Alice L. - Michel K. Simon - E-Book

Alice L. E-Book

Michel K. Simon

0,0

Beschreibung

L’histoire des sœurs Liddell commence le soir où leurs parents sont assassinés. Alice, la benjamine, ayant vécu le drame, restera choquée par ce qu’elle a vu et sera internée dans un hôpital psychiatrique. Ses aînées, Charlotte et Édith, seront quant à elles placées dans une famille d’accueil. Sans nouvelle d’Alice, elles mettront tout en œuvre pour la retrouver. Seulement, entre détermination, violence et meurtre, y parviendront-elles ?


À PROPOS DE L'AUTEUR


Romancier à la plume très éclectique, Michel K. Simon aime tous les genres et les aborde au gré de son inspiration. Invité par Victor Dixen à un concours d’écriture ayant pour thème les contes revisités, il n’arrive pas à se limiter aux 10 000 signes demandés. Victor lui dira alors : « Romance-le ». C’est ainsi qu’ Alice L. voit le jour.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 499

Veröffentlichungsjahr: 2022

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Michel K. Simon

Alice L.

Roman

© Lys Bleu Éditions – Michel K. Simon

ISBN : 979-10-377-7514-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À mon ami, Victor Dixen

qui, un jour de novembre 2013, au bord de la falaise,

m’a incité à faire un pas en avant et à prendre mon envol,

me plongeant dans cette aventure qu’est l’écriture.

Le départ d’Alice

Papa, ne me laisse pas,

emmène-moi avec toi.

Prequel

Comté de Lorain, Elyria, Ohio, États-Unis

Je suis en forêt. Elle ressemble étrangement à celle qui se trouve à l’arrière de notre maison qui est traversée par la petite route, Park Drive, où plusieurs emplacements sont prévus pour les pique-niqueurs du dimanche et les mobil-homes de passage. Je viens souvent ici à pied, avec mes parents et mes sœurs, pour voir les écureuils et surprendre les biches au détour du sentier d’Elywood Park.

Le soleil est proche de l’horizon, prêt à disparaître et la nuit ne va pas tarder à tomber. Je suis seule sur cette allée de gravier ; pas de biches et, encore plus étrange, pas un bruit. Même les feuilles des arbres agitées par le vent exécutent leur danse silencieusement. Il souffle, il est doux et me caresse les joues ; il joue avec mes longs cheveux blonds ondoyant autour de moi. Au loin, sur le côté entre les arbres, je distingue les silhouettes des maisons. Là où la nuit sombre commence à envahir la forêt, obscurcissant l’espace entre les arbres, se rapprochant de moi, engloutissant leurs silhouettes décharnées.

Je me retourne, rien, personne.

Il y a vraiment quelque chose d’étrange. Je suis ici, mais je ne me rappelle pas être partie de chez moi ni être venue dans le parc. Curieuse, je continue d’avancer, poussée par une force invisible vers cette grille en fer forgé. Ruine du passé entre deux colonnes de pierre qui subsiste au milieu de nulle part. Là où la végétation est de plus en plus dense. Il s’en dégage quelque chose de beau, d’envoûtant, d’unique. Les derniers rayons du soleil passent entre les branches des arbres, baignant de son aura dorée les fleurs sauvages. Je me sens si fatiguée ; cela fait un moment que je marche pour arriver jusqu’à cet endroit.

Je me retrouve allongée sur l’herbe soyeuse d’une petite clairière. Non loin de moi, j’aperçois une souche et, à côté, un rocher plus petit. Ce reste de tronc aurait pu servir de table pour un repas en pleine nature, comme on le faisait, mes parents, mes sœurs et moi, dès le retour du printemps, lors de nos randonnées pédestres. L’herbe et la mousse m’offrent le confort d’un nid douillet où m’assoupir. Au-dessus de moi, j’aperçois les nuages rose orangé qui passent lentement, décrivant des formes d’animaux. Soudain, un papillon me frôle les lèvres ; c’est comme un doux chatouillement, un baiser à peine effleuré. Il tourne dans une farandole avec d’autres de ses amis et disparaît finalement entre les arbres.

La nuit entoure à présent le parc, sans y pénétrer ; une frontière d’arbres centenaires l’empêche d’engloutir cet écrin de verdure. Cet endroit magique où doivent probablement danser les fées au changement de saison. Comme dans les livres de contes que maman me lit au coucher.

J’entends déjà mes parents me gronder : « Alice, à dix ans, on ne va pas seule au parc ! »

Dix ans et demi ! Mais, ils n’ont pas tort et ils nous font souvent la morale lorsque nous allons nous promener, mes sœurs, Charlotte, Édith et moi : « Ne vous éloignez pas et ne parlez pas aux inconnus ! »

Dans le sous-bois, j’entends du bruit, des voix, une altercation. Les fougères s’agitent et deviennent frénétiques au passage des petits animaux qui fuient l’endroit : lapins, écureuils et même de petits oiseaux sautillants hors des fourrés avant de prendre leur envol, loin du fracas de plus en plus intense.

Sans comprendre le sens des paroles, j’entends le dialogue plus proche, plus fort à présent et, de peur, je me redresse vivement. Je fais quelques pas afin de me rapprocher, pour comprendre ce qui se passe. Puis, je recule. Le sol se dérobe sous mes pieds, s’ensuit une chute incontrôlable et je me sens aspirée par le vide au plus profond des ténèbres. Jusqu’au choc violent sur la fine moquette de ma chambre.

Je me relève péniblement, encore à moitié endormie ; dehors, il fait nuit. Ce n’était qu’un rêve ou plutôt un cauchemar. Mais les voix ne se sont pas tues, elles sont toujours dans ma tête. J’ouvre doucement la porte ; le parquet du couloir est glacé. J’avance dans la pénombre. Les voix se précisent et viennent du rez-de-chaussée. Par curiosité, je m’approche en silence de l’escalier et descends quelques marches sur la pointe des pieds.

D’où je suis, en m’accroupissant, j’arrive à voir une partie de la salle à manger, mais j’ai du mal à comprendre ce qui se passe. Je descends tout en bas et me faufile discrètement jusqu’à la cuisine, derrière l’îlot central, pour mieux entendre. Je sais que mes parents n’aiment pas que l’on reste debout tard, que le sommeil est important. Mais ma curiosité est plus forte que mon envie de dormir.

La nuit m’arrache un énième bâillement.

Je les entends déjà : « Ce n’est pas une heure à laquelle les jeunes filles de ton âge sont encore éveillées. Allez, file au lit, ma petite princesse ! »

Il y a plusieurs personnes avec mes parents. La femme dit à mon père sur un ton agressif :

— Fais ce qu’on te dit et tout ira bien.

Mon père consent.

— C’est d’accord, je le ferais, murmure-t-il. Mais ne lui faites aucun mal.

— Au moindre signe suspect ou si tu contactes la police, on tue ta chère et tendre épouse !

Mais qui sont ces gens ?

À quatre pattes, avec la délicatesse d’un chat, je passe la tête sur le côté du meuble pour comprendre ce qui se passe.

Je suis tétanisée par ce que j’aperçois : un homme maintient fermement les mains de ma mère dans son dos et la femme face à elle la menace d’un couteau contre sa gorge. Le troisième individu entraîne mon père vers la porte du garage en le menaçant.

À un moment, mon père tourne la tête vers ma mère et me voit.

— Alice, prononce-t-il après que nos regards se sont croisés.

Je suis terrifiée.

Il y a quelque chose dans son regard…

Il tente un mouvement pour se dégager de l’emprise de l’homme qui l’emmenait. Je me sens envahie par une sorte de torpeur. Mon père m’a découverte, je ne devrais pas me trouver là, à cet instant.

Prise de panique, j’ai l’impression de suffoquer, pétrifiée derrière l’îlot de la cuisine, je ne peux qu’être spectatrice de cette scène d’horreur.

— Ne faites pas de mal à ma…

Il n’a pas le temps de finir sa phrase que tout se passe ensuite trop vite : l’homme qui tentait de retenir mon père le poignarde sans prévenir. Ma mère se met à crier. La femme essaie de la faire taire et sa lame glisse le long de sa gorge, laissant jaillir le sang.

À quelques mètres de moi, la main de mon père est tendue vers moi, lorsque le corps de ma mère s’effondre sur le sol à son tour. Je peux voir la terreur dans leurs yeux. Je voudrais crier, mais aucun son ne sort de ma bouche.

Mon âme a été instantanément consumée par l’horreur, dévorée de l’intérieur au moment même où ces monstres assassinaient mes parents.

Je ne sais pas s’ils vont me trouver, s’ils savent que je suis là, mais je les entends :

— Mais qu’as-tu fait ? lui hurle la femme.

— Il a tenté de s’échapper.

— Tu n’es qu’un pauvre idiot !

Je vois mon père, ma mère, leurs yeux terrifiés, le sang. Accroupie derrière le meuble, pour ne plus les voir, ne plus rien voir, je ferme les yeux et place mes mains sur mes oreilles.

Je veux que tout s’arrête, que ce cauchemar se termine. Mais rien ne finit et je ne me réveille pas.

Je me réfugie sous l’évier, il n’y a pas d’autre solution. Ils sont plus grands que moi et beaucoup plus forts, je n’ai aucune chance de m’échapper.

Le meuble sous l’évier, c’est un endroit où j’aime me cacher, habituellement, lorsque mes sœurs et moi jouons à cache-cache. Maman joue souvent le jeu et m’aide, en général, en se mettant devant le meuble pour nettoyer quelques tasses.

De ma cachette, je les entends encore lui demander : « Maman, tu n’as pas vu passer Alice ? » et elle leur répondait toujours que non, mais elle leur recommandait de bien regarder partout, si elles voulaient me trouver. De mon côté, je devais rester la plus silencieuse possible, afin de ne pas trahir ma position.

— On fait quoi, maintenant ?

— Allez, on dégage !

Seule dans l’obscurité, je respire lentement, le plus silencieusement possible, en tentant d’écouter si quelqu’un arrive. J’attends plusieurs minutes sous l’évier, un temps qui me paraît infini.

J’ouvre doucement la porte du meuble et tends l’oreille avant de finalement sortir de ma cachette ; il n’y a plus rien, plus un bruit.

— Papa, maman ! Que se passe-t-il ?

Ils sont là, allongés dans le salon ; ils dorment. En tout cas, ils ont l’air de dormir. Je m’approche. Le sol est recouvert de sang et, sur le côté, un couteau.

— Maman, papa ! Réveillez-vous ! Êtes-vous blessés ?

Les larmes s’échappent, coulent le long de mes joues. Ils ne bougent pas, ils ne réagissent plus.

— Maman, papa ?

Je les secoue, j’ai les mains pleines de sang encore chaud. Je les frotte sur ma chemise de nuit qui en est aussi imprégnée et qui me colle à la peau.

Paniquée, je regarde autour de moi : des faisceaux de lumière bleu et rouge filtrent au travers des fenêtres.

On frappe avec force contre la porte. Je sursaute, ils sont de retour ! Un homme crie quelque chose. Les coups reprennent plus violemment.

De peur, je saisis le couteau et recule tant bien que mal vers la cuisine. Mes pieds glissent dans le sang, des traces luisantes comme le rubis m’accompagnent pas à pas.

La porte s’ouvre avec fracas, des personnes entrent. C’est la police ! On me tire en arrière, on place une main devant mes yeux.

Je me débats.

— Lâchez-moi !

Les mains recouvertes de sang, le couteau glisse, s’échappe, tombe et rebondit sur le sol carrelé, accompagné d’un bruit de métal qui résonne dans ma tête.

Rien à faire, ils me maintiennent et on m’emmène de force.

— Papa, maman !

Je tends les bras vers eux, m’accroche à tout ce qui passe à ma portée pour rester avec eux.

Il fait nuit sur Elyria. Un véhicule de patrouille de police est stationné devant la pelouse d’une des maisons de ce quartier calme, à côté du parc d’Elywood. Les gyrophares rouge et bleu de la voiture de police arrivée quelques minutes plus tôt colorent les façades des maisons voisines de Washington avenue, attirant les badauds, les promeneurs de chien et les curieux derrière leurs rideaux.

De toutes les fenêtres, la lumière trahit cette maison blanche discrètement construite entre les arbres. Les agents de police, appelés en renfort, ont remonté le chemin dallé de béton qui mène à l’entrée de la maison. La porte est entrouverte et du sang frais marque le chambranle, défoncé par les forces de l’ordre, lorsqu’ils ont pénétré de force la demeure de la famille Liddell. Une empreinte partielle de main – de petits doigts ensanglantés glissant vers l’extérieur – marque son départ.

Face aux ténèbres de la nuit, c’est à cet endroit qu’Alice se retient, où elle s’agrippe en se débattant lorsque les agents de police l’emmènent de force. Dans cette allée bordée d’arbres qui rejoint la rue, elle frappe le dos de son agresseur en uniforme, qui ne cesse de lui dire de se calmer. Aucun de ses coups ne peut la libérer de son emprise. Elle ne veut pas quitter sa maison, elle ne veut pas abandonner ses parents.

Dans une voiture, stationnée plus loin, le long du trottoir, les sœurs d’Alice ne peuvent que se questionner sur ce qui se passe chez eux, à la maison. La voiture de la maman de leur amie, chez qui elles ont passé la journée, s’est vue contrainte de s’arrêter au bord de la route, avant le cordon de sécurité mis en place par la police, non loin de leur domicile.

Des flashs éblouissants, aveuglants, émanent des fenêtres du salon, des ombres passent entre les arbres, allant et venant dans leur maison, des faisceaux de lampes-torches balaient le sol, leur pelouse et les fourrés entre les arbres.

— Pourquoi attendons-nous ici ? On ne rentre pas à la maison ? demande la petite Édith.

— Je vais me renseigner, leur dit la mère de leur amie. Ne bougez pas d’ici.

Elle sort de sa voiture et se dirige vers un agent qui veille à ce que personne n’approche le domicile des Liddell.

— Il y a eu un accident, explique-t-elle visiblement bouleversée à Charlotte et Édith, en revenant à sa voiture. Le policier m’a demandé de vous ramener chez moi, en attendant. Demain, on en saura plus.

À l’intérieur, il y a beaucoup de sang au sol, comme dans les films d’horreur. Les ambulanciers arrivent avec deux civières, sur lesquelles sont disposés des sacs noirs vides.

Un passant promenant son chien aperçoit la jeune fille à l’arrière du véhicule de police. Alice est assise dans la voiture blanche et noire ; elle regarde en direction de la maison où se trouvent encore ses parents. Le visage contre la vitre du véhicule, les larmes coulent de ses yeux verts.

Le policier au volant informe ses collègues sur le terrain par radio :

— Jusqu’à présent, nous n’avons découvert aucun indice ni aucune preuve qui pourraient nous mettre sur une piste sérieuse.

— Inspectez toute la zone. Les voisins nous ont confirmé que des personnes ont fui par l’arrière. Voyez s’ils peuvent faire une description des fugitifs, lui répondit son interlocuteur.

Les ambulanciers sortent de la maison en poussant les civières chargées chacune d’une masse noire, informe.

Je connais chaque personne dans ces sacs mortuaires, je suis responsable de ce qui est arrivé, de la mort de mes parents. Si mon père ne m’avait pas aperçue, il ne se serait pas fait tuer. Tout cela est de ma faute.

Comté de Lewis, Weston, Virginie, États-Unis

Je regarde la route défiler par la fenêtre du véhicule qui m’emmène loin de chez moi.

Tout passe et se déroule devant mes yeux comme si j’étais spectatrice de ma propre vie. Plus rien ne me touche, je me sens vidée, impuissante. Inconsolable, mon âme souffre, mon cœur à jamais meurtri, je me sens mourir.

La route est longue et l’air irrespirable, surchargé de substances toxiques dégagées par la fumée de cigarettes qu’ils allument les unes derrière les autres.

Je reste immobile, nauséeuse, sur le skaï marron du siège arrière qui colle à mes cuisses depuis notre départ de L’Ohio.

— Tu te demandes sûrement où l’on t’emmène ? me demande la femme de l’Assistance.

Sans attendre de réponse, elle continue son laïus.

— Il s’agit d’un grand hôpital où ils ont des médecins spécialisés. Tu n’as rien à craindre, ils vont bien s’occuper de toi. Fais-moi confiance.

Je ne suis pas bien, pas du tout rassurée.

La route est bordée d’arbres et le soleil brille. De belles maisons en bois, blanches et beiges, se succèdent, avant qu’on passe devant un cimetière, dont les stèles bordent l’avenue, et une station essence, où nous faisons une brève halte pour que notre chauffeur s’achète un nouveau paquet de « clopes », comme il avait dit.

De l’autre côté de la route se trouve une petite église, Haleville Union Mission Church ; je n’en ai jamais vu de semblable. On voit d’abord un petit porche de tuile rouge, surmonté d’un clocher miniature, contre une grande façade blanchie qui me fait penser à un saloon, comme dans ces vieux westerns que mon père regardait, avant…

La voiture reprend sa route et je retrouve le fil de la rivière que nous suivons depuis un bon moment. Je la perds entre les arbres, elle est ensuite cachée par des habitations et nous recroisons son chemin plus loin, le long de la route.

De jolies maisons se succèdent lors de notre arrivée en ville, le drapeau américain hissé en haut des mâts, sur les pelouses, ou fièrement arboré sous les porches des habitations et flottant au gré du vent.

Le véhicule tourne à droite et nous passons au-dessus de la rivière West Fork qui nous a accompagnés une bonne partie du chemin.

— Nous sommes enfin arrivés, déclare notre chauffeur.

— Il était temps, soupire la femme.

Sur la gauche un grand parc entouré d’arbres masque l’impressionnant bâtiment en pierre. En son centre, surplombant l’hôpital, un clocher de couleur blanche est caressé par les rayons de soleil.

L’herbe du parc est verdoyante et on peut même apercevoir une fontaine en pierre grise devant l’accès principal. Un panneau à l’entrée du parking affiche « Weston State Hospital ». J’angoisse à l’idée d’être abandonnée, livrée à moi-même, dans cet endroit qui a l’air tellement gigantesque.

— C’est la première fois que tu viens ici ? lui demande l’assistante.

— Oui, lui répond l’homme au volant.

— Alors, continue un peu plus loin sur la route. On va contourner le bâtiment principal. On passera par l’arrière ; c’est plus court pour les livraisons.

— C’est immense.

— Un vrai labyrinthe. Gare-toi là.

Le véhicule s’arrête et l’assistante sociale accompagne Alice à l’intérieur. Pendant ce temps, son acolyte se pose contre l’aile de sa voiture et allume une énième cigarette.

Devant la porte arrière du bâtiment principal, je m’arrête net.

— Si on entrait ? me dit l’assistante d’une voix rassurante et mielleuse.

Un long couloir traverse le bâtiment. Le sol est recouvert d’un carrelage blanc moucheté. Des colonnes et des arcades aux moulures blanches vieillies font ressortir le bleu pâle des murs. Au milieu, celui-ci est croisé par un autre couloir. Où le long du mur attendent d’anciens fauteuils roulants.

Juste après, sur la droite, nous empruntons un bel escalier en bois recouvert d’un tapis, au milieu des marches. L’étage est complètement différent, plus chaleureux. Au sol, il y a un magnifique parquet vitrifié, des tapis d’Orient et, au plafond, des lustres dorés. Sur les murs tapissés sont accrochés des tableaux aux moulures dorées et de lourdes tentures encadrent les fenêtres qui donnent sur le parc. Les meubles sont en bois vernis : petites tables, étagères et sofas se succèdent, le long du couloir, jusque devant une grande porte en bois brun foncé. Nous sommes assises dans un des fauteuils à l’assise en velours beige et aux motifs marron.

Nous attendons quelques instants, avant que l’infirmière nous prie d’entrer dans le cabinet du médecin, un endroit très lumineux où, dès mes premiers pas, mes pieds s’enfoncent dans un tapis épais. Le long du mur, des étagères sont remplies de livres ; de l’autre côté, un paravent en toile blanche masque une table. Un homme en blouse blanche est assis derrière un imposant bureau en bois, aux pieds sculptés.

On nous fait asseoir face à lui, sur des chaises aux accoudoirs en bois moulurés et aux coussins en velours.

— Bonjour, mademoiselle Liddell. Où puis-je t’appeler Alice ? Comment allez-vous ? me demande le docteur, comme s’il me connaissait.

Il n’a pas l’air méchant et ne ressemble en rien à ce que je me suis imaginé durant le trajet. C’est ici que je rencontre le docteur Johns pour la première fois.

— Nous allons tout faire pour t’aider à aller mieux ajoute-t-il.

Après une batterie d’examens, il appelle l’infirmière.

— Amenez-la dans sa chambre, lui ordonne le docteur. Et trouvez-lui quelque chose à manger à la cuisine.

— Bien, docteur, dit-elle en me prenant la main.

L’assistante sociale me laisse partir et reste avec le médecin. Elle ne m’a pas encouragée ni saluée ; il n’y avait aucune pitié dans son regard. Je n’étais qu’une enfant parmi d’autres, qu’un dossier à traiter.

On me conduit aux douches. Pas de lavabo, pas de miroir, c’est une pièce commune, carrelée du sol au plafond. Une fenêtre en hauteur laisse pénétrer la lumière entre ses barreaux, il n’y a rien d’autre.

C’est debout qu’une infirmière me rase le crâne à l’aide d’une tondeuse électrique, une mesure radicale contre les parasites. Je regarde le sol et tente de ne penser à rien en voyant de longues mèches blondes joncher le carrelage.

Je ne peux pas crier ni pleurer, la source est tarie. Ma chevelure blonde, celle qui faisait partie de ma personnalité, mon identité, ma « crinière », comme l’appelait ma mère lorsqu’elle nous coiffait l’une après l’autre, le soir ; mon père, lui, nous appelait ses trois petites princesses blondes. Il reste en moi tous ces moments de bonheur passé dans la maison de mon enfance avec mes parents et mes sœurs.

Sous le regard de l’infirmière qui m’a accompagnée, ses collègues me dévêtent, me lavent, m’inspectent. Elles me récurent à m’en faire rougir la peau. Je ne ressens plus rien, leurs mains me manipulent comme une marionnette. Il y a quelque chose de brisé en moi, je me sens humiliée, anéantie.

Je suis vulnérable. Quand on me parle, je n’entends pas ce qu’on me dit, je ne comprends pas ce que l’on me veut. J’aimerais fuir.

On m’a dit d’attendre dans ma chambre. Cette pièce ressemble plus à une cellule de prison ; porte en métal, fenêtre grillagée, rien à voir avec celle de notre maison familiale d’où j’ai été arrachée.

Au soir, la nuit, tel un gouffre insondable et silencieux, plonge l’hôpital dans les limbes. Je ne peux pas ouvrir les yeux, je ne veux pas. La lumière du couloir filtre sous la porte telle une veilleuse. Une fois que tout est calme, c’est là que l’on perçoit les cris, les pleurs d’enfants qui résonnent au loin dans le bâtiment.

Au début, j’ai dormi un peu, je ne sais pas combien de temps. Ensuite, j’ai perdu le fil du temps, je ne sais plus depuis combien de jours je suis là. Les nuits sans étoiles attrapent et étouffent mes pensées. Elles transforment mes rêves en cauchemars.

Toutes les nuits, on entend des personnes frapper sur les portes en métal et des hurlements à glacer le sang. Je n’arrive plus à réfléchir, je ne sais plus qui je suis. J’ai peur.

Maintenant, je regarde la vie à travers une fenêtre grillagée, sans savoir comment passer de l’autre côté. Comment m’échapper.

Dans l’institut, on déambule avec les autres malades dans la salle commune, sans but réel, médicalisé à outrance, sans goût à la vie. Les haut-parleurs diffusent une musique anesthésiante, tout est fait pour que l’on se sente bien, pour que l’on reste calme, docile. Je suis quoi, pour eux ?

La pièce est spacieuse. Je les vois allongés dans un cercueil au tissu rouge sang, molletonné, pour leur dernier voyage. Papa et maman, côte à côte. Je m’approche et pose mes mains sur le bord en bois, je caresse les cheveux de ma mère.

— Salut ! Tu joues avec moi ? me demande une petite voix.

Je me retourne et découvre un enfant d’une dizaine d’années aux cheveux bruns.

— Non, désolée. Je suis là pour dire au revoir à mes parents.

— Il n’y a pas de parents, ici. Il n’y a que nous.

On est seul, tous les deux ; le petit garçon me regarde sans comprendre de quoi je parle. Autour de nous, il n’y a plus rien, plus de meubles, plus de murs, tout est vide. Mes parents ont disparu.

— Ça fait longtemps que tu es ici ?

— Je ne sais pas, me répond l’enfant. Alice, tu sais, il existe un monde visible et un autre qui est invisible.

— Dans mon rêve, on m’a dit qu’ils étaient dans un monde meilleur. C’est de cela que tu me parles ?

— Tu n’es pas comme les autres, me dit-il.

— Tu entends quoi, par-là ?

— Il faut que j’y aille.

— Où es-tu passé ?

— Cour, cours ! peut-être y échapperas-tu ! crie-t-il après avoir disparu.

— Échapper à qui ? Reviens !

Je sursaute. Face à moi, il y a une femme avec une seringue.

— Pitié, ne faites pas ça, lâchez-moi !

— Calme-toi, jeune fille ! Tenez-la bien, ordonne-t-elle aux infirmiers.

L’aiguille s’enfonce dans mon bras. Je serre les dents, me contracte.

— Respire profondément, détends-toi. C’est bien. Tout va bien.

Les spirales d’un coquillage, des ombres difformes, floues, passent au-dessus de moi. Leur langage est incompréhensible, comme un chuchotement étouffé.

Des portes grincent et claquent, le vent est léger, mais l’orage gronde.

Les ombres des arbres s’allongent, les longs doigts des branches passent les barreaux de la fenêtre, glissent le long du mur et s’approchent du lit en métal.

— C’est glauque. Suis-moi, me dit l’enfant.

— Attends ! Ne va pas si vite ! Où es-tu ?

Sans comprendre ce qui m’arrive et comment il est arrivé là, je le poursuis dans les couloirs de l’hôpital, où je vois son ombre disparaître au coin d’un mur. Je traverse plusieurs salles vides, abandonnées, dans lesquelles le mobilier est renversé. J’emprunte l’escalier en colimaçon, tout en fer forgé ; je le gravis jusqu’au clocher. Je passe une petite porte et je me retrouve sur le toit, sur la corniche. Le vent souffle fort, tentant de me soulever. J’écarte les bras pour prendre mon envol.

Les rafales reprennent avec force, une nouvelle tentative de m’emporter, de me libérer de cet endroit. Sous leur puissance, mon corps s’allège ; seuls mes orteils touchent encore le zinc de la corniche. Je perds l’équilibre, mais je sens que je peux y arriver.

Pourtant, c’est la chute. Je tombe en tournant sur moi-même, je traverse les nuages, il n’y a rien autour de moi, que du vide.

Je suis morte en même temps que mes parents, ce soir-là, Il n’y a pas d’issue, je ne peux pas changer les choses. J’aimerais lâcher prise jusqu’à disparaître complètement.

On me retient du bout des doigts et j’entends la voix de mon père qui me rassure… Il tend sa main pour me rattraper…, mais ce n’est pas la sienne. Celle-ci a de longues griffes noires !

J’étouffe, je ne sais plus où je suis. Ensuite, je sens les mains invisibles se retirer de mon cou, de ma poitrine.

La pression que je ressentais sur mes poumons cesse enfin ! Je me sens libérée. L’air pénètre à nouveau dans mon corps, je me sens revivre.

Mon cœur bat à tout rompre.

Je suis à nouveau sur mon lit ; des mains me retiennent fermement. Ils m’ont sanglé pieds et mains, pour que je ne fuie pas.

Pourquoi me laissez-vous là ?

Un bateau sous un ciel ensoleillé,

S’attarde rêveusement,

Dans une soirée de juillet.

Trois enfants qui se nichent à proximité,

Œil avide et oreille attentive,

Heureux d’un simple récit à entendre.

L’horizon a pâli, le ciel ensoleillé

Les échos se fanent et meurent les souvenirs,

Gelées d’automne ont tué juillet.

Pourtant, elle me hante,

Alice se déplaçant sous des cieux,

Jamais vu par les yeux qui se réveillent.

Les enfants ont encore, une histoire à entendre,

Œil avide et oreille attentive,

Amour se niche proximité.

Dans un pays des merveilles qu’ils se trouvent,

Rêver que les jours passent,

Rêver que l’été meurt.

Jamais à la dérive, du courant

S’attarde à la lueur d’or,

La vie, n’est-ce qu’un rêve ?

Traduction du poème de

Lewis Carroll écrit pour Alice Pleasance Liddell

Prologue

Weston, Virginie, États-Unis

Je me rappelle ce moment où la police m’a emmenée. C’est ce qui s’est passé avant que l’on me conduise ici. Je n’ai pas compris ce qui était arrivé ce soir-là, ce qui m’était arrivé ou peut-être que j’avais trop bien compris, justement… Mais mon esprit a décidé de faire l’impasse sur ce souvenir trop douloureux pour une enfant de mon âge.

Alors je me suis enfermée, protégée du monde extérieur, j’ai fermé une porte sur ce que j’ai vécu : la perte de mes parents. Ils sont morts assassinés par ma faute.

Puis on m’a séparée de mes sœurs que je n’ai jamais revues.

Je ne sais pas où je suis ni où ils m’ont emmenée, il fait noir. Je suis allongée sur une espèce de brancard que l’on déplace dans un long corridor. Les roues grincent de façon inquiétante, sinistre. De temps en temps, une lumière passe au-dessus de moi, un néon grésille. On tourne plusieurs fois, dans un sens, puis dans l’autre. La première chose à laquelle je pense, c’est à un labyrinthe.

On passe des portes, le trajet semble sans fin. Je vois seulement une ombre à mes pieds, une silhouette floue. Mes jambes sont fixées, mes poignets aussi. Sanglée par des ceintures de cuir à la civière. Où m’emmène-t-on ? J’ai peur, je ne connais pas ce lieu ni ces gens.

Une porte se ferme avec fracas.

Le sol bouge, tout vibre, on descend.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

On se remet à bouger, plus lentement. L’agaçant grincement des roues recommence avec un claquement, comme si l’une d’elles était devenue folle.

Quand, finalement, on entre dans une salle d’où émane une lumière aveuglante. Tout est blanc, éclatant. Il y a quelqu’un dans la lumière ; il est habillé en blanc, son crâne est luisant, lisse comme un œuf. Derrière son masque, il me dit de ne pas m’inquiéter.

Ne pas m’inquiéter ! Pourquoi ? Je suis déjà morte de peur, terrifiée !

Je ne ressens rien, rien d’autre que le froid de la civière qui transperce ma robe d’hôpital, dans mon dos.

Mais qu’est-ce qui se passe ?

J’ai cru crier, aucun son ne sort de ma bouche, pas même un couinement ; je n’arrive pas à bouger. On me prend et me soulève comme une poupée de chiffon. Dans mon champ de vision, je vois le plateau où sont disposés les instruments en acier : une foreuse dans le style de celle de mon père et une lame circulaire dentée avec un manche en métal.

J’écarquille les yeux à l’approche de l’aiguille. Je ne peux rien faire, rien éviter. Elle pénètre ma chair, injectant un liquide chauffé à blanc.

Je hurle dans ma tête.

Je ferme les yeux, saisie d’effroi, et je prie. Une larme coule le long de ma joue pendant qu’il place sur moi des électrodes. J’entends les bips d’une machine qui accélère, synchronisée sur les battements de mon cœur. On place un masque sur ma bouche et mon nez ; et mon corps s’engourdit…

Puis les ténèbres.

Je tombe dans un vide sans fond. J’ai beau me démener, faire des mouvements avec mes bras, rien n’y fait ; je ne suis pas un oiseau et je tombe. Je ne parviens pas à atteindre les parois qui défilent à toute vitesse.

Et là, le choc. J’ouvre les yeux. Je suis à côté de mon lit, à plat ventre, le souffle coupé, un filet de salive s’échappant de mes lèvres. Toute la pièce balance, tout est flou, j’ai mal à la tête. Je tends la main vers la porte qui s’éloigne. La poignée est de plus en plus haute, inaccessible. L’angoisse monte ; j’ai envie de crier et de pleurer. J’ai un poids sur la poitrine qui m’écrase, qui m’étouffe. Je manque d’air, je suffoque. Je tente de me lever.

Une décharge électrique. Et là, plus rien.

Je perçois des sons. Le sol glisse entre mes doigts, il est chaud. Du sable ? Une plage ? Il fait nuit.

J’entends des voix. Il y a un feu, là-bas ; sa lueur vacille. Plus je tente de me rapprocher, plus il a l’air distant. Des gens dansent autour. Des gens ? Non, des animaux ! Je dois rêver. Les ombres s’allongent sur le sol.

L’obscurité m’absorbe, je suis aspirée dans les ténèbres.

On m’a attaché les mains, je tourne sur moi-même. Personne. Je cours dans les couloirs sombres, les lumières défilent, les murs sont recouverts de carrelages. J’ai froid, j’ai la tête qui tourne. Le souffle court, je titube et me cogne contre les murs. Je tourne dans un autre couloir, je suis perdue.

Et là, là. Du sang, plein de sang et un corps au regard vide d’expression.

Je m’effondre.

C’était l’aube. Le brouillard se retirait lentement du parc du Trans-Allegheny. Les fantômes de la nuit se faufilaient entre les arbres, comme absorbés par l’ombre de la forêt au lever du jour. D’autres rejoignaient le labyrinthe du sous-sol de l’asile, où les bruits lugubres de la nuit laissaient place aux coups et aux cris déments de ses pensionnaires.

1

À Weston

J’entends des cris, au rez-de-chaussée. Il fait nuit, je n’arrive pas à dormir. Je sors de mon lit et descends l’escalier sur la pointe des pieds. La porte d’entrée claque. En me penchant pour voir ce qui se passe, j’aperçois ce qui semble être deux corps allongés sur le sol.

— Papa, maman ! Que se passe-t-il ?

Ils dorment. En tout cas, ils ont l’air de dormir. Je m’approche, le sol est recouvert de sang et, sur le côté, un couteau.

— Maman, papa ! Réveillez-vous !

Je les secoue, j’ai les mains pleines de sang. Je les frotte sur ma chemise de nuit.

Des faisceaux de lumière bleu et rouge filtrent au travers des fenêtres.

On frappe avec force contre la porte.

— Ouvrez ! Police !

Je sursaute. Les coups reprennent plus violemment.

De peur, je saisis le couteau et recule à quatre pattes, tant bien que mal, vers la cuisine.

La porte s’ouvre avec fracas, des personnes entrent. On me tire en arrière, on place une main devant mes yeux.

— Lâchez-moi !

Je me débats. Rien à faire, ils me maintiennent et on m’emmène de force.

— Papa, maman !

J’ai beau crier, pas de réponse.

Alice se réveilla en sueur, dans un coin de la pièce où elle est enfermée.

Un cauchemar, encore un cauchemar, pensa-t-elle.

Elle était là, assise par terre contre le mur, à l’opposé de son lit, prostrée, les cheveux humides collés sur son visage ; elle frappait sa tête contre celui-ci, régulièrement, sans ressentir de douleur.

Le froid du sol la pénétra, glaçant au passage ses membres déjà si frêles.

Elle se redressa péniblement. Il faisait gris, humide et froid. Dans le parc, la brume traînait aux abords du bâtiment principal comme une sentinelle infranchissable. Le sol était glacial. Alice regardait par la fenêtre grillagée de sa chambre ; elle se retourna avec tristesse. Sa chambre d’hôpital était petite et ne comprenait qu’un lit, une armoire, une table et une chaise. Dans un coin, un lavabo.

Je suis seule, terriblement seule depuis que l’on m’a enlevée à ma famille, pensa-t-elle. Elle ressentait une angoisse épouvantable.

La porte s’ouvrit sur un infirmier. Il était vêtu tout en blanc. Le visage pâle, maigre, les joues creusées ; son regard était vide d’expression.

Alice s’assit sur le lit, en repliant doucement ses genoux contre elle ; ses pieds étaient glacés. Elle voulut lui poser des questions, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il avait placé le plateau sur la table ; elle se leva doucement et, en trois petits pas, elle se retrouva assise sur la chaise devant son petit déjeuner.

Elle s’appelait Alice. Elle avait des cheveux blonds et mi-longs, des yeux vert émeraude, la peau parsemée de taches de rousseur ; elle n’avait que onze ans.

Les questions se bousculaient dans sa tête. Pourquoi suis-je ici ? Où sont les personnes que j’aime ? Pourquoi m’ont-elles rejetée, abandonnée ? Personne ne vient jamais me voir. Je ne me rappelle pas depuis combien de temps je suis ici : des jours, des mois ? J’aimerais pouvoir sortir, me balader, m’enfuir. Je reste toujours ici, enfermée. Pourquoi suis-je prisonnière ? Ai-je fait quelque chose de mal ?

Ne pas savoir, être seule et délaissée ; c’était une douleur insupportable qui s’ancrait dans le cœur d’Alice.

Je veux oublier et ne plus souffrir, pensa-t-elle. Dormir et ne jamais plus me réveiller, fuir cet endroit, trouver la paix. Je suis tellement fatiguée.

Elle avait mal aux poignets. Baissant les yeux, elle vit les marques, des ecchymoses, là où, dans son rêve, elle était sanglée.

Que se passe-t-il, ici ? Je veux mourir, j’ai mal, j’ai peur. Tellement peur. Ils m’ont enfermée. Où sont mes parents ? Où sont mes sœurs ? Au secours !

Sur le plateau, il y avait des céréales, du lait et un cachet dans un petit récipient en plastique. L’infirmier l’avait prévenue qu’on allait venir la chercher. Elle n’avait pas faim, elle se sentait mal, nauséeuse.

Une fois qu’il eut quitté la pièce, Alice marcha sur la pointe des pieds vers la porte et tenta de l’ouvrir : fermée !

Elle se dirigea donc vers le lavabo. L’eau était froide, elle se rafraîchit le visage et se brossa les dents. Ensuite, elle releva sa chemise de nuit pour se laver, mais rapidement, on ne sait jamais, quelqu’un pourrait entrer. Elle était très pudique. À l’aube de l’adolescence, son corps commençait à se modifier, ce qui la gênait beaucoup.

Sa toilette terminée, elle enfila une robe fournie par l’hôpital, propre, blanche et rêche. Elle était boutonnée sur le devant. Elle n’avait pas le choix, elle n’avait plus aucun vêtement personnel depuis qu’elle était arrivée ici. Elle était bien obligée de porter ceux fournis par l’hôpital.

Elle s’assit sur son lit en fer blanc, avec son doudou dans les bras. Son Lapinou ne l’avait jamais quittée. Il était tout blanc, usé, avec de grandes oreilles. Il veillait sur elle, la nuit, pour la protéger des monstres ; car, la nuit, elle entendait des bruits, des voix. Heureusement qu’il était là. Elle le serrait dans ses bras en s’endormant. Elle ne se sentait pas malade, juste un peu faible. Elle dormait mal, à cause de ses cauchemars.

Soudain, une grosse dame entra. C’était aussi une infirmière. Elle ne l’aimait pas, elle n’avait pas l’airgentille. Les cheveux noirs, avec un chignon sévère, un double menton, de petits yeux foncés. La femme l’attrapa par le bras et l’obligea à descendre de son lit.

— Allez, venez, mademoiselle Liddell, suivez-moi ! On vous attend, c’est l’heure. Je vois que vous n’avez presque rien mangé. Comment voulez-vous aller mieux ? la sermonna-t-elle. Vous croyez qu’on n’a que ça à faire ? S’occuper de vous ? Le docteur n’a pas toute sa matinée, dit-elle en haussant le ton. Allez, venez maintenant.

Un médecin de la ville passait une fois par semaine pour visiter les patients, vérifier que tout allait bien. L’hôpital était dans un grave état de délabrement, des vitres cassées, des carrelages fendus, des taches d’humidité au plafond, sans parler des souris et des rats. Cet endroit était insalubre, les financements insuffisants de l’État avaient eu raison de cet hôpital qui se faisait dévorer par le temps et la moisissure. Les poutres en métal étaient gangrenées par la rouille ; une longue agonie qui avait commencé par les sous-sols. Seuls les endroits accessibles au public demeuraient entretenus.

L’infirmière amena Alice hors de sa chambre et la traîna le long des couloirs de l’hôpital. Il n’y avait pas beaucoup d’enfants de son âge. Elle vit de vieilles personnes qui restaient là, à attendre, face aux fenêtres, d’autres, recroquevillées contre un mur ou près d’un gros radiateur en fonte, comme pour s’agripper à quelque chose de réel ; quelques jeunes erraient, mais pas d’enfants.

Elle tenta de dégager son bras, mais l’infirmière la pinça de plus belle. Elle avait du mal à la suivre avec ses petites jambes, la femme marchait vite, trop vite pour elle.

Après de longs couloirs de portes fermées, elles arrivèrent dans une autre partie de l’hôpital. Il y avait du parquet au sol et des tapis. Les murs étaient tapissés de lys verts et les fenêtres avaient de longs rideaux blancs et des tentures imposantes. L’infirmière s’arrêta devant une grande porte en bois sombre. Elle toqua, puis entra sans attendre.

Alice se retrouva dans cette pièce très lumineuse. Où ses pieds s’enfonçaient dans un tapis épais. Sur la droite, des étagères remplies de livres et de l’autre côté, le paravent en toile masquait la table. Un homme en blouse blanche était assis derrière un imposant bureau.

— Bonjour, Alice. Comment vas-tu ? Tu te souviens de moi ? demanda le docteur.

Il n’avait pas l’air méchant, comparé à la sorcière qui se tenait derrière Alice et la poussait en avant.

— Elle ne parle toujours pas ?

— Non, rien depuis son arrivée, répondit l’infirmière.

— Tu veux dessiner ?

Alice le regarda. Elle fit un petit oui timide en inclinant la tête. Il la prit par la main et l’entraîna vers la table pour l’ausculter.

— Avant de dessiner, on va vérifier si tout va bien. Ouvre ta bouche, lui demanda-t-il.

Elle ouvrit sa bouche. Avec une palette, il écrasa sa langue jusqu’à l’enfoncer dans sa gorge. Elle toussa, s’étrangla, tout son estomac avait l’impression de remonter, elle n’aimait pas ça.

Il posa ses mains sur sa gorge, appuya partout avec ses doigts froids, lui demandant si elle avait mal. Elle secoua doucement la tête pour dire non. Elle espérait que ce serait bientôt fini.

— Tout a l’air normal, mais pourquoi ne parles-tu pas, Alice ? Tu comprends ce que je dis ?

Elle le regarda sans bouger. Elle inclina une fois la tête. Il la fit descendre et s’asseoir au bureau où des feuilles et des crayons l’attendaient. Il y avait des feuilles blanches et quelques-unes préimprimées. Elle fouilla la pile et trouva son bonheur. Elle prit un crayon et elle commença à griffonner un chat tout noir avec des yeux bleus comme un ciel d’été.

C’est mon chat, mon chat, se dit-elle.

Elle aimait beaucoup jouer avec lui. Elle le taquinait avec une pelote de laine que sa maman lui avait donnée. Elle la traînait derrière elle en avançant à petits pas et recommençait chaque fois que son chat sautait et tentait de l’attraper.

Maman ! Ma maman me manque. Où est-elle ? pensa-t-elle.

Il y avait toujours beaucoup de zones d’ombre dans ses souvenirs : ses parents, ses sœurs, son chat et son doudou, le seul qui était resté auprès d’elle. Quelquefois, elle avait un flash et revoyait sa chambre ou sa maison.

— Eh bien, Alice, intervint le docteur.

Sortie de sa rêverie, elle regarda son dessin : un chat noir, son chat, Dinah. Mais elle l’avait entouré de rouge.

— C’est quoi tout ce rouge que tu as griffonné, Alice ?

L’animal se trouvait au milieu d’une flaque de sang que la jeune fille venait de griffonner. Elle avait soudain chiffonné la feuille et l’avait jetée sur le côté, pour ensuite plonger sa tête en pleurs dans ses bras.

Ce sang, partout, mais que lui est-il arrivé ? se demanda-t-elle en sanglotant.

— Ramenez-la dans sa chambre et donnez-lui un tranquillisant, ordonna le docteur à l’infirmière.

— Bien, docteur, dit-elle en attrapant la main d’Alice.

Une fois qu’elles furent sorties du bureau, le docteur ramassa le dessin, pour le joindre au dossier. Un chat noir aux yeux bleus, les contours plus ou moins bien définis. Alice avait écrit Dinah au-dessus de l’animal, avant de griffonner frénétiquement la feuille avec un crayon rouge et de la froisser.

C’était bien une enfant perturbée par un traumatisme psychique ou un choc émotionnel. On ne savait pas grand-chose sur elle. Les services sociaux l’avaient internée dans cet hôpital suite au décès de ses parents. L’impact et les dommages qui touchaient l’équilibre psychologique de la fillette étaient profonds.

Quelles étaient les causes pouvant provoquer un arrêt de la parole chez une enfant de onze ans ? Avant de penser aux causes purement psychiques, il avait été préférable de pratiquer des examens physiques par une équipe médicale. Il existe des maladies qui pouvaient générer ce genre de symptômes et il fallait réagir rapidement. Cette petite fille qui était plongée dans le mutisme avait l’air tout à fait normale, physiquement du moins.

D’après le rapport de l’assistante sociale qui avait demandé son internement, elle parlait, avant le décès de ses parents. L’enquête de police était toujours en cours et restait confidentielle. Pour le médecin, un traumatisme violent était la possible cause de ce blocage. Le décès de deux membres de sa famille pouvait en être la raison. Mais ce n’était probablement pas la seule, il en avait l’intime conviction. Peut-être avait-elle été battue ou pire encore ?

Plongé dans le dossier de la petite, il n’entendit pas que l’on frappait à la porte.

Une nouvelle série de coups plus fermes le sortirent de sa réflexion.

Il n’attendait pourtant plus personne, ce matin. Il alla ouvrir la porte.

— Bonjour, professeur. Je suis content de vous croiser, déclara le docteur.

Le professeur était bouffi et chauve. C’est lui qui s’occupait principalement des examens et des opérations sur les patients, électro-stimulation et lobotomie.

— Docteur Johns, j’ai vu que la petite Alice sortait de votre bureau, lui dit-il.

— Oui, la pauvre petite reste muette depuis son arrivée. Je crois plus à un deuil violent ou à d’autres violences qu’elle aurait subies, plutôt qu’à une maladie.

— Vous le savez, je suis désolé de vous donner ce genre de réponse, mais il vaut mieux prévoir un traitement de choc. Un stimulus pourrait la faire réagir.

— J’en suis conscient. Mais n’oubliez pas que c’est une enfant de onze ans. Elle n’a pas la même résistance qu’un adulte, professeur.

— Nous prendrons les meilleures dispositions pour qu’elle ne souffre pas. Notre but est de la soigner, avant tout. De trouver un remède à son mal.

— Oui, effectivement. Tenez-moi au courant de l’évolution de la situation, répond le docteur en retournant vers son bureau.

Alice marchait dans le couloir, les larmes coulaient le long de ses joues. Ses parents étaient morts, elle revoyait le flash qu’elle avait eu en dessinant. Combien de temps allaient-ils la retenir prisonnière ? Elle suivait l’infirmière, la vue embrouillée par les larmes.

La petite fille était littéralement traînée à travers les différentes salles par cette horrible femme.

Quand elles furent revenues à la chambre d’Alice, l’infirmière lui demanda de se calmer.

— Je reviens dans quelques minutes, lui annonça-t-elle en sortant de la chambre.

L’infirmière referma la porte. La fillette s’avança doucement vers cette même porte en se frottant les yeux et le nez. Elle tourna la poignée, la porte était fermée ! Elle était à nouveau enfermée, prisonnière. Elle commença à tambouriner de toutes ses forces sur la porte.

Rien, personne ne répondit.

Elle tomba à genoux et tenta de comprendre.

Ils ont dû m’enlever. Mes parents m’ont toujours recommandé de me méfier des inconnus. J’ai beau réfléchir, je n’arrive pas à me souvenir de leur visage, juste quelques flashs de ma mère, le couteau et le sang. Des personnes qui ont pénétré chez nous et m’ont emmenée.

Un bruit de fracas dans le couloir la sortit de ses pensées.

Se levant d’un coup, elle fila jusqu’à son armoire, traînant son lapin derrière elle. Elle ouvrit la porte et s’engouffra sous la penderie, bien au fond. Avec ses petits doigts, elle tira la porte doucement, pour tenter de la refermer sur elle. Elle serrait contre elle sa peluche. Bien cachée, elle espérait qu’on ne la retrouverait pas. Son cœur battait à tout rompre, elle retenait sa respiration pour se faire la plus silencieuse possible.

Soudain, l’infirmière fut à nouveau là, de l’autre côté de la porte. Alice entendit le bruit du verrou. La porte s’ouvrit dans un grincement d’horreur. Même cachée, elle savait qu’elle n’avait pas le choix, qu’elle était leur prisonnière. Elle devait fuir, fuir à tout prix.

Dans la pièce, elle discerna les bruits d’une personne cherchant, d’abord sous le lit. La cherchant, elle.

Mais si ce n’était pas elle ?Pourvu que Lapinou ne fasse pas de bruit, pensa-t-elle en le serrant.

Elle comprit que la personne s’approchait. La porte de l’armoire s’ouvrit doucement et la femme en blouse blanche se pencha vers elle.

— Tu pensais pouvoir m’échapper !

Alice se cala contre le fond de l’armoire. Mais c’était trop tard, elle était découverte ! Le bras de la méchante femme avait plongé vers la fillette et l’avait arrachée hors de sa cachette, en quelques secondes. Elle eut juste le temps d’apercevoir la seringue sur le plateau.

Non, pas ça, pensa-t-elle en se débattant. Elle voulut crier, mais rien ne sortit.

D’une main, l’infirmière la tira sur le lit, de l’autre, elle tenait la seringue, tout en maintenant la fillette bien coincée contre elle pour qu’elle ne lui échappe pas.

Alice vit l’aiguille se rapprocher d’elle et la sentit s’enfoncer dans sa peau, accompagnée d’un douloureux pincement. Le produit s’écoulait en elle, irradiant son bras. Elle se sentit faible, son corps l’abandonnait peu à peu.

Elle resta là, sur son lit, à regarder le plafond, complètement refermée sur elle-même, sentant ce qui lui restait d’énergie quitter son corps, abandonnant sa lutte, là, dans cette chambre, dans sa prison.

Quand, sur le côté, Alice aperçut une petite souris passer le long du mur.

Toi, au moins, tu es libre, pensa-t-elle.

Le petit rongeur gris semblait la regarder avec curiosité, comme si elle l’avait comprise, la plaignant de son petit regard noir et triste. Elle cligna de l’œil, mais ne répondit pas. Oh ! souris, pensa-t-elle. Pars, échappe-toi avant qu’ils ne te capturent aussi, la supplia Alice, d’un mouvement de ses yeux. Elle songea à Dinah qui lui manquait énormément :

— Où est ma chatte ?

Sans attendre, la souris qui semblait l’avoir comprise fit un bon et frissonna d’épouvante se glissa sous l’armoire et disparut.

— Oh ! Pardon, pensa Alice. J’aimerais tout de même vous la présenter, elle est si gentille.

Couchée sur son lit, la fillette vit la pièce tourner lentement et sa vision devint de plus en plus embrouillée, floue ; et puis plus rien.

La nuit, le vide ; elle était là, inconsciente et seule. Dans le noir, elle était étendue sur son lit. Dans son sommeil, elle implorait ses parents :

— Pourquoi m’avez-vous laissée seule ? Abandonnée ici ?

2

Cincinnati, Ohio, États-Unis

En septembre, la rentrée scolaire se passa plus ou moins bien pour Charlotte et sa sœur Édith. Elles ressemblaient trait pour trait à leur mère, tout comme Alice. Elles aussi étaient blondes, avec de grands yeux verts, la peau pâle parsemée de taches de rousseur.

Charlotte allait sur ses quatorze ans et entrait à l’école publique « Newport Junior High School » ; elle intégrait le 7e degré1. Et sa sœur, qui était âgée de sept ans, était inscrite au 1er degré2 de « Grandview Elementary School ».

Elles prirent toutes les deux le bus scolaire qui passait au bas de la rue où elles habitaient désormais. Celui-ci remonta Lincoln Road jusqu’à l’école d’Édith. Puis Charlotte continua seule le trajet jusqu’au quartier de Newport.

Elles étaient arrivées dans le quartier de Bellevue quelques mois auparavant. Ce n’était pas facile de s’adapter. Après avoir séjourné dans les locaux de l’Assistance publique, les deux sœurs avaient été placées dans une famille d’accueil à Cincinnati. Elles se sentaient toutes les deux perdues, l’absence de leurs parents, la séparation inexpliquée avec Alice et cette nouvelle famille où elles allaient devoir vivre à présent.

La vie était si belle, avant, le ciel était sans nuages. Une vie où les trois filles s’épanouissaient au sein d’un foyer heureux avec leurs parents.

Le jour où l’assistante sociale avait conduit les deux sœurs dans leur famille d’accueil, elle avait garé son véhicule dans Van Voast Avenue, devant une petite maison aux briques bordeaux et de bois, avec un jardinet sur le devant. Elles avaient gravi ensemble une dizaine de marches pour arriver sous le porche.

C’était là que les attendaient Marvin et Linsey, le couple Clark. Ils n’avaient pas d’enfant, leurs gestes maladroits laissaient transparaître le stress de cette première rencontre.

Marvin ne travaillait pas, il restait assis dans son fauteuil, toute la journée, à regarder la télévision. Il avait une légère ressemblance avec l’acteur Chevy Chase, qui a joué dans le film « Bonjour les vacances ». Un peu hirsute, il portait habituellement un short à carreaux et un débardeur blanc délavé, d’une propreté douteuse. Il buvait bière sur bière, du matin au soir, accumulant un cimetière de bouteilles vides à côté de son fauteuil.

Son épouse, Linsey, travaillait comme serveuse dans un restaurant routier, sur la route 275 « Sutton Road », après le pont de la rivière Ohio.

Il y avait un plus grand jardin, à l’arrière de la maison, avec un atelier sur le côté et des arbres au fond. La pelouse était haute et sauvage. Entre les herbes, quelques poules picoraient le sol à la recherche de vers.

Dans la maison, au rez-de-chaussée, tout de suite sur la gauche en entrant, se trouvait une petite cuisine, avec un débarras sur l’arrière. Puis on entrait dans la pièce principale, la salle de séjour, meublée d’un grand canapé en velours, d’un fauteuil assorti, celui de Marvin, et d’une grande table en chêne entourée de six chaises. La fenêtre donnait sur le jardin devant la maison et sur la rue. Au-dessus, il n’y avait qu’un seul étage où se trouvaient deux chambres et la salle de bains. Les jeunes filles partageaient toutes les deux la plus petite chambre. C’était leur nouveau foyer.

L’école était obligatoire jusqu’à seize ans. Charlotte avait pourtant déjà comme projet de se faire émanciper et de trouver au plus vite un travail pour quitter cette famille avec sa petite sœur et retrouver Alice. Édith réussissait mieux que Charlotte, à l’école ; elle n’avait pas sa langue dans sa poche et, même si elle ne parlait jamais de sa vie de famille, elle s’était très vite intégrée au groupe de filles de sa classe.

Charlotte restait à l’écart, enfermée dans sa bulle. Être placée par l’Assistance publique n’était pas simple pour une adolescente. À l’école, tout se savait très vite et les moqueries s’ensuivirent. La méchanceté des filles de sa classe ne facilita pas son insertion à l’école. Le soir, quand elle était à bout, elle prenait Édith dans ses bras et lui caressait les cheveux, comme le faisait leur mère, il n’y avait pas si longtemps, pour les réconforter.

Ce vendredi, au retour de l’école, elle demanda à sortir dans le jardin, afin de profiter du beau temps. C’était l’automne, les arbres encore verts étaient parsemés d’une douce fantaisie de rouge et d’orange. Quelques feuilles mortes formaient un tapis, sous les arbres, au fond du jardin, là où Charlotte et Édith s’installaient pour lire ou rêvasser. S’évader de leur quotidien.

Cette vie leur était étrange, elles ne se sentaient pas chez elles, un peu perdues au sein de cette nouvelle famille. Elles avaient été présentées à une tante, une vieille femme qui avait sans doute perdu toute sa raison depuis pas mal d’années. Tante Meredith était aussi grande que Charlotte, elle avait des cheveux tout blancs et des petites lunettes. Elle jouait tout le temps avec sa langue et son dentier, c’était une catastrophe pour la comprendre. Elle vivait dans une maison de retraite où elles allaient la visiter, le dimanche après-midi, avec Linsey, juste après être allées à l’église du quartier écouter le sermon du révérend Robert Green.

Une vie nouvelle, triste et monotone, se profilait pour les deux fillettes, séparées de leur sœur Alice. La perte de leurs parents laissait un vide énorme dans leur cœur. Le dimanche, après être restées une petite demi-heure par politesse auprès de la tante de Linsey, elles partaient explorer le parc de la maison de retraite, en toute liberté, laissant Linsey avec Meredith.

Marvin, lui, ne venait jamais. La seule fois de l’année où il la voyait, c’était pour Thanksgiving3.

Le soir venu, dans leur chambre, Charlotte et Édith parlaient du passé, de leurs souvenirs, le genre de conversation qu’il valait mieux ne pas avoir en présence de Marvin, sous peine d’être réprimandées à cause des sacrifices que le couple semblait faire pour les élever.

En réalité, ils touchaient une allocation pour chacun des enfants qu’ils accueillaient. Depuis leur arrivée, les filles n’avaient rien eu de neuf. Elles n’avaient que les vêtements qu’elles avaient emportés de chez elles et quelques objets personnels. Charlotte se doutait que cela ne devait pas être évident d’élever deux jeunes filles sans jamais avoir eu d’enfant.

Elle avait réussi à emporter un album photo qu’elle feuilletait occasionnellement, le soir, avec sa sœur. Elles étaient tellement heureuses, à cette période de leur vie. Leurs parents avaient une maison à Elyria, près de Cleveland, une maison en bois blanc, entourée d’une immense pelouse où elles jouaient, petites. C’était à côté de Cascade Park, dans Washington Avenue, un quartier vert et boisé. Leur père était banquier et leur mère infirmière à temps partiel. Elles allaient toutes les trois à l’école privée de Cleveland. Le matin, elles partaient avec leur père qui les déposait à l’école, en allant à la banque ; et leur mère venait les récupérer à la sortie des cours.

C’était avant. Maintenant, elles étaient orphelines et placées chez Linsey et Marvin Clark, dans un quartier de banlieue, et inscrites dans une école publique. La vie chez eux n’allait pas être pareille. Il fallait tenir deux ans pour que Charlotte puisse demander son émancipation ou, dans le pire des cas, quatre ans jusqu’à ses dix-huit ans, le temps que Charlotte finisse ses études et trouve un travail. Elle n’avait pas envie de s’adapter, d’accepter ces personnes comme sa nouvelle famille, de commencer à les aimer. Elle ne voulait pas qu’ils remplacent leurs parents et souffrait en silence de leur disparition.

Les jours se suivaient, sans grand changement. Charlotte s’était fait une amie, Libbie, jeune fille gothique qui restait comme elle à l’écart du groupe principal des filles populaires du Lycée. Habillée de vêtements coûteux, leur meneuse, Cassandra se comportait comme une reine. Toujours suivie de sa cour de fans, elle se pavanait dans les couloirs de l’école. Libbie les avait surnommées les petits « chiens-chiens à leur mémère » et elle les imitait ce qui amusait beaucoup Charlotte.

Cette harpie de Cassandra était à l’origine de la plupart des ragots.

Libbie avait la peau très blanche. Elle devait sûrement éviter le soleil, comme les vampires, pour garder son teint blafard, pensait Charlotte. Sa nouvelle amie avait de longs cheveux noirs, un maquillage noir intense, jusqu’au vernis à ongles et à ses vêtements usés, tout était noir ; ce qui lui donnait une allure hors du temps, à la limite du fantastique.

Charlotte pouvait se livrer à elle, partager ses pensées sur les événements qui avaient perturbé sa vie. Et Libbie lui racontait sa vie, ses malheurs, son envie de mort depuis la perte de sa mère. C’était comme une libération pour les deux jeunes filles, elles ne se sentaient plus seules.