Absence - Guy Véhaud - E-Book

Absence E-Book

Guy Véhaud

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Beschreibung

Qu’arrive-t-il lorsqu’on renaît sans passé, ni nom, ni souvenirs ? Elle aurait pu disparaître à jamais, perdue dans le coma et l’anonymat. Mais une présence, une voix, une main – Nelly, une infirmière au cœur immense – s’est accrochée à elle et l’a ramenée lentement vers la vie. Peu à peu, le corps se réveille, les mots reviennent, une nouvelle existence s’ébauche. À travers un récit doublement intime et universel, "Absence" explore les zones floues de l’identité, la résilience, l’amour inconditionnel et les liens qui nous reconstruisent. Une histoire de renaissance, portée par une écriture sensible et lucide.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Guy Véhaud, qui fut enseignant, a longuement réfléchi à l’influence de notre milieu d’origine sur le cours de nos vies. Une simple conversation lui a soufflé l’idée d’"Absence" : et si une même personne pouvait vivre deux existences totalement différentes, uniquement guidée par l’environnement affectif et social dans lequel elle évolue ?

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Page de titre

Guy Véhaud

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Absence

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Copyright

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Guy Véhaud

ISBN : 979-10-422-7191-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Absence

 

 

 

 

 

Rien…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment définir le néant ? L’infini ? L’éther des espaces galactiques ? Je ne pensais plus, n’existais plus… Conscience, inconscience, sur-moi, ego, personnalité, sentiments, émotions, sens, relations avec le monde, fantasmes, délires, rêves, pensées quels qu’ils fussent, anéantis. Pourtant mon corps était là, vivant soutenu dans ses fonctions par des machines. Je ne respirais plus, mes poumons respiraient, je ne sentais plus mon cœur battre, il battait. Quelques informations circulaient, des synapses subsistaient encore dans mon cerveau éteint. Des connexions s’établissaient, se rompaient. Un ensemble de neurones assurait la survie d’un réseau minimum.

Je ne savais rien de cette entreprise de survie. C’est Nelly, l’infirmière que j’ai connue plus tard, lors de ma résurrection, et qui est devenue mon amie, la petite fée bienveillante de ma nouvelle existence, qui a recueilli mes souvenirs, ou plutôt mon absence de souvenirs et les a traduits en mots. Je lui dois beaucoup, surtout ce temps qu’elle a passé à mon chevet, à me parler, me prendre la main, guetter le moindre frémissement qui lui assurerait que je ne suis plus cette chose inerte calée dans le creux d’un lit d’hôpital. Son temps passé, auprès de mon corps objet, venait en sus de son travail. Bien sûr, elle n’a reçu aucune prime, aucun dédommagement, et pourtant « elle le valait bien ». Les médailles vont à ceux qui paradent et savent se montrer. Les médailles sont méprisables. Nelly fait partie de ces « premiers de corvée » que l’on applaudit par temps de crise, à qui l’on promet moult récompenses, une reconnaissance… Mais ce ne sont que des lingettes qu’on jette une fois salies et que l’on oublie. Nous vivons dans une société partagée entre nantis bien mis et lingettes.

Mon récit aurait pu se résumer au « rien » suivi de deux cents pages blanches, ou plutôt grises, le gris de l’insignifiance. Personne ne s’est inquiété de moi. Aucun parent ou ami ne m’a rendu visite. Je n’ai eu, autour de moi, que des internes, des médecins, jactant, vrombissant autour de ma couche, et souhaitant, en secret que la vie m’échappe tout à fait pour libérer une place. Mais Nelly n’est ni blasée, ni faussement affairée. Elle a conservé ses convictions, sa bienveillance et sait prendre du temps avec chaque patient échoué dans son service. Je pense que ce sont sa douceur et son opiniâtreté qui, comme pour sortir un noyé d’un puits par un seul cheveu ténu, m’ont fait gravir millimètre par millimètre le mur qui me séparait de la lumière. Elle sentait, pressentait, le moment où il fallait donner du mou, lâcher du lest, me laisser redescendre sous peine de briser la frêle attache qu’elle contrôlait de sa passionnelle attention. Si le lien qui nous reliait, avait été rompu, je pense qu’elle ne s’en serait pas remise, et qu’elle aurait démissionné de son métier et de sa vie, d’une façon ou d’une autre. Elle tenait à moi. Je ne sais ce qui la poussait à se sacrifier ainsi. C’était elle, c’était moi et nos routes se sont croisées. Je ne crois en aucune entité divine et le néant qui, m’avait alors servi de famille, me démontra qu’au-delà de la vie, nous n’existons plus. Point. Nous sommes allées l’une à la rencontre de l’autre par pur hasard.

Comment définir les premiers moments de conscience retrouvée ? Je n’avais plus les mots. Quel sens s’est-il réveillé en premier ? Il me semble avoir ressenti un engourdissement, un brouillard désagréable, un sentiment de paralysie. Quelques sons indéfinis comme ceux que perçoit un fœtus dans le ventre maternel. Me vint l’idée de soupe… une soupe glougloutant sur le feu. Ma conscience s’éveillait sous forme de potage peu ragoûtant.

Quelques sons… Surtout les cris de Nelly alertant le service. Elle m’expliqua plus tard que j’avais serré faiblement sa main avec la mienne qu’elle emprisonnait doucement.

Du monde s’est mis à m’entourer. Un docte professeur s’est joint au groupe afin d’examiner "le cas". Il offrait une leçon aux internes du service en parlant de moi comme si j’avais été une grenouille à décérébrer. Il doucha l’enthousiasme de Nelly en lui assurant que, souvent, des réactions corporelles peuvent survenir sans que cela ne présage d’une évolution positive. Vis-à-vis d’elle, il se montra paternel et sentencieux, la morigéna, lui faisant sentir qu’on ne dérange pas une sommité telle que lui pour si peu. Puis il est reparti, entraînant son aréopage comme une reine son essaim.

Nelly est restée auprès de moi, me caressant le visage, me massant, me parlant en me racontant des histoires osées et drôles. Le cheveu tenait bon.

Il lui fallait repartir auprès d’autres patients. Elle me cria presque, dans les oreilles, qu’elle reviendrait et qu’elle était très heureuse.

La chambre redevint silencieuse. Je me sentis repartir dans la noirceur. Allais-je retomber, me laisser engloutir définitivement ? C’est alors que j’entendis une autre voix. Ce n’était pas un son qui passait par le canal auditif, mais se trouvait au fond de moi et s’était frayé un chemin dans le fatras de mon inconscient. Par la suite je nommerai cette entité "Nelly bis", car elle prenait le relais de ma future amie pour me tirer hors du puits sans fond. Nelly, en riant, plus tard, me demandera de lui présenter ce clone intérieur. Elle prétendra que j’aurai été sauvée par « la clown et la clone ».

J’entendis d’abord : « Tu es vivante. Tu as la capacité de te battre, de renaître, de fuir la mort… ».

Je m’interrogeai : que signifie « être vivante » ? Je ne savais plus rien, j’avais tout oublié. Mon cerveau s’était vidé comme un lavabo dont on a retiré la bonde. La voix murmurait en une langue étrangère inconnue. Je me retrouvais à l’état des premiers jours de la vie sans rien comprendre du monde qui m’entourait, mais ressentant le froid, le chaud, les paroles consolantes et les agressives. Le lit mécanique devenait un berceau. Mais pour l’instant, je ne pouvais toujours pas bouger. Mon esprit s’attendait à reprendre sa vie, envoyer des transmetteurs neurochimiques tout au long de mes membres… Patience.

Nelly parvenait, par négociations auprès de ses collègues, à s’échapper de temps à autre pour me retrouver, me couver, m’encourager, me faire partager sa tendresse et sa joie d’être vivante.

Elle revint le soir. Certains de ses collègues m’ont assuré qu’elle me veilla toute la nuit, isotherme de café sur la tablette. Jamais, elle ne m’aurait, d’elle-même, avoué ce forfait. Il se trouve d’admirables âmes en ce monde, et je pleure souvent d’évoquer ces moments de sauvetage désintéressé.

Mon évolution, ma révolution intérieure, évoluait lentement, désespérément. Nelly notait mes petites améliorations datées et décrites scrupuleusement sur un carnet. Mes sens se réveillaient peu à peu, l’un après l’autre, mais je ne donnais que peu de signes extérieurs encourageants. Je me sentais de plus en plus prisonnière de mon corps, dans un état qui me faisait regretter mon état d’inconscience. Mon lit berceau devenait cercueil que je ne pouvais encore ouvrir pour respirer librement. Je ressentais très fort ce mouvement qui me faisait naviguer entre vie et au-delà. La mort me paraissait beaucoup plus douce que cet état d’impuissance. Ce phénomène avait déjà été constaté chez des victimes d’avalanches, de noyades ou autres morts lentes et s’annonçant à plus ou moins brève échéance : cette envie de se laisser glisser, cette tentation de se réfugier dans une mort douce, cet insensible basculement vers le sommeil, la suppression de toute souffrance. Mais les deux Nelly, me pressaient de ne pas me laisser aller, me poussaient, me tiraient, me tentaient. Pour retrouver quoi ? Nelly avait une famille que j’ai appris à connaître et apprécier bien plus tard, s’enchantait de son métier si ingrat cependant. Et moi ? Seule, ayant tout oublié de mon existence précédente, sans avenir tangible, déjà morte… Que représentait l’existence ? Un autre néant. Alors, entre le néant déjà éprouvé et celui qui m’attendait, incertain, sournois et sans couleur, sur le plateau de la balance…

Les Nelly appuyaient de toutes leurs forces sur celui de l’avenir. Je n’ai dû ma survie qu’à elles. Je ne suis pas sûre d’avoir choisi la bonne option et, encore maintenant, devant ma psychanalyste, ne cesse de poser la même question.

Quelle somme d’énergie Nelly aura-t-elle dépensée pour m’extraire de la tourbe ! Je ne pourrai jamais en fournir autant pour la remercier. J’espère que sa part de satisfaction personnelle, intime et de reconnaissance de ma part, aura comblé le manque.

Mon amie me détaillait quotidiennement les petits progrès effectués. Certains jours, elle camouflait les stagnations, les reculs, inventait des réactions possibles, me mentait effrontément et riait, blaguait, me taquinait. Elle avait gagné l’ensemble du service à sa cause, notre cause, et chacun donnait de son temps pour m’accompagner. Ce fut une foule de Nelly qui m’accompagna, me forçant à tous les progrès dont je ne me serais jamais crue capable. Le kiné et l’ergothérapeute m’accompagnèrent sous le regard maternel de mon amie qui veillait à ce que chacun soit concentré à bien faire les choses.

Ce fut quand je commençai à mouvoir mes mains, mes bras, que je repris confiance. Ce fut comme une grande goulée d’air après avoir étouffé. Un nouveau-né gigote peu de temps après sa mise au monde, et le bébé qui se réveillait en moi avait tant tardé, un peu comme ceux dont les poumons ne se déploient pas dans les temps et qui deviennent violets.

Comment avais-je utilisé mon corps autrefois, avant l’accident ? J’ai mis très longtemps à envisager une existence antérieure dont je ne conservais aucune trace. L’hypothèse d’un accident ne m’avait même pas effleurée, ayant perdu langage, compréhension et même toute explication sur ce que je faisais dans cet hôpital.

M’étais-je montrée gaie, dynamique, sportive, pensive, taiseuse ? Personne ne m’avait reconnue, aucun papier, aucune photo sur moi… Peu de temps après mon arrivée, il paraît que des policiers étaient venus, avaient pris des clichés, des empreintes, fait effectuer une prise de sang pour analyses et recherches ADN. Depuis, aucune nouvelle. Je ne représentais rien pour personne, mais à présent, je comptais pour Nelly et le service, seule famille à laquelle m’accrocher.

On m’aida à me redresser. Demeurer assise contre les oreillers me fit changer ma perspective du monde. Je ne voyais plus Nelly et les autres soignants en contre-plongée, comme du fond d’un puits. Je pouvais les considérer au même niveau. Nos regards s’horizontalisaient. Nelly m’apparaissait enfin entière et un sentiment de beauté douce m’envahissait que je ne savais pas encore identifier. Elle me souriait, me prenait dans ses bras et m’ébouriffait mes cheveux gras et longs qui se répandaient lamentablement sur l’oreiller.

— Tu vas bientôt pouvoir prendre une douche ma belle. Je t’aiderai.

Effectivement, quelques jours plus tard, je pus utiliser mes bras et mes mains pour m’alimenter. Quel bonheur que d’abandonner la nutrition parentérale. Mes mâchoires ankylosées éprouvèrent des difficultés à mâcher et mon réflexe de déglutition n’était plus très efficace. Par conséquent, ce furent surtout des aliments gélifiés qui atterrirent sur le plateau devant moi afin d’éviter les fausses routes.

Nelly et deux autres collègues s’employèrent à me déshabiller pour porter mon corps encore mort et l’installer sur un fauteuil roulant. Elles me conduisirent dans la salle de bain. Une douche à l’italienne leur permit de me laver directement sur le fauteuil. La sensation de l’eau tiède sur mon épiderme créa en moi, un bouleversement intérieur. Ce fut comme si une mécanique se remettait en marche, mais de façon désynchronisée, chaotique qui ne m’apporta aucun éclair de conscience. La douleur mentale éprouvée me fit crier. On interrompit immédiatement l’expérience pour me faire enfiler une protection et une chemise de nuit. Nelly m’assura que, bientôt, je pourrais me rendre aux toilettes.

Plus tard…

L’ergothérapeute me faisait manier des objets, les saisir, les passer d’une main à l’autre, empiler, classer, viser… Elle m’assurait que je ferais une jongleuse extraordinaire et que je pourrais m’inscrire dans un cirque. Le kiné m’apparut tout de suite comme un sadique. Il exigeait de moi des gestes et positions impossibles. Cela ne me créait guère de douleurs, mais un sentiment d’impuissance et de nullité.

Une nouvelle intervenante se présenta à moi : Lucette, la kinésiologue. Ce terme n’évoquait rien de précis et je ne pouvais pas encore poser des questions, ni même m’en poser. Je la laissai faire, passive. Elle se montrait aussi cruelle que Norbert, le kiné, mais avec un si grand sourire, que je tentais, fiévreuse et maladroite, de lui obéir. Elle m’expliquait que les exercices avaient pour but de reconnecter les hémisphères cérébraux. J’aimais sa voix sans pouvoir comprendre ce qu’elle m’expliquait. J’avais encore du chemin à parcourir pour arriver à une certaine condition humaine de base.

Je pressentais Nelly épuisée, et par là même, une culpabilité brumeuse s’emparait de moi. J’aurais aimé l’encourager, lui conseiller de se reposer, l’assurer que tout irait bien désormais. Les mots ne parvenaient pas à franchir mes lèvres et mon regard désespéré de ne rien pouvoir lui exprimer renforçait son état de fatigue.

Sa cheffe de service, supposant un état dépressif, l’adjura de prendre quelques jours de repos. Ce furent de sévères négociations qui aboutirent à un accord : on s’occuperait de moi de manière attentive, et elle pourrait venir me rendre visite de temps à autre.

Elle m’expliqua la situation en pleurant et en me demandant pardon. Mon incompréhension et mes yeux vides augmentèrent son chagrin. La psychologue intervint, la prit par les épaules et elles allèrent discuter dans son bureau. Nelly lui exprima sa peur que je me sente abandonnée, trahie et que j’en conçoive un trauma supplémentaire préjudiciable à mon rétablissement.

Par la suite, l’absence de Nelly me fit régresser quelque peu, mais pas assez pour remettre en cause ma convalescence. Elle venait me rendre visite tous les deux jours et en profita pour me présenter sa famille. Je ne la reconnus pas tout de suite, vêtue d’un chemisier à fleurs, elle que je n’avais connue qu’en blouse blanche. Son mari paraissait gauche et ses deux enfants, une adolescente et un petit enfant de cinq ou six ans, impressionnés. Nelly s’employa à créer des liens entre les uns et les autres, ravauder les relations et mettre tout le monde à l’aise. Elle avait apporté une mousse au chocolat presque liquide qu’elle me faisait avaler en en prélevant à peine dans une petite cuillère qu’elle m’introduisait délicatement dans la bouche attendant que la précédente soit avalée, mélangée à la salive. Le goût du cacao provoqua en moi le même genre de chaos qui était survenu lors de la douche. Je sentais que des connexions internes tentaient de se reconstruire, mais au petit bonheur la chance. Je ressentais ce phénomène interne comme un puzzle dont on placerait les pièces au hasard en espérant composer une image finale cohérente.

Les enfants s’impatientaient. Nelly me serra contre sa poitrine en forme d’oreiller anatomique fait de mousse à mémoire de forme. Elle sentait si bon, si douce… Je serais restée en elle au moins une éternité. Puis elle m’adressa un grand sourire et un petit signe de la main avant de disparaître. Je percevais les cris des enfants, les admonestations des parents, sans en comprendre le sens. Je retombai alors dans ma prostration…

Nelly réapparut à plusieurs reprises, accompagnée de ses enfants ou seule, m’offrant avec une grande prudence des petits carrés de chocolat que je parvenais à mastiquer et avaler de mieux en mieux. C’est avec une satisfaction exprimée de façon de plus en plus évidente que je comprenais que mon réflexe de déglutition devenait opérationnel. Cela faisait rire Nelly. Elle se portait beaucoup mieux et retrouvait sa joie d’avant. Son congé allait s’achever et elle se montrait enthousiaste à l’idée de reprendre son poste et retrouver son équipe, sa "seconde famille".

Quelques semaines plus tard, j’avais accompli des progrès notables. Je pouvais me lever avec aide et me rendre aux toilettes. Je tins à me regarder dans le miroir au-dessus du lavabo. Pas de surprise, mon esprit toujours atone bloquait encore les émotions. Qui était cette femme en face de moi ? J’aurais dû me reconnaître, m’identifier. Je ne voyais qu’un nouveau visage. Sensation curieuse de savoir que l’image renvoyée me représentait, tout en considérant l’autre, en face, comme une inconnue. Je prenais conscience qu’il s’agissait d’un simple reflet, mais n’arrivais pas à intégrer ce phénomène de dédoublement étrange.

Jean l’orthophoniste allait intervenir. Il fut décidé que l’on me conduirait à son bureau, ceci afin de stimuler mes fonctions corporelles et aussi de me changer les idées.

Le bureau de Jean n’était pas tout à fait le sien propre. En fait, le local était mis à la disposition des différents intervenants. Mobilier sommaire : des classeurs à dossiers, un plateau sur tréteaux, trois chaises et un fauteuil occupé par un gros homme au regard bleu profond, lagunaire, au crâne chauve excepté une ridicule touffe retombant sur la nuque et à la moustache en guidon de vélo, résurgence de temps bien anciens.

Cet aspect bonhomme et la profondeur intense et abyssale de ses yeux m’ont tout de suite attirée, aspirée de fait. Encore une fois, des papillons noirs se mirent à foisonner et s’agglutiner sous mon crâne. J’appris plus tard que cette douleur mentale constitue un signe positif. Elle résulte d’un conflit entre une réalité présente et un ou plusieurs souvenirs enténébrés sous des tonnes d’humus. Lorsque l’on supprime des dossiers et des données d’un support informatique, lors d’une opération de formatage, il reste tout de même des informations ensevelies sous les couches inertes. Le cerveau fonctionne de la même manière, par niveaux. Nous vivons notre existence essentiellement avec le niveau de surface, conscient. Souvent à notre insu, intervient le niveau inférieur, l’inconscient, qu’un psy nous permettra d’explorer. Il existe une autre strate, celle du corps, qui enregistre tout, connaît notre vie par « corps » et en ressort des bribes sous forme d’allergies, de goûts et dégoûts, d’aptitudes ou même de handicap. Cependant, habituellement, nous négligeons une sous-couche, une strate paléolithique et reptilienne. Celle-ci, consacrée initialement à la survie, a également enregistré beaucoup de données, possède des capacités hypermnésiques tout en restant tapie et silencieuse… Se pourrait-il que ce soit elle qui se réveille soudain au moment de mourir et nous fasse ainsi bénéficier d’une projection grand écran du film de notre vie ? En ce qui me concernait, mon corps et mon esprit avaient été formatés – et il ne me restait que cette sous-couche profonde pour espérer me reconstruire. Néanmoins, cette région du cerveau restait très sensible et la moindre égratignure du réel produisait en elle – un choc électrique violent. La recouvrir, la protéger prendra beaucoup de temps, celui de la cicatrisation d’une greffe de peau mentale.

Jean m’invita à m’asseoir et, me fixant, me considéra longuement de son regard chaud et caressant. Cette large portion de silence m’apaisa et calma la tempête qui m’agitait constamment depuis mon réveil.

— Connaissez-vous votre prénom ?

Rien ne me venait aux lèvres. Je tournai lentement la tête de droite à gauche.

— Votre corps sait dire non. C’est un bon début. Comme il faut nommer ce qui est pour le voir exister, je vais vous affecter un prénom provisoire en attendant que vous retrouviez le vôtre, le vrai, celui qui vous appartient. J’en ai enregistré quelques-uns. Vous m’indiquerez celui que vous préférez.

Il appuya sur la touche d’un dictaphone posé sur la table. Une voix qui n’était pas la sienne égrena des prénoms d’un ton neutre. Jean me considérait et guettait une réaction de ma part dans mon attitude et mon visage. Mais rien ne se passa. Il sembla un peu déçu. Mais sans se décourager, il répéta l’opération et, cette fois, l’un des mots me fit imperceptiblement tressaillir. Il réussit à capter cette micro réaction et sembla satisfait.

— Christine… Ce prénom vous convient-il ? Vous rappelle-t-il quelque chose ?

Je retombai dans un mutisme qu’il prit pour une approbation.

— Christine, vous allez, avec mon aide, réapprendre à parler à la façon d’un nourrisson, c’est-à-dire dans un bain de langage dont vous ne comprendrez rien au départ, mais qui vous imprégnera peu à peu. Apparemment vos fonctions cognitives n’ont pas été atteintes et vous pourrez progresser. En supplément, je vous proposerai d’autres exercices. Nous nous reverrons bientôt.

Il se leva, m’aida à me redresser et me confia au brancardier qui m’avait amenée en fauteuil roulant. Un grand sourire illuminait le visage de Jean, ce qui m’apporta un réconfort tiède et coloré.

Je percevais des agitations bizarres à l’intérieur de moi en parcourant les couloirs me ramenant à ma chambre. Nelly m’attendait, me prit dans ses bras doux, moelleux et me colla deux grosses bises affectueuses et rouge cerise sur mes joues pâles. Mon amie était plus grande que moi, plus large, plus forte, blonde et rose. Instinctivement, je sentais que me placer dans son ombre protégeait de tous les dangers. Quand elle m’enserrait de ses bras constrictors, je ressentais un trouble étrange, un titillement de cette sous-couche qui définissait mon esprit présent. J’avais dû ressentir une émotion identique en mon précédent karma. Une petite peur concomitante se faisait connaître, cette petite terreur qui accompagnait le bien-être ressenti, ensevelie que j’étais par la tendresse de mon amie.

J’imaginais mon cerveau composé d’électronique avec de petites diodes éteintes tapissant mon cortex neuronal. Parfois l’une d’entre elles s’allumait, fugace, et tout retombait dans les ténèbres. Mais ces petits sursauts d’énergie m’encourageaient et je tentais par tous les moyens de raviver ces lueurs.

Le professeur m’avait prévenue : ne pas trop chercher à se souvenir, à retenir une vision. Cela revenait à capturer un rêve au lieu d’accorder de l’importance au sens. Le signifié importe plus que le signifiant. En plus, essayer de creuser en soi peut aboutir à fatigue, souffrance, déception et, par là même, à des frustrations. Le temps viendrait à bout des attentes et il convenait de vivre selon le tempo cérébral.

Frustrée, je l’étais, intensément, rageusement. Sans la pondération assurée et tranquille de Nelly, j’aurais explosé en une rage folle. Mon passé se refusait à moi et envisager un futur possible m’apparaissait inconcevable. Quant au présent… je m’identifiais comme paquet de linge sale ballotté dans une machine à laver. Mon amie percevait ces orages intérieurs et, à l’apparition de ces sombres moments, exhibait son petit carnet de notes et me montrait la liste interminable de mes petits progrès. Oui, oui, je me calme, tu as raison mon amie.

J’attendis avec impatience la deuxième séance avec Jean. Je sentais confusément qu’il possédait quelques clefs me permettant d’ouvrir le portail de fer forgé de la vie et m’accompagner dans la vaste prairie où je pourrais cueillir de si belles fleurs inconnues.

Il me nommait Christine et, en moi, ce mot commençait à résonner et trouver sa place. Un premier élément du puzzle. Il sortit un livre de sa sacoche et en commença la lecture. Les sons enveloppants de sa voix s’emparaient de moi, me baignant dans un nid douillet que je commençais à explorer avec précaution et goût de la découverte. Je notai que des mots revenaient dans le récit. L’un d’eux finit par s’extirper de mes cordes vocales :

— … Mmm… Mère.

Il interrompit net sa lecture et me regarda ahuri.

— Mère, Christine ? Oui, vous avez raison, il est question de mère dans le récit. Pouvez-vous répéter ce mot ? Mère… Mère…

Je finis par renouveler l’exploit. Il parut totalement satisfait. Nous passâmes à d’autres exercices.

Pourquoi ce mot s’était-il accroché à moi ? Il ne représentait rien de précis que je sache. Je me le répétais en boucle et il dansait une joyeuse sarabande sur le dance-floor de mes pensées malades. Quand je retrouvai Nelly, je le lui sortis tout à trac. Elle en rit aux larmes. Je suppose que lui était alors apparue l’image de la mère qu’elle représentait pour moi. Elle me félicita et me récompensa de sa traditionnelle boîte de chocolats. Plus tard, je lui déclarerai que je lui avais coûté cher en friandises et qu’elle avait certainement sauvé l’industrie mondiale du cacao de la faillite !

Mon corps recouvrait progressivement ses fonctions vitales et je pouvais circuler avec une aide dans le couloir, m’asseoir, manger assise. Je mangeais de bon appétit et, d’après les dires de l’équipe, reprenais de jolies couleurs. Je ne savais pas encore remercier, mais en moi, je ressentais une telle reconnaissance, surtout vis-à-vis de Jean et Nicolas, le kiné dont les tortures raffinées forçaient mon organisme en dormance. Léa, la coiffeuse, qui officiait chaque mardi à l’étage, assistait à un miracle : mes cheveux ternes et gras, au fur et à mesure des coupes, retrouvaient une teinte brune et épaississaient. Elle m’avait conseillé de me raser le crâne en lune descendante pour permettre une totale régénération. J’avais hésité, je ne sais pourquoi, et puis la curiosité l’emporta. J’étais impatiente de me regarder ainsi, glabre, dans le miroir. Mon reflet m’apporterait peut-être des renseignements, un déclic. Nelly s’en navrait, mais là, elle ne put m’imposer son avis. Elle me proposa alors le port d’une perruque. Je ne comprenais pas l’intérêt d’une telle démarche. J’appris par la suite que beaucoup de femmes accordent de l’importance à leur image, ou plutôt à l’image que les hommes attendent d’elles. Jean-Luc, son mari, cependant, n’exigeait rien et ne montrait aucun symptôme de machisme exacerbé. Non, cela remontait à la petite enfance, aux origines de la civilisation, particulièrement au néolithique, période au cours de laquelle les femmes furent diminuées socialement et physiquement. Depuis, elles avaient été empêchées dans leurs modes d’expression, leurs rayons d’action, leurs créations. Les hommes les avaient cantonnées à ce qu’ils ne pouvaient empêcher, c’est-à-dire la procréation. Ils en firent de beaux jouets, des décorations d’apparat, ou des fournisseuses de dots. On démontre, en psychologie, que chacun de nous cherche à se conformer à l’image qu’auront forgée nos parents au cours de l’enfance. Nous auront-ils traités d’imbéciles, qu’inconsciemment nous rechercherons les situations de vie dans lesquelles nous serons identifiés comme tels. Si les adultes prônent un aspect séduction, en norme sociale, chez la petite fille, comme étant indispensable pour sa vie à venir, celle-ci obéira inconsciemment à l’injonction, elle-même inconsciente. Chez Nelly, une femme devait séduire d’une manière ou d’une autre, et elle cherchait à m’entraîner suivant ce dogme.

Donc foin d’artifice en ce qui me concernait. Je partais à ma propre recherche et si cela devait se faire au détriment des apparences, je passerais au large de ma vérité propre.

Jean employait une méthode très personnelle. Il m’avait prêté un simple livre de lecture de cours préparatoire. Tel un pédagogue, il s’appliqua à m’apprendre à lire, et surtout à me faire retrouver les sons, les faire correspondre avec des phonèmes, lire et dire de plus en plus de mots courants. Les aventures de Rémi et Colette sont puériles, mais passer par la case départ me permettaient de mieux mémoriser et reprogrammer mon cerveau éteint. Nelly entreprit de me faire lire, prononcer… puis elle fermait le manuel et essayait d’entamer une conversation. Bientôt je parvins à dire bonjour, demander des nouvelles, exprimer un besoin… Jean prétendait en riant que je sauterais vite des classes, et m’appellait « sa puce ».

En revanche, rien de ma vie d’avant- n’était remonté à la surface de mon esprit. Quelques flashes bruts seulement, une ou deux diodes émettant un éclair vague…

Julie, la psychanalyste, me proposa des séances d’hypnose. Elle me fit m’allonger sur une surface molletonnée, programma une musique de fond douce et cristalline. Sa voix, grave et profonde, m’invitait à un parcours intérieur : le « petit voyage dans le corps ». Je devais me promener, par la pensée, dans les membres, le ventre, la poitrine et finir à l’intérieur de ma tête. D’autres séances me feront voyager dans un aéronef de rêve : une bulle (il lui fallut apporter une solution savonneuse et qu’elle m’apprenne à créer des bulles de toutes tailles pour que je comprenne ce qu’elle attendait de moi). Nous nous sommes amusées à souffler dans des pipes et des pailles durant toute une séance ! J’avais retrouvé la faculté de rire et Julie en conclut que la séance, bien qu’ayant dévié du but recherché, m’avait fait avancer d’un grand pas.

L’hypnose avait fini par allumer quelques étincelles intérieures, mais rien de vraiment déterminant. Julie abandonna ses tentatives de faire ressurgir ma vie d’avant et changea de tactique. Reprenant à son compte une démarche comportementaliste, elle opta pour me faire construire une nouvelle existence, espérant que, par-là, à un moment ou un autre, mon passé pourrait ressurgir inopinément.

— Ton présent manque de fondations, mais certains bâtiments antisismiques sont élaborés sans, et ce n’est pas plus mal.

Le service m’aimait bien et j’en étais devenue la mascotte, mais l’administration hospitalière ne partageait pas cet avis. Il s’agissait de libérer des lits. On appelle cette façon de faire « hospitalisation ambulatoire ». Bien sûr, on ne me connaissait aucune relation familiale ou autre et je ne disposais pas d’argent. Nelly, qui éprouvait une confiance limitée envers les services sociaux, n’hésita pas :

— Tu viens avec moi. On s’arrangera. Théo et Lola dormiront dans la même chambre et tu en auras une pour toi, le temps que tu te rétablisses tout à fait. Ne discute pas ! D’ailleurs rien ne me fait plus plaisir. Et tu m’accompagneras quand je viendrai au travail. Nous prendrons les rendez-vous auprès des différents paramédicaux en fonction de mes horaires. En attendant, nous allons te constituer une garde-robe.

Quitter ma chambre, les couloirs connus et identifiés, constituant des repères rassurants, ainsi que les membres du service auxquels je m’étais attachée se révélait, pour moi, une épreuve difficile. Nelly et sa famille étaient venues me chercher, me soutenant physiquement et moralement. Je ressentis alors une émotion si nouvelle, qu’elle se traduisit par des larmes jaillissant de mes yeux. Envol de papillons et diodes clignotantes. Quelques lucarnes s’ouvraient en moi que je ne pouvais identifier.

Succession de chocs cérébraux : monter dans une automobile, se déplacer, voir la ville défiler, entendre les enfants babiller à l’arrière et Nelly commenter le trajet en conduisant… Je ne reconnaissais rien et devais ressentir ce qu’éprouverait un extra-terrestre débarquant dans notre monde.

La voiture s’arrêta en face d’un portail de bois vernis. Nelly s’empara de la télécommande et les vantaux, obéissants, s’écartèrent. Tout le monde s’extirpa du véhicule. Les enfants s’envolèrent du côté d’un portique et les parents me prirent par la main.

— Viens, c’est un petit paradis qui t’attend. Tu as faim ? Soif ?

On me guida le long d’un nouveau couloir, mais celui-ci offrait des couleurs vives et gaies à déguster. Les murs, blancs à l’origine, avaient largement été éclaboussés, tagués, décorés par des mains enfantines. Jean-Luc se montra très fier de me faire admirer le petit échafaudage qu’il avait fabriqué pour que les artistes en herbe puissent se hisser jusqu’au plafond. Il avait même prévu des systèmes de sécurité inspirés du matériel professionnel.

— Nous en ferons des street-artistes !

— Comme ça, ils finiront à Beaubourg ou en prison…

Ils me firent grimper un escalier de bois. Arrivée au palier, Nelly ouvrit une porte.

— Voilà ton royaume. Il y a deux cloisons entre les ronflements du nounours qui me sert de mari et ta tranquillité. Tu pourras installer tes affaires dans les placards ici. Je t’ai mis des livres sur les étagères et les ai rangés par ordre de difficulté. Quand tu comprendras ceux du bout, là-bas, tu seras complètement tirée d’affaire. Tu as un bureau pour travailler et deux chaises pour quand je viendrai t’aider.

Elle sortit un appareil plat de sa poche, un smartphone.

— Quant à cet appareil, tu y auras droit, mais lorsque tu auras progressé un peu. Nous nous sommes accordés sur un programme par étapes, Jean, Julie et moi. Première étape pour aujourd’hui, te mettre à l’aise et ensuite tu me rejoins en bas à la cuisine pour boire un thé… Entre copines. Jean-Luc est allé ranger la voiture et s’occuper un peu des gamins.

Elle me laissa seule, face à ce nouveau monde. Je m’étais auparavant, à l’hôpital, révélée tactile et kinesthésique. Je me mis à toucher tout ce qui m’environnait, passant les mains sur les surfaces des meubles, testant les poignées, caressant les matières. J’ouvris des livres au hasard, les reniflant, essayant d’en parcourir les lignes, sentant l’odeur de l’encre, fermant les yeux comme s’ils étaient écrits en braille. Le lit m’attira et je me jetai assise sur la couette, examinant le grain du tissu, le moelleux du garnissage et l’odeur des draps frais. Il me fallut allumer, éteindre, allumer les lampes de chevet. Un tableau représentant un bouquet de fleurs dans un vase de cuivre était suspendu au-dessus de la tête de lit. J’en parcourus des doigts le cadre et la surface. Je m’aperçus alors que ce bouquet devenait vivant, odorant et cependant immortel.

— Tu as fini ? Le thé est prêt.

Je n’avais pas achevé mon exploration, mais me rendis avec joie à l’invitation de la maîtresse des lieux. Elle m’attendait dans une cuisine lumineuse et large, une théière de porcelaine fleurie à la main et son grand sourire aux lèvres.

— Bienvenue dans notre petit paradis. Heureusement que nous l’avons. Il me permet de me ressourcer. Ici, à part toi, j’oublie l’hôpital. Je m’investis en de multiples vies parallèles qui m’émerveillent : maman, jardinière, bricoleuse… Assieds-toi, je te sers. Tu aimes les petits gâteaux ?

La grande baie vitrée était entrouverte. Du dehors me parvenaient des cris, des rires… Jean-Luc avait inventé un nouveau jeu et les petits s’y investissaient totalement. Entre deux exclamations de joie s’infiltraient des gazouillis d’oiseaux, une lointaine rumeur de circulation routière. Nelly posait sa main sur la mienne et me parlait doucement.

Je ressentais pleinement ce bonheur paisible qui diffusait en moi, calmant un peu la douleur sourde qui avait, un instant, cessé de gronder. Ne plus avoir d’identité, être séparée de ses racines, fait flotter l’âme dans des limbes aux aspérités acérées. On s’y écorche sans cesse. On erre à la recherche de ce que l’on ignore et la progression est difficile. Plus tard, j’explorerai l’univers de la poésie et ces quelques vers de Verlaine viendront me rappeler cette époque :

 

Le ciel est, par-dessus le toit,

Si bleu, si calme !

Un arbre, par-dessus le toit,

Berce sa palme.

La cloche, dans le ciel qu’on voit,

Doucement tinte.

Un oiseau sur l’arbre qu’on voit

Chante sa plainte.

Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là,

Simple et tranquille.

Cette paisible rumeur-là

Vient de la ville.

Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

Pleurant sans cesse,

Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,

De ta jeunesse ?

 

Le thé dégageait un parfum de bergamote et le soleil dessinait des figures géométriques sur le carrelage marbré. Nelly avait versé le breuvage dans une tasse délicate et fleurie. J’en saisissais l’anse avec prudence avec la peur de la lâcher, la voir se briser. Mon cœur ressemblait à cette tasse fragile… Je ressentais intensément que si Nelly et sa famille en venaient à le lâcher, il éclaterait en mille particules scintillantes avant que de s’arrêter définitivement.

Je possédais quelques mots pour la remercier et cela me soulageait. Les mots et le langage sont là pour apaiser les tensions qui se forment en nous. Manquer de mots entraîne une violence interne qui peut muter en violence envers les autres ou en dépression. Combien de dictateurs manquent-ils de mots et rabâchent-ils le même discours sempiternel. Ils radotent comme de vieux pantins tristes et dangereux.

Après le thé, nous sommes allées dehors. Les enfants se sont accrochés à mes basques pour me faire participer à leur jeu, et Jean-Luc, après avoir consulté sa femme du regard, m’encouragea. Je me sentais perdue, ridicule et ne saisissais pas les règles. Cette situation me laissait désemparée, sans sens à donner à cette manifestation de vie.

Les petits sont de grands psychologues. Lola et Théo prenaient le temps de m’expliquer, me guider, me laisser gagner en me félicitant. Comment m’y retrouver ? Oui, je voyais bien qu’il fallait me diriger dans cette direction, mais pour faire quoi ? Attraper la balle qui s’ingéniait à m’échapper, courir à la façon d’une grand-mère ayant lâché son déambulateur… Nelly m’accompagnait comme si elle dirigeait les fils de la marionnette que j’étais devenue. J’avais envie de pleurer.

Julie m’avait longuement expliqué que l’escalade de ma nouvelle vie présenterait les difficultés immenses et pour dire plus justement insurmontables « … donc à surmonter ! Et tu y parviendras, tu n’as pas d’autre choix, ou plutôt si : soit tout abandonner et demeurer une larve exsangue, soit trouver le courage de te reconstruire. Tu dois le faire avec le peu que tu as ». Elle m’avait parlé de son jardin, de ce dipladénia qui avait malheureusement gelé et semblait mort : les feuilles avaient grisé et étaient tombées, les rameaux devenus brindilles sèches. Elle avait pensé à le jeter sur le tas de compost et l’avait gardé par négligence. Et puis, un jour, bien plus tard, elle avait constaté, émerveillée, la présence de minuscules bourgeons grenat le long des tiges sèches. Des feuilles petites, toutes petites, si fragiles s’étaient développées. « Tu vois, cette plante morte, possédait tout au fond d’elle une petite étincelle, un minuscule désir de vivre. Pense à tout ce courage accumulé du côté de la vie. Je vois en toi ces bourgeons. Ils vont feuiller, fleurir, difficilement, mais résolument. Cette plante a souffert, mais sa vaillance ne fera que s’affirmer. Elle n’en sera que plus belle ».

Malgré ma nature « bourgeonnante », du travail m’attendait et je ne devais pas avoir peur des découragements, des échecs, des appréhensions, des erreurs. J’étais cet escargot de l’énigme mathématique qui désire sortir du puits dans lequel il est tombé, alors il grimpe chaque jour deux mètres et en redescend un. En combien de temps sortira-t-il ?

Je lirai l’ouvrage de John Gray : Les hommes viennent de Mars, les femmes viennent de Vénus. Justement, l’auteur compare la femme à un puits, parfois au fond, taciturne, triste sans raison apparente, et à d’autres occasions, sur la margelle, joyeuse, dynamique, pleine d’entrain. Le puits devenait mon obsession, ma demeure intérieure, à la fois prison, mais passage entre l’eau, source de vie et la lumière qui appelle et fait espérer. Certaines personnes se sentent à l’intérieur d’un tunnel. Serions-nous des êtres perpendiculaires ? Les uns progressent sur un chemin et d’autres éclosent comme le ferait une graine qui germe et, instinctivement, trouve le chemin vertical qui la fera sortir de terre.

Le repas du soir me vit désemparée comme le serait un enfant sauvage découvrant la civilisation. On me laissait me servir, évaluer la quantité de nourriture que je pourrais ingérer, couper mon pain et me servir des couverts. Je ressentais la peur intense d’être ridicule, observée… Le regard de l’autre, néanmoins, établissait un lien et me permettait de vivre une relation, de sortir de moi.

La famille, pour moi, respectait des rites, des horaires auxquels chacun se pliait. Cela me permit de prendre des marques, des repères et bientôt je les intégrais pour me fondre dans cette entité. Je me mis à jouer mieux, sut me comporter avec assurance lors des repas, accompagner les enfants sur le trajet de l’école.

La nuit restait pour moi un enfer. Mille angoisses se jetaient sur mon âme frémissante. Des questions sans réponses vrombissaient dans ma tête. Qui étais-je ? Qu’étais-je venu faire sur cette planète ? Une ombre noire survolait lentement mes paysages comme un rapace prêt à fondre sur la proie que je me sentais être. Une grande anxiété concernait les enfants. En avais-je eu avant ? Des examens médicaux auraient pu me fournir quelques indications. Voir Nelly et Jean-Luc aussi présents et attentionnés avec les leurs… Et les miens ? Qui s’en occupait ? Je n’en avais peut-être pas dans cette réalité qui m’échappait, mais en moi-même, ils étaient présents, jouaient, pleuraient et contaient des histoires. Mon avenir me préoccupait également. Je ne me voyais pas rester à la charge de cette famille ad vitam æternam. Il faudrait un jour que je m’assume totalement. Comment ?

Le peu de sommeil qui s’emparait de moi, à bout de fatigue, me rédigeait un scénario récurent : je me trouvais au bord d’un fleuve, assise au soleil. Les eaux charriaient ce que je prenais pour des radeaux desquels des amazones mourantes m’adressaient des appels au secours. L’un de ces esquifs abordait la rive et là, je me rendais compte qu’il était formé de corps humains reliés entre eux.