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Amok ou le Fou de Malaisie est une longue nouvelle de l'écrivain autrichien Stefan Zweig publiée en 1922. Le narrateur fait la rencontre sur un bateau d'un ancien médecin allemand parti pratiquer en Indonésie. Ce dernier est sous l'effet d'une vive et soudaine obsession pour une femme, sentiment qu'il met en parallèle avec l'amok. Suivi des nouvelles Lettre d’une inconnue et La ruelle au clair de lune.
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Veröffentlichungsjahr: 2023
Préface à la première édition française
Amok ou Le Fou de Malaisie |4 |
Lettre d’une inconnue.
La ruelle au clair de lune
Notes
STEFAN ZWEIG
AMOK OU LE FOU DE MALAISIE
SUIVI DE
LETTRE D’UNE INCONNUE LA RUELLE AU CLAIR DE LUNE
NOUVELLES
Traduit de l’allemand par Olivier Bournac et Alzir Hella
1933
Raanan Éditeur
Livre 1202| édition 1
raananediteur.com
L’effort est remarquable en France, depuis la fin de la guerre, pour connaître l’art étranger. Après le blocus de la pensée nationale et son régime de restrictions, la faim s’est réveillée plus vive, et, les frontières rouvertes, elle a accepté de toutes mains, les aliments. Cette jeune vie vorace, qui renaît, est un heureux symptôme, qui rappelle l’ardente curiosité européenne de la génération française d’il y a un siècle, celle de 1820 à 1880, qui se réunissait autour du Globe et désignait Ampère pour saluer Goethe à Weimar. Il faut s’en féliciter, mais il faut se hâter d’en jouir et savoir mettre le moment à profit. Le moment est bref. Il est de règle qu’après s’être dispersé au-dehors l’esprit se concentre de nouveau en sa maison fermée. Tâchons qu’il ait, avant, fait provision des meilleurs fruits de la pensée du monde !
Or c’est là qu’est le danger. L’esprit ne sait pas toujours choisir. La pensée étrangère a un cuisant désir, malgré les critiques qu’elle en fait, des suffrages de la France. Le jugement de Paris est revêtu d’un traditionnel pouvoir de consécration. Aussi, à peine les portes entrebâillées par la paix, se sont rués en France, avec quelques vrais artistes, quantité de commis voyageurs de l’art étranger. Il en est résulté de fâcheuses méprises. Les plus prompts et les plus bruyants ont accaparé les premières places ; et l’on a pu craindre qu’ils ne gardassent toute la table. Certains des artistes les plus probes et les plus recueillis, ayant le dégoût de ces exhibitions de salons et de banquets, sont restés à l’écart et, s’oubliant eux-mêmes, ont été oubliés. Le plus paradoxal était que, tandis que Paris faisait fête à tels écrivains allemands qui avaient participé à tous les égarements de la fureur nationaliste contre la France, les vrais amis de la France, ceux qui avaient été pendant la guerre les fidèles gardiens de l’esprit européen, ont été – à une ou deux exceptions près – systématiquement laissés de côté.
Ainsi, l’un des plus purs artistes d’Allemagne, un poète et un nouvelliste de la lignée des Goethe et des Gottfried Keller, Hermann Hesse, n’a commencé que d’hier à se faire place en France. Trop éternel en la sérénité de sa forme et de sa pensée pour n’être pas dédaigné par les modes du jour ; et trop dédaigneux d’elles pour ne point se passer de leurs suffrages grossiers, dans son ascétique et noble retraite de Montagnola.
Ainsi, également, il a fallu attendre sept ans après la paix pour que paraisse en librairie française, grâce au goût éclairé des directeurs de la maison Stock, la première œuvre du grand écrivain autrichien, qui représente, dans les lettres allemandes, avec le plus d’éclat et une fidélité constante, l’esprit européen, les plus hautes traditions d’art et d’intelligence de la vieille Allemagne, celle dont la basilique est la sainte Weimar.
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C’est pour moi un devoir fraternel de présenter au public français Stefan Zweig. À vrai dire, je l’ai déjà fait, dans mon livre de guerre – de paix pendant la guerre – Les Précurseurs, à propos de son beau drame, Jeremias, symbole de l’éternelle tragédie de l’humanité crucifiant les prophètes qui veulent la sauver : Vox clamantis in deserto.
Et il importe que la France n’oublie point tout ce que Stefan Zweig a été pour elle, pour son art : le parfait traducteur et critique, qui répandit en Allemagne les poèmes de Baudelaire, Rimbaud, Samain, Marceline Desbordes-Valmore, l’œuvre entière de Verhaeren, qui lui doit son rayonnement dans toute l’Europe centrale – le compagnon, pendant la guerre, de l’auteur de Jean-Christophe et de Clerambault – celui en qui s’est incarnée, aux jours les plus sombres de la tourmente européenne, quand tout semblait détruit, la foi inaltérable en la communauté intellectuelle de l’Europe, la grande Amitié de l’Esprit, qui ne connaît pas de frontières.
Mais Stefan Zweig n’est pas de ces écrivains qui n’ont été soulevés au-dessus du niveau que par les flots de la guerre et par l’effort désespéré pour réagir contre elle. Il est l’artiste-né, chez qui l’activité créatrice est indépendante de la guerre et de la paix et de toutes les conditions extérieures, celui qui existe pour créer : le poète, au sens goethéen. Celui pour qui la vie est la substance de l’art ; et l’art est le regard qui plonge au cœur de la vie. Il ne dépend de rien, et rien ne lui est étranger : aucune forme de l’art, aucune forme de la vie.
Poète, et déjà illustre dès l’adolescence, essayiste, critique, dramaturge, romancier, il a touché toutes les cordes, en maître.
Le trait le plus frappant de sa personnalité d’artiste est la passion de connaître, la curiosité sans relâche et jamais apaisée, ce démon de voir et de savoir et de vivre toutes les vies, qui a fait de lui un Fliegender Holländer, un pèlerin, passionné et toujours en voyage, parcourant tous les champs de la civilisation, observant et notant, écrivant ses œuvres les plus intimes dans des hôtels de passage, dévorant tous les livres et de tous les pays, raflant les autographes, dont il a rassemblé, en sa belle demeure sur la colline abrupte qui domine la ville de Mozart, une collection magnifique, dans sa fièvre de découvrir le secret des grands hommes, des grandes passions, des grandes créations, ce qu’ils taisent au public, ce qu’ils n’ont pas avoué – l’amoureux indiscret et pieux du génie, qui force son mystère, mais afin de mieux l’aimer –, le poète armé de la clef redoutable du Dr Freud, dont il fut l’admirateur et l’ami de la première heure, à qui il a dédié son plus grand livre de critique : Le Combat avec le Démon –, le chasseur d’âmes. Mais celles qu’il prend, il les prend vivantes, il ne les tue point. À pas feutrés, il erre à l’orée des bois : et, tout en feuilletant un beau livre, il écoute, il guette, le cœur battant, les bruits d’ailes, les branches froissées, le gibier qui rentre au nid et au terrier ; et sa vie est mêlée à celle de la forêt...
On a dit que la sympathie est la clef de la connaissance. Cela est vrai pour Zweig. Et vrai, aussi, le contraire : que la connaissance est la clef de la sympathie. Il aime par l’intelligence. Il comprend par le cœur. Et les deux mêlés ensemble font que chez lui, comme chez le personnage d’une des nouvelles qu’on va lire, l’ardente curiosité psychologique a tous les caractères de la « passion charnelle ».
Il en est affamé, dirait-on, comme des heures de fusion, où se résout la dualité, qui l’inquiète en lui, du Blut et du Geist|1|, de l’instinct vital et de l’esprit.
On peut avancer, sans trop de risques de se tromper, que cette préoccupation sourde, ce besoin à la fois voluptueux et angoissé est le motif central, la raison essentielle du choix qui préside au groupement de ses livres les plus importants d’essais ou de nouvelles, en particulier de celui que j’introduis ici.
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Au sujet d’Amok, je crois devoir faire une remarque préliminaire. L’excellente traduction de MM. Alzir Hella et Olivier Bournac, qui présente au public français ce volume de nouvelles, n’a point conservé la composition et l’ordre établis par l’auteur dans son livre original. Sur cinq nouvelles appartenant à l’Amok allemand, deux seulement ont été maintenues : Amok et Lettre d’une inconnue. On y a joint une nouvelle : Les Yeux du Frère éternel, appartenant à un ordre d’art et de pensée différent|2|. On a cru devoir ainsi, sans doute, répondre au besoin de variété, chez le lecteur français. Mais je le regrette, comme artiste.
La caractéristique principale de Stefan Zweig en art est précisément dans l’importance qu’il attache à la composition non seulement d’une nouvelle ou d’un essai, mais d’un recueil d’essais, d’un groupe de nouvelles. Chaque livre est une harmonie, calculée et réalisée avec un art précis et raffiné. Rien de plus exceptionnel, à notre époque d’incohérence naturelle ou voulue, d’impromptus et d’impressions heurtées. Ce haut et fin sens musical, que ne remarque pas assez l’oreille tumultueuse du temps, est ce qui m’attache le plus à l’œuvre de Zweig. Et je tiens à le mettre en lumière.
Chacun de ses volumes est comme une symphonie, dans une tonalité choisie et en plusieurs morceaux. Son œuvre se divise en séries : chacune est comme un polyptique, dont chaque livre est un volet, qui se relie au panneau central.
En critique, ses deux volumes essentiels sont, jusqu’à présent : Drei Meister (Trois Maîtres), 1920, et Der Kampf mit dem Dämon (Le Combat avec le Démon), 1925. Ils font partie tous deux d’une Typologie des Geistes, d’une classification des familles de l’esprit. Le premier est la psychologie du Romancier (Balzac, Dickens, Dostoïevsky), du romancier de race, de « celui qui crée son Cosmos entier, son univers propre avec ses espèces et ses lois propres de gravitation... » – Le second (Hölderlin, Kleist, Nietzsche) est le Dreiklang, l’accord wagnérien de trois esprits créateurs en lutte avec l’Inquiétude éternelle. Pour mieux le faire ressortir, Zweig, dans son Introduction, y oppose l’accord parfait classique de Goethe, pour qui le « Combat avec le Démon » a été le problème décisif de toute l’existence et qui l’a résolu par la victoire absolue, implacable, sans rémission. Mais Zweig se garde de nier, au nom de l’un des accords, la légitimité de l’autre et la splendeur de ses harmonies. L’un fait mieux valoir l’autre. Tout est juste, tout est sain, qui est beau. Et la grande symphonie est faite de l’harmonie de tous les accords, savamment distribués.
Le cycle des nouvelles comprend, à ce jour, trois beaux groupes, dont chacun est bâti sur un thème principal ; et chacun est précédé, comme d’un prélude, d’un sonnet mélodieux, qui en dégage l’essence.
Le premier : Erstes Erlebnis (Première Épreuve de vie). « Quatre Histoires du pays des enfants » (Vier Geschichten aus Kinderland) (1911) – dédié à Ellen Key – à la mélancolie douce et l’attente angoissée de l’aube matinale...
O süsse Angst der ersten Dämmerungen...
Le second : Amok (1922), dédié à Frans Masereel, l’artiste, l’ami fraternel, est l’enfer de la passion (Unterwelt der Leidenschaften), au fond duquel se tord, brûlé, mais éclairé par les flammes de l’abîme, l’être essentiel, la vie cachée :
« Brûle donc ! Seulement si tu brûles, tu connaîtras dans ton gouffre le monde. La vie ne commence qu’au seuil où le mystère est en acte... »
(Erst wo Geheimnis wirkt, beginnt das Leben...)
Le troisième : Verwirrung der Gefühle (La Confusion des sentiments) (1927), va plus profond encore [... in das dornendichte]
Gestrüpp des Herzens, Wirrnis des Gefülhls...
dans les âmes détruites par le choc, soit momentanément, soit définitivement, et qui livrent leur secret, en succombant. J’avoue mes préférences pour ce livre. Il est, à mon sens, le plus puissant que Zweig ait écrit avec le Kampf mit dem Dämon. Le plus tragique. Le plus humain. Non pas son dernier mot. Car je connais les ressources inépuisables de cet esprit, qui toujours renouvelle son trésor d’expériences, ses provisions de vie, – et toujours en éveil, sans repos exerçant son activité créatrice, n’est jamais satisfait, sait jouir, certes, du succès, et non sans épicurisme, mais sans illusions, n’en est jamais la proie, se juge avec rigueur, voit plus loin, voit plus haut... Remettons-nous-en à lui, de son incessante montée et des plus grandes œuvres que nous ménage son avenir ; mais admirons le présent ! De l’œuvre déjà réalisée, je mets hors de pair, dans le troisième livre de nouvelles, les Vingt-Quatre Heures de la vie d’une femme, et la Destruction d’un cœur. Elles comptent parmi les plus lucides tragédies de la vie moderne, de l’éternelle humanité. La nouvelle Amok y appartient aussi, avec son odeur de fièvre, de sang, de passion et de délire malais.
Je ne veux pas analyser les nouvelles qu’on va lire. Je n’aime pas à me substituer au public. Quand j’étais jeune, j’enrageais contre le conférencier, à la Sarcey, dont le ventre et la faconde encombraient, selon la mode du jour, l’entrée des plus belles pièces classiques. Je lui criais, dans mon cœur : « Ôte-toi de mon soleil !... » Il faut être philistin, pour trouver un plaisir dans tous ces commentaires autour des œuvres d’art. L’œuvre est là. Humez-la ! lampez-la ! Que le public en reçoive, toute pure, l’impression directe ! C’est un crime contre l’art, de la fausser, d’avance...
Donc, je m’en tiens ici à faire connaître non l’œuvre, mais l’atmosphère de l’esprit qui l’a créée, à en faire entrevoir la généreuse ardeur, la passion nomade qui parcourt l’âme humaine, de la base à la cime, dans ses forêts, dans ses replis, dans ses cavernes et sur ses hauts plateaux, qui veut la pénétrer toute. Et qui l’aime, dans toutes ses manifestations. Rien n’est exclu de son avide sympathie. Mais elle va de préférence au plus de vie, au flot de feu créateur.
Dans la préface révélatrice au Combat avec le Démon, que le public français lira prochainement, Zweig, célébrant ceux que le Démon d’inquiétude déchira et ensemença, les génies labourés par le soc de la folie et qui se couvrent de moissons, montre la fausseté de la conception qui les a réduits à des cas pathologiques – « Pathologique n’a de sens, dit-il, que pour l’improductif. » Partout où l’anormal est un principe de force, une source de création, il n’est pas normal, il est supranormal, comme les cyclones et les typhons, qui sont la frénésie de la Nature, son paroxysme, et peut-être sa suprême expression, les Révolutions qui fraient à coups de hache, sur les grands abattis, la route dans la forêt, les sanglantes étapes, où s’acheminent, de l’une à l’autre, les Époques de la Nature.
Par-delà les troubles humains, par-delà l’homme, je sens, chez Stefan Zweig, l’Esprit de la Nature et ses Révolutions, l’éternelle force destructrice, créatrice, « cette valeur, comme il dit, au-dessus de toutes les valeurs, ce sens au-dessus de tous nos sens... :... Wert über allen Werten, Sinn über unsern Sinnen...
Je serais bien surpris si la suite de sa marche, le développement de son art ne le montraient épousant cet Esprit de la Terre, en des œuvres où s’unisse à la rigueur de l’analyse scientifique le chaud rayonnement du soleil Poésie.
Romain Rolland, Novembre 1926.
Ouvre-toi, monde souterrain des passions|3| !
Et vous, ombres rêvées, et pourtant ressenties,
Venez coller vos lèvres brûlantes aux miennes,
Boire à mon sang le sang, et le souffle à ma bouche !
Montez de vos ténèbres crépusculaires,
Et n’ayez nulle honte de l’ombre que dessine autour de vous la peine !
L’amoureux de l’amour veut vivre aussi ses maux,
Ce qui fait votre trouble m’attache aussi à vous.
Seule la passion qui trouve son abîme
Sait embraser ton être jusqu’au fond ;
Seul qui se perd entier est donné à lui-même.
Alors, prends feu ! Seulement si tu t’enflammes,
Tu connaîtras le monde au plus profond de toi !
Car au lieu seul où agit le secret, commence aussi la vie.
Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes, mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l’Océania, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres d’être témoin de ce singulier événement, parce qu’il eut lieu la nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions tous allés à terre passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu’en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l’explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l’éloignement des années m’autorise sans doute à tirer parti d’un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode.
Lorsque, à l’agence maritime de Calcutta|5|, je voulus retenir une place sur l’Océania pour rentrer en Europe, l’employé haussa les épaules en signe de regret : il ne savait pas s’il lui serait possible de m’assurer une cabine, car à la veille de la saison des pluies, le navire était d’ordinaire archi-complet dès son départ d’Australie ; et le commis devait attendre, pour me répondre, une dépêche de Singapour.
Le lendemain, il me donna l’agréable nouvelle qu’il pouvait me réserver une place ; à la vérité, ce n’était qu’une cabine peu confortable, située sous le pont et au milieu du navire. Comme j’étais impatient de rentrer dans mon pays, je n’hésitai pas longtemps, et je retins la cabine.
L’employé ne m’avait pas trompé. Le navire était surchargé et la cabine mauvaise : c’était un étroit quadrilatère, resserré près de la machine et uniquement éclairé par la lumière trouble d’un hublot rond. L’air épais et stagnant sentait l’huile et le moisi : on ne pouvait échapper un instant au bourdonnement du ventilateur électrique qui, comme une chauve-souris d’acier devenue folle, tournait au-dessus de votre front. En bas, la machine ahanait et geignait, comme un porteur de charbon qui remonte sans cesse, tout haletant, le même escalier ; et, d’en haut, on entendait continuellement glisser sur le pont le va-et-vient des promeneurs. Aussi à peine avais-je introduit ma malle dans cette sorte de tombeau, cloisonné de traverses grises, aux émanations fétides, que je courus me réfugier sur le pont ; et, sortant de la profondeur, j’aspirai comme de l’ambre le vent de terre doux et tiède qui soufflait au-dessus des flots.
Mais le pont, lui aussi, n’était que gêne et tapage : c’était un papillonnement, une mêlée de promeneurs qui, dans l’agitation nerveuse d’hommes enfermés, condamnés à l’inaction, montaient, descendaient et papotaient sans répit. Le badinage gazouillant des femmes, la circulation incessante sur l’étroit couloir du pont où l’essaim des passants déferlait au pied des chaises dans la rumeur des conversations pour n’aboutir qu’à retomber sur lui-même, tout cela me causait je ne sais quel malaise.
Je venais de parcourir un monde nouveau, et j’avais gardé dans l’esprit une foule d’images qui, l’une l’autre, se pressaient d’une hâte furieuse. À présent, je voulais y réfléchir, clarifier, ordonner et donner une forme au tumultueux univers qui s’était précipité dans mes yeux ; mais ici, sur ce boulevard envahi par une multitude, il n’y avait pas une minute de repos et de tranquillité. Si je prenais un livre, les lignes du texte se brouillaient sous les ombres mouvantes de la foule qui passait en bavardant. Impossible de se recueillir un peu dans cette rue sans ombre qui marchait avec le navire.
Durant trois jours, je m’y efforçais et je considérais avec résignation les hommes et la mer. Mais la mer restait pareille à elle-même, bleue et vide, sauf au coucher du soleil, qui l’inondait soudain de toutes les couleurs ; quant aux hommes, je les connus tous, parfaitement, au bout de trois fois vingt-quatre heures. Chaque visage me devint familier jusqu’à satiété ; le rire aigu des femmes ne m’intéressait plus ; la dispute tapageuse de deux officiers hollandais qui étaient mes voisins ne m’irritait plus. Il ne me restait qu’à me réfugier ailleurs ; mais ma cabine était brûlante et chargée de vapeur ; et dans le salon, de jeunes Anglaises produisaient sans relâche leur méchant pianotage, accompagnateur de valses sans harmonie. Finalement, j’intervertis résolument l’ordre des temps, et je descendis dans la cabine dès l’après-midi, après m’être étourdi avec quelques verres de bière, afin de pouvoir dormir pendant que les autres dînaient et dansaient.
Lorsque je me réveillai, tout était sombre et moite dans le petit cercueil qu’était ma cabine. Comme j’avais arrêté le ventilateur, l’air gras et humide brûlait mes tempes. Mes sens étaient comme assoupis : il me fallut plusieurs minutes pour reconnaître le moment et l’endroit où j’étais. Il était, à coup sûr, plus de minuit déjà, car je n’entendais ni la musique, ni le glissement continuel des pas. Seule la machine, cœur essoufflé du Léviathan, poussait toujours, en haletant, la carcasse crépitante du navire vers l’invisible.
Je montai sur le pont en tâtonnant. Il était désert. Et, comme je levais mon regard vers la tour fumante de la cheminée et vers les mâts dressés tels des fantômes, une clarté magique m’emplit brusquement les yeux. Le firmament brillait. Autour des étoiles qui le piquaient de scintillations blanches, il y avait de l’obscurité, mais malgré tout, le ciel étincelait. On eût dit qu’un rideau de velours était placé là, devant une formidable lumière, comme si les étoiles n’étaient que des fissures et des lucarnes à travers lesquelles passait la lueur de cette indescriptible clarté. Jamais je n’avais vu le ciel comme cette nuit-là, d’un bleu d’acier si métallique et pourtant tout éclatant, tout rayonnant, tout bruissant et tout débordant de lumière, d’une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. Comme une laque blanche, toutes les lignes du navire brillaient crûment au clair de lune, sur le velours sombre de la mer ; les cordages, les vergues, tous les apparaux, tous les contours disparaissaient dans cette splendeur flottante : les lumières des mâts et, plus haut encore, l’œil rond de la vigie semblaient suspendus dans le vide, comme de pâles étoiles terrestres parmi les radieuses étoiles du ciel.
Précisément, au-dessus de ma tête, la constellation magique de la Croix du Sud était fixée dans l’infini, avec d’éblouissants clous de diamant, et il semblait qu’elle se déplaçât, alors que c’était le navire seul qui créait le mouvement, lui qui, se balançant doucement, la poitrine haletante, montant et descendant comme un gigantesque nageur, se frayait son chemin au gré des sombres vagues. J’étais debout et je regardais en l’air : j’avais l’impression d’être dans un bain, où de l’eau chaude tombe d’en haut sur vous, avec cette différence qu’ici c’était de la lumière qui coulait, blanche et tiède, sur mes mains, qui m’enveloppait doucement les épaules et la tête et qui, en quelque sorte, paraissait vouloir pénétrer dans mon être, car toute torpeur s’était brusquement éloignée de moi. Je respirais, délivré, en toute sérénité ; et avec une volupté neuve, je savourais sur mes lèvres, comme un pur breuvage, l’air moelleux, clarifié et légèrement enivrant qui portait en lui l’haleine des fruits et le parfum des îles lointaines. Maintenant, pour la première fois depuis que j’étais à bord, le pur désir de la rêverie s’empara de moi, ainsi que cet autre désir, plus sensuel, qui me faisait aspirer à livrer, comme une femme, mon corps à cette mollesse qui me pressait de toutes parts. Je voulus m’étendre, le regard tourné vers les blancs hiéroglyphes là-haut, mais les fauteuils de repos, les chaises de pont étaient enlevés, et nulle part, sur le pont-promenade désert, il n’y avait de place pour s’adonner à une calme rêverie.
C’est ainsi qu’en tâtonnant je m’approchai peu à peu de la proue du navire, complètement aveuglé par la lumière qui semblait tomber des choses, avec une vivacité toujours plus grande pour pénétrer en moi. Cette lumière des étoiles, d’une blancheur glacée et d’un éclat éblouissant, me faisait déjà presque mal ; mais je voulais m’enfouir quelque part dans l’ombre, m’étendre sur une natte, ne plus sentir en moi, mais simplement au-dessus de moi, ce rayonnement réfléchi par les choses, tout comme l’on regarde un paysage de l’intérieur d’une chambre plongée dans l’obscurité. Enfin, trébuchant aux cordages et passant contre les étais de fer, j’atteignis le bordage et regardai la proue du navire s’avancer dans l’ombre, et la clarté liquide de la lune jaillir, en écumant, des deux côtés de l’éperon. Toujours cette charrue marine se relevait et s’enfonçait de nouveau dans cette glèbe de flots noirs ; et dans ce jeu étincelant, je sentais toute la douleur de l’élément vaincu, je sentais toute la joie de la force terrestre. Au sein de cette contemplation, j’avais oublié le temps : y avait-il une heure que j’étais ainsi contre le bastingage, ou y avait-il seulement quelques minutes ? Au gré de l’oscillation, le gigantesque berceau du navire me balançait et m’emportait au-delà du temps. Et je sentais seulement venir en moi une lassitude, qui était comme une volupté. Je voulais dormir, rêver, et cependant ne pas m’éloigner de cette magie, ne pas redescendre dans mon cercueil. Involontairement, mon pied tâta sous moi un paquet de cordages. Je m’y assis, les yeux fermés, mais non remplis d’ombre, car sur eux et sur moi rayonnait l’éclat argenté. Au-dessous, je sentais l’eau bruire doucement, et au-dessus de moi, avec une résonance imperceptible, le blanc écoulement de ce monde. Petit à petit, ce murmure s’insinua dans mes veines, et je perdis la conscience de moi-même ; je ne savais plus si cette haleine était la mienne ou si c’était les battements du cœur lointain du navire ; j’étais emporté et anéanti dans le murmure continuel de la minuit.
Une légère toux sèche, tout près de moi, me fit sursauter. Je sortis, effrayé, de la rêverie qui m’avait presque enivré. Mes yeux, aveuglés par la clarté blanche qui tombait sur mes paupières depuis longtemps fermées, clignotèrent pour tâcher d’y voir : tout en face de moi, dans l’ombre du bastingage, brillait comme le reflet d’une paire de lunettes, et voici que jaillit une épaisse et ronde étincelle, qui venait du brasillement d’une pipe. Lorsque je m’étais assis, regardant uniquement l’éperon écumeux du navire au-dessous de moi, et vers le haut la Croix du Sud, je ne m’étais pas aperçu de la présence de ce voisin, qui avait dû passer ici tout ce temps dans l’immobilité. Involontairement, et l’esprit encore engourdi, je dis, en allemand : « Pardon. » – « Il n’y a pas de quoi », répondit une voix sortie des ténèbres.