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suivi de Lettre d'une inconnue et La ruelle au clair de lune.
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Veröffentlichungsjahr: 2017
Zweig was the son of Moritz Zweig, a wealthy Jewish textile manufacturer, and Ida (Brettauer) Zweig, the daughter of an Italian banking family. He studied philosophy and the history of literature, and in Vienna he was associated with the avant garde Young Vienna movement. Jewish religion did not play a central role in his education. "My mother and father were Jewish only through accident of birth," Zweig said later in an interview. Although his essays were published in the Neue Freie Presse, whose literary editor was the Zionist leader Theodor Herzl, Zweig was not attracted to Herzl's Jewish nationalism. During the First World War he took a pacifist stand together with French writer Romain Rolland, summoning intellectuals from all the world to join them in active pacifism, which actually led to Romain Rolland being awarded the Nobel Prize for Literature. Zweig remained pacifist all his life but also advocated the unification of Europe before the Nazis came, which has had some influence in the making of the EU. Like Rolland, he wrote many biographies but considered the one on Erasmus Rotterdamus his most important one, which he described as a concealed autobiography. Zweig fled Austria in 1934 following Hitler's rise to power. He was famously defended by the composer Richard Strauss who refused to remove Zweig's name (as librettist) from the posters for the premiere, in Dresden, of his opera Die schweigsame Frau (The Silent Woman). This led to Hitler refusing to come to the premiere as planned; the opera was banned after three performances. Zweig then lived in England (in Bath and London), before moving to the United States. In 1941 he went to Brazil, where in 1942 he and his second wife Lotte (née Charlotte Elisabeth Altmann) committed suicide together in Petrópolis using the barbiturate Veronal, despairing at the future of Europe and its culture. "I think it better to conclude in good time and in erect bearing a life in which intellectual labour meant the purest joy and personal freedom the highest good on Earth," he wrote. His autobiography The World of Yesterday is a paean to the European culture he considered lost.
Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples, lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes, mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l’Océania, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres d’être témoin de ce singulier événement, parce qu’il eut lieu la nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions tous allés à terre passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu’en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l’explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l’éloignement des années m’autorise sans doute à tirer parti d’un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode.
Lorsque, à l’agence maritime de Calcutta, je voulus retenir une place sur l’Océania pour rentrer en Europe, l’employé haussa les épaules en signe de regret : il ne savait pas s’il lui serait possible de m’assurer une cabine, car à la veille de la saison des pluies, le navire était d’ordinaire archi-complet dès son départ d’Australie ; et le commis devait attendre, pour me répondre, une dépêche de Singapour.
Le lendemain, il me donna l’agréable nouvelle qu’il pouvait me réserver une place ; à la vérité, ce n’était qu’une cabine peu confortable, située sous le pont et au milieu du navire. Comme j’étais impatient de rentrer dans mon pays, je n’hésitai pas longtemps, et je retins la cabine.
L’employé ne m’avait pas trompé. Le navire était surchargé et la cabine mauvaise : c’était un étroit quadrilatère, resserré près de la machine et uniquement éclairé par la lumière trouble d’un hublot rond. L’air épais et stagnant sentait l’huile et le moisi : on ne pouvait échapper un instant au bourdonnement du ventilateur électrique qui, comme une chauve-souris d’acier devenue folle, tournait au-dessus de votre front. En bas, la machine ahanait et geignait, comme un porteur de charbon qui remonte sans cesse, tout haletant, le même escalier ; et, d’en haut, on entendait continuellement glisser sur le pont le va-et-vient des promeneurs. Aussi à peine avais-je introduit ma malle dans cette sorte de tombeau, cloisonné de traverses grises, aux émanations fétides, que je courus me réfugier sur le pont ; et, sortant de la profondeur, j’aspirai comme de l’ambre le vent de terre doux et tiède qui soufflait au-dessus des flots.
Mais le pont, lui aussi, n’était que gêne et tapage : c’était un papillonnement, une mêlée de promeneurs qui, dans l’agitation nerveuse d’hommes enfermés, condamnés à l’inaction, montaient, descendaient et papotaient sans répit. Le badinage gazouillant des femmes, la circulation incessante sur l’étroit couloir du pont où l’essaim des passants déferlait au pied des chaises dans la rumeur des conversations pour n’aboutir qu’à retomber sur lui-même, tout cela me causait je ne sais quel malaise.
Je venais de parcourir un monde nouveau, et j’avais gardé dans l’esprit une foule d’images qui, l’une l’autre, se pressaient d’une hâte furieuse. À présent, je voulais y réfléchir, clarifier, ordonner et donner une forme au tumultueux univers qui s’était précipité dans mes yeux ; mais ici, sur ce boulevard envahi par une multitude, il n’y avait pas une minute de repos et de tranquillité. Si je prenais un livre, les lignes du texte se brouillaient sous les ombres mouvantes de la foule qui passait en bavardant. Impossible de se recueillir un peu dans cette rue sans ombre qui marchait avec le navire.
Durant trois jours, je m’y efforçais et je considérais avec résignation les hommes et la mer. Mais la mer restait pareille à elle-même, bleue et vide, sauf au coucher du soleil, qui l’inondait soudain de toutes les couleurs ; quant aux hommes, je les connus tous, parfaitement, au bout de trois fois vingt-quatre heures. Chaque visage me devint familier jusqu’à satiété ; le rire aigu des femmes ne m’intéressait plus ; la dispute tapageuse de deux officiers hollandais qui étaient mes voisins ne m’irritait plus. Il ne me restait qu’à me réfugier ailleurs ; mais ma cabine était brûlante et chargée de vapeur ; et dans le salon, de jeunes Anglaises produisaient sans relâche leur méchant pianotage, accompagnateur de valses sans harmonie. Finalement, j’intervertis résolument l’ordre des temps, et je descendis dans la cabine dès l’après-midi, après m’être étourdi avec quelques verres de bière, afin de pouvoir dormir pendant que les autres dînaient et dansaient.
Lorsque je me réveillai, tout était sombre et moite dans le petit cercueil qu’était ma cabine. Comme j’avais arrêté le ventilateur, l’air gras et humide brûlait mes tempes. Mes sens étaient comme assoupis : il me fallut plusieurs minutes pour reconnaître le moment et l’endroit où j’étais. Il était, à coup sûr, plus de minuit déjà, car je n’entendais ni la musique, ni le glissement continuel des pas. Seule la machine, cœur essoufflé du Léviathan, poussait toujours, en haletant, la carcasse crépitante du navire vers l’invisible.
Je montai sur le pont en tâtonnant. Il était désert. Et, comme je levais mon regard vers la tour fumante de la cheminée et vers les mâts dressés tels des fantômes, une clarté magique m’emplit brusquement les yeux. Le firmament brillait. Autour des étoiles qui le piquaient de scintillations blanches, il y avait de l’obscurité, mais malgré tout, le ciel étincelait. On eût dit qu’un rideau de velours était placé là, devant une formidable lumière, comme si les étoiles n’étaient que des fissures et des lucarnes à travers lesquelles passait la lueur de cette indescriptible clarté. Jamais je n’avais vu le ciel comme cette nuit-là, d’un bleu d’acier si métallique et pourtant tout éclatant, tout rayonnant, tout bruissant et tout débordant de lumière, d’une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. Comme une laque blanche, toutes les lignes du navire brillaient crûment au clair de lune, sur le velours sombre de la mer ; les cordages, les vergues, tous les apparaux, tous les contours disparaissaient dans cette splendeur flottante : les lumières des mâts et, plus haut encore, l’œil rond de la vigie semblaient suspendus dans le vide, comme de pâles étoiles terrestres parmi les radieuses étoiles du ciel.
Précisément, au-dessus de ma tête, la constellation magique de la Croix du Sud était fixée dans l’infini, avec d’éblouissants clous de diamant, et il semblait qu’elle se déplaçât, alors que c’était le navire seul qui créait le mouvement, lui qui, se balançant doucement, la poitrine haletante, montant et descendant comme un gigantesque nageur, se frayait son chemin au gré des sombres vagues. J’étais debout et je regardais en l’air : j’avais l’impression d’être dans un bain, où de l’eau chaude tombe d’en haut sur vous, avec cette différence qu’ici c’était de la lumière qui coulait, blanche et tiède, sur mes mains, qui m’enveloppait doucement les épaules et la tête et qui, en quelque sorte, paraissait vouloir pénétrer dans mon être, car toute torpeur s’était brusquement éloignée de moi. Je respirais, délivré, en toute sérénité ; et avec une volupté neuve, je savourais sur mes lèvres, comme un pur breuvage, l’air moelleux, clarifié et légèrement enivrant qui portait en lui l’haleine des fruits et le parfum des îles lointaines. Maintenant, pour la première fois depuis que j’étais à bord, le pur désir de la rêverie s’empara de moi, ainsi que cet autre désir, plus sensuel, qui me faisait aspirer à livrer, comme une femme, mon corps à cette mollesse qui me pressait de toutes parts. Je voulus m’étendre, le regard tourné vers les blancs hiéroglyphes là-haut, mais les fauteuils de repos, les chaises de pont étaient enlevés, et nulle part, sur le pont-promenade désert, il n’y avait de place pour s’adonner à une calme rêverie.
C’est ainsi qu’en tâtonnant je m’approchai peu à peu de la proue du navire, complètement aveuglé par la lumière qui semblait tomber des choses, avec une vivacité toujours plus grande pour pénétrer en moi. Cette lumière des étoiles, d’une blancheur glacée et d’un éclat éblouissant, me faisait déjà presque mal ; mais je voulais m’enfouir quelque part dans l’ombre, m’étendre sur une natte, ne plus sentir en moi, mais simplement au-dessus de moi, ce rayonnement réfléchi par les choses, tout comme l’on regarde un paysage de l’intérieur d’une chambre plongée dans l’obscurité. Enfin, trébuchant aux cordages et passant contre les étais de fer, j’atteignis le bordage et regardai la proue du navire s’avancer dans l’ombre, et la clarté liquide de la lune jaillir, en écumant, des deux côtés de l’éperon. Toujours cette charrue marine se relevait et s’enfonçait de nouveau dans cette glèbe de flots noirs ; et dans ce jeu étincelant, je sentais toute la douleur de l’élément vaincu, je sentais toute la joie de la force terrestre. Au sein de cette contemplation, j’avais oublié le temps : y avait-il une heure que j’étais ainsi contre le bastingage, ou y avait-il seulement quelques minutes ? Au gré de l’oscillation, le gigantesque berceau du navire me balançait et m’emportait au-delà du temps. Et je sentais seulement venir en moi une lassitude, qui était comme une volupté. Je voulais dormir, rêver, et cependant ne pas m’éloigner de cette magie, ne pas redescendre dans mon cercueil. Involontairement, mon pied tâta sous moi un paquet de cordages. Je m’y assis, les yeux fermés, mais non remplis d’ombre, car sur eux et sur moi rayonnait l’éclat argenté. Au-dessous, je sentais l’eau bruire doucement, et au-dessus de moi, avec une résonance imperceptible, le blanc écoulement de ce monde. Petit à petit, ce murmure s’insinua dans mes veines, et je perdis la conscience de moi-même ; je ne savais plus si cette haleine était la mienne ou si c’était les battements du cœur lointain du navire ; j’étais emporté et anéanti dans le murmure continuel de la minuit.
Une légère toux sèche, tout près de moi, me fit sursauter. Je sortis, effrayé, de la rêverie qui m’avait presque enivré. Mes yeux, aveuglés par la clarté blanche qui tombait sur mes paupières depuis longtemps fermées, clignotèrent pour tâcher d’y voir : tout en face de moi, dans l’ombre du bastingage, brillait comme le reflet d’une paire de lunettes, et voici que jaillit une épaisse et ronde étincelle, qui venait du brasillement d’une pipe. Lorsque je m’étais assis, regardant uniquement l’éperon écumeux du navire au-dessous de moi, et vers le haut la Croix du Sud, je ne m’étais pas aperçu de la présence de ce voisin, qui avait dû passer ici tout ce temps dans l’immobilité. Involontairement, et l’esprit encore engourdi, je dis, en allemand : « Pardon. » – « Il n’y a pas de quoi », répondit une voix sortie des ténèbres.
Je ne saurais dire combien étrange et sinistre à la fois était ce voisinage muet, dans l’obscurité, tout près de quelqu’un que l’on ne voyait pas. Malgré moi, j’avais l’impression que cet homme me regardait fixement, de même que j’avais les yeux fixés sur lui ; mais la lumière qui était au-dessus de nous, ce flot de lumière à l’étincelante blancheur, était si forte qu’aucun de nous ne pouvait apercevoir autre chose qu’une silhouette dans l’ombre. Il me semblait seulement entendre sa respiration, et l’aspiration sifflante des bouffées de sa pipe.
Le silence était insupportable ; j’aurais bien voulu m’en aller, mais cela me paraissait trop brusque, trop soudain. Dans mon embarras, je pris une cigarette. L’allumette craqua, et, pendant une seconde, une lueur palpita dans l’étroit espace. J’aperçus alors, derrière des verres de lunettes, une figure inconnue que je n’avais jamais vue à bord ni pendant mes repas, ni au cours de la promenade ; et, soit que la flamme soudaine me fît mal aux yeux, soit que ce fût une hallucination, elle me parut affreusement bouleversée, lugubre et semblable à celle d’un gnome. Mais avant que j’eusse discerné les détails, l’obscurité engloutit de nouveau les traits éclairés un court instant, et je ne vis plus qu’une sombre silhouette affaissée dans l’ombre et parfois aussi, se détachant dans le vide, le rouge anneau de feu de la pipe. Nous restions sans parler, et ce silence était lourd et accablant comme l’air des tropiques.
Enfin je ne pus y tenir davantage ; je me levai et je dis poliment : « Bonne nuit. » – « Bonne nuit », répondit du sein de l’obscurité une voix enrouée, dure et comme rouillée.
Je marchai péniblement, en trébuchant à travers les agrès et les madriers. Voici que, derrière moi, un pas retentit, rapide et incertain. C’était mon voisin. Involontairement, je m’arrêtai. Il ne s’approcha pas tout à fait de moi, et dans l’obscurité, je sentais en sa marche comme une angoisse et un accablement.
« Excusez-moi, dit-il d’une voix précipitée, si je vous adresse une prière. Je… je… » – il balbutia et fut obligé de s’interrompre, tant il était embarrassé – « je… j’ai des raisons… personnelles… tout à fait personnelles de me retirer ici… Un deuil… J’évite la société, à bord… Je ne parle pas pour vous… non, non… Je voudrais seulement vous prier… Vous m’obligeriez beaucoup si vous ne disiez à personne, sur le navire, que vous m’avez vu ici… Ce sont… disons… des raisons personnelles qui m’empêchent maintenant de fréquenter les gens… Oui… maintenant… maintenant… il me serait désagréable que vous disiez qu’une personne, ici la nuit… que je… » La parole lui manqua de nouveau. Je mis fin à son embarras en m’empressant de lui assurer que j’accomplirais son désir. Nous échangeâmes une poignée de main. Puis je rentrai dans ma cabine, et je dormis d’un sommeil lourd, étrangement agité et rempli de visions confuses.
Je tins ma promesse et ne parlai à personne sur le bateau de ma singulière rencontre, bien que la tentation en fût grande, car au cours d’une traversée, la moindre chose devient un événement : une voile à l’horizon, un dauphin qui saute, un flirt nouvellement découvert, une frivole plaisanterie. En même temps, la curiosité me tourmentait d’être mieux renseigné sur cet homme peu banal : je fouillai la liste des passagers pour y découvrir un nom qui pût être le sien ; je passai les gens en revue, comme s’ils pouvaient être en relations avec lui. Tout le jour, je fus en proie à une impatiente nervosité, et j’avais hâte que le soir fût là pour voir si je le rencontrerais de nouveau. Les énigmes psychologiques ont sur moi une sorte de pouvoir inquiétant ; je brûle dans tout mon être de découvrir le rapport des choses, et des individus singuliers peuvent par leur seule présence déchaîner en moi une passion de savoir qui n’est guère moins vive que le désir passionné de posséder une femme. La journée me parut longue, vide, et elle s’émietta entre mes doigts. Je me couchai de bonne heure : je savais que je m’éveillerais à minuit, que cela m’arracherait au sommeil.
Et en effet, je m’éveillai à la même heure que la veille. Sur le cadran phosphorescent de ma montre, les deux aiguilles se recouvraient, ne formant qu’un seul trait lumineux. Je sortis à la hâte de mon étouffante cabine pour rencontrer une nuit plus étouffante encore.
Les étoiles brillaient comme la veille, et elles répandaient une lumière diffuse sur le navire vibrant ; très haut, dans le ciel, flambait la Croix du Sud. Tout était comme la veille, car aux tropiques, les jours et les nuits se ressemblent comme de véritables jumeaux, beaucoup plus que sous nos latitudes ; mais le bercement fluide, langoureux et rêveur de la veille n’était plus en moi. Quelque chose m’attirait, me troublait, et je savais vers où j’étais attiré : vers les étais noirs du bordage, afin de savoir si cet homme mystérieux y était encore, immobile, assis. En haut, retentit la cloche du navire ; alors je me laissai entraîner. Pas à pas, partagé entre l’aversion et le désir, je ne résistai plus. Je n’étais pas encore arrivé à l’étrave que, soudain, j’y vis fulgurer quelque chose comme un œil rouge : la pipe… Donc il était assis là !
Malgré moi, j’eus un mouvement d’effroi, et je m’arrêtai. Un instant de plus, et j’allais partir. Voici que là-bas, dans l’ombre, quelque chose s’agita, se leva, fit deux pas, et soudain j’entendis juste devant moi sa voix, à la fois polie et oppressée.
« Excusez-moi, dit-il, vous voulez, il me semble, revenir à votre place, et j’ai l’impression que, lorsque vous m’avez aperçu, vous avez eu un mouvement de fuite. Je vous en prie, asseyez-vous tranquillement, car je m’en vais. »
Je le priai vivement de rester : je n’étais demeuré en arrière que pour ne pas le gêner. « Vous ne me gênez pas, dit-il avec une certaine amertume. Au contraire, je suis heureux, pour une fois, de n’être pas seul. Je n’ai pas prononcé une parole depuis dix jours. À vrai dire, depuis des années… et c’est une chose si douloureuse de garder tout en soi, précisément peut-être parce que cela étouffe… Je ne puis plus rester dans la cabine, dans ce… ce cercueil… Je ne puis plus, et je ne puis pas supporter les hommes, parce qu’ils rient toute la journée… Cela, je ne peux plus maintenant le supporter… Je les entends jusque dans ma cabine et je me bouche les oreilles… Il est vrai qu’ils ne savent pas que… non, ils ne le savent pas… Et puis, qu’est-ce que cela fait aux étrangers… »
Il s’arrêta de nouveau, et il ajouta tout à coup, hâtivement : « Mais je ne veux pas vous importuner… excusez mon bavardage. »
Il s’inclina et fit le geste de s’en aller. Mais je lui répliquai avec insistance : « Vous ne m’importunez pas du tout. Moi aussi, je suis heureux d’échanger en paix, ici, quelques paroles… Voulez-vous une cigarette ? »
Il en prit une. Je lui donnai du feu. De nouveau, son visage se détacha, vacillant, sur le bordage noir, mais maintenant il était entièrement tourné vers moi : derrière ses lunettes, ses yeux examinaient avidement mon visage, comme animés par la violence d’un délire. Un frisson me parcourut. Je compris que cet homme voulait parler, qu’il fallait qu’il parlât. Et je savais que je devais me taire pour l’aider.
Nous nous assîmes. Il avait là une seconde chaise de pont, qu’il m’offrit. Nos cigarettes étincelaient ; à la façon dont le point lumineux de la sienne dansait nerveusement dans l’ombre, je vis que sa main tremblait. Mais je me tus, et il se tut. Puis, soudain, il demanda à voix basse : « Êtes-vous très fatigué ?
– Non, pas du tout. »