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Les habitants d'un monde historiquement et culturellement éloigné retrouvent, enfouis dans la forêt, les restes du nôtre. Ces restes n'ont aucun sens pour eux. C'est l'occasion pour eux (et pour le lecteur) d'une réflexion sur les valeurs qui animent notre civilisation techno-industrielle. Comment se fait-il qu'une civilisation techniquement si évoluée n'ait pu éviter l'effondrement ? Que signifient les vieilles légendes, qui affirment que dans le monde d'avant les gens pouvaient voler dans le ciel ou communiquer entre eux à distance ? Que signifient les signes bien rangés qui garnissent les objets feuilletés retrouvés dans les ruines ? Qui sont les Teks et pourquoi ont-ils ce comportement bizarre ? Plus parlant sans doute est le genre romanesque qu'un essai sur la nature et l'avenir de notre civilisation...
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Seitenzahl: 233
Veröffentlichungsjahr: 2019
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Photo de couverture : Hubert Landier
Nous voyons la nature à travers le filtre de la culture. Il en va de même des civilisations : nous voyons celle des autres à travers la nôtre. Mais nous pouvons également voir la nôtre à travers ce qu’en voient les autres…
Prologue
1 - La maison de Gaïa
2 - Un étrange objet
3 - La Ville
4 - La maison du passé
5 - Retour dans la forêt interdite
6 - Chez les Teks
7 - Le manuscrit
8 - Le ciel redevient bleu
La narration qui suit constitue la transcription de descriptions et de réflexions très éloignées de celles qui sont probablement familières aux lecteurs qui en prendront connaissance. Venues d’un avenir visiblement éloigné, il a fallu les traduire d’une langue qui n’a pas grand chose à voir avec la nôtre. Non seulement les mots et les locutions en sont différents mais ils expriment des concepts qui sont eux-mêmes différents de tout ce qui nous est familier.
Le transcripteur formule donc par avance ses excuses. Certains développements paraîtront peut-être incompréhensibles, d’autres révélant une incroyable naïveté par rapport à l’état des connaissances de la plupart des lecteurs. La traduction de certains mots aura été probablement approximative, rendant sans doute compte imparfaitement de ce qu’il s’agissait d’exprimer.
Donc, on voudra bien pardonner l’auteur de ces lignes. Son seul souci était de montrer que ce qui existera sera peut-être très différent de ce qui a été et qui nous semble aller de soi, compte tenu des catégories en lesquelles s’organise notre conception et notre perception du monde. Bien entendu, les choses ne sont pas aussi nettes. Le monde d’après était certes déjà présent dans le monde d’avant et la monde d’avant le demeure sans doute, au moins à la marge, dans le monde d’après.
C’est d’ailleurs peut-être ce dont certains habitants du monde d’après se rendront compte progressivement, au fur et à mesure de leur découverte d’un passé incompréhensible à leurs yeux et qui constitue pourtant la réalité présente des lecteurs.
Le soleil allait bientôt atteindre son zénith. Du haut de la falaise où se tenait le Cham, assis sur le sol caillouteux, l’horizon se confondait avec le ciel d’un beau vert lumineux. Loin sur la droite, vers le pays des Teks, une colonne de poussière s’élevait lentement en tournoyant. Les tornades n’étaient pas rares en ce pays sec et aride. Droit devant se distinguait la masse compacte et sombre de la forêt interdite. Une forêt impénétrable, à propos de laquelle se racontaient beaucoup de légendes et où mieux valait ne pas se risquer. On y trouvait, disait-on, des formes étranges, vestiges incompréhensibles des temps anciens.
Derrière la forêt, la Ville. Le Cham soupira. La Ville, il s’en méfiait. Une fois par an, deux collecteurs se présentaient au village, à la tête d’une file de kavals à longues oreilles. Il fallait leur remettre des sacs de bogues ou de balaba, un par famille, sans quoi ils reviendraient plus nombreux et il faudrait alors s’attendre au pire. La Ville ! Il ne s’y était rendu que deux ou trois fois au cours de son existence. Il n’en gardait pas un bon souvenir. Trop de choses qui l’avaient laissées perplexe.
Un feulement à moins d’un mètre de sa tête, accompagné d’une ombre rapide sur le sol, le tira de sa rêverie. L’aigle des montagnes s’était déjà éloigné. Cela faisait presque une journée que le Cham se tenait là, accroupi au milieu d’un cercle de pierres disposées en cet endroit depuis sans doute très longtemps. Le cercle que forme l’univers. Sans boire, sans manger, sans dormir, le corps recouvert au caolin de signes transmis par les ancêtres. Au milieu de la nuit, une ombre s’était présentée à lui, mais était-ce une ombre ? Elle lui avait murmuré - mais avait-elle murmuré ? – que le jeune Yoa partirait un jour à la Ville. Qu’il fallait le laisser partir. Qu’il élargirait l’univers. Que fallait-il entendre par là ?
Au pied de la colline se voyait le village. Une cinquantaine de maisons circulaires en briques de terre crue et au toit pointu recouvert de chaumes. Des jardins, plantés de bogues, de tanka, de zoka, de pieds de balala et de buines, qu’arrosait chichement l’eau venue de la source qui surgissait de la falaise. Et des pacages, au milieu de la poussière, pour les biks et les boks. Quelques arbres, des kabossiers sauvages, surtout, qui s’accrochaient au sol pierreux. Aucun bruit. On distinguait seulement une petite colonne d’hommes et de femmes, une douzaine peut-être, qui cheminait en silence le long du sentier sinueux qui montait vers la falaise. Le Cham savait qu’ils se dirigeaient, à mi hauteur, vers la maison de Gaïa.
oOo
La maison de Gaïa se présentait comme une œuf que l’on aurait coupé par la moitié, d’une dimension telle que l’on pouvait à peine s’y tenir debout. Elle était faite de souples tiges d’osier entrelacées et recouvertes de peaux et de chaumes. Le sol en était de terre battue, avec un creux en son centre. On y pénétrait par une petite porte, ouverte sur le sud, qui exigeait à son passage de ramper à quatre pattes. A quelques pas devant, un feu de bûches, qui brûlait depuis le matin, autour de quelques gros galets. Un jeune villageois l’entretenait avec soin.
La petite troupe venue du village se présenta sur la plateforme où se trouvaient la maison et le foyer. Hommes et femmes étaient vêtus d’un simple pagne fait de fibres de sisal. Silencieux. Ils se tournèrent quelques instants vers l’horizon, en ligne, gonflant la poitrine et retenant leur souffle, les yeux levés vers le ciel. Puis, sur un signal, ils pénétrèrent l’un après l’autre dans la maison de Gaïa, en en faisant le tour de la gauche vers la droite, et ils s’assirent en cercle. Toujours silencieux. L’attente dura quelques instant. Puis le Cham s’introduisit à son tour et s’assit à gauche de la petite porte.
Au bout de quelques instants, le jeune homme qui entretenait le feu traîna vers l’intérieur, sur une sorte de fourche à trois dents, une pierre brûlante et lisse qui glissa dans le creux central. Puis il ferma soigneusement la porte. L’obscurité était totale. Seule la pierre rougeoyait faiblement. Retour au chaos. Retour à la matrice universelle. Le monde extérieur avait cessé d’exister. Chacun se retrouvait seul avec lui-même. Alors le Cham jeta sur la pierre un peu d’un liquide qu’il conservait sur lui dans une petite fiole.
Ce fut le commencement du monde. Ou la fin des temps. Dans l’obscurité presque absolue, un nuage de vapeur brûlante se dispersait. La température était devenue insupportable. Très vite, la sueur avait commencé à couler sur les visages, à ruisseler le long des corps. On suffoquait. La peau piquait. C’est à ce moment là que le Cham prit lentement la parole.
« Frères et sœurs, souvenons-nous.
« Souvenons-nous de la terre dont nous sommes faits et qui porte nos pas.
« Souvenons-nous du ciel si vert, qui nous surplombe et qui nous protège.
« Souvenons-nous du soleil brillant, qui nous éclaire et qui nous réchauffe.
« Souvenons-nous de la lune, qui nous guide la nuit et qui veille sur notre sommeil.
« Souvenons-nous des étoiles, qui parsèment la voute céleste et en sont l’ornement.
« Souvenons-nous de l’air si pur, sans lequel nous ne pourrions pas respirer. »
Le Cham aspergea de nouveau la pierre. La chaleur devenait suffocante, brûlant les poumons.
« Souvenons-nous des montagnes abruptes et des collines ondulantes qui agrémentent notre paysage.
« Souvenons-nous de la pluie bienfaisante, des sources fraîches et des lacs paisibles qui apaisent notre soif.
« Souvenons-nous de cette glaise où se nourrissent toutes les plantes de la nature et dont nous faisons nos maisons.
« Souvenons-nous des pierres, qui nous enseignent la dureté et la durée.
« Souvenons-nous du vent, des tornades, des typhons, des orages, des tempêtes de sable, qui nous rappellent combien puissante est Gaïa ».
Le Cham se tut. Chacun retrouvait au fond de lui-même des aspects de son existence qui se trouvaient profondément enfouis dans l’oubli. Au bout d’un moment, la porte fut ouverte. Le Cham regarda tour à tour chacun des participants rassemblés en cercle. Puis on apporta sur la fourche une nouvelle pierre tout juste retirée du feu et la porte fut refermée. Nouvelle projection de liquide sur la forme rougeoyante. Nouvelle bouffée de vapeur. La chaleur avait encore augmenté. Certains avaient perdu conscience de leur corps. Ils naviguaient dans un espace coloré, qui tournait lentement sur lui-même.
« Souvenons-nous.
« Souvenons-nous des herbes, hautes ou moins hautes, comestibles ou non comestibles, qui recouvrent la terre.
« Souvenons-nous des graines que nous semons et des racines comestibles que nous faisons pousser.
« Souvenons-nous des arbres, d’où vient le bois dont nous construisons nos toits et dont nous nous chauffons.
« Souvenons-nous des fleurs, qui ornent les collines et nous disent le retour des beaux jours. »
« Souvenons-nous des fruits délectables et des légumes nourrissants qui nous aident à reconstituer nos forces.
Il s’arrêta un instant. Jeta quelques gouttes sur la pierre rougeoyante. Chacun des participants s’était envolé dans son monde, de lui seul connu. Ailleurs. La réalité extérieure avait pour lui cessé d’exister. Seul restait son rapport au grand tout. Puis le Cham reprit.
« Souvenons-nous de notre frère, le loup des grandes plaines, et de tous les animaux sauvages, avec qui nous partageons la terre.
« Souvenons-nous des animaux qui nous sont familiers, les biks, les boks, qui nous regardent avec affection et confiance.
« Souvenons-nous de l’aigle des montagnes et des oiseaux du ciel, dont les chants gracieux nous annoncent le lever du jour.
« Souvenons-nous des poissons argentés qui peuplent les eaux et les rendent vivantes.
« Souvenons-nous de toutes les petites bêtes fragiles et des insectes minuscules qui peuplent la verdure. »
De nouveau il se tut. Dans l’obscurité et dans le silence, le ciel dansait. Quelques uns pleuraient silencieusement. On ouvrit
la porte. Ce fut comme un éblouissement. Une nouvelle pierre, un peu plus grosse que les autres, fut apportée. Puis la porte, une troisième fois, fut refermée. La chaleur était devenue infernale. Le Cham, après de nouveau avoir aspergé la pierre, reprit sa lente litanie.
« Souvenons-nous.
« Souvenons-nous des femmes, des hommes et des enfants qui nous entourent. Souvenons-nous de ceux et de celles qui nous ont quitté et qui demeurent avec nous par la pensée.
« Souvenons-nous de nos amis, de ceux et celles avec lesquels nous nous sommes réjouis, avec lesquels nous avons peiné, que ce soit pour construire nos maisons ou pour récolter notre nourriture.
« Souvenons-nous de nos parents, sans lesquels nous ne serions pas sur cette terre, et aussi des parents de nos parents, et de tous ceux qui nous ont précédés, que nous ne connaissons pas et que nous ne connaîtrons jamais.
« Souvenons-nous aussi de ceux qui nous succéderons, que nous ne connaîtrons jamais mais à qui nous aurons à cœur de laisser cette terre aussi belle que nous l’avons trouvée. »
Il s’arrêta, semblant reprendre son souffle. Puis il reprit lentement.
« Frères et sœurs, souvenons-nous de Gaïa, à qui nous devons d’être là, qui nous a beaucoup donné et à laquelle nous avons fait beaucoup de mal. »
Le silence dura. Personne ne bougeait. Chacun était plongé à l’intérieur de lui-même, renouant des fils brisés, se laissant bercer par la musique des sphères qui tournaient lentement sur elles-mêmes, des visages connus ou inconnus apparaissant et disparaissant dans la pénombre colorée, chacun retrouvant l’unité perdue - chaque chose, chaque être, chaque événement y trouvant naturellement sa place.
Une fois encore, la dernière, la porte fut ouverte. La lumière du dehors parut aveuglante. Lentement, les uns après les autres, tous sortirent, hagards et comme hallucinés. Pour eux, le monde avait changé. Le feu, doucement, s’éteignait. Le soleil baissait déjà vers l’horizon d’un vert tendre. On entendit au loin l’aboiement d’un dogue, en bas vers le village.
oOo
Silencieusement, chacun de son côté, ils étaient redescendus vers le village. Seul était resté le Cham, assis sur ses talons à quelques mètres de la maison de Gaïa, les yeux tournés vers l’horizon. L’immensité du monde habitait toujours son esprit. Il avait tenté d’amener vers elle ceux et celles qui avaient participé à la cérémonie. Sauraient-ils y trouver leur place ? Sauraient-ils contribuer au maintien de l’harmonie entre les êtres, entre les êtres et les choses ? Le Cham savait que cela n’allait pas de soi. Certains seraient tentés de la contrarier, de privilégier la partie au détriment du tout, l’éphémère au détriment de l’essentiel, l’instant au détriment de l’éternité. Il ne s’agissait pas de se soumettre, ni davantage de se révolter. Trouver sa place et occuper toute sa place. Un chien est un chien, ce n’est pas un bok. Et en cherchant à se comporter comme un bok, il génère du chaos.
Yoa l’inquiétait. Il voulait comprendre ce qu’il n’y a pas à comprendre. Ce qui appartient aux ancêtres. Ce qui se situe au-delà de l’horizon ou qui se perd dans le temps. Il aurait voulu aller voir ce que renfermait la forêt interdite. Pourquoi vouloir fuir ce monde et pénétrer dans ce qui n’était que ruines et chaos ? Il aurait voulu se rendre dans le monde des morts, cette vaste région au nord du village, d’où nul n’était revenu, sinon pour mourir d’une brûlure intérieure que nul ne pouvait expliquer. Il se demandait pourquoi les Teks, par leur comportement, étaient différents des villageois.
Le Cham savait ce qu’étaient ces tentations. Lui aussi, quand il était plus jeune, les avait ressenties. Son père s’était efforcé de canaliser son trop plein d’énergie. C’est de lui qu’il tenait les savoirs légués par les ancêtres. Le respect que l’on devait à Gaïa. Les signes magiques qu’il traçait au caolin sur son corps. Les paroles à prononcer dans l’obscurité profonde de la maison de Gaïa. « Des hommes se sont perdus, lui disait-il, parce qu’ils avaient oublié Gaïa, ou parce qu’ils la méprisaient. On raconte qu’ils labouraient son corps pour en tirer de quoi satisfaire leurs convoitises. Qu’ils exterminaient les autres êtres de la nature. Gaïa s’est vengée en détruisant leurs maisons et en les passant par le feu. Ils tombaient à genoux mais il était trop tard. Peu en avaient réchappé. Ils erraient en tous sens comme des fourmis dont on a ruiné par un coup de pied le tumulus qu’elles avaient patiemment construit et finissaient par mourir sans plus savoir que faire. »
Un jour, alors qu’il avait atteint l’adolescence, son père lui avait dit : « tu es maintenant un homme. Il te faut connaître ce que tu seras. Mais ce n’est pas toi qui choisiras. Gaïa te le fera savoir. Suis-moi. Je vais te conduire vers elle. » Il l’avait emmené loin dans les collines desséchées, là où seuls vivent les fennecs et les lézards. Il l’avait posté sur le haut d’une falaise et tracé autour de lui un cercle de petits cailloux. Nu, il était resté là sept jours et sept nuits sans boire ni manger, subissant le jour l’ardeur du soleil et la nuit la morsure du froid, seul sur la terre déserte et le sous le ciel immense.
Le premier jour, il s’était ennuyé, attendant avec impatience que le soleil baisse dans le ciel vert.
La première nuit, il ne dormit pas, grelottant sous les étoiles.
Le deuxième jour, il avait eu envie de renoncer, se demandant ce que signifiait cet abandon.
La deuxième nuit, il eut la visite furtive d’animaux nocturnes, qu’il ne parvenait pas à distinguer.
Le troisième jour, il avait prié Gaïa, lui demandant de hâter le mouvement du soleil et de la lune.
La troisième nuit, il avait eu la vision d’êtres pâles comme des nuages, qui tournoyaient autour de lui silencieusement, lui faisant des signes qu’il ne comprenait pas.
Le quatrième jour, il avait pleuré, tandis que les collines tournaient lentement autour de lui.
La quatrième nuit, les êtres diaphanes étaient revenus, se faisant tout proches, lui murmurant à l’oreille des sons indistincts dont la signification lui échappait.
Le cinquième jour, le soleil s’était mis à danser.
La cinquième nuit, les êtres diaphanes l’avaient pris dans leurs bras, ils l’avaient emmenés dans un pays inconnu, empli de réalités brutales qu’il n’avait pas de mots pour décrire, d’humains courant en tout sens pour des raisons qui lui échappaient, d’oiseaux géants qui parcouraient le ciel, d’éclairs flamboyants qui déchiraient la nuit ; puis, sous un ciel d’un bleu étrange et inquiétant, des visages grimaçants s’approchaient de lui, des mains le tiraient vers des sortes de termitières géantes ; alors il avait hurlé. Il était seul, assis sous le ciel glacé.
Le sixième jour, il s’était demandé qui il était. Il s’était demandé ce qu’était le monde, quelle y était sa place. Les choses se mettaient en ordre. Et il avait compris le message de Gaïa. Il serait le Cham. Le soir, son père, revenu le chercher, l’avait trouvé immobile, comme absent, tourné en lui-même.
« Je serai le Cham, comme toi ».
Son père avait souri.
« Je t’enseignerai les savoirs que je tiens de nos ancêtres ».
oOo
Le père du Cham s’appelait Noori. Il habitait une maison à l’extrémité du village, du côté du nord, en bas de la falaise, non loin de la source où les femmes venaient puiser l’eau et qui permettait l’irrigation des jardins. Une maison comme les autres, circulaire, avec son toit de chaumes. L’intérieur en était garni, de chaque côté de l’entrée, par une plateforme surélevée qui permettait de s’isoler ou d’isoler ce qu’on y déposait par rapport au sol de terre battue, où couraient parfois les souris. A droite une paillasse où dormait Noori. Sur l’autre, des pots, des fioles, quelques bouquets d’herbes séchées, quelques vases de terre dont certains contenaient des graines, des cuillers de bois, un pilon et un mortier de pierre, toutes sortes d’instruments et d’objets sans doute nécessaires à l’exercice de son art. Au fond, une sorte de hamac. Suspendues au plafond, d’autres bouquets d’herbes sèches et des sacs de sisal. Quelques petits tabourets bas à trois pieds, où pouvaient s’asseoir ses visiteurs. Tout autour, sur les briques sèches qui soutenaient les poutres du toit, des symboles mystérieux dessinés au caolin. Devant la maison, face à la porte, un petit foyer au fond duquel trois gros galets permettaient de déposer un vase.
Les gens du village venaient trouver Noori quand ils avaient un problème qu’ils ne parvenaient pas à résoudre, s’ils se sentaient mal dans leur tête ou quand ils étaient confrontés à un dilemme qu’ils ne parvenaient pas à trancher. Il soignait les diarrhées ou les troubles respiratoires avec des décoctions d’herbes. Il étalait des onguents sur les écorchures ou les blessures. A ceux qui s’étaient cassé un membre, il confectionnait des atèles. Il lui arrivait de remettre une épaule démise. Il traitait la douleur et les épilepsies en imposant les mains. Mais on venait le trouver aussi quand on ne s’entendait pas avec sa belle mère ou que le petit s’était disputé avec le fils du voisin, ou encore pour savoir si la récolte serait bonne ou si le frère parti au loin reviendrait bientôt. Noori soignait et conseillait.
Mais c’est également lui qui portait en terre les morts du village, les confiant à la garde de Gaïa. Il était l’intermédiaire entre le monde des hommes et le grand tout. Il s’efforçait de mettre fin aux querelles sans cesse renaissantes entre voisins et de restaurer l’harmonie entre les membres du village. Il lui arrivait aussi d’intervenir quand une dispute advenait avec un autre village ou lorsque les collecteurs venus de la Ville se montraient trop exigeants. Plusieurs fois par an il organisait à la maison de Gaïa la cérémonie qui permettait à chacun de restaurer sa relation avec le grand tout. Et il emmenait les jeunes se purifier sur la montagne afin de découvrir le rôle que leur avait réservé Gaïa en tant qu’adultes et membres de la communauté. Noori avait un rôle important et il était un membre écouté du conseil du village.
On ne savait trop à quelle époque remontaient les pouvoirs de Noori. Certains affirmaient qu’il les devait à Gaïa elle-même. D’autres prétendaient que les lointains ancêtres avaient été détenteurs de pouvoirs prodigieux. Ils étaient capables, disait-on, de se déplacer plus vite encore que le plus rapide des animaux et de voler dans le ciel, tels des oiseaux. Ils habitaient des maisons gigantesques, plus hautes que les plus hauts des arbres. Ils avaient inventé des signes qui permettaient de reproduire les sons. Ils avaient également apprivoisé la foudre et faisaient naître l’éclair. Mais un jour, tout s’était effondré. Gaïa, disait-on encore, lassée de leur insolence, les avait réduit à rien. Peu d’entre eux avaient survécu. Ils avaient erré dans les espaces ravagés, conservant précieusement quelques uns de leurs savoirs. Ceux-ci s’étaient transmis et Noori en avait hérité de son père et du père de son père. Il était heureux que Gaïa ait choisi de confier à son fils le soin de poursuivre la lignée.
oOo
Il s’était consacré alors pleinement à son éducation. Et avant tout, il l’avait instruit des principes qui permettaient de maintenir l’harmonie entre les hommes, et aussi entre les hommes et les autres êtres de la nature.
Le premier de ces principes était qu’il ne fallait jamais se précipiter, que le changement était dangereux et souvent illusoires les effets heureux que l’on en attendait. Le changement créait du désordre, des incertitudes, de la méfiance. Il suscitait des disputes, des rivalités, chacun prétendant avoir raison et faire mieux que les autres. Frères et sœurs en venaient ainsi à se déchirer, certains voisins ne se parlaient plus et colportaient des rumeurs négatives sur ce qu’ils pensaient être les intentions de ceux qui étaient devenus leurs ennemis. L’unité laissait place à la division. C’en était fini de cet équilibre fragile sur lequel reposait l’harmonie de la communauté.
Le deuxième principe était qu’il fallait toujours préférer le bien de la communauté à son bien propre, lequel en dépendait. C’est pourquoi nul n’avait le droit de se réserver tel ou tel outil, tel ou tel animal du troupeau commun, telle ou telle parcelle du territoire au détriment de ceux qui pouvaient en avoir un besoin plus urgent. Chercher à accumuler les biens n’avait aucun sens. Lorsqu’un différend surgissait entre tel ou tel, le conseil de village tranchait toujours en faveur du plus généreux ou du plus bienveillant. L’homme n’existait que par le village, il n’était rien sans la communauté que constituait celui-ci. Un homme seul, ou qui s’était isolé par son comportement, était un homme mort.
Le troisième principe était qu’il fallait toujours rendre à Gaïa ce qui lui était dû. La nature, les animaux, les pâturages, les sources, les pierres, même, devaient être respectés. Les interventions de l’homme devaient laisser le moins possible de traces, ne par perturber l’ordre de l’univers. C’était là un sacrilège. Il convenait de s’excuser auprès du troupeau de boks dont un membre serait sacrifié afin de s’en nourrir et d’en prélever le cuir. Il fallait, aux générations futures, restituer le monde tel qu’on l’avait reçu en héritage des ancêtres. Et c’est pourquoi il fallait se montrer sobre, mesuré, dans l’utilisation de tout ce que Gaïa avait mis à la disposition de l’homme.
Le Cham avait cherché à protester :
« - Si je trouve un chemin qui permet d’aller à la source plus vite que par le sentier que nous avons l’habitude d’emprunter, si je trouve une façon de construire un toit plus solidement ou plus aisément que nous ne le faisions jusqu’à présent, serait-ce un mal et faudrait-il que j’y renonce ?
- Oui, mon fils, parce que tu ne sais pas pourquoi les ancêtres ont renoncé à ce sentier ou à ce procédé de construction. Peut-être y a-t-il des raisons que tu ignores. Peut-être en ont-ils fait l’expérience et y ont-ils renoncé pour de bonnes raisons. Peut-être, avec le temps, le toit ne sera-t-il pas aussi solide que tu l’espères. Peut-être le sentier que tu imagines le plus court est-il infesté de serpents ou de scorpions. Tu risques de te montrer présomptueux, d’échouer, ou encore, de susciter la discorde dans le village entre ceux qui t’approuveront et ceux qui te condamneront, entre ceux qui voudront tirer parti pour eux-mêmes de ce que tu auras trouvé et ceux qui y perdront et t’en voudront sans te le dire.
« Est-ce que cela veut dire que je dois renoncer à chercher à savoir ? »
Noori avait hésité avant de répondre.
« Moi aussi, j’ai cherché à savoir. Qu’est-ce que ça m’a apporté, qu’est ce que ça a rapporté au village ? Je me suis posé des tas de questions. Elles étaient sans réponse. J’ai interrogé ceux qui revenaient du pays des morts. Ils ne savaient pas eux-mêmes pourquoi on n’y pouvait survivre. Je me suis rendu à la Ville. J’y ai vu beaucoup de désordre, des hommes, des femmes et des enfants qui allaient leur chemin sans se préoccuper des autres, des hommes armés qui selon toute apparence étaient chargés de maintenir l’ordre. Je suis vite revenu. Je n’y ai rien trouvé de bon. »
C’était au Cham, à son tour, de s’interroger. Bien des années plus tard, son père étant mort depuis longtemps, il se souvenait de cette conversation. Et maintenant, Yoa qui voulait partir à la Ville.
oOo
Un jour, il avait interrogé Noori sur les signes tracés au caolin qui ornaient le pourtour de sa maison. Des signes réguliers, faits de bâtons. Certains étaient dirigés vers le ciel. D’autres étaient étalés comme l’horizon sur la plaine. Quelques uns étaient penchés, soit dans un sens, soit dans un autre. Il y en avait même qui étaient courbes, ou qui se repliaient en cercle. Ils se combinaient d’une façon régulière, formant des figures que l’on retrouvait à plusieurs reprises dans la succession qu’ils formaient.
« Ils nous viennent des ancêtres de nos ancêtres. Ils plongent dans la nuit des temps. Chacune de ces figures correspond à un son. Et ces sons s’assemblent entre eux pour former un langage. Mais ce langage, nul ne le connaît. C’est peut-être le notre. Ou c’est peut-être un langage qui nous est inconnu. Seule Gaïa le sait.
- Mais ce serait bien de le savoir, non ?
- Je me suis posé la question. Et finalement, j’y ai renoncé. D’abord, nous n’avons aucun moyen de connaître le sens de ces signes. Et ensuite, à, quoi bon ? Il suffit de savoir qu’ils présentent un caractère sacré. Ils appartiennent à Gaïa. Ne soyons pas présomptueux en cherchant à savoir ce qui ne dépend pas de nous. Contentons-nous de respecter l’ordre des choses. Et pourtant… ».
Il avait hésité.
« Des signes qui ressemblaient à ceux-là, j’en ai vu à la ville. Quelques un d’entre eux figuraient sur une plaque circulaire de métal peint d’une couleur rouge voyante qui avait été posée devant le seuil d’une maison et qui provenait probablement du monde d’avant. Je me souviens bien de ces signes. Ils se sont gravés dans ma mémoire. Il traça avec les doigts, de droite à gauche : TIDRETIN SNES, ou quelque chose comme cela. Que pouvaient-ils bien signifier ? J’ai demandé. On n’a pas su me dire.
- Personne ne savait ?
- Personne parmi les gens que j’ai interrogé. Mais on m’a dit aussi qu’il existait des initiés qui, eux, le savaient peut-être, mais qu’il était difficile de les rencontrer. Ils se réunissaient, m’a-t-on dit, dans une sorte de grande habitation que l’on appelle ‘’la Maison du passé’’. Mais je n’en sais pas plus. »
C’était il y a longtemps. Ainsi le Cham s’était-il posé des questions. Puis il avait oublié. Et voilà maintenant que Yoa parlait de se rendre à la Ville.
oOo
La nuit était maintenant tombée. La lune ne tarderait pas à se lever. A la hauteur du village brillaient quelques feux. Une chouette poussait ses hululements. On entendait l’aboiement d’un chien. Le Cham était entré en méditation. Il n’était plus tout jeune. Il lui faudrait se trouver un successeur. Mais il n’avait pas d’enfants. Aussi avait-il pensé à Yoa. Un jeune à l’esprit vif et curieux. Mais voilà qu’il parlait de partir à la Ville. S’il partait à la Ville, peut-être ne reviendrait-il pas. Et s’il en revenait, serait-ce dans les dispositions d’esprit qui lui permettraient de servir le village dans le respect de Gaïa ? Cependant, que faire si tel était vraiment ce qu’il voulait ? Et d’abord, savait-il