Altération - Jean Savanes - E-Book

Altération E-Book

Jean Savanes

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Beschreibung

Un condensé, par endroits hilarant, des conflits soulevés par une société en plein déclin qui laisse émerger inculture, matérialisme, malveillance et sottise. Cet agrégat toxique de non-valeurs se propage inexorablement, du plus bas niveau jusqu’au sommet d’un État imaginaire. La spiritualité et la créativité ont-elles encore une place dans ce chaos ? Elly, journaliste et Ernest, artiste peintre, sculpteur et créateur d’une écriture mystérieuse, survivront-ils aux sombres dérives d’une dictature absurde qui trace son chemin, menant à la victoire cyclique de l’insondable ignorance humaine ?

À PROPOS DE L'AUTEUR

Jean Savanes, né en 1967, est passionné par les écrits qui naviguent entre le réel et l’imaginaire. Biochimiste, il s’évade de l’austérité et de la rigueur de son métier par l’écriture, sa nouvelle passion qui lui permet d’explorer les existences de ses personnages. Altération, est son deuxième roman.

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Seitenzahl: 331

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


 

 

Jean Savanes

 

Altération

 

Roman

 

01. Ernest se réveille

Vous avez connu certainement des jours qui commencent en suivant une routine rassurante avant de prendre une direction imprévisible. En cette matinée du mois d’avril, Ernest entamait une de ces journées-charnières, alors que le soleil avait commencé à rayonner avec une timidité printanière. Il franchit le seuil de la cuisine, ses cheveux grisonnants en bataille, les yeux cernés à la suite d’une course-poursuite épuisante après le sommeil, un tee-shirt trop large enroulé en tire-bouchon sur son torse. Le contact de ses pieds nus sur le carrelage froid de la cuisine le fit sursauter ; il changea de direction pour se diriger, dans la pénombre de sa maison, vers la porte d’entrée. Il entrouvrit la lourde porte blindée et se pencha pour ramasser un petit sac en papier déposé sur le paillasson par la voisine qui se rendait quotidiennement à la boulangerie, matin après matin, sans jamais déroger à cette habitude. De retour dans la cuisine, il appuya sur l’interrupteur et plissa les yeux quelques instants sous l’assaut aveuglant des spots luminescents. Avec des gestes lents, il se dirigea vers une armoire et s’empara d’une assiette. Sur la table ronde qui trônait au milieu de la pièce se trouvait un tas de photos et de plans qui avait presque submergé un ordinateur portable. Ernest dégagea une place pour poser l’assiette puis, d’un geste maintes fois répété, ouvrit le sac en papier contenant un pain au chocolat qu’il laissa ensuite glisser pour se poser en douceur dans l’assiette. Il prit le sachet portant quelques taches de gras, le défroissa et il tenta, sans succès, de lui redonner la forme initiale. Contrarié par cet échec, il le roula nerveusement en boule qu’il contempla longuement comme s’il s’agissait d’un animal inconnu frissonnant de crépitements cellulosiques, avant de se décider de la jeter dans la poubelle située à l’autre bout de la cuisine, près de l’évier. La boulette manqua de peu sa destination et Ernest, épuisé par cet effort matinal et par cette petite défaite, se dirigea vers la machine à café, introduisit une capsule et la mit en marche après y avoir déposé une minuscule tasse. Aussitôt le parfum subtil et familier vint envahir ses narines. Une fois le vrombissement automatique fini, il s’empara d’un geste presque empreint de religiosité, de la légère vasque pour la déposer sur une assiette. Ce qu’il détestait par-dessus tout, c’était que l’on pose une tasse directement sur la table. Une fois ce rituel accompli, il tira son ordinateur portable de son endormissement nocturne pour regarder encore les photos de son exposition-fusion qui allait faire converger sa nouvelle trouvaille, l’écriture ondulatoire, et l’archéologie imaginaire, son dada depuis bientôt dix années.

Il chaussa ses lunettes et malgré les concrétions épidermiques de son front, supposées aider la lecture, il n’arriva pas à discerner certains des détails des photos de l’exposition. Ernest lança un juron, il était fâché contre ses presque soixante ans, mais pas seulement. Il était en colère contre le mauvais sort qui l’avait assailli et amoindri cette année, à commencer par l’accident du mois de janvier. Encore convalescent, il ne pouvait pas déplacer des objets lourds et dans cette famille temporairement inaccessible entraient les deux énormes ventilateurs ; tristes et mécaniques substituts au vent, qui s’époumonaient sur commande à déverser des courants d’air sur du sable pour faire naître des minuscules dunes, messages fugaces de l’écriture ondulatoire. Ernest avait appelé au secours et allait bientôt être aidé par un factotum. Il avait bon espoir que celui-ci puisse étaler le sable puis le soumettre à des courants d’air fantaisistes. Dans sa nouvelle exposition, Ernest songeait faire émerger des pièces archéologiques recouvertes de son écriture à lui, l’ernestien 1 au milieu de ces concrétions sablonneuses. Pendant la durée de l’expo, il avait besoin d’aide pour renouveler ces objets enfouis dans le sable, dans cette gangue si minérale et pourtant si volatile.

Ernest restait optimiste ; il espérait que d’ici quelques mois, une fois que sa convalescence serait terminée, il pourrait se remettre à travailler normalement, dans la solitude, sans aucune interférence.

Il abandonna l’écran pour revenir à son petit déjeuner. Depuis son enfance, il n’avait pas changé sa manière d’attaquer le pain au chocolat. Il procédait de la même façon, en enlevant successivement les couches du feuilletage pour dégager finalement la barre de chocolat enrobée dans une feuille translucide et tendre. Il synchronisait cette ultime étape avec sa dernière gorgée de café. Une fois cet effeuillage terminé, Ernest ramassa dans l’assiette avec son index les miettes et les éclats de chocolat, vestiges de la chocolatine. Telle la langue d’un caméléon, son doigt pourchassa les moindres desquamations du pain au chocolat dans les cannelures de l’assiette. Assez rapidement, le sucre et la caféine, main dans la main, atteignirent les hémisphères agités par ces petites contrariétés matinales, leur apportant un état alternant entre euphorie et excitation.

Pour faire taire définitivement cette agitation, il passa dans le salon et s’installa dans un fauteuil, alluma la télévision et choisit la chaîne « Animaux ». Il aimait les images verdoyantes, parfois cruelles, que présentait cette chaîne si différente des autres. C’était tellement plus intéressant que les émissions de téléréalité débiles, les téléfilms addictifs, les films sanguinaires et autres nouvelles affolantes que retransmettaient les autres chaînes.

À l’écran apparaissaient les images d’une mare couverte de lentilles d’eau d’où surgissaient çà et là des cailloux sur lesquels se tenaient des grenouilles. Ernest observa avec attention l’une d’entre elles, visiblement un crapaud, qui restait silencieux, sans réagir aux coassements assourdissants de ses congénères. Il était visiblement un paria du groupe, et son exclusion, pour des motifs insondables, intéressa Ernest. L’individu observait son entourage de ses yeux exorbités, avec presque un certain étonnement, pour comprendre les messages que s’échangeaient les batraciens. Son regard lointain devenait brillant de temps en temps et, durant ces brefs instants, il donnait l’impression de saisir ces dialogues. Mais c’était une impression fugace puisque son regard redevenait rapidement terne, pour ne pas dire idiot ; si tant est que ce terme puisse être approprié pour désigner cette espèce animale ou tout autre d’ailleurs, l’idiotie pouvant être considérée comme une spécificité humaine. Soudainement, son menton se gonfla au point de laisser surgir deux ballons rosâtres qui le firent se redresser avec fierté sur son caillou. Il se mit aussitôt à coasser, balançant sa tête avec un regard pétillant tout en émettant un cri dissonant qui arrêta brièvement les échanges des autres amphibiens. Après quelques instants où ils furent pris d’une stupeur inexplicable, ils se mirent à reproduire les coassements cacophoniques du batracien érigé soudainement en chef d’orchestre. Le commentateur de l’émission soulignait avec amusement que la mare contenait une algue unicellulaire qui provoquait des hallucinations chez cette espèce de grenouilles. Ernest était étonné que le batracien précédemment exclu ait réussi à imposer aux autres un chant encore plus assourdissant et totalement incohérent. L’effet de l’emprise chimique hallucinogène sur le comportement du groupe ne faisait plus aucun doute. Sinon comment expliquer, avec une logique humaine bien entendu, l’acceptation par tous les solistes que leur mélodie batracienne se transforme en vacarme insupportable ? Mais que penser du batracien qui avait pris subitement la direction de la chorale ? Avait-il eu accès à l’algue magique ou avait-il simplement profité du déraillement de ses congénères ? Une question qui n’était pas abordée dans le reportage mais qui effleura avec l’aile chatouilleuse de l’amusement l’esprit alerte d’Ernest, sans pour autant lui fournir de réponse.

Le chat d’Ernest fit son apparition dans le salon et sauta sur ses genoux, sans doute inquiet par les moments de questionnements que son maître traversait transitoirement, état d’esprit qu’il avait perçu instinctivement. L’artiste entreprit de caresser le pelage gris du matou qui, dans le même temps, se mit à lui pétrir sa poitrine avec ses pattes. En ronronnant, il s’allongea et chercha de sa tête une place près du cou de son maître, tentant de mettre au diapason leurs pouls. Le ronronnement du chat et la superposition imaginaire du monde batracien de celui des humains, ou inversement, ragaillardit Ernest. Rassuré par cet état d’esprit, le chat quitta son maître et se dirigea vers le lit pour s’approprier la chaleur résiduelle restée dans ce territoire ; injustement occupé par l’humain qu’il tolérait avec sa féline générosité.

Ernest éteignit la télé et s’activa pour se préparer à affronter cette journée si importante, annonciatrice du vernissage du lendemain. Il voulait se rendre au plus vite à l’exposition pour voir comment, durant cette nuit, les ventilateurs installés avec l’aide des amis avaient dégagé le sable autour d’un caillou gigantesque couvert d’écrits en ernestien. L’œuvre intitulée Découverte au Gobi voulait transmettre le message de l’universalité de cette écriture. Le mégalithe était d’origine australienne, ce qui laissait entendre qu’une civilisation inconnue l’avait déplacé à des milliers de kilomètres, puis l’avait recouvert d’inscriptions afin de transmettre à la postérité des messages énigmatiques. Les ondulations du sable portaient des informations supplémentaires et insinuaient une complexité additionnelle par leurs sinuosités. C’était un autre alphabet, les écrits éphémères qui en résultaient étaient là juste pour attirer l’attention des observateurs éclairés.

Ernest aimait particulièrement la Plage normande où régnait une désolation qui saisissait le visiteur. C’était l’image d’un bunker de la Deuxième Guerre, cube en béton implanté dans du sable, qui occupait l’entièreté d’un mur. L’image se prolongeait par du vrai sable, comme un tentacule racoleur. De cette extension bien réelle, tourmentée par des plissements surprenants émergeait un deuxième cube, de taille plus modeste, recouvert d’écrits énigmatiques. Le sable et ses rides ajoutaient une dimension inouïe à ces deux intrus, l’un d’origine germanique, l’autre émanant de la civilisation ernestienne.

Le défi était gigantesque puisqu’il avait prévu pour la Découverte au Gobi de remplacer le sable par de l’eau dans une étape aquatique de son exposition. Une soufflerie d’air allait faire frémir la surface. Puis, progressivement, des serpentins logés judicieusement au fond du bassin allaient figer les frissons de cette masse d’eau en une étendue glacée sur laquelle allaient apparaître des minuscules sastrugi 2en tout point semblables à leurs grands frères d’Antarctique. Leurs messages écrits en alphabet ondulatoire attiraient l’attention sur de nouveaux objets plus petits, gravés à leur tour en ernestien ; savamment ajoutés dans l’eau avant qu’ils soient saisis dans ses plissements ils allaient former une galaxie autour du mégalithe australien.

Dans des salles adjacentes, un microscope mettait en évidence que l’invisible à l’œil nu s’écrivait aussi avec cet alphabet. Dans une autre salle, un télescope démontrait que les vagues lumineuses des lointaines galaxies étaient en réalité des messages écrits avec le même alphabet cryptique. L’Univers entier communiquait dans son écriture !

Un énorme effort technique était nécessaire pour faire vivre cette exposition.

Ce matin, il avait rendez-vous sur place avec le représentant de l’agence d’intérim et avec son homme providentiel qui allait l’aider à mener à bout cette aventure. Ernest voulait se détacher de ces contraintes matérielles pour se concentrer sur ses créations éphémères. Celles-ci étaient légion, son esprit était balayé en permanence par des visions fantasques qui le faisaient vivre. Son corps vieillissait, était vulnérable, comme il l’avait découvert avec déception, et était en décalage par rapport à la jeunesse perpétuellement aventurière de son esprit. Le décalage esprit-matière, un autre sujet pour des créations futures.

Après l’enrôlement de cette aide, dans le courant de l’après-midi suivait l’interview avec Elly Ré du journal Art vivant. Il craignait un peu cette rencontre décisive qui allait confirmer ou bien anéantir l’idée de la fusion des écritures. Sa carrière allait se jouer en ces quelques minutes de discussion. Elly était admirée et crainte par tous les artistes : un seul article favorable assurait la gloire. Une mauvaise critique en revanche et c’était la longue descente aux enfers.

Ernest bondit pour aller dans la salle de bains, il était au taquet.

02. Le Batracien entame sa journée

Le jour naissant jetait des lueurs indécises, comme des tentacules gris sur la façade terne de l’imposant HLM de cette banlieue ouvrière. Énormes paquebots des existences qui avaient accueilli les espoirs désormais éteints de cette génération qui se voulait citadine.

La lumière éclairait les fenêtres d’un appartement, faisant ressortir en ombres chinoises les arabesques surprenantes d’un grillage. Celui-ci s’étendait sur un balcon assez grand mais encombré de meubles dépareillés, de deux réfrigérateurs rouillés et de plantes protégées du froid par des sacs-poubelle.

Au balcon se tenait un homme qui contemplait les silhouettes des passants et la file de voitures, les moteurs grondants en attente au feu rouge. On distinguait bien son visage large, son double menton flasque et son teint rougeaud. Son regard était vide et seuls les mouvements presque imperceptibles de sa tête interrompaient sa contemplation muette. Par à-coups, il tirait sur une cigarette et prenait une gorgée de café d’un mug violet portant les slogans d’une campagne électorale. Il se tourna vers la porte entrouverte qui donnait sur la cuisine et cria :

– Dolf, t’as encore du café ?

Il aimait bien nommer son épouse Dolf, plutôt que le prénom vieillot Adolphine. Il trouvait son trait d’humour génial et le rapprochement avec Adolf fabuleux. Il est vrai qu’Adolphine avait une petite moustache naissante qui rappelait, sous un certain angle, le tristement célèbre dictateur. Dolf, vêtue d’une robe aux couleurs passées, ouvrit la porte-fenêtre en tenant une carafe de liquide sombre. Cette ouverture laissa passer les échos d’une émission de télé matinale qui vantait des achats d’objets inutiles et était ponctuée de clips vidéo de musiques ringardes.

– Il est froid, c’est celui d’hier soir.

– Ça ne fait rien, il me va bien, dit-il en jetant le mégot à travers les fils de fer rouillé du grillage. Qu’est-ce qu’il y a à manger ?

– T’as qu’à chercher dans le frigo sinon t’attends ce que je cuisine. Tu vas prendre ce boulot chez les bobos ?

– T’es chiante quand tu te réveilles de bonne heure… J’vais aller chez lui pour voir. L’agence dit qu’il paye bien et qu’il est pressé. J’ai vu des annonces sur sa prochaine exposition, c’est un truc de malade.

– Tu vas devenir un artiste Ton, dis ?

– Je n’arriverai jamais à plumer des gens avec des trucs à la con comme lui. « De l’écriture ondulante », il vend des photos de sable et d’autres conneries que des trouducs payent ! Un arnaqueur, pfff !

Il suivit Dolf dans la cuisine en écrasant par mégarde un cafard qui s’était aventuré imprudemment dans une traversée de la cuisine.

– Ton, regarde un peu où tu mets tes pieds, tu écrabouilles ces bestioles et la merde qui en sort va en attirer d’autres !

Pour faire écho à ses paroles, le regard de Ton descendit vers le meuble de cuisine couvert de traces de graisse pour se poser à sa jonction avec le lino craquelé, traversé de part en part par de fantastiques fissures qui ne respectaient aucunement le tracé rigoureux du faux carrelage, imprimé par le fabricant dans leur lointaine manufacture. Dans ces tranchées des antennes palpitantes d’autres congénères de la malheureuse blatte écrasée attendaient, impatientes, le moment pour se jeter sur un repas cannibalique. C’était sans compter sur les fourmis, membres à part entière de l’écosystème de la cuisine, qui avaient déjà flairé l’opportunité et se dirigeaient, organisées, en une longue file processionnaire, vers le lieu du drame.

– C’est ces salopards de voisins qui sont des crados, rien à faire, grogna Ton, de son vrai prénom Gaston, prénom tout aussi vieillot que celui de sa femme.

Cela dit, Gaston s’assit à la table en formica, sur une des chaises dépareillées qui l’entouraient et posa son mug violet. Il continuait à contempler avec fascination ce système naturel autonettoyant de la cuisine qui prenait en charge également les restes d’aliments laissés par leur chien dans sa gamelle. Soudainement, il se rappela la raison qui l’avait fait revenir de sa contemplation depuis le balcon et se dirigea vers le réfrigérateur. Il écarta des pots de crème entamés qui portaient quelques fleurs de moisi, quelques cellophanes enveloppant des contenus inconnus, pour sortir un paquet de tranches de jambon, puis se dirigea vers le garde-manger. En naviguant entre des emballages multiples, des bouteilles de toute sorte et des boîtes en carton, il finit par extraire un paquet de « Petit Prince » fourrés de chocolat à la noisette. Puis il se mit à palper des sacs en papier contenant du pain. Ses grognements indiquaient quand il n’y dénichait que du pain dur. Finalement, il finit par extraire un sac contenant du pain encore tendre. Il inspecta le contenu et le posa sur la table. La première tranche était moisie. Il interpella sa femme occupée à pétrir une pâte dans un récipient de plastique partiellement fendu :

– Dis Dolf, c’est le seul pain que t’as ?

– Hé, t’as qu’à aller t’en chercher si tu veux du frais, tu vois bien que je suis occupée !

Une fois la première tranche mise de côté, Ton se rassit et se mit à fourrer alternativement dans sa bouche le pain, le jambon et les biscuits. Le pain fini, il déposa une tranche de jambon pliée en deux sur un petit Prince. Le rectangle obtenu débordait amplement la rondeur du petit Prince et, pour des raisons mystérieuses, il ne fut pas satisfait de cette apparence. Contrarié, il déplia la tranche pour la replier aussitôt sur l’autre médiane. De nouveau, et d’une manière encore plus ostentatoire, une forme rectangulaire émergea et, avec entêtement, refusa de tenir dans le rond du biscuit. Pour des raisons obscures, ce désir de symétrie obsédait Ton. Face à cette énigme géométrique réitérée, Ton éructa, but une gorgée de café froid puis ingurgita le fruit de ses essais malgré cette contrariété.

Il saisit la télécommande et changea de chaîne pour basculer sur une autre qui se mit à déverser des commentaires syncopés en italien, synchronisés à un match de foot. Simultanément avec le déversement d’explications footballistiques, Dolf lança une critique :

– Tu ne vois pas que je regarde ? T’as qu’à aller au salon si tu veux du foot, c’est bientôt que ma série va commencer.

– Oh, ça va la râleuse, tu n’arrêtes pas de gueuler pour le moindre pet ! marmonna Ton avant de quitter les lieux.

Dolf, qui avait sans doute saisi des bribes de la riposte, se retourna furibonde pour ouvrir les hostilités mais, au même moment, le téléphone de Ton se mit à émettre une musique sud-américaine syncopée. Il décrocha et porta le téléphone à son oreille. Planté là, debout devant sa femme, il écoutait maintenant la voix qui parlait à l’autre bout du fil, émettant ponctuellement quelques grognements tandis qu’une expression d’incrédulité grignotait progressivement son large visage. Lorsqu’il raccrocha, Dolf qui avait abandonné ses velléités querelleuses, l’interrogea :

– Tu dois y aller ?

– Ben oui, qu’est-ce que tu crois ? Tu vois, l’artiste m’attend !

Ton fit un détour par le réfrigérateur et sortit un pot de pâté entamé. Il se rassit, délaissa le couteau qui était sur la table et chercha dans ses poches son Opinel. Il le déploya et prit avec la lame brillante une tranche généreuse de pâté. Il l’avala, lécha avec précaution la lame affutée du couteau, puis il le replia pour le remettre dans sa poche. Pour énerver un peu plus Dolf qui avait toujours les mains dans la pâte, il éteignit la télé avant de quitter la cuisine, puis il tendit l’oreille pour entendre les jurons de son âme sœur. Dans le séjour, une puanteur atroce assaillit ses narines ; son caniche avait fait ses besoins près de la porte du balcon qui donnait sur la minuscule cour intérieure de l’immeuble. Il n’avait pas spécialement envie de nettoyer, il laissa cela à Dolf et il prit le chien dans ses bras. Celui-ci, reconnaissant pour l’attention accordée, lança une langue rose à la rencontre des lèvres de Ton sans doute excité par l’odeur de pâté que celui-ci exhalait.

– Mais oui, je t’aime aussi Doudou, on va faire une balade ce soir, je ne vais pas t’oublier.

Il interpréta l’agitation du chien comme un consentement, puis s’assit dans le canapé défoncé, couvert d’un tissu bariolé, pour suivre la fin du match de foot. Celui-ci s’avéra assez ennuyeux. L’effet du petit déjeuner ingurgité à la va-vite se fit entendre et il chavira dans le sommeil, le chien lové contre lui.

Les ronflements de Ton furent interrompus par les intonations joyeuses au rythme de samba du téléphone, confirmation de ses préférences musicales sud-américaines. Il se secoua et essuya de sa main le filet de bave rendu granuleux par les miettes de petit Prince et de pâté. Doudou lécha prestement la main de son maître et se mit à aboyer pour appuyer d’une manière critique cette intrusion sonore qui avait mis fin à leur sieste. Il réalisa que c’était bientôt l’heure de son rendez-vous artistique. Il entrouvrit la porte de la cuisine et interpella sa moitié plongée dans les préparations culinaires.

– Dolf, pour ce soir tu refais du cou de porc au grill ?

– Ton, tu te tires sans avoir branché le grill, sans amener Doudou dehors !

« Ferme ton clapet la grognasse ! » marmonna-t-il avant de continuer plus fort :

– Je reprends les tranches qui restent de l’autre jour pour casser la croûte !

Ton ouvrit le réfrigérateur et s’empara d’un bocal de mayonnaise et d’une assiette en carton contenant trois tranches de cou de porc et une saucisse sous une feuille tendue de film alimentaire. Il la fourra dans un sac, ajouta des œufs cuits durs, une bouteille en plastique remplie à moitié avec de la gnôle. Accompagné par ce sérieux casse-croûte il partit en claquant la porte pour se lancer d’un pas alerte vers l’arrêt de tram.

03. Elly vire Mattéo

Elly crut ne pas comprendre ce que venait de dire Mattéo, son partenaire de travail au journal et occasionnellement dans la vie. Ils avaient passé la nuit ensemble, mais cela faisait longtemps qu’il l’irritait au point que cette goutte de méchanceté et de bêtise la fit s’étrangler de rage. Elle en avait assez des fantasmes de Mattéo, comme celui de la voir nue, seulement avec des bottes. Elle avait accepté une fois, et ce jeu déplaisant continuait par inertie.

– Tu peux répéter ? Je crois que je n’ai pas bien entendu…

– Ben oui, je disais que je ne suis pas surpris que t’arrives à racoler de gros poissons pour tes articles. Moi je me contente du menu fretin. Toi, tu pêches les baleines. Séductrice, va ! Je ne sais pas ce que t’as pu faire à cet ermite d’Ernest Kantor pour qu’il t’accorde une interview et de plus t’invite à son vernissage…

– Tu veux dire que j’ai couché avec lui ? Peut-être que j’ai mis des bottes en cuir pour le faire bander ?

– Non, non ma princesse, ne t’emballe pas ! Là on mange tranquillos, on prend le p’tit déj avec un bon expresso, on a passé une nuit de folie. On remet ça ce soir, n’est-ce pas ? Je vais te faire monter aux rideaux.

En entendant le mot princesse, son sang ne fit qu’un tour. Princesse, trésor, beauté, les mots typiques du dragueur italien de bas étage ! Ses origines rattrapaient Mattéo par les côtés les plus déplaisants.

Elly décida instantanément de virer Mattéo. Irrémédiablement.

– Non, tu ne reviens plus ! Tu dégages tout de suite !

Mattéo, sous le regard que lui jetait Elly, s’était empressé de se lever de la chaise haute de la salle à manger pour ramasser ses vêtements et se diriger silencieusement vers la salle de bain. Quelques instants plus tard, il ressortit, un sourire niais aux lèvres, tentant d’amadouer Elly.

– Ma chérie, tu as un grand talent, plus grand que le mien. C’est pour cela que Kantor t’a invitée. Ne m’en veux pas ! Tu sais bien que je t’aime…

– Tu parlais de me faire monter aux rideaux, maintenant tu parles d’amour. En ajoutant un peu d’accent italien. Trop c’est trop ! Dehors !

Mattéo se raidit, la colère déforma ses traits et il se dirigea vers la porte de l’appartement qu’il referma bruyamment non sans ajouter :

– Tu vas entendre parler de moi, salope !

Le claquement de la porte fut si fort que la tête blonde de la fille d’Elly apparut à la porte de sa chambre.

– Maman, tu es fâchée ? C’est à cause de monsieur Mattéo ?

– Recouche-toi, il n’est même pas sept heures. Ce n’est rien, il est parti. À jamais !

La tête de sa fille disparut. Le silence s’installa. On n’entendait que le tic-tac de la pendule. Elly se rassit à table et continua à siroter son expresso. Cette explosion de colère et le bruit obstiné des secondes qui s’écoulaient l’avaient apaisée. Elle alluma son téléphone pour contempler, incrédule, l’invitation qu’Ernest Kantor lui avait envoyée. Quelques instants après l’avoir lue, son regard se porta sur la table basse du salon où traînaient quelques objets glanés lors de voyages ou d’expositions et qui avaient échoué là en raison du manque d’espace sur les rayonnages de la bibliothèque, chassés par les livres ou albums. Parmi eux, un obélisque miniature en pierre, gravé d’un court message en ernestien. Elle se souvint du prix fou qu’elle avait dépensé alors qu’elle était encore étudiante, lorsqu’elle avait visité une exposition de Kantor.

Surprenant personnage, un peu casse-cou ! Il savait pourtant que ses critiques pouvaient le faire rayonner ou bien le faire plonger dans les abîmes de l’anonymat artistique. Sa tasse de café à la main, elle se dirigea vers le divan où, en s’asseyant, elle trouva les bottes en cuir noir à talons qu’elle avait chaussées la veille. Sans aucune trace de haine, elle les plia soigneusement et les mit dans la poubelle. Sur le chemin du retour vers son divan, Elly saisit dans sa bibliothèque deux albums de Kantor. L’un s’intitulait De l’ernestien dans l’archéologie imaginaire et l’autre L’écriture ondulatoire, état d’aveuglement ! Elle aimait le second titre, il était comme un appel ; c’était son album le plus récent, sorti à la fin de l’année passée. Elle voulait s’imprégner de ses œuvres, flairer le rapprochement que Kantor avait pu trouver entre ces directions créatrices tellement différentes. Revoir ce cheminement artistique était une bonne préparation à l’interview.

En parcourant l’album qui marquait la naissance de l’ernestien, Elly se rappela le bruit qu’avaient fait les créations de Kantor lorsqu’elle avait fini ses études de journalisme. Kantor s’était inventé une écriture à lui, avec un alphabet composé des caractères irréguliers. Personne, à ce jour, n’était arrivé à percer le mystère des textes écrits dans cet alphabet nouveau, pour peu qu’ils contiennent un message authentique. Le plus incroyable c’était qu’il avait décidé de graver de son écriture des objets qu’il enfouissait sur les sites archéologiques. Bien entendu, avec la bénédiction des chefs de chantier. C’était le commencement de l’archéologie imaginaire. Ces intrus étaient irrémédiablement redécouverts et, anoblis par leur séjour dans la glaise, ils devenaient une partie de cette histoire imaginaire. Un puzzle sans fin, puisque des objets avaient émergé partout dans le monde. Des moulins de prière tibétains ou des bols avec des mantras écrits en pāli et en ernestien.

Des dessins d’aborigènes d’Australie démontraient que ceux-ci connaissaient également son écriture depuis le dreamtime 3. Sans compter des plaquettes sumériennes écrites dans le même langage. Une des œuvres, copie de la Stèle de Rosette était recouverte d’un texte gravé avec des hiéroglyphes égyptiens et également en ernestien.

Toutes ces œuvres s’étaient vendues à des prix exorbitants à l’époque, et c’est ainsi que fut établie la renommée de Kantor. Il avait continué par la suite d’estampiller du papier, du cuir, du métal et autres supports mais le succès s’était quelque peu émoussé. Il s’était ensuivi une certaine traversée du désert sans que l’on en connaisse vraiment la raison. Le personnage refusait obstinément les interviews, se montrait rarement et vivait en solitaire. Elly découvrit sur Internet des informations sur son malaise cardiaque suivi d’un accident de voiture, survenus en début d’année. Elle ne connaissait rien de plus sur lui que ce qu’elle avait pu lire dans la brève bibliographie identique dans les deux albums. Il était né en Roumanie et il approchait la soixantaine. Il avait d’abord suivi des études scientifiques et commencé une carrière prometteuse avant de se diriger tardivement vers l’art ; ce qui lui avait finalement, de manière inattendue, assuré une certaine renommée dans le milieu. Et cela en presque quinze années seulement ; une performance, un parcours hors du commun.

Un renouveau dans son art était apparu avec l’écriture ondulatoire juste avant ce problème de santé. Avec ces écrits en ondulatoire, qui renforçaient ceux en ernestien, l’artiste déduisait que l’humanité tout entière était incapable de comprendre les messages qui l’entouraient. Des écrits venus des tréfonds de l’Univers se manifestaient uniquement aux yeux et aux esprits avertis et vigilants. Au commencement, il y avait eu le « Wow ! » 4, ce signal de 1977 qui avait été qualifié d’extraterrestre. À partir de la carte thermique de ce signal, il avait relié différents points pour en établir un alphabet. L’ondulatoire était né.

Des images magnifiques, porteuses de messages mystérieux s’étalaient dans son dernier album. Des clichés microscopiques de tissus biologiques mettaient en évidence des sinuosités similaires à celles des étendues glacées d’Antarctique parcourues par des veines sombres. Une photo montrait une multitude de vaguelettes de sable dans la mer éclairée par une lumière bleutée. La touche de vivant était apportée par les ombres des poissons. Des dunes enchevêtrées dans un message ondulatoire saisies dans un lointain désert étaient mises en valeur par un ciel sanguinolent d’un coucher du soleil. Une imagination sans limites ! De temps en temps, pour des photos plus récentes, des apparitions inattendues se manifestaient : ici un chat noir, ailleurs une rose au milieu d’un sable qu’on devinait brûlant, ou bien une goutte d’eau.

Elle crut deviner la raison de la rencontre entre ces deux écritures, cela devenait intéressant. Il aspirait à établir une jonction entre deux univers injustement séparés, en faisant cohabiter les deux écritures. Ou bien était-ce une prémonition ? L’anticipation de la rupture qui allait survenir dans sa vie, la scission entre sa vie passée et sa nouvelle vie et l’affirmation d’une volonté que rien au monde ne pourrait arrêter ?

L’affiche de son exposition lui permettait d’étayer quelque peu son intuition. La proue d’un bateau, couverte de mots écrits en ernestien, fendait une mer de sable qui ondulait en laissant apparaître des bouts de messages. On distinguait le nom du navire, Destiny, et les convulsions de l’étendue sablonneuse étaient parcourues par des lignes en ernestien. Cela se rapprochait plus de l’art brut ; une telle minutie et une telle complexité frisaient la folie. Un drôle de personnage, inspirant qui méritait un article dans son journal. Toutefois, la chute de l’article, celle qui scelle le sort de l’artiste restait dépendante de l’interview.

Bercée par les images et son voyage imaginaire facilité par ces œuvres, Elly ne se rendit pas compte que son café avait depuis longtemps refroidi. Elle se leva et jeta ce qu’il en restait dans l’évier. Elle détestait le café froid. Elle avait découvert le café en travaillant pendant ses études dans la boutique d’un vieil Arménien. Celui-ci lui avait enseigné comment boire le café. Qu’il soit fait comme en Grèce ou bien à l’italienne, il fallait toujours le boire brûlant. L’amertume, quelque peu adoucie par du sucre, retardait la brûlure du liquide âpre qui devait fouetter les papilles. Toujours à déguster en des moments apaisés, dans un endroit agréable, avait-elle appris, idéalement avec des amis, en famille, en discutant de quelque chose de plaisant.

Pas du café alimentaire qu’on boit dans un train, ou au petit déjeuner ou pire encore, dans un gobelet en carton d’un quart de litre mais plutôt du café rituel. Avec un carré de chocolat, noir, très noir. Comme certaines des idées qui l’assaillaient parfois.

Elle se secoua et se mit en marche pour la traversée de cette longue journée. Une fois sa fille déposée à l’école, Elly voulait s’atteler à la rédaction d’un plan détaillé de son article et, si possible, d’un brouillon avant de se rendre à l’exposition de Kantor afin de l’interviewer et de prendre des clichés pour son article avec l’aide du photographe du journal. Selon la routine établie depuis leur divorce, sa fille serait chez son père la semaine suivante. L’idée de croiser Mattéo dans les bureaux de la rédaction lui donna la nausée, mais elle relégua avec humour assez vite cette vision dans une sorte de flatulence du passé.

04. Ernest rencontre Ton

Ernest n’avait pas vu les minutes filer. Ce jour avant le vernissage, il avait couru dans toutes les pièces de l’exposition en regardant ses œuvres comme s’il les voyait pour la première fois. Rien n’échappa à son attention : la lumière, la résonance de la pièce, les angles de vue, les explications. Le rocher rouge australien, penchait telle la tour de Pise, sortait des dunes ondulées de sable blanc immaculé. Depuis la passerelle, on distinguait sur les dunes de sable les signaux énigmatiques en ernestien, ces caractères qu’il avait délicatement imprimés sur les ondulations sableuses. Puis les ventilateurs avaient gommé les petites imperfections qui restaient en donnant à l’ensemble une cohérence indiscutable. Avant le vernissage, il ne restait qu’à ramener ces ventilateurs dans la réserve et recevoir le traiteur.

C’est à ce moment que la porte d’entrée émit un couinement et laissa entrer deux personnages. Ernest s’approcha d’eux. L’agent du bureau d’intérim, élégamment habillé, était accompagné d’un personnage à la carrure plutôt large qui lui tournait le dos. L’agent secoua vigoureusement la main d’Ernest.

– Monsieur Kantor, bonjour. Nous vous remercions de nous avoir fait confiance. Je vous présente notre recrue qui correspond en tout point à vos souhaits. Monsieur Gaston Truchot.

Gaston se tourna soudainement, fixa Ernest tout en lui tendant une paluche flasque et humide.

Ernest trouva ce contact épidermique des plus déplaisants. Le visage du personnage ne lui était pas inconnu. Il le contempla avec attention : le double menton rougeaud agité par des spasmes, lesquelles présageaient un gonflement immédiat, lui rappela le batracien aperçu tôt dans la matinée sur la chaîne animalière. Sa tête se balançait lentement avec le même rythme cryptique que celui du crapaud vedette. Et ses yeux bleus lançaient des scintillements en tout point semblables, avec un sens qui lui échappait. Il ne manquait que le coassement pour que la similitude fût parfaite. Toutefois, même incomplète, cette image amplifia l’humeur bienveillante et joyeuse d’Ernest.

Ton saisit ce changement d’attitude et entonna en appuyant longuement sur chaque syllabe :

– Cette exposition est ex-tra-or-di-nai-re !

Aucun doute pour l’artiste : tel le crapaud de la mare, son interlocuteur était capable de se lancer dans des défis linguistiques dissonants, dignes d’un club de vacances débilitant. Ernest était assailli d’un intérêt grandissant, il se sentait soudainement l’âme d’un chercheur d’antan, d’un ethnologue ou d’un zoologiste à la découverte d’une jonction inattendue entre deux espèces, entre l’humain et l’amphibien.

– Je… je vous remercie monsieur…

– Gaston vous pouvez m’appeler Gaston ou encore mieux Tony c’est plus simple n’est-ce pas ? Ou encore mieux Ton, c’est de bon ton ! lâcha-t-il en éclatant de rire.

– Oui, sans doute, bégaya Ernest surpris par l’enthousiasme béat de son interlocuteur.

L’agent mentionna qu’il recevrait les factures à la fin du mois, puis se retira subrepticement en affichant un sourire de circonstance. Se retrouvant seul avec Ton, Ernest se mit en mouvement vers le caillou australien en entraînant son nouvel employé dans son sillage.

– Voyez-vous les deux ventilateurs ici ? Je vais avoir besoin que vous les mettiez dans la réserve, je vais vous montrer où elle se trouve. Suivez-moi ! lui lança Ernest en traînant son pied encore souffrant vers la porte de la réserve.

Ton s’exclama :

– Alors là, chef, vous avez de tout ! dit-il en contemplant les caisses de boissons pour le vernissage. On ne va pas mourir de soif, n’est-ce pas ?

Il éclata de rire pour accompagner la surprise de sa découverte. La joie n’atteignit pas Ernest.

– Les tables là-bas, il faudra les sortir et les disposer à l’entrée avant de rentrer les ventilos, puis déposer sur chaque table les pots de fleurs du fleuriste. Ensuite, disposer cinq à sept albums près de chaque pot de fleurs. Les cartons contre le mur contiennent les albums. Ce qui est très important c’est d’insérer dans chaque album une feuille. Elles se trouvent dans les enveloppes à soufflet qui se trouvent sur les cartons avec le champagne. Pour la disposition des tables, voici le plan laissé par le traiteur. Vous savez…

– C’est clair, dis-moi Ernesto, on sera camarades de ce chantier paranoïaque 5, n’est-ce pas ?

– Ernesto ?

– Ça fait plus italien et c’est plus chic pour les artistes. Les Italiens sont de grands créateurs n’est-ce pas ? Comme de la Vinci !

– Da Vinci… Je ne lui arrive pas à la cheville et puis…

– Non, non, non, encore non ! Il ne faut pas être modeste, le coupa Ton. Le monde est plein de fanfarons, il faut leur faire mordre la poussière.

Ernest fut déstabilisé par ce tutoiement soudain et par les propos de son interlocuteur qu’il ne pouvait pas encore interpréter. Décidément, il y avait matière à étudier. Il était bousculé par les aises que le Batracien prenait malgré ses efforts pour garder une distance toute professionnelle. Il s’accommoda néanmoins à la situation, en se disant qu’il allait explorer des méandres inattendus de l’esprit humain et que ce serait une expérience assez courte qui durerait à peine un peu plus que le temps de l’exposition.

– Ton, pour le moment il y a assez peu de travail. Cela va changer. Je suis en convalescence, je ne peux pas faire grand-chose pour le moment, mais je vais t’écrire ce qu’il faut faire et tu suivras scrupuleusement mes notes.

– C’est pour vous aider que je suis là, je me mets au travail tout de suite ! Je veux savoir si je peux casser la croûte ici ?

– Bien entendu. En ce qui me concerne je sors pour m’acheter quelque chose. La cuisine est la porte proche de la réserve. Et les toilettes se trouvent au fond du couloir, près de l’issue de secours.

En disant cela, Ernest abandonna Ton pour se diriger vers la porte de sortie. Il prit le chemin du Kyoto Sushi, un restaurant qui grouillait d’étudiants à cette heure. Une longue attente s’ensuivit avant qu’il ressorte avec un plateau de sushis et de nigiris.

En revenant dans les locaux de l’exposition, Ernest perçut une légère odeur de cigarette, sans en être absolument certain, ses narines étant dans le même temps assaillies par d’autres odeurs qu’exhalaient des plats que Ton avait disposés sur une des tables placées conformément au plan. Le parfum des fleurs s’était effacé face aux effluves de ranci mélangés à celles d’œuf et d’ail. Des feuilles de papier tachées de gras laissaient apparaître des tranches luisantes alors qu’une pâle colline de mayonnaise était posée sur un bout de cellophane. Ton était assis sur une chaise haute et mastiquait avec assiduité, les joues gonflées. Son teint était devenu rougeaud, au point qu’Ernest se demanda s’il avait bu pendant son absence ou si c’était l’expression de la joie indicible puisée dans le goût des mets ingurgités bruyamment. Ton était concentré sur les victuailles déballées, les scrutant à travers les verres de lunettes qu’il avait chaussées et qui laissaient entrevoir un montant bricolé avec du fil de fer. Ernest fut quelque peu agacé de le retrouver assis là, surtout irrité par l’odeur qu’il craignait de voir persister sans doute longtemps après le repas.

– Tu n’as pas trouvé la cuisine ?

– Non Ernesto, pas eu le temps ! Quand je bosse, je bosse ! Le gardien est passé ! Il ne bosse pas trop celui-là !

– C’est bon… répondit Ernest en se posant à la table proche du Batracien. Je ne savais pas qu’il était autorisé de fumer pendant son service.

– Ces gardiens déçoivent Ernesto ! Si tu savais comme ils peuvent décevoir !

L’appétit d’Ernest avait diminué à la vue du menu de Ton et surtout en raison du mélange des odeurs. Ses hésitations à attaquer les sushis ne passèrent pas inaperçues auprès de Ton qui lui demanda :

– Allez, goûte un peu cette « gnôlocilline » ! Tu connais ? interrogea-t-il, sa bouche laissant entrevoir le résultat d’une mastication incomplète. Tu devines de quoi vient « gnôlocilline » ?

– Euh, pas vraiment, se résigna Ernest tout en ouvrant le plateau de sushis.

Il goûta dans le petit gobelet posé devant lui une gorgée de ce tord-boyaux qui descendit dans son estomac telle une fusée.

– C’est un producteur d’alcool connu ?

– Connu bien entendu ! C’est moi ! se glorifia le Batracien. « Gnôlocilline », c’est l’effet qu’elle fait cette gnôle, un désinfectant puissant, un antibiotique quoi !

Le Batracien éclata de rire, des