Ãine II, une vie en dents de scie - Thibaud Perraud - E-Book

Ãine II, une vie en dents de scie E-Book

Thibaud Perraud

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Beschreibung

Devenue, malgré elle, une figure incontournable des cercles libertins, Guerlonne Duarrep, mère divorcée, demeure profondément affectée par les stigmates d’une séparation douloureuse. Elle s’efforce de poursuivre son chemin, tout en assumant les impératifs de sa notoriété récente, ses responsabilités maternelles, ses engagements professionnels et des liaisons sentimentales inexorablement vouées à l’échec. Sera-t-elle capable, face aux aléas du destin, de cultiver la sagesse et la maturité indispensables pour triompher de ces épreuves ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Thibaud Perraud parvient avec brio à conjuguer son engagement professionnel et son dévouement à l’écriture. Au cœur de cette harmonie, "Ãine II, une vie en dents de scie" s’impose comme un authentique témoignage de maturité artistique. Cet ouvrage incarne une fusion subtile entre les expériences intimes de l’auteur et les vastes horizons de son imaginaire.

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Veröffentlichungsjahr: 2025

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Thibaud Perraud

Ãine II,

une vie en dents de scie

Roman

© Lys Bleu Éditions – Thibaud Perraud

ISBN : 979-10-422-4816-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À ma cousine et meilleure amie

Illustrateur : Nicolas Huot

Introduction

Plaignez les gens raisonnables, les bigots et autres soi-disant bien-pensants. Car ceux-là ne connaîtront jamais les vertus de la folie ! Pourquoi se priver ou se montrer cartésien lorsque l’existence se fait friandise ? Renier le gâteau pour la cerise, et se gaver de plaisir lorsqu’il s’offre à vous ! Ne rien attendre de la vie et se procurer seul ce qui vous rend heureux ! S’accepter, s’accomplir et être soi-même ! Revendiquer fièrement son appartenance à une communauté, par exemple.

La liberté sexuelle, l’échangisme, la bisexualité, l’homosexualité, ou toute autre orientation, dans les limites de la légalité, cela va sans dire, ne doivent plus être jugés, fustigés ou pointés du doigt. A-t-on vu des membres de la communauté LGBT se moquer ouvertement des coincés ? Oui, bon, peut-être, et après ! Être différent n’est pas toujours un choix. Parfois, « on naît comme ça » !

Personnellement, je considère mon aliénation comme une force, ma pathologie comme mon alliée, et ma verve comme une arme. J’assume mes choix et ma différence. Être une femme n’a jamais été appartenir au sexe faible, mais au contraire posséder un pouvoir, celui de tout s’autoriser, ou presque. C’est aussi parfois reconnaître ses limites, ou les enfreindre, quelles que soient les conséquences. Lorsque la vie vous flanque par terre, il n’est pas conseillé de sombrer dans l’excès… Mais moi, c’est le seul remède que je connaisse ! Le sexe à outrance. L’abandon de soi. Dans des lieux pour libertins, aux quatre coins du pays, durant presque un an… je me suis égarée.

Chapitre 1

Le jour se levait, et les rideaux mal joints laissaient filtrer un rayon de lumière qui balaya la chambre lentement, tel l’ombre sur un cadran solaire. Son faisceau vint finalement illuminer mon visage, précipitant, dans son indélicatesse, l’inévitable prise de conscience du réveil. Rapidement, mon esprit ensommeillé finit de franchir le vortex menant des songes à la lucidité, et la détente de la nuit se mua en sourde inquiétude… Où étais-je ? Ce que je perçus d’abord fut la sensation rêche d’un drap, probablement neuf, sur mon corps nu. M’habituant à la clarté ambiante, j’ouvris enfin les yeux, mais l’environnement ne me fut pas familier. Le décor recherché, mais sobre et impersonnel, évoquait la chambre d’ami d’une demeure bourgeoise. Sur un fauteuil en osier de style, Emmanuelle reposait mes vêtements, parfaitement étendus sur le dossier. Sur l’assise, je vis mon sac et ma perruque blonde, puis enfin, sur la moquette, mes chaussures bien parallèles. Qu’était-il arrivé hier soir ? Pourquoi n’avais-je plus le souvenir d’être arrivée ici ? Quelques détails me revenaient en mémoire, mais sans pour autant que je me souvienne comment s’était achevée la soirée. Je me levai et fis quelques pas pour observer mon corps dans la psyché d’une armoire. Aucune trace ou ecchymose, pas de sensations négatives, douloureuses ou simplement gênantes, tendant à penser que l’on aurait forcé l’un ou l’autre de mes orifices intimes. Mais à la perception cotonneuse résiduelle dans tout mon être, j’aurais tout aussi bien pu m’offrir sans résistance, sous l’effet d’un quelconque narcotique.

Je m’habillai, puis sortis de la chambre. Je me mis à explorer les autres pièces desservies par le couloir. Je trouvai d’abord une salle de bain et m’attardai un moment aux toilettes. Une autre chambre, celle d’une femme. Puis, une autre encore, une seconde chambre d’ami, et enfin une quatrième, la dernière, ayant toutes les caractéristiques d’une chambre d’ado, celle d’un garçon possiblement. Toutes étant inoccupées, je poussai ma visite plus avant. Je débouchai dans une grande pièce de vie. Le mobilier de grand style, mais moderne, les tableaux et autres bibelots me confortèrent dans ma première impression : les gens qui vivaient là avaient les moyens. La cuisine ouverte, spacieuse et parfaitement agencée, mariait rouge, noir et inox avec sobriété et élégance. En enfilade, un espace repas, une grande table à plateau de verre, élégamment décorée, entourée de huit chaises noires faites de bois et de cuir. Enfin, un espace salon, une cheminée en coin, fermée d’un insert. Au mur, un immense écran plat. Se faisant face, deux canapés d’angle en cuir blanc, et sur l’un d’eux, un jeune homme endormi. Je m’approchai pour le dévisager un instant, ses traits fins et doux m’apparurent vaguement familiers, mais un hématome conséquent maculait sa tempe gauche. Ses baskets de marque en vrac sur le sol, il portait un jean slim taille basse, d’où dépassait un caleçon bleu marine uni, et un tee-shirt sans manches, aux motifs pailletés d’argent. Son look et ses cheveux bruns coupés très courts trahissaient sa coquetterie. Près de nous, sur une table basse, elle aussi à plateau de verre, reposaient un reste de joint dans un cendrier, une blague à tabac, une bouteille d’eau et un thermomètre infrarouge. Me penchant au-dessus de lui, je cherchai à le réveiller.

— Eh ! dis-je en lui tapotant l’épaule… Oh, oh ! répétai-je un peu plus fort… mais frustrée de mon échec, je le secouai un peu plus vigoureusement. Tu te réveilles s’il te plaît !

Il ouvrit enfin les yeux, puis eut un sursaut.

— Hein ? Quoi ? Il me dévisagea un instant. Puis, ah oui, c’est vrai, vous êtes là.

— Ah, bah, oui, je suis là, mais c’est où ici ? Tu es qui, toi ? Comment je suis arrivée ici ? Qu’est-ce qui s’est passé hier soir ?

— Holà ! Mollo, la salve, s’il vous plaît ! Je n’ai dormi que deux heures, et j’ai franchement mal au crâne, alors, si vous vouliez bien remiser vos questions post-caféine, vous seriez un ange. Dites-vous simplement que tout va bien, c’est cool.

— Qu’est-ce qui est cool ?

— Que vous ayez échoué ici, c’est une bonne chose.

Il se leva avec peine, comme s’il avait eu cent ans, puis me fit signe de le suivre jusqu’à la cuisine. D’un geste, il m’indiqua un tabouret où m’asseoir, puis en traîna un autre de l’autre côté de l’îlot central. Il s’affaira ensuite à nous préparer deux cafés.

— Comment le voulez-vous ?

— Noir et très serré, s’il te plaît.

— C’est cool, on se tutoie.

— Non, juste moi, répondis-je sèchement !

— Je vois, de charmante humeur au réveil, hein ! Vous étiez plus marrante hier soir.

Il servit les cafés, déposa sur le comptoir un sucrier et un verre, qu’il remplit au tiers avant d’y laisser tomber un comprimé.

— J’en prendrais volontiers un, moi aussi, demandai-je.

— Il vaudrait mieux éviter pour l’instant. Puis, voyant que je lui lançais un regard noir et interrogateur, bon, je vous résume la soirée et vous me poserez ensuite toutes les questions que vous voudrez, OK… Guerlonne ?

— Comment tu… Tu as fouillé dans mon sac !

— Pour la bonne cause uniquement… Voilà, hier soir, j’étais au Liberty Club, l’ambiance était survoltée. D’ordinaire, comme on croise toujours plus ou moins les mêmes visages, quand quelqu’un de neuf se pointe, la chasse est ouverte ! Mais là, c’était différent, le patron nous avait annoncé qu’une certaine Gaël, cousine d’Ãine, la célèbre déesse des réseaux, devait venir faire la java au Liberty, et qu’elle traînait avec elle une sacrée réputation de chauda… de fille ouverte et peu farouche.

— Bien rattrapé !

— Merci. Donc euh… je reprends. On était tous comme des ouf ! Et vous êtes arrivée, belle, souriante, lumineuse même. Quelques habitués vous ont offert des verres, le patron également, vous avez bu un peu, puis dansé, discuté avec pas mal de monde, et enfin vous vous êtes lâchée. Vous avez d’abord baisé avec un premier partenaire, puis un second. Vous avez enchaîné par un couple et enfin une femme, et tout cela en exhibe, rien à faire du back room, dans la cage et en avant toute ! Vous finissiez avec un partenaire, puis vous pointiez du doigt le suivant. Ça m’a même surpris que le patron ne dise rien, encore qu’il ne fût pas le dernier à jouir du spectacle. Jusque-là, vous devriez vous souvenir, non ?

— Jusque-là, oui, et après ?

— Ben, moi, j’avais essayé de vous approcher, je voulais vous poser quelques questions concernant Ãine, mais un gars vous a mis le grappin dessus, et vous vous êtes installés dans un coin pour discuter. Alors j’ai temporairement lâché l’affaire. Seulement, le hasard a voulu que le gars en question en rejoigne un autre dans les toilettes pendant que je m’y trouvais, et je les ai clairement entendus projeter de mettre un truc dans votre verre, afin de vous rendre suffisamment malléable pour vous embarquer ailleurs. On devine pourquoi. Ils sont sortis, mais j’ai dû terminer ce que je faisais avant de quitter les toilettes à mon tour, puis des potes ont accaparé un instant mon attention, ce qui m’a empêché d’intervenir avant qu’ils mettent leur saloperie dans votre conso. En revanche, lorsque vous avez commencé à vous sentir chlasse, j’ai bien vite prévenu le videur et, avec son aide, nous les avons empêchés de vous faire monter dans leur voiture. S’en est suivie une rapide bagarre, et ils ont battu en retraite. Comme vous n’étiez plus en état de retourner dans le club, et comme le videur me connaît un peu et me fait confiance, il m’a laissé vous ramener chez moi avec quelques recommandations d’usage. Une fois ici, j’ai contacté le centre antipoison pour savoir ce qu’il convenait de faire. Ils m’ont dit de vous mettre au lit et de veiller à ce que votre température ne grimpe pas en flèche, auquel cas je devais vous mettre bien vite sous une douche froide.

— Et c’est pour ça que tu as cru utile de me mettre nue, en prévision ?

— Non, vous avez fait ça toute seule, pour me provoquer. Vous étiez bien décidée à me faire coucher avec vous ! J’ai réussi à vous raisonner, mais ça n’a pas été sans mal.

— Tu ne m’as pas sauté ? Tu as quoi, dix-neuf, vingt ans ?

— Vingt, pourquoi ?

— Tu as vingt ans, tu débordes de foutre et d’hormones, et tu veux me faire gober que tu m’as courageusement résisté ? Prends-moi pour une idiote !

— Mais parfaitement, et pour une bonne raison encore ! Je suis gay !

— … Ah zut ! Désolé, excuse-moi, j’aurais dû le deviner. Alors, tu es quoi, un genre de chevalier blanc ?

— À vous écouter, hier soir, j’étais plutôt noir à grandes oreilles, vous n’avez pas arrêté de m’appeler Batman.

Sa remarque me fit sourire.

— Mais à dire vrai, le véritable héros, c’est Mo, le videur. Moi, j’ai été lamentable, un vrai boulet, dans le genre Robin en formation, si vous voyez ce que je veux dire. J’ai tenté de mettre un seul coup de poing, le gars m’a esquivé, m’a fait un croche-pied et je suis allé me fracasser la tête sur l’arête du toit de leur voiture.

— D’où le bleu sur ta tempe.

— Voilà, et la casquette plombée, accessoirement.

— Ça ne me dit pas pourquoi tu as fouillé mon sac.

— C’est fou, vous voulez vraiment faire de moi le méchant de service ! C’était à la demande du centre antipoison, je devais m’assurer que vous ne suiviez pas de traitement pouvant interférer avec l’ecstasy que les deux enfoirés avaient mise dans votre Malibu.

— Ah d’accord, c’est logique en effet. Donc tu es bien mon héros !

— Non, le vrai héros c’est Mo, d’ailleurs, si vous repassez par le club, pensez à lui faire un gros poutou pour le remercier.

— Moi, tel que je vois les choses, tu m’as secourue, puis veillée toute la nuit, en plus, gay ou pas, tu m’as résisté, c’est une forme d’héroïsme ça aussi. Alors sincèrement, je te remercie.

— Hmm ! Ça c’est cool, mon ego en frétille de bonheur !

— Hi, hi, t’es plutôt marrant comme mec. Mais le moment de sourire passé. Pfff, ouais… ce que je retiens surtout, c’est qu’hier soir je ne suis pas passée loin du bad trip. C’est probablement l’avertissement dont j’avais besoin pour calmer le jeu. Je dois arrêter de faire n’importe quoi.

— Tout à l’heure, tu m’as dit que tu voulais me poser des questions sur Ãine hier soir ?

— Oui. Parce qu’en fait, si je fréquente les clubs libertins, c’est un peu pour mon plaisir, mais également pour effectuer des recherches. Je suis en fac de psycho, j’ai axé ma thèse de fin d’études sur la sexualité, au sens large du terme.

— Ma meilleure amie est psychologue, elle m’a consacré sa thèse de fin d’études. Je pense sans trop m’avancer que tu avais compris que j’étais Ãine ? Ouais, à la seconde où vous avez retiré votre perruque blonde. Je me suis alors demandé, pourquoi vous vous cachiez sous l’identité de Gaël. Puis vous m’avez mâché le travail, lorsque vous m’avez parlé de votre divorce.

— Eh bien, je me suis montré plutôt loquace.

— Et très affectueuse également, mais ça, c’était l’effet de la drogue. Donc, il ne m’a pas été difficile d’additionner deux et deux ; Ãine, jouissant d’une certaine réputation, créer Gaël vous permettait de sortir des sentiers battus. Ce faisant, cautionnée par sa célèbre cousine, cette dernière était certaine d’être plus que bien accueillie dans les clubs et autres endroits de perdition, vous permettant de vous punir pour l’échec de votre mariage. Depuis combien de temps êtes-vous séparée ?

— Presque un an.

— Votre amie psy, a-t-elle publié sa thèse ?

— Oui, à ce qu’il paraît, je serais un vrai cas d’école.

— J’ai parcouru le travail d’un peu tout le monde, j’ai probablement lu le sien, comment s’appelle-t-elle ?

— Nolwenn Clément… Il réfléchit un instant, se frappa le front de la paume de la main, puis se souvint trop tard qu’il avait la migraine, aïe !

— Bien sûr, c’est vous « l’aimante femme » ! C’est ainsi qu’elle vous surnomme dans sa thèse. Mais comment je n’ai pas fait le lien plus tôt. Je vous suis sur les réseaux, j’ai parcouru votre story, je lis également les éloges de vos partenaires, j’aurais dû faire le lien, remarquer les similitudes de comportement.

— Certains réflexes ne s’acquièrent qu’avec l’expérience, Robin !

— Mais alors c’est pour ça que vous avez créé Ãine.

— Oui, à la base, c’est pour ça. J’étais jeune, je voulais multiplier les expériences, devenir une rumeur, un genre de légende urbaine. Je n’avais pas inclus dans mon projet que les libertins feraient de moi une sorte d’icône.

— Mais malgré vous, vous l’êtes devenue. Une vraie influenceuse du libertinage. En revanche, arrêtez-moi si je me trompe : si je me réfère à la thèse de votre amie, contrairement aux cas purement psychologiques, qui développent différents degrés de nymphomanie, votre cas découle d’un dérèglement congénital de votre système limbique. Son origine étant génétique, il est incurable. Y a-t-il d’autres cas dans votre famille ?

— Deux à ma connaissance, ma mère et ma fille très probablement. Malheureusement, nous sommes brouillés avec la branche irlandaise de la famille, ceux du côté de ma mère. J’ai bien tenté de rentrer en contact avec eux, mais l’accueil a été plutôt glacial. Tu comprendras qu’il m’était difficile de placer dans la conversation : « Au fait, granny, es-tu nymphomane ou est-ce grand-père qui était un excité du bigoudi ? »

— Ha, ha, ha, difficile effectivement.

— Pour que tu comprennes à quel point ça aurait été déplacé, ce sont des catholiques très conservateurs et très pratiquants. Ils ont été jusqu’à exiler ma mère en France quand ils ont découvert qu’elle était bisexuelle, c’est tout dire.

— Ah ouais, c’est chaud, c’est clair ! Dites, m’autoriseriez-vous à glisser une ligne ou deux sur votre cas dans ma thèse ?

— Tu as sauvé mon honneur, je t’accorde tout un paragraphe si tu veux !

— Nolwenn Clément, vous la côtoyez depuis longtemps ?

— Nous sommes amies depuis l’âge de douze ans… enfin étions… enfin, je ne sais plus. Nous ne nous sommes plus parlé depuis des mois.

— Serait-ce indiscret de vous demander pourquoi ?

— Après ma séparation, j’ai passé quelques semaines compliquées. Je n’arrivais pas à croire que mon ex-mari, Tristan, m’avait chassée de sa vie comme ça. Je pensais que notre amour était plus fort. Je ne cessais de me lamenter et je pensais que Nolwenn saurait trouver les mots pour que j’aille mieux. Seulement, j’avais oublié que Nolwenn appliquait des méthodes bien à elle. C’est quelqu’un de direct, voire brutal dans sa façon de recadrer les gens. Objectivement aujourd’hui, c’est juste notre fierté qui nous empêche de nous reparler. Je devais être particulièrement soûlante à rabâcher mes malheurs, j’étais en boucle : « mais pourquoi j’ai fait ça ? Comment j’ai pu trahir Tristan ? » etc. Au début, elle s’est montrée patiente, me répondait d’aller de l’avant, que je connaîtrais un nouvel amour. Mais je ne désarmais pas, je continuais à geindre :

— Tristan était l’homme de ma vie, il aurait dû me pardonner.

— Oui, on sait, il était tout pour toi, comme Gillian était tout pour toi avant lui, comme le, ou la prochaine le sera également. Laisse-toi du temps, n’y pense plus, ton mariage est mort, tire un trait maintenant.

— Je n’arrive pas à tourner la page.

— Alors, il ne fallait pas te laisser tringler comme la dernière des putes, durant des mois, par ce gamin ! Mon amie Hélène en avait sursauté, Franck, le compagnon de Nolwenn aussi d’ailleurs.

— Nolwenn, mais tu n’es pas bien de lui sortir un truc pareil ? Tu crois que c’est comme ça que tu vas l’aider ? avait réagi Hélène.

— L’aider, peut-être pas, mais au moins ça soulage ! J’essaie juste de la faire réagir, elle est bloquée là ! Puis, s’adressant à moi, arrête de te plaindre puisque tu n’y changeras rien. Tu as eu tort, mais tu n’effaceras pas ce que tu as fait, alors, réveille-toi et tourne la page !

— Réagir, hein ! Puisque c’est ce que tu veux, en voilà une de réaction, au revoir ! Et je suis sortie en claquant la porte.

— Ben, voilà, c’est gagné !

— Je suis d’accord avec Hélène, c’était tout sauf constructif ta remarque, bébé, avait objecté Franck.

— Ce n’est rien, ça lui passera. Lorsqu’elle m’appellera, je lui ferai mes excuses.

— Hmm ! Quand elle t’appellera ? À mon avis, tu vas pouvoir attendre longtemps. Dans son état, elle fait un ménage systématique de tout ce qui vient perturber son équilibre, tu n’as qu’à voir ce qui est arrivé avec sa mère.

— Eh bien, on verra, mais perso, je ne me fais pas trop de bile.

— Tu risques d’avoir des surprises. Bon, je vais tenter de la retrouver, à bientôt vous deux… enfin, j’espère.

Moi, je l’attendais dans la voiture, fulminant dans mon coin, et à peine y était-elle montée que :

— Si elle pense qu’elle peut m’insulter et s’en sortir comme ça…

— Tu ne vas pas lui tourner le dos pour un simple écart de langage, vous êtes au-dessus de ça toutes les deux. Tu la connais, c’est juste sa façon d’être.

— Non, c’est un peu facile ! Elle a été trop loin cette fois, c’est terminé, rideau ! Et voilà pourquoi, depuis des mois maintenant, nous sommes en froid.

— Qu’est-il arrivé avec votre mère ?

— Dis-moi, cette discussion commence à ressembler à une séance chez le thérapeute. Tu es mignon, mais je ne vais pas te raconter ma vie. Je ne connais même pas ton vrai prénom ?

— C’est Gaëtan, Gaëtan Desrault. Et puis vous êtes lancée maintenant. Vous en avez gros, ça se voit. Vous avez un psy intérimaire sous la main, profitez-en, videz votre sac.

— Tu as de la chance que je t’aie à la bonne, morveux ! Bon d’accord, tu l’auras voulu ! Pour répondre à ta question, depuis ma séparation, ma mère n’a pas cessé de me chercher des poux. Alors que si quelqu’un pouvait comprendre pourquoi j’avais été infidèle à Tristan, c’était bien elle. Mais non. La sainte reine mère propre sur elle, incorruptible malgré notre pathologie, jamais elle ne se serait fourvoyée de la sorte ! Donc fatalement, je n’étais qu’une fille indigne. J’ai encaissé ses attaques autant que j’ai pu, mais un dimanche, durant un repas de famille, elle m’a balancé le pic de trop et j’ai explosé. J’étais accompagnée d’Hélène et de Valentine. Mon frère aîné, Christian, a cru bon de provoquer ma mère en discourant sur la futilité du mariage à notre époque. Argumentant que cela avait été créé alors que l’espérance de vie n’était que de trente-cinq ans, que le seul intérêt aujourd’hui n’était que matériel. Que l’on se mariait uniquement pour la symbolique et accessoirement pour payer moins d’impôts ! Mon frère étant passé Maître dans l’art de titiller la bête, avec ce genre d’arguments bateaux, il était certain de la faire réagir. Et ça n’a pas manqué :

— Je ne peux pas te laisser dire des choses pareilles ! Le mariage est un sacrement. On y prête un serment que l’on se doit de respecter, avait-elle objecté. Votre génération se marie et divorce pour un oui ou pour un non, et c’est inacceptable. Lorsque l’on prend la responsabilité de se marier, on n’a pas le droit de faire n’importe quoi, et sûrement pas de se jeter dans les bras du premier jeune homme qui passe ! Suivez son regard, me dis-je, et à cet instant la coupe fut pleine.

— J’en ai plus que marre, maman ! On le saura que j’ai gâché mon mariage, j’en souffre suffisamment, crois-moi ! Mais si tu n’arrêtes pas une bonne fois tes remarques désobligeantes, je préfère te prévenir, cela va très mal se terminer !

— Vraiment ? Je suis encore chez moi, ma petite fille, et j’ai le droit de dire ce que je pense !

— Très bien, on ne pouvait pas faire plus constructif. La solution est donc des plus simples…

— Guerlonne… tenta d’intervenir mon père.

— Quoi, Guerlonne ! Non, papa, j’en ai ras le bol de son comportement. Alors, ici, dorénavant, je n’y mettrai plus les pieds ! Mais Valentine n’a pas à faire les frais de ta bêtise, je vous accorderai un droit de garde un week-end sur deux, du samedi début d’après-midi au dimanche après le déjeuner. Si tu veux la voir davantage, adresse-toi à son père. Papa, tu seras gentil de venir la chercher seul. Hélène, peux-tu prendre les affaires de Valentine s’il te plaît, nous partons ! Et j’ai ponctué d’un ton si glacial que je me suis surprise moi-même… toi et moi, Marie-Jane, ça se termine aujourd’hui !

Alors que j’installais Valentine dans son siège auto, mon père est venu tenter de me raisonner.

— Mon poussin, tu as réagi un peu vivement, tu connais ta mère…

— Je croyais la connaître, je croyais qu’elle et moi avions su nous rapprocher, mais c’est toujours la même donneuse de leçons, toujours cette même arrogance. Elle ne peut pas comprendre que je vais mal, que je n’ai pas besoin qu’on me rappelle continuellement mes torts !

— Je te comprends, mais tu ne peux tout de même pas renier ta mère.

— Je vais me gêner ! Désolé, mais il n’y aura pas de retour en arrière possible, sauf peut-être si elle consent à me présenter des excuses. En attendant, elle va apprendre que j’ai également hérité de son obstination !

— Message reçu, donne-moi tout de même de tes nouvelles, je ne t’ai rien fait, moi.

— Mais, bien sûr, papa, je lui ai fait un câlin puis j’ai demandé : tu viendras chercher la puce dans quinze jours ?

— Naturellement, je ne tiens pas à être privé de ma petite-fille.

Durant le trajet de retour vers Bénodet, Hélène gardait le silence, et j’eus peur que son mutisme soit de la désapprobation.

— Tu penses que j’ai eu tort de m’emporter, n’est-ce pas ? lui ai-je demandé.

— Non, au contraire. Ton divorce te met à mal, tu ne vas pas bien du tout. Tu n’as aucun besoin du stress qu’elle t’inflige. Pour être franche, si tu n’étais pas intervenue, c’est moi qui lui aurais rivé son clou !

— Ça va aller, je t’assure, il faut que je tienne bon, pour Valou déjà !

— Quoi, maman ? réagit mon bout d’chou.

— Rien, ma chérie, je discute simplement avec Hélène, des histoires de grandes personnes !

— En rentrant à Rennes en fin de journée, Valentine paisiblement endormie à l’arrière, je me suis repassé mentalement les événements du week-end. J’éprouvais une forme de soulagement : avoir tenu tête à ma mère était ce que j’avais fait de mieux. Je luttais au quotidien pour ne pas laisser la dépression prendre le dessus, et son comportement envers moi ne m’aidait en rien.

— Ben, j’imagine, en effet ! Comment justifiez-vous vos déplacements ? Il faut être libre et mobile pour faire le tour des lieux libertins, comme vous le faites depuis des mois.

— Hmm… Une semaine sur deux uniquement, lorsque je n’ai pas la garde de ma fille.

— Je n’y crois pas, même en roues libres, vous arrivez tout de même à vous discipliner ? Vous m’impressionnez !

— Merci. Évidemment, j’ai dû ruser, en partie du moins. Mais mon état n’aidait pas à la concentration. Tenir mon poste de directrice devenait plus contraignant de jour en jour. Alors un matin, j’ai demandé à mon second de passer à mon bureau. Je l’ai d’abord remercié pour avoir été si présent et s’être tant impliqué depuis ma séparation. Ce à quoi il m’a répondu que c’était bien naturel, qu’il voyait que je n’allais pas bien. Je lui ai alors demandé s’il se sentirait les épaules pour tenir mon poste quelque temps. Il a accepté sous la condition que je garde un œil à distance sur la bonne marche de l’usine et d’intervenir si besoin. Je m’étais trouvé un remplaçant ; il me restait à négocier avec mon boss, monsieur Scouarnec. Profitant de la présence de Daniel dans mon bureau, je l’ai contacté en Visio :

— Guerlonne, mon petit, comment allez-vous ?

— Bonjour, Gilbert, à vrai dire, c’est justement parce que ce n’est pas la grande forme que je vous appelle. Je crois que je vais devoir faire une pause.

— Est-ce votre divorce que vous encaissez si mal ?

— Oui, je n’arrive pas à y voir clair, j’ai besoin de recul. Mes préoccupations me perturbent et je n’arrive plus à me concentrer sur mon travail.

— C’est compréhensible, mais qu’appelez-vous une pause, au juste ?

— Je ne peux malheureusement pas vous donner de délai, moi-même, j’ignore combien de temps cela me prendra pour refaire surface. Je souhaiterais poser un congé sans solde, mais uniquement au niveau de mon poste de directrice. Je conserverais la gestion de mon fichier client et m’organiserais des déplacements pour démarcher de nouveaux secteurs. Voir du pays, bouger, rencontrer d’autres gens, cela me fera du bien. Jusqu’à mon retour, je reviendrais à un salaire de commerciale plus les primes, et je garderais un œil sur la santé de la MES.

— Vous ne perdez pas le Nord, mon petit ! Bon, c’est d’accord, mais il est bien entendu que c’est provisoire ? Vous reprendrez vos fonctions de directrice dès que vous vous en sentirez à nouveau la force.

— Le plus rapidement possible, je vous le promets.

— Dans ce cas, pas de problème pour moi.

— Merci, Gilbert. Je passerai très prochainement à la SIMI, ainsi vous verrez comme ma petite puce a grandi.

— Oh, avec plaisir, je préviendrai mon épouse.

— À très vite.

— À bientôt, mon petit. Et nous avons raccroché.

— Eh bien, dites-moi, vous en faites ce que vous voulez du Scouarnec, avait réagi Daniel.

— Gilbert est presque un père de substitution pour moi, plus qu’un véritable employeur. De plus, nous sommes associés. La SIMI ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans moi, croyez bien qu’il en a parfaitement conscience.

Gaëtan m’écoutait avec intérêt et reprit la parole.

— Vous naviguez en eaux troubles, dites-moi, mais était-ce la vérité ?

— Je ne comprends pas !

— Ce n’était pas tant l’envie de vous mettre au vert qui motivait ce chamboulement professionnel, que de trouver un prétexte pour vous perdre sous l’identité de Gaël.

— Un peu des deux, je pense. Et puis, je voulais m’éloigner, me dépayser. Une façon comme une autre de mettre un peu de distance entre Tristan et moi. Je n’arrivais pas à le sortir de ma tête, à me résoudre à le perdre. Alors j’ai voulu me perdre, moi ! À temps partiel ! Me servant de mes déplacements professionnels, je repérais les clubs, les bars et autres lieux de rencontres…

— J’ai l’air un peu con de vous demander ça, mais comment s’est passé le divorce ?

— Pfff… Hmm ! Tu sais ce qui m’amuse ? C’est le fameux « divorce à l’amiable ». J’ai toujours trouvé ce terme juridique parfaitement absurde. Car peu importe que l’on s’entende sur le partage des biens, ou sur la garde des mômes, il fait fi de l’amour propre, du sentiment d’échec, des paroles blessantes, de la douleur d’avoir déçu et trahi l’homme que j’aimais. Et je ne te parle pas du regard de certains proches ! Lorsque la procédure est lancée, tu es… comme dans un couloir, une fois entré, tu dois aller au bout, quel que soit ton sentiment. Tu reconnais tes torts, tu cherches à te justifier, et le juge est content. Tout le monde est d’accord avec les termes de la conciliation, et alors, commodément, la fin d’un amour, l’explosion d’une famille, devient une simple formalité. … Sauf…

— Sauf… quoi ?

— Sauf quand l’un des protagonistes joue les prolongations… Non… Je vais te raconter ça autrement…

— Je vous en prie.

— … Un lundi matin, après avoir déposé ma fille à l’école, je suis partie à Nantes. Je devais déjeuner en compagnie d’une ravissante jeune femme avec qui j’avais longuement discuté en ligne. J’avais pris ma journée, car je pensais flâner, faire les boutiques. Revoir les endroits de la ville que j’aimais bien, comme le Jardin des Plantes ou le Passage Pommeraye. En fin d’après-midi, ayant de la famille à Basse-Goulaine, en périphérie nantaise, j’avais prévu de dîner en leur compagnie. Je n’ai jamais aimé conduire dans le centre-ville, alors je suis sortie du périph à la porte de Basse-Goulaine, j’y ai abandonné ma voiture sur une aire de covoiturage, et j’ai pris le tram. Comme tu l’as sûrement lu dans la thèse de Nolwenn, mon corps produit un taux anormalement élevé de phéromones, alors dans un espace aussi confiné qu’un wagon de tram, inutile de te dire que j’étais copieusement reluquée. Je tentais d’éviter les regards, quand soudain, j’ai remarqué un homme qui faisait tout pour éviter le mien. J’ai trouvé ça étrange, et cela a éveillé mon intérêt. En l’observant plus attentivement, j’ai réalisé que je le connaissais. Que je l’avais déjà vu. Mais où ? Ç’a été un enchaînement fulgurant dans ma tête. Oui, je l’avais déjà vu, et plus d’une fois encore. Dans mon quartier, dans celui d’un ami, Armand, près de l’école de Valentine, au club de sport, etc. Mais qui était cet homme ? Était-ce un malade ? Quel genre d’individu faut-il être pour s’accrocher aux basques de quelqu’un et le suivre partout ? Le suivre partout ! C’est ce petit bout de phrase qui m’a fait comprendre ce qu’il était ! Et qui d’autre que mon ex-mari avait pu engager un privé pour apprendre ce que je faisais de ma vie ! Si je l’avais remarqué durant l’une de mes semaines de garde, je ne me serais peut-être pas formalisée. Je me serais dit que Tristan avait le droit de s’inquiéter du bien-être de sa fille. Mais… mais là ! Non vraiment, je ne saurais pas te décrire la rage que j’ai pu éprouver sur l’instant ! De quel droit ? Pourquoi, après m’avoir expulsée de sa vie, se permettait-il de se mêler ainsi de la mienne ? Son détective, il fallait que je m’en débarrasse ! Et si dans l’opération je pouvais infliger une blessure à l’amour propre de Tristan, ce serait la cerise. Mais comment m’y prendre ? Je traînais dans la ville, admirais les vitrines, et tout à ma réflexion, je flânais ainsi, jusqu’à l’heure de mon rendez-vous.

Son pseudo était Diane, c’était une très jolie petite brune d’environ mon âge, les cheveux courts à la garçonne, un visage adorable, très doux. Nous nous étions donné rendez-vous au Café du Commerce, place du même nom. Nous sommes restées déjeuner sur place. Puis elle m’a proposé de l’accompagner jusque chez elle, ce que j’ai accepté avec plaisir. Elle louait un studio dans un immeuble récent, rue Félix Faure, à une dizaine de minutes en tram de la place du Commerce. En pénétrant dans son immeuble, j’aurais souhaité qu’elle soit un homme, juste pour que Tristan se sente davantage frustré en parcourant les rapports de filature ! Je passai presque trois heures en sa compagnie. Un moment tendre et très agréable. Et tandis que je lui faisais l’amour, j’ai imaginé un plan froid, et un peu glauque aussi.

— Glauque ? Après le bref aperçu que j’ai eu hier soir, de votre nature fougueuse, là, sachant à quel point vous étiez remontée, je crains le pire.

— Alors, écoute. Lorsque je suis repartie de chez Diane, j’ai rejoint Beaulieu en tram, via un changement à Commerce, puis je l’ai traîné dans mon sillage jusqu’à une galerie marchande. J’ai regardé les vitrines, je suis même entrée dans certaines boutiques afin d’acheter des vêtements très sympas, pour ma fille et moi. Enfin, je suis allée m’enfermer dans les toilettes pour dames. Je ne sais pas si ce type est très patient ou juste très incompétent, mais ça lui a pris quarante-cinq minutes pour y entrer à son tour, afin de s’assurer qu’il n’y avait pas de deuxième sortie. Quand il a constaté que ce n’était pas le cas, il a commencé à me chercher. Il a ouvert les cabines, les unes après les autres, et dans la dernière, il m’a trouvée. Une pause subjective, un sourire, un regard explicite, et dans la main, un préservatif avec lequel je me caressais doucement la lèvre inférieure, dans une invite muette, mais parfaitement claire. Il n’a d’ailleurs pas hésité une seconde à y répondre. Il est entré, a refermé la porte, et il m’a prise debout contre la paroi… Je n’ai laissé échapper aucun soupir, pas le moindre gémissement. Et pendant qu’il s’évertuait à vouloir me donner du plaisir, je le fixais dans les yeux, avec juste un petit rictus moqueur sur les lèvres. Si bien que très vite, il s’est retrouvé déconcentré. Sans cacher sa contrariété, il m’a retournée face à la paroi. J’ai cru qu’il voulait simplement me reprendre par derrière, pour fuir mon regard, mais au lieu de cela, de tout son poids, il m’a plaquée contre la cloison, m’a mis sa main sur la bouche, et je l’ai senti se frayer un chemin entre mes fesses. J’ai essayé de me détendre, de respirer, mais il est entré en moi d’une seule poussée, lente et régulière. Il m’a fait mal, je ne te dis pas !

— Ben, en tant que passif assumé, j’peux imaginer, si !

— J’ai poussé un hurlement, étouffé par sa main. Je pleurais sans pouvoir m’en empêcher. J’ai tenté de penser à autre chose, de m’évader, pendant qu’il me pilonnait. Dieu merci, ça n’a pas duré très longtemps. Quand il a eu fini de jouir, et qu’il s’est retiré, je suis tombée à genoux. Il a enlevé la capote, l’a jetée dans les toilettes, puis il s’est rajusté et a voulu partir, mais je l’ai retenu. « Hé ! lui ai-je dit, voilà qui devrait étoffer votre rapport de filature, pitoyable rat ! Et à l’avenir, que je ne vous revoie plus ! » Il a froncé les sourcils, a hésité un instant, puis il est parti très contrarié en claquant la porte.

— A-t-il suivi votre conseil ?

— Oui, je ne l’ai jamais revu. Les trois suppléants qui se sont relayés après lui, en revanche… mais ça n’a pas été très compliqué de m’en débarrasser.

— Vraiment ? Après la façon dont vous avez expédié le premier, je me demande bien quel sort vous avez infligé aux autres.

— Sachant qu’ils me suivaient en toute illégalité, je disposais d’une certaine latence, quoi que je fasse, tant que ça ne devenait pas trop méchant… je les imaginais mal déposer une plainte contre moi. Ils auraient été obligés de justifier leur filature. Donc, je me suis un peu amusée. Le premier, je l’ai fait jeter hors de mon club de sport par mon ami Armand, et quatre autres habitués de la salle. Le hasard a voulu que je me trouve à nouveau dans le tram lorsque j’ai repéré le suivant. Je lui ai lancé des regards effrayés, puis j’ai reporté mon attention sur les hommes qui m’entouraient. Et d’un ton apeuré, je leur ai demandé : « Excusez-moi, messieurs, vous voyez l’individu là-bas ? Il me fait très peur, j’ai l’impression qu’il me suit partout. Je vais descendre au prochain arrêt, pourriez-vous l’empêcher de me suivre, s’il vous plaît ? » Ils ont galamment accepté, j’ai sauté du tram à l’arrêt suivant, et quand il a redémarré, je les ai vus se battre !

— Han ! Ce n’était pas très cool, ça !

— Eh, ho, ce n’est pas moi qui leur ai demandé de me filer le train ! Quand on a décidé de jouer, il faut savoir se montrer bon perdant !

— Et le dernier ?

— C’était une femme, cette fois. Je n’ai pas été longue à la repérer, elle ressemblait un peu à mon premier amour. Avec elle, je me suis montrée plus sympa. Je me suis contentée de la semer. Dans une boutique de fringues où j’ai mes habitudes, et avec la complicité d’une vendeuse, je me suis sauvée par une issue de secours. Cela remonte à presque six mois maintenant, depuis ils semblent s’être découragés, ou Tristan a mis fin à leur contrat, je ne sais pas, mais depuis on me laisse tranquille.

— Vous n’en avez pas discuté avec votre ex ?
— Non, nous ne communiquons qu’en cas d’urgence, par SMS, et uniquement si cela concerne notre fille, tels sont les termes du divorce. Mais le jour où il me tombera sous la main, nous aurons une furieuse explication, je te prie de me croire !
— Êtes-vous toujours amoureuse de lui ?
— … Objectivement ? Une part de moi l’aimera toujours, nous avons un lien particulier, mais je peux dire aujourd’hui que la page est tournée. Je peux passer à autre chose à présent.
— Ce serait bien, vous ne pouvez pas continuer à vous punir comme vous le faites, Guerlonne. Lorsque vous parliez de vous perdre, jusqu’où êtes-vous allée, comment vous y êtes-vous prise ?
— Principalement en m’adonnant aux genres d’exhibitions dont tu as été le témoin hier soir. Dans un club, de l’autre côté de la frontière belge, un soir, je me suis fait prendre par quinze hommes, en levrette, les uns après les autres. J’étais au bord de l’épuisement en fin soirée. Et puis quelques autres expériences annexes. Durant vingt-quatre heures, je suis devenue une « furies ».
— Vraiment, et de quelle espèce étiez-vous donc ?
— Une chienne, bien sûr. Je portais un masque d’épagneul et un charmant collier rouge à strass. J’ai même été saillie par un autre « furie mâle ». Bizarre, mais intense… cela dit, tu as raison, je me suis suffisamment humiliée comme ça. En fait, il y a quelques semaines, j’ai pris un coup de semonce, cela aurait dû me recadrer, mais…
— Mais quoi ?
— Lorsque l’on tombe dans une spirale, que l’on donne libre cours à sa dépendance, il est parfois difficile de s’arrêter. Maintenant, je sais que j’en aurais la volonté.
— Et ce fameux coup de semonce, voulez-vous m’en parler ? Il m’incitait à me confier, et me sentant de plus en plus à mon aise en sa compagnie, après lui avoir fait une grimace faussement réprobatrice.
— Un soir du côté de Lyon, un gars m’a convaincu… Enfin, il m’a un peu séduite, alors j’ai accepté de le suivre chez lui. Durant la soirée, quand il m’a abordé, je m’étais déjà exhibée avec deux autres partenaires. Arrivé à destination, il a ouvert son garage à l’aide d’une télécommande, puis le portail refermé, il m’a fait descendre de voiture, et il m’a prise une première fois, sur son capot. C’était troublant, car il reproduisait presque à l’identique, ce que j’avais vécu lors de mon dépucelage.
— Alors, c’était vrai ce que vous avez raconté dans votre story ?
— Bien sûr, tout ce que je confis sur les réseaux est la stricte vérité. Chacune des aventures que j’y relate, chaque expérience, je les ai vécues. Lorsque je lui en ai fait la remarque, je croyais que, tout comme toi, il l’avait lu dans ma story, et qu’il s’en était fait un fantasme. Mais si tu te souviens de ce que tu as lu, je faisais référence aux mateurs qui observaient la scène de leurs voitures. Il était l’un d’eux ! Il était présent en personne sur le parking, ce soir-là. Un VRP en tournée, cherchant une rencontre coquine pour occuper sa soirée. Après le coït du garage, nous avons bu un verre de vin, et nous avons longuement discuté. Puis il m’a demandé une faveur, du moins c’est ainsi qu’il m’a vendu la chose.
— Que vous a-t-il demandé ?
— De devenir sa soumise pour le reste de la nuit. Je ne sais pas pourquoi, je n’ai pas hésité une seconde, j’étais probablement un peu saoule… Il m’a collé la trouille de ma vie !
— Racontez !
— Il y avait un donjon dans son sous-sol. Il m’a mise nue, m’a attachée sur une croix de Saint-André, où l’on menotte les soumises avant de les torturer. Il n’y a eu aucune torture physique, mais… son discours… La sensation de la lame de son coupe-chou se promenant lentement sur ma peau. Le ton de sa voix, calme, assurée, et si inquiétante, que je me suis même fait pipi dessus, tellement j’ai flippé ! Quand le temps que je lui avais accordé a été terminé, sa voix est redevenue normale, son attitude aussi. La première chose qu’il m’a dite après m’avoir libéré a été : « Maintenant que tu as compris que tu ne voulais pas mourir, arrête de déconner ! »
— Et qu’avez-vous répondu ?
— Rien… Mais je l’ai giflé, avant de fondre en larmes dans ses bras !
— Si je pouvais me permettre une remarque ?
— Je t’en prie.
— Tout ce que vous me racontez, c’est… Enfin, je ne trouve pas que tout cela soit digne de vous, Ãine.
— Qui es-tu pour savoir ce qui est digne de moi ou pas, te prendrais-tu pour mon père Gaëtan ! Tu es mignon, mais je fais ce que je veux de ma vie. Et puis de toute façon, comme je l’ai dit, je vais me calmer alors… Au fait, nous sommes chez tes parents ? Où sont-ils ?
— Chez ma mère !
— … Et ton père ?
— Je n’en ai jamais eu. Ma chère génitrice est lesbienne. Je suis le fruit d’une fécondation à l’ancienne, pratiqué avec le plus grand plaisir, mais à son insu, par un candidat sélectionné avec soin, et qui encore aujourd’hui ignore qu’il est père. En tout cas, qui ignorera toujours qu’il est le mien. Je ne le connaîtrais jamais, et puis j’ai appris à m’en passer. Il n’est pas nécessaire d’avoir fait psycho, pour comprendre que si je préfère les hommes d’âge mûr, c’est que je dois traîner un gros œdipe… En revanche, j’ai eu quantité de mamans.
— Ça a l’air d’être un personnage ta mère.
— Holà ! Elle est psy elle aussi. Elle publie même des bouquins, et conseille les parents largués, en leur expliquant comment gérer leurs ados difficiles. Je l’adore autant que je la déteste. Maintenant, ça va mieux entre nous, mais j’ai grandi avec l’impression désagréable d’être davantage un sujet d’étude que son fils. Quel âge à votre fille ?
— Cinq ans, et déjà elle promet ! Puis lui tendant mon portable, voilà une photo d’elle.
— Oh, p’tite choupette ! Elle vous ressemble beaucoup.
— Merci. Ta mère sait que tu es gay ?
— Absolument. Elle m’a toujours encouragé à m’assumer tel que j’étais. Elle en devenait même intrusive parfois. Nous avons eu une période d’ajustement. Pas simple à gérer. Où s’arrête l’éducation et où commence l’atteinte à la vie privée… Maintenant, nous nous entendons.
— Moi, je me passe très bien de la mienne.
— Aujourd’hui peut-être, et je vous comprends, je vous assure.
— Finalement, je suis heureuse que nous nous soyons rencontrés.
— Et moi donc, vous imaginez, j’ai sauvé l’honneur de la déesse Ãine ! Je mériterais d’être anobli !
— Je t’adoube volontiers, mon preux chevalier. Et te nomme officiellement psy par intérim de ta déesse ! Mais il te faudra garder secret ton titre, et mes confidences.
— Cela va sans dire, naturellement. Si vous cessez de démarcher, qu’allez-vous faire ?
— À vrai dire, je ne sais pas.
— Il vous faut un projet, un but. N’y a-t-il personne que vous souhaiteriez séduire ? Vous pourriez vous lancer à la reconquête de votre ex ?
— Hors de question. Aussi vrai que je l’ai trompé et trahi, je ne lui pardonnerais jamais la façon dont il m’a chassé.
— Bon, ça s’est fait ! Quelqu’un d’autre peut-être ?
— … Ouais… Ouais, Armand. Je sais que je lui plais, mais lui ne voit en moi que la fille qu’il n’a jamais eue. Il a trop de respect pour oser un jour me déclarer son désir.
— Il vous plaît ?
— Oui, beaucoup. Malgré son âge, je lui trouve un charme presque irrésistible. Un corps d’athlète, un visage à qui les rides vont bien. Et puis il est drôle, présent dès que j’en ai besoin. Mais il me croit inaccessible, à cause de notre différence d’âge.
— Bon, tout cela n’est pas bien compliqué. Si vous le voulez, il vous suffit de le mettre dos au mur. De le placer face à ce qu’il éprouve pour vous.
— Ah bah, oui, c’est simple ça ! Je fais comment ?
— Vous trouverez. Question de temps, d’observation, et de détermination. Maintenant que j’ai vu de mes yeux, ce dont vous êtes capable, lorsque vous voulez vraiment quelque chose, je ne doute pas que vous trouverez le moyen de vous glisser dans son lit. Alors tel sera votre but !
— Tu es doué, Robin ! OK, alors à partir de tout de suite : Mission Armand ! Il n’y a plus qu’à… !
— Eh bien, voilà. Si vous en éprouvez le besoin, n’hésitez pas à m’appeler. Et puis je suis curieux de savoir ce qui va arriver entre vous et votre Armand. Moi, pour l’instant, ma mission s’arrête là. Robin a fait son devoir, c’est à vous jouer à présent. Dites, je peux vous garder à déjeuner ?
— Oui, avec plaisir.

Après le déjeuner, Gaëtan m’appela un taxi, et je ralliais mon hôtel, pour y récupérer mes affaires et ma voiture. Ceci fait, je prenais la route pour rentrer chez moi. Pendant que défilaient les kilomètres, je songeais à Armand. « Dès lundi, me dis-je, je me lancerais à votre conquête ! »

Chapitre 2

Le dimanche, je trouvais à m’occuper, mais grand mal m’en prit. Car faisant un bilan de l’état de mes finances, je constatais qu’il me faudrait renoncer à ma seconde voiture. C’était la réplique d’une Ferrari daytona, sur base de corvette des années 70. Ce véhicule, lié à mon histoire avec Tristan, m’était précieux, mais il fallait faire un choix, si je ne voulais pas finir dans le rouge.

Le lundi matin, comme j’en avais l’habitude depuis ma séparation, dès que j’avais un moment de libre, je venais rendre visite à Armand. J’aimais infiniment passer du temps avec lui, jouer aux cartes ou au scrabble, et deux à trois fois par semaine nous nous retrouvions à notre club de sport. Ce dernier, avant de devenir mon ami, avait été un mentor, puisqu’il m’avait formé à prendre sa suite, à la direction de l’entreprise qu’il avait fondée, puis revendue, un peu avant sa retraite, à Gilbert Scouarnec, mon patron, et Tristan, mon ex-mari. La MES était alors devenue une filiale de la SIMI, l’entreprise Quimpéroise à laquelle, j’étais moi-même associée. Âgé de soixante-trois ans, Armand faisait partie de ces hommes dont on peut dire : « Qu’est-ce qu’ils vieillissent bien ! » Depuis longtemps, il m’était apparu comme flagrant qu’il éprouvait du désir pour moi, et j’avoue que cela était réciproque. Installé au coin repas de sa cuisine, savourant un bon café, il ne tarda pas à se rendre compte que quelque chose me préoccupait.

— Guerlonne, tu me sembles ailleurs, tout va bien ?
— Oui, oui, enfin, rien de grave, ne vous inquiétez pas.
— Ben suffisamment pour te perturber en tout cas. Tu ne veux pas m’en parler ?
— Je ne veux pas vous ennuyer avec un problème aussi trivial, vous vous êtes déjà tellement impliqué durant le divorce.
— C’était bien normal, tu sais que je tiens à toi, et tu n’allais vraiment pas bien. Allez, s’il te plaît, raconte à Armand ce qui te contrarie, fillette !
— C’est… c’est juste que je vais être contrainte de me séparer de la daytona.
— Pourquoi, elle est à bout de course ?
— Non, je l’ai bien entretenue, elle a encore de belles années devant elle, mais ce sera entre les mains d’un autre propriétaire. Mes finances ne me permettent pas de la garder. À moins de reprendre mon poste de directrice, mais, je ne me sens pas encore suffisamment solide. Alors au vu de ce qu’elle représente pour moi, cela me rend un peu triste de devoir m’en séparer.
— De combien parle-t-on exactement ? Je veux dire, combien te manque-t-il pour conserver ta voiture et vivre confortablement ?
— Je ne vous le dirais pas. C’est adorable, mais je ne veux pas que vous vous sentiez en devoir de m’aider.
— Mais si c’était un échange de bons procédés ? Genre petit job d’appoint ? Alors pensant faire de l’humour.
— Vous voulez que je devienne votre sugar baby ?
— Euh… Même si je devine de quoi il s’agit, je ne connais pas le terme.
— Ce sont de jeunes femmes, quelquefois étudiantes, qui se font entretenir par de vieux messieurs.
— Merci pour le « vieux ». Elles se font entretenir, contre des faveurs sexuelles ?
— Pas nécessairement, certains se contentent de leurs compagnies. Mais quand on y réfléchit, d’une certaine façon je le suis déjà, et bénévolement encore.
— Ah, ah, oui, ce n’est pas faux. Nous traînons souvent ensemble, nous sortons, au resto, au cinéma, etc. Mais… le ton était soudain redevenu sérieux, c’est autre chose que j’avais en tête. Comme tu le sais, je suis peintre amateur…
— Hein ! Et voilà, il recommence ! Non, je ne savais pas, vous ne m’en avez jamais parlé.
— Vraiment ? Curieux. Bon après, ce n’est qu’un passe-temps. Cela m’occupe bien depuis la retraite.
— Je n’en reviens pas, comment cela n’est-il pas venu sur le tapis depuis le temps que nous nous côtoyons ? Vous me direz, il y a bien deux ou trois choses sur moi, que je n’ai jamais évoqué non plus. Je peux voir vos toiles ?
— Oooh, euh, oui, si tu veux. Mais je ne me trouve pas un talent extraordinaire. Si tu insistes, viens, mon atelier est à l’étage.

Nous montions ensemble. La pièce était un ancien grenier, d’environ cinquante mètres carrés. Partout, contre les murs, debout, les unes contre les autres, des toiles reposaient. Il y en avait une quantité impressionnante.

— Toutes ces toiles, vous les avez peintes ?
— Oui. Ce sont principalement des paysages et des natures mortes.
— Je peux ?
— Oui, vas-y.

Je me mis à les examiner, une par une. Elles étaient magnifiques, lumineuses, avec un grand souci du détail.

— Oh, Armand. Vous avez un œil incroyable. Elles sont splendides.
— Tu es gentil, mais vraiment, je pense que tu exagères. Elles n’ont rien d’exceptionnel.
— Vous vous sous-estimez, c’est commun chez les artistes. Je les trouve géniales.
— Si tu le dis. Mais… Je suis un peu las de peindre toujours la même chose. Les paysages, les fruits, les fleurs, pfff… j’en ai par-dessus la tête. J’aimerais essayer autre chose.
— Oui, quoi ? Des portraits, des nus… demandais-je distraitement, en continuant d’examiner les tableaux ?
— Ouais… Mais… de toi. Je tournais brusquement la tête, pensant avoir mal entendu, mais à son regard, je sus qu’il était sérieux.
— Vous voulez que je pose pour vous ?
— J’aimerais beaucoup, oui. Comme tu ne t’es jamais montré particulièrement pudique en ma présence, je pense, entre autres, au hammam du club. Alors, tout naturellement, j’ai imaginé que peut-être, cela te plairait de devenir mon modèle. Et en l’occurrence, un modèle, ça se rémunère. Je pris un instant pour réfléchir, jetant un regard circulaire sur les toiles, tout autour de moi.
— Armand, que vous en ayez conscience ou non, vous avez beaucoup de talent. Acceptez que j’accroche quelques-unes de vos toiles, dans des expos de peintres amateurs, et que je vous fasse connaître en tant que tel. Que je crée une galerie en ligne, où les intéressés pourraient admirer vos œuvres, et même, en passer commande. Bref, acceptez que je gère votre passe-temps, comme vous l’appelez. Et alors, j’accepterais de devenir votre modèle.
— Je reconnais bien là, la fine négociatrice. Mais, j’ai tellement envie que tu poses pour moi, que je ne vais même pas discuter. Même si je ne suis pas certain que tu trouveras beaucoup d’amateurs, pour t’acheter mes croûtes. Bon, et pour ta rémunération ? Combien te faudrait-il pour conserver ta voiture ?
— Disons… vingt euros de l’heure, pour un minimum de soixante-quinze heures. Je ne suis pas trop gourmande ?
— Euh… Non, c’est parfait, c’est dans mes moyens. Je t’offre également un pourcentage de… disons quinze pour cent, sur chaque toile, que tu parviendras à vendre.
— Ça marche pour moi, merci, Armand. Et je lui fis un câlin.

Un nouveau but. Un projet motivant, voilà ce qui me manquait pour finir d’aller mieux. J’allais faire reconnaître Armand comme artiste peintre, et promouvoir ses tableaux. Je me lançais dans l’aventure avec enthousiasme. Accessoirement, je devins une muse. Enfin modèle, ce qui revient au même ! (On peut bien se faire mousser un minimum !) Jamais de ma vie, je ne pourrais oublier cette première séance de pose. Pourquoi en avais-je éprouvé tant d’émois. Durant des années, je m’étais exhibée nue, devant lui, sans en éprouver la moindre gêne, discutant, plaisantant de longs moments, au sauna du club. Et me voilà, ce jour-là, timide, attendant ses instructions, presque tremblante de trac, et soudain inondée en entendant ces simples mots : « déshabille-toi, s’il te plaît. » Sagement, je m’exécutais, puis il me pria de m’allonger sur un lit, recouvert d’un drap blanc. Ensuite, il s’approcha.

— Tiens, allonge-toi comme ça. Mets-toi sur le côté. Replie légèrement cette jambe, voilà. En me parlant, très sensuellement, il me manipulait. De toute évidence, il s’était fait une idée très précise de la première peinture, qu’il voulait réaliser de moi. Tu gardes ton bassin dans cette position et tu poses tes épaules à plat sur le lit, très bien. Maintenant, tu relèves les bras… attends, celui-ci, un peu plus haut que l’autre… Super ! C’est exactement ce que je voulais. À présent, tu fixes un point au-dessus de toi, pour que tes beaux yeux soient grands ouverts, et n’oublie pas de sourire.
— De sourire ? Je ne suis pas certaine de pouvoir paraître naturelle, en gardant un sourire figé.
— Oh, ne t’en fais pas, au besoin je viendrais régulièrement te chatouiller ! En disant cela, il avait effleuré mes côtes du bout des doigts, ce qui me fit frissonner et instantanément sourire. Là ! Ne change rien, tu es magnifique !

Il fila à son chevalet, et se mit à son esquisse. Durant un temps qui me parut infini, le seul bruit dans la pièce fut celui de son crayon, glissant sur la toile. Par intermittence, je ne pus m’empêcher de jeter des coups d’œil dans sa direction. Quel sérieux et quelle concentration. Après avoir sélectionné ses couleurs, préparé sa palette, il troqua le crayon contre un pinceau.

— Si je reste ainsi, immobile et silencieuse, je risque fort de m’endormir. Vous ne voulez pas que l’on discute, finis-je par demander, indisposée par le silence ?
— Typiquement féminin, ce besoin de parler en permanence.
— … Typiquement misogyne, cette remarque, réagissais-je, piquée au vif !
— Enfin, fillette, tu me connais suffisamment pour savoir que ce n’était qu’une boutade.
— Je croyais vous connaître, mais vous arrivez encore à me surprendre. Que me cachez-vous encore que je ne sache pas déjà à votre sujet ?
— Ben et toi ? Ne m’as-tu pas laissé entendre qu’il y avait des choses que j’ignorais à ton propos ?
— … Touché !
— Tiens, tu ne m’as jamais raconté comment tu avais connu Hélène, par exemple.
— Houlà ! Vous tapez directement dans du lourd là. C’est ce qui s’appelle viser juste.
— Qu’appelles-tu du lourd ?
— Hélène était l’adjointe de l’adjudant de gendarmerie, en charge de l’affaire de… mon agression.
— Pardon ? Tu as été agressée ?
— Agressée… c’est générique. On m’a piégée, séquestrée, battue, droguée de force et bien sûr, violée. J’étais enceinte alors. Leurs mauvais traitements m’ont provoqué une fausse-couche. Enfin, pour faire bonne mesure, ces crétins s’étant plantés dans le dosage du GHB, j’ai bien failli claquer. Ils étaient sept. Six hommes et une femme. C’était la vengeance d’une ex-éconduite. Elle a manipulé une poignée de bourrins locaux qui avaient, eux aussi, des griefs contre moi. Mais ils ont totalement perdu le contrôle. Conditionnement, alcool, drogue douce, phénomène de meute. Dans l’ambiance du moment, ils sont allés trop loin.

Il s’était arrêté de peindre. Plus aucun bruit ne perturbait le silence. Risquant un œil dans sa direction, je vis qu’il me fixait. Son regard à la fois halluciné et compatissant me mit mal à l’aise.

— Armand, il y a certaines projections mentales à éviter.
— Euh… Oui, pardon, je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer ce que tu as pu subir. Mon Dieu, comment on se relève d’un truc pareil ?
— Avec du temps, et des gens qui vous aiment, on se relève de tout.
— Dis-moi qu’ils ont payé pour ce qu’ils t’ont fait.
— Oui, oh oui, ils ont payé. L’un d’eux est décédé en prison, tous les autres sont incarcérés, pour un bon moment encore.
— Comment l’as-tu vécu cet… événement ?
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