bref coup de sonnette, et la porte s’ouvrit sur une femme entre deux âges, le teint défraîchi, les cheveux d’un blond pâle. Alexandre prit la parole.

— Bonjour, Madame, nous sommes de la police du commissariat de Grande Pinthe. Mais surtout, ne vous inquiétez pas, il n’y a absolument rien de grave. Nous voudrions parler à Manon Hernandez. C’est votre fille ?
— Oui, c’est ma fille, qu’est-ce qu’elle a fait ?
— Rien, elle a dû vous dire qu’elle avait perdu son téléphone, et, comme nous l’avons trouvé, et bien, nous voulions lui rendre.
— Non, elle ne m’a rien dit. De toute façon, elle ne pouvait pas me parler. Cela fait trois jours qu’elle n’est pas rentrée.
— Comment ? Cela ne vous inquiète pas ?
— Non. Elle va parfois habiter un jour ou deux chez son père. On est séparé depuis cinq ans. Alors, non, je ne me suis pas inquiétée.
— Vous pouvez appeler votre ex-mari ?
— Non, je ne veux plus avoir de contact avec cet abruti.
— Vous avez quand même son adresse.
— Oui, 15 chemin du Halage à Troubourg.
— Merci, on vous tiendra informée.
— Ben ça alors, des policiers serviables, c’est nouveau par ici.
— À plus, Madame.
— Oui, pas trop quand même, hein !

Et la porte se referma sur les deux policiers dubitatifs et mouillés. La pluie venait de refaire son apparition.

Une fois revenus dans leur voiture, Sonia et Alexandre se séchèrent rapidement puis, la question de la suite à donner fut posée par Sonia.

— C’est loin Troubourg ?
— Pas trop, une vingtaine de kilomètres à l’intérieur des terres, dans la campagne.
— On y va ?
— Oui.

Après presque une demi-heure de route fastidieuse, rythmée par le bruit des essuie-glaces, ils arrivèrent à l’adresse indiquée.

— Quoi, ma fille. Vous rigolez ou quoi ? Ça fait trois mois qu’elle n’est pas venue. Je ne la vois plus, elle ne m’appelle plus. C’est sûrement sa salope de mère qui lui monte la tête.
— Vous êtes sûr ?
— Ben ouais, puisque je vous l’dis. Comprenez rien ou quoi ?
— Soyez poli. Votre fille n’a pas donné de ses nouvelles depuis trois jours. On peut rentrer pour en parler un peu plus ?
— Non ! Venez avec un mandat !
— Hé, on n’est pas dans un film policier ! Pas besoin de mandat pour vous parler, c’est dehors sous la pluie, ou dans votre salon !
— Et ben ça sera sous la pluie.
— Votre fille n’est pas chez vous, c’est sûr ? C’est grave si vous nous cachez quelque chose, monsieur Hernandez. Les ennuis vont vite arriver, très sérieux.
— Merde, fait chier, rentrez et fouillez la maison. Elle n’est pas là, je vous dis.

Effectivement, aucune trace de la présence de la jeune fille dans le taudis qu’ils venaient de quitter.

— Retournons chez la maman. Nous l’informerons de son absence chez son père. Trois jours suffisent pour que la maman dépose une main courante. Nous allons lui expliquer et nous pourrons lancer des recherches.
— Sans commission rogatoire ?
— Je commence à croire qu’il y a là une vraie disparition.
— Tu crois ? Elle pourrait être chez une copine ou un copain.
— Sans téléphone ? Une ado, trois jours sans téléphone, sans donner de nouvelle ?
— Oui, mais rien de suffisant pour commencer une procédure.
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