A travers le monde d'après - Hubert Landier - E-Book

A travers le monde d'après E-Book

Hubert Landier

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Beschreibung

Un beau matin, à 5h47, tout s'arrête, l'électricité et tout ce qui en dépend : téléphone, Internet, radio, transports... Tout. A quoi ressemble l'humanité, ou ce qui en reste, après la grande catastrophe qui signe la fin de l'ère industrielle, et peut-être de notre humanité ? Quels sont les problèmes matériels, mais aussi existentiels, que doivent affronter les survivants ? Une exploration riche en surprises et en rebondissements qui est aussi une occasion de réflexion sur ce qui nous paraît si normal.

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Seitenzahl: 244

Veröffentlichungsjahr: 2018

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Photo de couverture : peinture au pastel de l’auteur

TABLE

1 – Le refuge

2 – La catastrophe

3 – L’exploration

4 – Le monde d’avant

5 - Le marché

6 – La quête

7 – La principauté

8 – Le retour

1 – Le refuge

« Surtout, ne pas laisser mourir le feu ». Le vieil homme, à genoux, soufflait doucement sur quelques brindilles qu’il avait placées au contact de ce qui restait de braises encore rougeoyantes. Laisser mourir le feu, cela aurait été une vraie catastrophe. Une catastrophe dont il ne connaissait que trop bien les effets. Voici un mois, il lui avait fallu trouver un tesson de bouteille, le manipuler au soleil au-dessus d’herbes sèches jusqu’à ce qu’elles commencent à s’enflammer. Facile à dire. Il avait plu pendant dix jours. Pendant ce temps, il lui avait fallu vivre de patates crues. Ou alors, il aurait fallu aller demander à ceux d’en bas. Trop loin. Les braises auraient eu le temps de refroidir.

Penché sur le bidon rouillé qui lui servait de brasero, il pensa à sa dernière allumette. C’était quand, déjà ? Il y avait trois mois, six mois ? En plus, elle avait foiré. Dieu sait pourtant qu’il faisait attention à ne pas les gaspiller. Son unique boîte d’allumettes. Il l’avait trouvée par hasard dans ce qui avait été la cuisine d’une maison abandonnée. Une maison de campagne, comme on disait à l’époque. Isolée dans la densité suspecte de la végétation et qui n’avait pas encore été visitée par les rodeurs. Pour lui, une véritable caverne d’Ali Baba. Il avait récupéré tout ce qu’il avait pu emmener avec lui. Quelques casseroles, des verres, des couverts, un réchaud à gaz qui ne lui avait pas été très utile, faute de gaz, quelques livres, dont Guerre et Paix. S’il avait su, Tolstoï ! Et les fameuses allumettes. Cette maison, il s’y serait volontiers installé. Inenvisageable, pourtant. Trop dangereux.

Des bandes parcouraient la campagne, ou ce qui avait été une campagne. A la recherche de quoi manger. A la recherche d’armes. Mieux valait ne pas s’y frotter. Pires que ces loups monstrueux qui s’étaient multipliés et dont les hurlements sinistres déchiraient la nuit. Il se souvenait comment, explorant un entrepôt abandonné, il était tombé par surprise sur l’une de ces bandes. Ils lui avaient tout pris, et notamment cette pelle solide qu’il venait de trouver et qui lui aurait été si utile. Grâce au ciel, ils lui avaient laissé la vie sauve. Cela n’allait pas de soi. C’était la lutte pour la vie, ou plutôt pour la survie. Il ne pouvait même pas leur en vouloir. Qui étaient-ils, dans leur existence antérieure ? Sans doute de bons travailleurs, espérant cette promotion qui leur permettrait de s’acheter une nouvelle maison. Peut-être de bons pères de familles, de bonnes mères de famille, qui réfléchissaient déjà à leurs prochaines vacances. Ici, comme un pincement au côté. Bon, penser à autre chose.

Il lui avait fallu du temps pour s’adapter à sa nouvelle existence. Si on pouvait parler d’existence. Sa vie antérieure, il essayait de l’oublier. Pourquoi revenir sur ce qui n’était plus et ne serait plus jamais ? Il y avait eu cette fuite éperdue. Les petits groupes qui erraient dans tous les sens. Les rumeurs et l’absence de toute information fiable. La nécessité de se procurer de quoi manger. Et aussi de quoi boire, ce qui n’allait pas de soi. Ce supermarché dévalisé dont un employé gisait mort à l’entrée, noyé dans son sang. La nécessité de se cacher pour échapper aux prédateurs. L’homme devenu un loup pour l’homme. La fin de l’humanité en tant qu’humanité. De nouveau ce pincement au côté. Qu’était-elle devenue ?

Il avait beaucoup marché, ne sachant trop ce qu’il cherchait. Quitté l’autoroute, qui ne conduisait plus nulle part. Espérant trouver des villes accueillantes. C’était bien sûr un rêve irréaliste. Son cheminement le ramenait à la réalité. Que c’est long, une banlieue, quand on la parcourt à pied. Les zones pavillonnaires désertées. Des portes ouvertes, d’autres qui manifestement avaient été forcées. Quelques chats errants. Des boutiques et des ateliers d’artisans abandonnés. Ce qui l’avait frappé, c’était le silence. Non pas le silence du désert, qui invite au mysticisme, mais le silence d’un moteur cassé, qui ne pourrait jamais plus servir à rien. Des panneaux publicitaires vantant des produits extraordinaires, qui vous changeraient la vie, et dont se découvrait le caractère dérisoire de leur langage futile et prétentieux. Cela ne sera jamais plus, se disait-il.

Parfois un homme, une femme, plus rarement des enfants. Il fallait se méfier. L’approche devait être prudente. On échangeait quelques semblants d’informations. Non, il n’y avait plus âme qui vive en ville. Et ce qui pouvait être emporté avait déjà été emporté. Certains affirmaient qu’en allant en direction du nord, on retrouverait un semblant d’organisation. Oui, mais où ça, dans le nord, et à quelle distance, et comment s’y rendre ? C’est maintenant qu’un vélo lui eût été utile. Curieusement, il n’en avait pas vu. Des voitures abandonnées, des motos, des scooters, oui, mais pas de vélos. A l’évidence, il arrivait trop tard. Il aurait aimé trouver des gens avec qui parler, des gens comme ceux qu’il avait connus. Peine perdue, sans doute. Les gens qu’il avait connus étaient devenus des gens comme lui, ayant perdu toute attache. Les codes qui permettaient d’avoir des choses à se dire, de se comprendre dans un monde familier, ne servaient plus à rien. Il fallait tout réinventer.

Une inquiétude lui vint : seraient-ils tous morts ? Cela n’aurait rien eu d’invraisemblable, compte tenu de ce qui s’était passé, du moins de ce qu’il en savait, ou plus précisément de ce qu’il croyait en savoir. Mais alors, comment se faisait-il qu’il fut encore en vie ?

Encore ce pincement au côté. Accompagné cette fois d’une vague inquiétude. N’était-ce pas un mauvais rêve ? Il allait se réveiller, se rendre dans la cuisine comme chaque matin afin de préparer le café. Il se rappela le poète chinois – quel était son nom, déjà ? : rêvait-il qu’il était un papillon ou était-ce le papillon qui rêvait qu’il était Tchang Tseu. Tchang Tseu, oui, c’était ça, son nom. Il y avait aussi cette histoire du disciple d’un ascète qui avait suivi son maître dans un temple reculé qu’ornait une fresque magnifique. Qui était entré dans la fresque, avait mené la belle vie de l’autre côté du miroir. Jusqu’au moment ou un énorme bruit de tonnerre l’avait ramené à la réalité. La nôtre. C’était son maître qui l’appelait. Et il était ressorti de la fresque, à regret.

En tout cas, il lui fallait absolument trouver à manger. Et à boire. Il traversait ce qui avait été une zone industrielle, puis il arriva à une banlieue pavillonnaire. Il y vit une opportunité. Un pavillon de pierre meulière se présentait, entouré d’un jardinet fermé par une petite grille. L’idéal du petit bourgeois. La grille était ouverte mais la porte fermée. Il en fit le tour. Les volets étaient fermés. Rien à faire. Passons. Un peu plus loin, une maison comme il s’en construisait à la fin du XXème siècle. Avec le garage pour deux voitures comme on pouvait lire sur les annonces immobilières. Là, il eut davantage de chance. Le volet roulant de l’arrière avait été défoncé, qui donnait sur la cuisine. Il s’y glissa.

Le problème, c’est qu’il y avait été précédé. Que non seulement il y avait été précédé, mais que l’intrus, ou l’intruse, était toujours là :

« - Entrez, entrez, bienvenue au château ».

C’était un homme, âgé, autant qu’on en pouvait juger, d’une cinquantaine d’années ; il était affalé dans l’un des fauteuils du salon, devant la télé désormais silencieuse. A ses pieds une bouteille de vin rouge aux trois quarts vide. Surtout, se montrer prudent :

« - Je ne vous dérange pas, au moins ?

- Pas du tout ; il y a suffisamment de provisions pour plusieurs. Le problème, c’est que tout ce qui était au frigo est fichu. Heureusement, la cave à vins est bien pourvue. Par contre, pour les conserves, il y a problème. J’ai bien trouvé des boîtes de petits pois en abondance, mais il n’y a pas d’ouvre-boîte. Vous n’en auriez pas un, par hasard ? »

Encore un problème auquel il n’avait pas pensé. Mourir de faim au pied de montagnes de boîtes de petits pois, faute d’ouvre-boîte.

« - Non, mais il n’y a pas autre chose ?

- Si, des chips et des amandes salées. Installez-vous et prenez un verre. »

Il s’installa et pris un verre, qui fut aussi rapidement vidé qu’il avait été vite rempli.

- « Faites comme chez vous. »

La conversation s’engagea. L’allure vestimentaire de l’homme le désignait comme quelqu’un qui, dans son existence précédente, devait jouir d’un train de vie plutôt aisé.

- « Ce que je faisais ? Me cacher. Il faut que vous sachiez que je n’avais pas d’existence légale. Un bug dans les big data. Mon numéro d’identité nationale me donnait comme mort d’une embolie pulmonaire aux Bahamas. Comme si l’on pouvait mourir d’une embolie pulmonaire aux Bahamas. Passons. Une erreur de transcription que personne n’avait corrigée. C’était ça, l’intelligence artificielle. Mais en attendant, une occasion rêvée pour moi. Pas d’existence légale, donc pas d’impôts. Je passe sur mes comptes bancaires. Il y avait encore quelques îles où le problème ne se posait pas. Et donc, j’étais aussi libre qu’un fantôme. Au moins tel que j’imagine le fantôme.

« Au début, il m’a fallu m’habituer. Il faut faire attention, par exemple, aux contrôles d’identité dans les aéroports. Mais avec l’habitude, ça passe. Une vieille carte d’identité à l’embarquement est généralement suffisante. Vous ne pouvez plus utiliser de carte de crédit. Forcément, vous êtes mort. Il faut donc se munir de suffisamment de cash. Dans les hôtels, pas de problème. Très vite, on apprend ce qu’il faut faire ou ne pas faire, ce qui peut être dangereux, ce qui passe sans difficulté. Pour le business, c’est différent. Je ne vais pas vous faire un dessin ; disons que c’était un peu compliqué. Mais en résumé, il y a plein de gens pour lesquels c’est utile de pouvoir compter sur quelqu’un qui est mort. Qui peut servir d’intermédiaire. Donc, j’ai plutôt bien vécu pendant vingt-cinq ans. J’ai d’ailleurs découvert que j’étais loin d’être le seul dans ce cas. Comment expliqueriez-vous autrement certaines arnaques financières ? Bon, mais tout ça, c’est le passé. Il y a eu ce que vous savez et nous sommes là, à terminer ensemble une bouteille d’excellent vin qui sera probablement l’une des dernières. Qu’avez-vous l’intention de faire ? »

Il exposa son plan : rejoindre la campagne, où il trouverait bien une solution.

- « OK, mais moi, je reste. La ville est vide, mais les gens vont revenir. Et quand ils seront revenus, il y aura nécessairement des choses à faire pour quelqu’un comme moi. En attendant, si vous voulez passer la nuit ici, bienvenue. Il y a trois chambres avec des draps à peu près propres. Par contre, si vous souhaitiez pouvoir prendre une douche, c’est raté. Il n’y a pas d’eau.

- « merci. Et est-ce que je peux me servir dans la garde-robe ? Comme vous voyez, je ne suis pas très équipé pour ce qui m’attend. »

Un lit avec des draps propres. Il en aurait rêvé. Au moins deux semaines à dormir dans des abris de fortune, en se méfiant des bruits suspects. Dommage, le café du matin, ce serait pour une autre fois. Il prit quand même le temps de croquer quelques biscottes avec de la confiture. Et de faire les placards. Cela lui permit de troquer ses vêtements sales et passablement froissés, contre une tenue de jogging, tout à fait jeune cadre dynamique, et de se chausser de pompes adaptées. Il trouva aussi un anorak et un sac à dos qui seraient parfaits, les précédents lui ayant été piqués, dès le premier soir de sa fuite, dans ce qui avait été un hôtel ; il prit soin de garnir le sac de quelques boîtes de petits pois, puisqu’il y en avait. Mais pas d’ouvre-boîte. Il emporta aussi une boîte d’allumettes. Savait-on jamais ?

Et donc, le voici reparti, sous un ciel gris, humide et lourd, comme il l’était souvent depuis quelques années.

oOo

Cinq jours plus tard, le paysage avait changé. Ce qui avait été une route nationale avait laissé place à une départementale ; la morne plaine à un paysage de collines. Des poteaux indicateurs, qui n’avaient pus aucune signification. Parfois un village plus ou moins abandonné. C’était à se demander où étaient partis les gens. Ici et là, quelques maraudeurs, qui se faisaient furtifs. Le soir, il se trouvait un toit. Souvent la cuisine avait déjà fait l’objet d’une visite. Il fallait tenter ailleurs sa chance. Fouiner afin de finir par découvrir le placard aux confitures. Tant bien que mal il réussissait à se nourrir. Mais toujours pas d’ouvre-boîte. Quand il faisait une rencontre, il fallait se montrer prudent. Où allait-il ? Il ne le savait pas trop. Peut-être finirait-il par tomber sur un îlot de civilisation ?

« - Dis-donc, toi, tu te crois chez toi ? »

Elle avait surgi de l’arrière de la maison qu’il se préparait à explorer. Une fille d’une trentaine d’années, aux cheveux bleus tirant sur le violet, une croix celtique tatouée sur la joue droite, vêtue d’un jeans soigneusement lacéré orné d’une petit jupe bordée de dentelle blanche. Une veste comme on en trouvait dans les surplus militaires, agrémentée d’une abondance de pin’s. Des chaussures de sport vert phosphorescent. Il eut le temps de lui voir un anneau dans le nez mais pas le loisir d’engager la conversation. Deux gaillards avaient apparus derrière elle, qui n’inspiraient guère confiance. Un petit gros exhibant ses biscotos tatoués, engoncé dans une sorte de grenouillère rayée rose et blanc, et un grand maigre aux cheveux décolorés, dont la barbe évoquait celle d’un moine russe au-dessus d’une chemise à fleurs un peu délavée surplombant une sorte de sac couleur de jute lui descendant jusqu’à des sandales de cuir où s’étalaient de larges orteils en éventail.

« - Qui c’est, çui-là ?

- apparemment, il se serait bien installé ici.

- D’où c’est qu’ tu viens ? »

Il tenta de protester de ses bonnes intentions. Mais les autres n’avaient pas désarmés et le regardaient avec hostilité.

« - Oui, bon, je m’en vais. Mais pouvez-vous me dire où ça va, tout droit ?

- Sais pas. On est comme toi, on cherche.

- Oui, mais quoi, exactement ?

- Un château avec une piscine.

- Et une douche », ajouta-t-elle.

« - En tout cas, t’as de la chance qu’on soit des gentils », précisa le petit gros.

Ils venaient de l’ouest. De la ville où ils habitaient, ils étaient partis par une route qui suivait la rivière, puis ils avaient bifurqué vers le nord, sans trop savoir où ils allaient. Au départ, le grand maigre espérait retrouver des membres de sa famille. Puis ils s’étaient dits qu’ils avaient probablement fait comme eux. Partis on ne sait où. S’ils vivaient encore. On disait que la catastrophe avait fait beaucoup de morts. Des gens bien portants commençaient à vomir. Puis leurs cheveux tombaient. Ils ne mangeaient plus, jusqu’au moment où ils se couchaient pour mourir. Le pire, c’est qu’on ne savait pas où se diriger pour échapper à cette calamité.

« - Au moins, maintenant, on n’a pas à payer pour ce qu’on mange.

- C’est les gros richards qui doivent être bien emmerdés, maintenant. Obligés de se démerder. »

Dans le monde d’avant, la fille était coiffeuse, le petit gros manutentionnaire dans un entrepôt de fruits et légumes et le grand maigre agent de sécurité devant une banque. Finalement, ils trouvaient que ce n’était pas mal, ce qui leur arrivait. Ils n’avaient plus à se lever le matin pour aller à un boulot sans intérêt où ils avaient l’impression de perdre leur temps. Ils avaient rêvé d’aventure, ils en avaient. Après avoir exploré le village de fond en comble, ils avaient décidé d’y faire un petit séjour. Quand ils commenceraient à s’ennuyer, ou à manquer de provisions, ils reprendraient la route. En attendant, c’était la belle vie. Ce qui leur manquait : pouvoir écouter de la musique. Plus question de compter sur son portable. La télé était silencieuse. Et les chaînes hi-fi, privées de courant, faisaient figure d’épaves.

A propos, ils avaient bien essayé de trouver une voiture. Le problème, c’était l’essence. La station-service de l’hypermarché était à sec et d’ailleurs la pompe ne marchait plus, faute de jus. Heureusement, les rayons n’avaient pas été entièrement dévastés. A défaut de légumes frais, ils disposaient de conserves en abondance. Et d’un ouvre-boîte. Ils avaient fait du feu pour réchauffer leur boîte de cassoulet et la fille, qui s’appelait Roxane, avait pu, au passage, se choisir de nouvelles fringues. On avait bien le temps de voir ce qui allait se passer. Probablement, un jour, les habitants du village allaient revenir. Et les flics. Ils voudraient récupérer leurs biens. Et ce serait la fin des vacances.

Un routard de passage leur avait dit qu’en continuant vers le nord, ils tomberaient sur une région où le monde d’avant s’était maintenu. A vrai dire, en en discutant, ils s’étaient dit qu’ils n’y tenaient pas trop, au monde d’avant. Si c’était pour retrouver le patron qui gueulait, les fins de mois difficiles, les jours ternes qui se succédaient au boulot, autant rester là. Au début, ça avait été un peu difficile, mais ils s’étaient habitués. Leurs journées étaient réglées. Lever tardif. Maraude, chacun de son côté, dans les rues du village, mise en commun de ce qu’ils avaient trouvé d’intéressant, déjeuner, sieste, discussions, jeu de cartes, et ainsi de suite. Ils avaient aménagé leur petit intérieur. Bref, ils se sentaient bien. Seul problème : il n’y avait pas grand monde avec qui faire la fête.

« - C’est pas comme toi. On voit bien que tu n’étais pas dans la dèche. Au fond, t’as tout perdu. Nous on n’avait rien, ou pas grand chose, alors on y a plutôt gagné. »

De nouveau ce pincement au côté. C’est vrai qu’il avait tout perdu, mais pas comme ils le pensaient. Il leur demanda s’il pouvait rester pour la nuit. Il avait des petits pois en boîte à leur proposer. Cela les fit rigoler. Ils se jetèrent un coup d’oeil les uns aux autres. Oui, il pouvait rester, mais à une condition : ne pas les faire chier avec ses petits pois. Les petits pois, il y en avait des palettes entières à l’hypermarché et ils en avaient raz la casquette.

oOo

Et donc, le lendemain matin, repartir, mais où ? Bon, si vraiment le monde d’avant s’était maintenu plus au nord, ça valait le coup de tenter de s’y rendre. Voilà des jours qu’il marchait. Le sac à dos lui blessait les épaules et, malgré le solide bâton qu’il s’était trouvé en guise de canne, il commençait à sentir la fatigue. Si ce paradis du nord n’existait pas, il lui faudrait trouver un endroit où s’arrêter. Peut-être pourrait-il trouver un groupe humain où s’intégrer. Il imaginait une grande ferme, plus ou moins autarcique, une sorte de villa romaine. On se retrouvait, se dit-il, en plein haut moyen âge après la chute de l’empire romain. Cela le fit réfléchir. Il rassembla ses souvenirs. L’empire romain avait été envahi par les barbares, mais il avait succombé parce qu’il était miné de l’intérieur. Les campagnes, avait-il lu, s’étaient dépeuplées. L’essentiel de l’énergie disponible était monopolisé par la défense des frontières. La cohésion culturelle avait laissé place à une sorte de tour de Babel. Les grands chefs se battaient entre eux par ambition personnelle, plus personne ne se souciant du bien public.

Et d’ailleurs, qu’aurait-il fallu faire ? La décadence est une réalité à laquelle il est difficile de s’opposer. Et quand l’action collective, telle qu’elle résulte de principes conçus comme allant de soi, a cessé d’être adaptée au contexte auquel elle s’applique, c’est la fin. La population de débande dans toutes les directions, chacun se préoccupant d’abord de lui-même. Et le réformateur, quelles que soient ses bonnes intentions et sa volonté, ne va pas bien loin, faut d’être suivi. L’histoire, décidément, avait tendance à se reproduire. En attendant, à défaut de refaire le monde, c’était le cas de le dire, il lui fallait bien trouver une solution. D’urgence. Ses chaussures menaçaient de rendre l’âme et il ne pourrait pas longtemps continuer à marcher au hasard.

Une agglomération se présenta. Ce n’était pas un village sans pour autant être une ville. II pourrait y faire étape. De petits immeubles au milieu de la nature, qui avaient dû être plaisants. Il aurait largement le temps de fureter pour trouver de quoi se nourrir, comme les chiens errants qu’il croisait. Il pénétra dans l’un d’entre ces immeubles afin d’y déposer ses affaires. Dans l’escalier, une drôle d’odeur, à la fois âcre et écœurante. A la hauteur du premier étage, des traces brunes suspectes sur le sol, qui semblaient avoir dégouliné avant de sécher. Un peu plus haut, l’origine des dégoulinures : un cadavre en putréfaction, le crâne éclaté au milieu d’un nuage de mouches. Il n’était pas difficile de comprendre pourquoi on l’avait tué. Struggle for life.

Se sauver, et vite. Encore fallait-il le pouvoir. De plus bas, un craquement suspect lui parvint aux oreilles. Se tenir immobile, aux aguets. Une sorte de glissement furtif. Pas de doute : il avait été repéré et on l’attendait. Seule solution : trouver une autre issue. L’ascenseur, bien entendu, était hors service. Pénétrer dans un appartement, sauter par une fenêtre. Du second étage, c’était risqué. Faire vite, déjà il entendait des pas monter. Bon, se battre, mais ce n’était pas son fort et peut-être étaient-ils plusieurs. Se barricader, mais ça ne tiendrait pas longtemps. Les grattements se rapprochaient. Aussi silencieusement que possible, il enjamba le cadavre et monta d’un étage. Il s’arrêta, aux aguets. Une sorte de couinement le fit se retourner.

C’est alors qu’il le vit. Un énorme rat. Un rat qui faisait au moins un mètre de long, sans compter la queue. Il se souvint avoir lu quelque part, à l’époque du monde d’avant, que des mutations génétique avait abouti à la prolifération d’espèces monstrueuses. En attendant, c’était soit le rat, soit lui. Brutalement, de toutes ses forces, il lui jeta son sac à dos en hurlant et en agitant sa canne. Pris au dépourvu, sans doute étourdi après avoir reçu une boite de petits pois sur la tête, le rat recula. Mais ça ne durerait pas ; il se ressaisirait. Il fonça, enjambant le cadavre, multipliant les coups de bâton sur les murs. Le rat recula encore, montrant les dents. Enfin la sortie. Se sauver en courant. Le rat n’insista pas. En attendant, il avait perdu son sac à dos, ses boîtes de petits pois et son anorak. Mais au moins il était sauf. Ce n’est que plus tard qu’il apprendrait à piéger les rats et à les accommoder.

Son pied droit lui faisait mal. Il s’était probablement foulé la cheville en descendant l’escalier. Mais il n’était pas question de rester ici. Et donc, clopin-clopant, le ventre vide, il se remit en route. Quelques kilomètres. Sa cheville lui faisait de plus en plus mal. Il s’arrêta sur le bord de la route, à l’ombre d’un ficus. Les ficus avaient tendance à proliférer, depuis quelques temps. Que faire ? Epuisé, il s’endormit. Au volant d’une voiture climatisée, il arrivait sur la place d’un village du midi garnie de platanes. Une terrasse de café à l’ombre. Une bière fraîche. Un rêve. Mais ce qui n’était pas un rêve, par contre, c’était un bruit de moteur. Un bruit de moteur ! Il se réveilla brutalement.

Au loin sur la route, venant vers lui, quelque chose d’indistinct. Un véhicule à moteur, un moteur qui pétaradait en faisant de la fumée. Il se leva, avec de vieux souvenirs d’auto-stop. C’était un tracteur. Le tracteur s’approcha. Au volant, une jeune femme, les cheveux blonds coiffés en queue de cheval. Petite. Trapue. Un fusil en bandoulière. Arrivée à sa hauteur, elle débraya.

« - Qu’est-ce qui vous arrive, vous ?

- Une cheville foulée.

- Oh, ça c’est ennuyeux. Montez. »

Avec difficulté, il se hissa sur l’aile du tracteur. Elle embraya. Ce n’était pas une causeuse.

« - Vous allez où ?

- Je vous conduis au SAMU. »

Quelques kilomètres plus loin, elle obliqua à gauche, dans un chemin à demi caché par la verdure. Derrière le tracteur, une remorque garnie d’une citerne cahotait. On atteignit une rivière, et sur le bord de la rivière une construction qui, dans le monde qui avait précédé le monde d’avant, avait dû être un moulin à eau. Arrivée dans la cour, elle arrêta le moteur. Deux hommes d’une trentaine d’années sortirent de la bâtisse, vêtus d’un jeans et d’un T-shirt, et se dirigèrent vers le tracteur, suivis de deux jeunes enfants, un garçon et une fille. Froncement de sourcils de l’un d’entre eux.

« - C’est qui, çui-là ?

- Trouvé en chemin. Faisait du stop. Une cheville foulée.

- Tu sais bien que les règles de sécurité…

- L’a pas l’air bien méchant. »

On le fit descendre et on l’aida à entrer dans la maison. Une pièce meublée de bric et de broc. L’un des deux hommes lui massa le pied.

« - Vous avez de la chance, dans mon existence d’avant, j’étais infirmier.

- Vous n’auriez pas à boire ? »

La femme lui tendit un verre d’eau. On faisait cercle autour de lui.

« - Vous venez d’où ?

Il indiqua qu’il venait de la capitale.

« - Et vous allez où ?

- Sais pas. Je recherche la terre promise.

- J’ai peur que vous ne la trouviez pas. En tout cas, c’est pas ici. »

Un repas se préparait. Il fut invité à le partager. Pour l’essentiel, des pommes de terre cuites à l’eau, accompagnées d’un peu d’une viande indéfinissable. Et pour terminer, des pommes et des mangues, un fruit nouveau dans la région. Son premier vrai repas depuis son départ.

L’infirmier pris la parole.

« - Nous aussi, on est partis. La ville, ce n’était plus possible. Lui, c’est mon frère, Bastien ; elle c’est ma belle sœur, Amanda. Et leurs deux enfants, Armel et Isaure. Moi, c’est Morgan. On a fait comme tout le monde. On est partis en voiture et quand le réservoir a été vide, on a continué à pied. Notre idée, c’était de trouver un endroit où se poser. On a marché, marché. On a bien trouvé des fermes abandonnées, mais soit elles étaient inhabitables, soit elles étaient occupées par des squatters. Bref, il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. Par contre, on a eu la chance de trouver le tracteur, et on est arrivés ici. Ici, il y a de l’eau et le moulin est isolé et facilement défendable. Il faut vous dire que la campagne est sillonnée par des bandes de brigands qui n’ont rien à perdre. Vous avez eu de la chance de ne pas en rencontrer. Donc, on essaye de se refaire une vie. Un potager, à partir de ce que nous avons trouvé en arrivant.

« - Et de la cueillette, aussi », ajouta Amanda.

- Oui, de la cueillette. Mais notre principal souci, c’est de ne pas nous faire remarquer. Il faut apprendre à se méfier de tout le monde. Et nous restons constamment armés, même si notre artillerie est un peu limitée.

- En tout cas, merci pour l’accueil.

- Normal, mais vous ne pourrez pas rester ici. Nous ne voulons pas être trop nombreux, au moins pour l’instant. Pour vivre heureux, il faut vivre cachés. Dès que votre pied ira mieux, vous devrez reprendre la route. Mais on vous donnera des tuyaux. En tout cas, je crois que la terre promise n’existe pas. Il n’y a qu’une seule terre et vous voyez dans quel état elle est. »

oOo

Il demeura parmi eux quelque deux semaines. Son pied se remettait et il pouvait maintenant participer à la cueillette des pommes. Il fallait marcher, parfois longtemps, par de petits chemins envahis par les ronces, en s’efforçant de ne pas se faire voir. L’arrière saison était plaisante, ensoleillée mais ponctuée de grosses averses. Il faisait chaud. Les moustiques étaient devenus une calamité. Dans les arbres, les perruches, devenues de plus en plus nombreuses au fil de ces dernières années, poursuivaient leurs discussions. Parfois, Morgan allait inspecter les collets qu’il avait posés. Généralement sans succès. Mais un jour, il leur arriva d’attraper un rat, semblable à celui auquel le vieux avait échappé. Il comprit de quoi était fait le ragoût qu’on lui avait servi le jour de son arrivée.

« - Nous devons tout réinventer. Les petits riens de la vie quotidienne qui semblaient aller de soi dans le monde d’avant nous manquent parfois terriblement et nous sommes obligés d’essayer de trouver une solution pour y suppléer. Par exemple, nous n’avons pas de savon, ni d’huile, ni de lait pour les enfants. Pas de pain, bien évidemment. Pas d’électricité, donc pas de lumière le soir. Pour l’instant, nous avons quelques bougies, mais le stock filera vite, bien que nous fassions des efforts pour les économiser. Notre vaisselle, notre outillage, sont des produits de récupération, de même que nos vêtements. Or, nous savons que le jour viendra où la source se tarira. Nous sommes revenus à l’époque pré-industrielle, mais nos habitudes sont largement restées celles qui nous étaient familières dans le monde d’avant. Les toilettes ! Finie la chasse d’eau. Retour aux feuillées. Certains se révèlent sans doute plus aptes que d’autres. Ceux et celles qui avaient des parents dans l’agriculture ou qui savaient jardiner arrivent à se débrouiller. Mais ceux qui viennent de la ville et qui ne savent même pas distinguer un navet d’une igname souffrent vraiment. Beaucoup sont morts. De faim. Ou détroussés par des maraudeurs. Sans compter ceux qui perdent leurs cheveux, qui sont pris de nausées et qui finissent par périr.