Aphorismes sur la sagesse dans la vie - Arthur Schopenhauer - E-Book

Aphorismes sur la sagesse dans la vie E-Book

Arthur Schopenhauer

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Beschreibung

Aphorismes sur la sagesse dans la vie (Aphorismen zur Lebensweisheit) est un essai publié par Arthur Schopenhauer en 1851, inclus dans son ouvrage Parerga et Paralipomena, dans la seconde moitié du premier volume. Souvent publié à part des Parerga, c'est celui des ouvrages de Schopenhauer qui a été le plus lu.  La première traduction en français date de 1880, réalisée par Jean Alexandre Cantacuzène. Schopenhauer introduit ainsi son essai : « Je prends ici la notion de sagessen  dans la vie dans son acception immanente, c’est-à-dire que j’entends par là l’art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait s’appeler également l’Eudémonologie ; ce serait donc un traité de la vie heureuse. »

Arthur Schopenhauer est un philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzign, mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Mainn .
La philosophie de Schopenhauer a eu une influence importante sur de nombreux écrivains, philosophes ou artistes du xixe siècle et du xxe siècle, notamment à travers son œuvre principale publiée pour la première fois en 1819, Le monde comme volonté et comme représentation.

Translator: J.-A. Cantacuzène

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Arthur Schopenhauer

The sky is the limit

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table des matières

INTRODUCTION

CHAPITRE PREMIER

CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV

CHAPITRE V

CHAPITRE VI

NOTES

INTRODUCTION

Je prends ici la notion de la sagesse dans la vie dans son acception immanente, c'est-à-dire que j'entends par là l'art de rendre la vie aussi agréable et aussi heureuse que possible. Cette étude pourrait s'appeler également l'Eudémonologie; ce serait donc un traité de la vie heureuse. Celle-ci pourrait à son tour être définie une existence qui, considérée au point de vue purement extérieur ou plutôt (comme il s'agit ici d'une appréciation subjective) qui, après froide et mûre réflexion, est préférable à la non-existence. La vie heureuse, ainsi définie, nous attacherait à elle par elle-même et pas seulement par la crainte de la mort; il en résulterait en outre que nous désirerions la voir durer indéfiniment. Si la vie humaine correspond ou peut seulement correspondre à la notion d'une pareille existence, c'est là une question à laquelle on sait que j'ai répondu par la négative dans ma Philosophie; l'eudémonologie, au contraire, présuppose une réponse affirmative. Celle-ci, en effet, repose sur cette erreur innée que j'ai combattue au commencement du chapitre XLIX, vol. II, de mon grand ouvrage[1]. Par conséquent, pour pouvoir néanmoins traiter la question, j'ai dû m'éloigner entièrement du point de vue élevé, métaphysique et moral auquel conduit ma véritable philosophie. Tous les développements qui vont suivre sont donc fondés, dans une certaine mesure, sur un accommodement, en ce sens qu'ils se placent au point de vue habituel, empirique et en conservent l'erreur. Leur valeur aussi ne peut être que conditionnelle, du moment que le mot d'eudémonologie n'est lui-même qu'un euphémisme. Ils n'ont en outre aucune prétention à être complets, soit parce que le thème est inépuisable, soit parce que j'aurais dû répéter ce que d'autres ont déjà dit.

Je ne me rappelle que le livre de Cardan: De utilitate ex adversis capienda, ouvrage digne d'être lu, qui traite de la même matière que les présents aphorismes; il pourra servir à compléter ce que j'offre ici. Aristote, il est vrai, a intercalé une courte eudémonologie dans le chapitre V du livre I de sa Rhétorique; mais il n'a produit qu'une œuvre bien maigre. Je n'ai pas eu recours à ces devanciers; compiler n'est pas mon fait; d'autant moins l'ai-je fait que l'on perd par là cette unité de vue qui est l'âme des œuvres de cette espèce. En somme, certainement les sages de tous les temps ont toujours dit la même chose, et les sots, c'est-à-dire l'incommensurable majorité de tous les temps, ont toujours fait la même chose, savoir le contraire, et il en sera toujours ainsi. Aussi Voltaire dit-il: Nous laisserons ce monde-ci aussi sot et aussi méchant que nous l'avons trouvé en y arrivant.

CHAPITRE PREMIER

DIVISION FONDAMENTALE

Aristote (Morale à Nicomaque, I, 8) a divisé les biens de la vie humaine en trois classes, les biens extérieurs, ceux de l'âme et ceux du corps. Ne conservant que la division en trois, je dis que ce qui différencie le sort des mortels peut être ramené à trois conditions fondamentales. Ce sont:
1° Ce qu'on est: donc la personnalité, dans son sens le plus étendu. Par conséquent, on comprend ici la santé, la force, la beauté, le tempérament, le caractère moral, l'intelligence et son développement.
2° Ce qu'on a: donc propriété et avoir de toute nature.
3° Ce qu'on représente: on sait que par cette expression l'on entend la manière dont les autres se représentent un individu, par conséquent ce qu'il est dans leur représentation. Cela consiste donc dans leur opinion à son égard et se divise en honneur, rang et gloire.
Les différences de la première catégorie dont nous avons à nous occuper sont celles que la nature elle-même a établies entre les hommes; d'où l'on peut déjà inférer que leur influence sur le bonheur ou le malheur sera plus essentielle et plus pénétrante que celle des différences provenant des règles humaines et que nous avons mentionnées sous les deux rubriques suivantes. Les vrais avantages personnels, tels qu'un grand esprit ou un grand cœur, sont par rapport à tous les avantages du rang, de la naissance, même royale, de la richesse et autres, ce que les rois véritables sont aux rois de théâtre. Déjà Métrodore, le premier élève d'Épicure, avait intitulé un chapitre: Περι του μειζονα ειναι την παρ‘ ημας αιτιαν προς ενδαιμονιαν της εχ των πραγματων (Les causes qui viennent de nous contribuent plus au bonheur que celles qui naissent des choses.—Cf. Clément d'Alex., Strom., II, 21, p. 362 dans l'édition de Wurtzbourg des Opp. polem.)
Et, sans contredit, pour le bien-être de l'individu, même pour toute sa manière d'être, le principal est évidemment ce qui se trouve ou se produit en lui. C'est là, en effet, que réside immédiatement son bien-être ou son malaise; c'est sous cette forme, en définitive, que se manifeste tout d'abord le résultat de sa sensibilité, de sa volonté et de sa pensée; tout ce qui se trouve en dehors n'a qu'une influence indirecte. Aussi les mêmes circonstances, les mêmes événements extérieurs, affectent-ils chaque individu tout différemment, et, quoique placés dans un même milieu, chacun vit dans un monde différent. Car il n'a directement affaire que de ses propres perceptions, de ses propres sensations et des mouvements de sa propre volonté: les choses extérieures n'ont d'influence sur lui qu'en tant qu'elles déterminent ces phénomènes intérieurs. Le monde dans lequel chacun vit dépend de la façon de le concevoir, laquelle diffère pour chaque tête; selon la nature des intelligences, il paraîtra pauvre, insipide et plat, ou riche, intéressant et important. Pendant que tel, par exemple, porte envie à tel autre pour les aventures intéressantes qui lui sont arrivées pendant sa vie, il devrait plutôt lui envier le don de conception qui a prêté à ces événements l'importance qu'ils ont dans sa description, car le même événement qui se présente d'une façon si intéressante dans la tête d'un homme d'esprit, n'offrirait plus, conçu par un cerveau plat et banal, qu'une scène insipide de la vie de tous les jours. Ceci se manifeste au plus haut degré dans plusieurs poésies de Gœthe et de Byron, dont le fond repose évidemment sur une donnée réelle; un sot, en les lisant, est capable d'envier au poète l'agréable aventure, au lieu de lui envier la puissante imagination qui, d'un événement passablement ordinaire, a su faire quelque chose d'aussi grand et d'aussi beau. Pareillement, le mélancolique verra une scène de tragédie là où le sanguin ne voit qu'un conflit intéressant, et le flegmatique un fait insignifiant.
Tout cela vient de ce que toute réalité, c'est-à-dire toute «actualité remplie» se compose de deux moitiés, le sujet et l'objet, mais aussi nécessairement et aussi étroitement unies que l'oxygène et l'hydrogène dans l'eau. À moitié objective identique, la subjective étant différente, ou réciproquement, la réalité actuelle sera tout autre; la plus belle et la meilleure moitié objective, quand la subjective est obtuse, de mauvaise qualité, ne fournira jamais qu'une méchante réalité et actualité, semblable à une belle contrée vue par un mauvais temps ou réfléchie par une mauvaise chambre obscure. Pour parler plus vulgairement, chacun est fourré dans sa conscience comme dans sa peau et ne vit immédiatement qu'en elle; aussi y a-t-il peu de secours à lui apporter du dehors. À la scène, tel joue les princes, tel les conseillers, tel autre les laquais, ou les soldats ou les généraux, et ainsi de suite. Mais ces différences n'existent qu'à l'extérieur; à l'intérieur, comme noyau du personnage, le même être est fourré chez tous, savoir un pauvre comédien avec ses misères et ses soucis.
Dans la vie, il en est de même. Les différences de rang et de richesses donnent à chacun son rôle à jouer, auquel ne correspond nullement une différence intérieure de bonheur et de bien-être; ici aussi est logé dans chacun le même pauvre hère, avec ses soucis et ses misères, qui peuvent différer chez chacun pour ce qui est du fond, mais qui, pour ce qui est de la forme, c'est-à-dire par rapport à l'être propre, sont à peu près les mêmes chez tous; il y a certes des différences de degré, mais elles ne dépendent pas du tout de la condition ou de la richesse, c'est-à-dire du rôle.
Comme tout ce qui se passe, tout ce qui existe pour l'homme ne se passe et n'existe immédiatement que dans sa conscience; c'est évidemment la qualité de la conscience qui sera le prochainement essentiel, et dans la plupart des cas tout dépendra de celle-là bien plus que des images qui s'y représentent. Toute splendeur, toutes jouissances sont pauvres, réfléchies dans la conscience terne d'un benêt, en regard de la conscience d'un Cervantès, lorsque, dans une prison incommode, il écrivait son Don Quijote.
La moitié objective de l'actualité et de la réalité est entre les mains du sort et, par suite, changeante; la moitié subjective, c'est nous-mêmes, elle est par conséquent immuable dans sa partie essentielle. Aussi, malgré tous les changements extérieurs, la vie de chaque homme porte-t-elle d'un bout à l'autre le même caractère; on peut la comparer à une suite de variations sur un même thème. Personne ne peut sortir de son individualité. Il en est de l'homme comme de l'animal; celui-ci, quelles que soient les conditions dans lesquelles on le place, demeure confiné dans le cercle étroit que la nature a irrévocablement tracé autour de son être, ce qui explique pourquoi, par exemple, tous nos efforts pour faire le bonheur d'un animal que nous aimons doivent se maintenir forcément dans des limites très restreintes, précisément à cause de ces bornes de son être et de sa conscience; pareillement, l'individualité de l'homme a fixé par avance la mesure de son bonheur possible. Ce sont spécialement les limites de ses forces intellectuelles qui ont déterminé une fois pour toutes son aptitude aux jouissances élevées. Si elles sont étroites, tous les efforts extérieurs, tout ce que les hommes ou la fortune feront pour lui, tout cela sera impuissant à le transporter par delà la mesure du bonheur et du bien-être humain ordinaire, à demi animal: il devra se contenter des jouissances sensuelles, d'une vie intime et gaie dans sa famille, d'une société de bas aloi ou de passe-temps vulgaires. L'instruction même, quoiqu'elle ait une certaine action, ne saurait en somme élargir de beaucoup ce cercle, car les jouissances les plus élevées, les plus variées et les plus durables sont celles de l'esprit, quelque fausse que puisse être pendant la jeunesse notre opinion à cet égard; et ces jouissances dépendent surtout de la force intellectuelle. Il est donc facile de voir clairement combien notre bonheur dépend de ce que nous sommes, de notre individualité, tandis qu'on ne tient compte le plus souvent que de ce que nous avons ou de ce que nous représentons. Mais le sort peut s'améliorer; en outre, celui qui possède la richesse intérieure ne lui demandera pas grand'chose; mais un benêt restera benêt, un lourdaud restera lourdaud, jusqu'à sa fin, fût-il en paradis et entouré de houris. Gœthe dit:
Volk und Knecht und Ueberwinder,
Sie gestehn, zu jeder Zeit,
Höchstes Glück der Erdenkinder
Sei nur die Persönlichkeit.
(Peuple et laquais et conquérant,—en tout temps reconnaissent—que le suprême bien des fils de la terre—est seulement la personnalité. Gœthe, Divan Or. Occ., ZULECKA).
Que le subjectif soit incomparablement plus essentiel à notre bonheur et à nos jouissances que l'objectif, cela se confirme en tout, par la faim, qui est le meilleur cuisinier, jusqu'au vieillard regardant avec indifférence la déesse que le jeune homme idolâtre, et tout au sommet, nous trouvons la vie de l'homme de génie et du saint. La santé par-dessus tout l'emporte tellement sur les biens extérieurs qu'en vérité un mendiant bien portant est plus heureux qu'un roi malade. Un tempérament calme et enjoué, provenant d'une santé parfaite et d'une heureuse organisation, une raison lucide, vive, pénétrante et concevant juste, une volonté modérée et douce, et comme résultat une bonne conscience, voilà des avantages que nul rang, nulle richesse ne sauraient remplacer. Ce qu'un homme est en soi-même, ce qui l'accompagne dans la solitude et ce que nul ne saurait lui donner ni lui prendre, est évidemment plus essentiel pour lui que tout ce qu'il peut posséder ou ce qu'il peut être aux yeux d'autrui. Un homme d'esprit, dans la solitude la plus absolue, trouve dans ses propres pensées et dans sa propre fantaisie de quoi se divertir agréablement, tandis que l'être borné aura beau varier sans cesse les fêtes, les spectacles, les promenades et les amusements, il ne parviendra pas à écarter l'ennui qui le torture. Un bon caractère, modéré et doux, pourra être content dans l'indigence, pendant que toutes les richesses ne sauraient satisfaire un caractère avide, envieux et méchant. Quant à l'homme doué en permanence d'une individualité extraordinaire, intellectuellement supérieure, celui-là alors peut se passer de la plupart de ces jouissances auxquelles le monde aspire généralement; bien plus, elles ne sont pour lui qu'un dérangement et un fardeau. Horace dit en parlant de lui-même:
Gemmas, marmor, ebur, Tyrrhena sigilla, tabellas,
Argentum, vestes Gaetulo murice tinctas,
Sunt qui habeant, est qui non curat habere.
(Il en est qui n'ont ni pierres précieuses, ni marbre, ni ivoire, ni statuettes tyrrhéniennes, ni tableaux, ni argent, ni robes teintes de pourpre gaétulienne; il en est un qui ne se soucie pas d'en avoir.—Horace, Ep. II, L. II, vers 180 et suiv.)
Et Socrate, à la vue d'objets de luxe exposés pour la vente, s'écriait:
«Combien il y a de choses dont je n'ai pas besoin!»
Ainsi, la condition première et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, c'est ce que nous sommes, c'est notre personnalité; quand ce ne serait déjà que parce qu'elle agit constamment et en toutes circonstances, cela suffirait à l'expliquer, mais en outre, elle n'est pas soumise à la chance comme les biens des deux autres catégories, et ne peut pas nous être ravie. En ce sens, sa valeur peut passer pour absolue, par opposition à la valeur seulement relative des deux autres. Il en résulte que l'homme est bien moins susceptible d'être modifié par le monde extérieur qu'on ne le suppose volontiers. Seul le temps, dans son pouvoir souverain, exerce également ici son droit; les qualités physiques et intellectuelles succombent insensiblement sous ses atteintes; le caractère moral seul lui demeure inaccessible.
Sous ce rapport, les biens des deux dernières catégories auraient un avantage sur ceux de la première, comme étant de ceux que le temps n'emporte pas directement. Un second avantage serait que, étant placés en dehors de nous, ils sont accessibles de leur nature, et que chacun a pour le moins la possibilité de les acquérir, tandis que ce qui est en nous, le subjectif, est soustrait à notre pouvoir établi jure divino, il se maintient invariable pendant toute la vie. Aussi les vers suivants contiennent-ils une inexorable vérité:
Wie an dem Tag, der dich der Welt verliehen,
Die Sonne stand zum Grusze der Planeten,
Bist alsobald und fort und fort gedichen,
Nach dem Gesetz, wonach du angetreten.
So muszt du seyn, dir kannst du nicht entfliehen,
So sagten schon Svbillen, so Propheten;
Und keine Zeit und keine Macht zerstückelt
Geprügte Form, die lebend sien entwickelt.
(Gœthe.)
(Comme, dans le jour qui t'a donné au monde, le soleil était là pour saluer les planètes, tu as aussi grandi sans cesse, d'après la loi selon laquelle tu as commencé. Telle est ta destinée; tu ne peux t'échapper à toi-même; ainsi parlaient déjà les sibylles; ainsi les prophètes; aucun temps, aucune puissance ne brise la forme empreinte qui se développe dans le cours de la vie.—Poésies, trad. Porchat, vol. I, p. 312.)
Tout ce que nous pouvons faire à cet égard, c'est d'employer cette personnalité, telle qu'elle nous a été donnée, à notre plus grand profit; par suite, ne poursuivre que les aspirations qui lui correspondent, ne rechercher que le développement qui lui est approprié en évitant tout autre, ne choisir, par conséquent, que l'état, l'occupation, le genre de vie qui lui conviennent.
Un homme herculéen, doué d'une force musculaire extraordinaire, astreint par des circonstances extérieures à s'adonner à une occupation sédentaire, à un travail manuel, méticuleux et pénible, ou bien encore à l'étude et à des travaux de tête, occupations réclamant des forces toutes différentes, non développées chez lui et laissant précisément sans emploi les forces par lesquelles il se distingue, un tel homme se sentira malheureux toute sa vie; bien plus malheureux encore sera celui chez lequel les forces intellectuelles l'emportent de beaucoup et qui est obligé de les laisser sans développement et sans emploi pour s'occuper d'une affaire vulgaire qui n'en réclame pas, ou bien encore et surtout d'un travail corporel pour lequel sa force physique n'est pas suffisante. Ici toutefois, principalement pendant la jeunesse, il faut éviter recueil de la présomption et ne pas s'attribuer un excès de forces que l'on n'a pas.
De la prépondérance bien établie de notre première catégorie sur les deux autres, il résulte encore qu'il est plus sage de travailler à conserver sa santé et à développer ses facultés qu'à acquérir des richesses, ce qu'il ne faut pas interpréter en ce sens qu'il faille négliger l'acquisition du nécessaire et du convenable. Mais la richesse proprement dite, c'est-à-dire un grand superflu, contribue peu à notre bonheur; aussi beaucoup de riches se sentent-ils malheureux, parce qu'ils sont dépourvus de culture réelle de l'esprit, de connaissances et, par suite, de tout intérêt objectif qui pourrait les rendre aptes à une occupation intellectuelle. Car ce que la richesse peut fournir au delà, de la satisfaction des besoins réels et naturels a une minime influence sur notre véritable bien-être; celui-ci est plutôt troublé par les nombreux et inévitables soucis qu'amène après soi la conservation d'une grande fortune. Cependant les hommes sont mille fois plus occupés à acquérir la richesse que la culture intellectuelle, quoique certainement ce qu'on est contribue bien plus à notre bonheur que ce qu'on a.
Combien n'en voyons-nous pas, diligents comme des fourmis et occupés du matin au soir à accroître une richesse déjà acquise! Ils ne connaissent rien par delà l'étroit horizon qui renferme les moyens d'y parvenir; leur esprit est vide et par suite inaccessible à toute autre occupation. Les jouissances les plus élevées, les jouissances intellectuelles sont inabordables pour eux; c'est en vain qu'ils cherchent à les remplacer par des jouissances fugitives, sensuelles, promptes, mais coûteuses à acquérir, qu'ils se permettent entre temps. Au terme de leur vie, ils se trouvent avoir comme résultat, quand la fortune leur a été favorable, un gros monceau d'argent devant eux, qu'ils laissent alors à leurs héritiers le soin d'augmenter ou aussi de dissiper. Une pareille existence, bien que menée avec apparence très sérieuse et très importante, est donc tout aussi insensée que telle autre qui arborerait carrément pour symbole une marotte.
Ainsi, l'essentiel pour le bonheur de la vie, c'est ce que l'on a en soi-même. C'est uniquement parce que la dose en est d'ordinaire si petite que la plupart de ceux qui sont sortis déjà victorieux de la lutte contre le besoin se sentent au fond tout aussi malheureux que ceux qui sont encore dans la mêlée. Le vide de leur intérieur, l'insipidité de leur intelligence, la pauvreté de leur esprit les poussent à rechercher la compagnie, mais une compagnie composée de leurs pareils, car similis simili gaudet. Alors commence en commun la chasse au passe-temps et à l'amusement, qu'ils cherchent d'abord dans les jouissances sensuelles, dans les plaisirs de toute espèce et finalement dans la débauche. La source de cette funeste dissipation, qui, en un temps souvent incroyablement court, fait dépenser de gros héritages à tant de fils de famille entrés riches dans la vie, n'est autre en vérité que l'ennui résultant de cette pauvreté et de ce vide de l'esprit que nous venons de dépeindre. Un jeune homme ainsi lancé dans le monde, riche en dehors, mais pauvre en dedans, s'efforce vainement de remplacer la richesse intérieure par l'extérieure; il veut tout recevoir du dehors, semblable à ces vieillards qui cherchent à puiser de nouvelles forces dans l'haleine des jeunes filles. De cette façon, la pauvreté intérieure a fini par amener aussi la pauvreté extérieure.
Je n'ai pas besoin de relever l'importance des deux autres catégories de biens de la vie humaine, car la fortune est aujourd'hui trop universellement appréciée pour avoir besoin d'être recommandée. La troisième catégorie est même d'une nature très éthérée, comparée à la seconde, vu qu'elle ne consiste que dans l'opinion des autres. Toutefois chacun est tenu d'aspirer à l'honneur, c'est-à-dire à un bon renom; à un rang, ne peuvent y aspirer, uniquement, que ceux qui servent l'État, et, pour ce qui est de la gloire, il n'y en a qu'infiniment peu qui puissent y prétendre. L'honneur est considéré comme un bien inappréciable, et la gloire comme la chose la plus exquise que l'homme puisse acquérir; c'est la Toison d'or des élus; par contre, les sots seuls préféreront le rang à la richesse. La seconde et la troisième catégorie ont en outre l'une sur l'autre ce qu'on appelle une action réciproque; aussi l'adage de Pétrone: Habes, habeberis est-il vrai, et, en sens inverse, la bonne opinion d'autrui, sous toutes ses formes, nous aide souvent à acquérir la richesse.

CHAPITRE II

DE CE QUE L'ON EST

Nous avons déjà reconnu d'une manière générale que ce que l'on est contribue plus au bonheur que ce que l'on a ou ce que l'on représente. Le principal est toujours ce qu'un homme est, par conséquent ce qu'il possède en lui-même; car son individualité l'accompagne en tout temps et en tout lieu et teinte de sa nuance tous les événements de sa vie. En toute chose et à toute occasion, ce qui l'affecte tout d'abord, c'est lui-même. Ceci est vrai déjà pour les jouissances matérielles, et, à plus forte raison, pour celles de l'âme. Aussi l'expression anglaise: To enjoy one's self, est-elle très bien trouvée; on ne dit pas en anglais: «Paris lui plaît,» on dit: «Il se plaît à Paris (He enjoys himself at Paris).»
I.—La santé de l'esprit et du corps.
Mais, si l'individualité est de mauvaise qualité, toutes les jouissances seront comme un vin exquis dans une bouche imprégnée de fiel. Ainsi donc, dans la bonne comme dans la mauvaise fortune, et sauf l'éventualité de quelque grand malheur, ce qui arrive à un homme dans sa vie est de moindre importance que la manière dont il le sent, c'est-à-dire la nature et le degré de sa sensibilité sous tous les rapports. Ce que nous avons en nous-mêmes et par nous-mêmes, en un mot la personnalité et sa valeur, voilà le seul facteur immédiat de notre bonheur et de notre bien-être. Tous les autres agissent indirectement; aussi leur action peut-elle être annulée, mais celle de la personnalité jamais. De là vient que l'envie la plus irréconciliable et en même temps la plus soigneusement dissimulée est celle qui a pour objet les avantages personnels. En outre, la qualité de la conscience est la seule chose permanente et persistante; l'individualité agit constamment, continuellement, et, plus ou moins, à tout instant; toutes les autres conditions n'influent que temporairement, occasionnellement, passagèrement, et peuvent aussi changer ou disparaître. Aristote dit: η γαρ φυσις βεβαια, ου τα χρηματα (La nature est éternelle, non les choses. Mor. à Eudème, VII, 2). C'est pourquoi nous supportons avec plus de résignation un malheur dont la cause est tout extérieure que celui dont nous sommes nous-mêmes coupables; car le destin peut changer, mais notre propre qualité est immuable. Par suite, les biens subjectifs, tels qu'un caractère noble, une tête capable, une humeur gaie, un corps bien organisé et en parfaite santé, ou, d'une manière générale, mens sana in corpore sano (Juvénal, sat. X, 356), voilà les biens suprêmes et les plus importants pour notre bonheur; aussi devrions-nous nous appliquer bien plus à leur développement et à leur conservation qu'à la possession des biens extérieurs et de l'honneur extérieur.
Mais ce qui, par-dessus tout, contribue le plus directement à notre bonheur, c'est une humeur enjouée, car cette bonne qualité trouve tout de suite sa récompense en elle-même. En effet, celui qui est gai a toujours motif de l'être par cela même qu'il l'est. Rien ne peut remplacer aussi complètement tous les autres biens que cette qualité, pendant qu'elle-même ne peut être remplacée par rien. Qu'un homme soit jeune, beau, riche et considéré; pour pouvoir juger de son bonheur, la question sera de savoir si, en outre, il est gai; en revanche, est-il gai, alors peu importe qu'il soit jeune ou vieux, bien fait ou bossu, pauvre ou riche; il est heureux. Dans ma première jeunesse, j'ai lu un jour dans un vieux livre la phrase suivante: Qui rit beaucoup est heureux et qui pleure beaucoup est malheureux; la remarque est bien niaise; mais, à cause de sa vérité si simple, je n'ai pu l'oublier, quoiqu'elle soit le superlatif d'un truism (en anglais, vérité triviale). Aussi devons-nous, toutes les fois qu'elle se présente, ouvrir à la gaieté portes et fenêtres, car elle n'arrive jamais à contre-temps, au lieu d'hésiter, comme nous le faisons souvent, à l'admettre, voulant nous rendre compte d'abord si nous avons bien, à tous égards, sujet d'être contents, ou encore de peur qu'elle ne nous dérange de méditations sérieuses ou de graves préoccupations; et cependant il est bien incertain que celles-ci puissent améliorer notre condition, tandis que la gaieté est un bénéfice immédiat. Elle seule est, pour ainsi dire, l'argent comptant du bonheur; tout le reste n'en est que le billet de banque; car seule elle nous donne le bonheur dans un présent immédiat; aussi est-elle le bien suprême pour des êtres dont la réalité a la forme d'une actualité indivisible entre deux temps infinis. Nous devrions donc aspirer avant tout à acquérir et à conserver ce bien. Il est certain d'ailleurs que rien ne contribue moins à la gaieté que la richesse et que rien n'y contribue davantage que la santé: c'est dans les classes inférieures, parmi les travailleurs et particulièrement parmi les travailleurs de la terre, que l'on trouve les visages gais et contents; chez les riches et les grands dominent les figures chagrines. Nous devrions, par conséquent, nous attacher avant tout à conserver cet état parfait de santé dont la gaieté apparaît comme la floraison. Pour cela, on sait qu'il faut fuir tous excès et toutes débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute contention d'esprit excessive ou trop prolongée; il faut encore prendre, chaque jour, deux heures au moins d'exercice rapide au grand air, des bains fréquents d'eau froide, et d'autres mesures diététiques de même genre. Point de santé si l'on ne se donne tous les jours suffisamment de mouvement; toutes les fonctions de la vie, pour s'effectuer convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles s'accomplissent et de l'ensemble du corps. Aristote a dit avec raison: «Ο βιος εν τη κινησει εστι» (La vie est dans le mouvement). La vie consiste essentiellement dans le mouvement. À l'intérieur de tout l'organisme règne un mouvement incessant et rapide: le cœur, dans son double mouvement si compliqué de systole et de diastole, bat impétueusement et infatigablement; 28 pulsations lui suffisent pour envoyer la masse entière du sang dans le torrent de la grande et de la petite circulation; le poumon pompe sans discontinuer comme une machine à vapeur; les entrailles se contractent sans cesse d'un mouvement péristaltique; toutes les glandes absorbent et sécrètent sans interruption; le cerveau lui-même a un double mouvement pour chaque battement du cœur et pour chaque aspiration du poumon. Si, comme il arrive dans le genre de vie entièrement sédentaire de tant d'individus, le mouvement extérieur manque presque totalement, il en résulte une disproportion criante et pernicieuse entre le repos externe et le tumulte interne. Car ce perpétuel mouvement à l'intérieur demande même à être aidé quelque peu par celui de l'extérieur; cet état disproportionné est analogue à celui où nous sommes tenus de ne rien laisser paraître au dehors pendant qu'une émotion quelconque nous, fait bouillonner intérieurement. Les arbres même, pour prospérer, ont besoin d'être agités par le vent. C'est là une règle absolue que l'on peut énoncer de la manière la plus concise en latin: Omnis motus, quo celerior, eo magis motus (Plus il est accéléré, plus tout mouvement est mouvement).
Pour bien nous rendre compte combien notre bonheur dépend d'une disposition gaie et celle-ci de l'état de santé, nous n'avons qu'à comparer l'impression que produisent sur nous les mêmes circonstances extérieures ou les mêmes événements pendant les jours de santé et de vigueur, avec celle qui est produite lorsqu'un état de maladie nous dispose à être maussade et inquiet. Ce n'est pas ce que sont objectivement et en réalité les choses, c'est ce qu'elles sont pour nous, dans notre perception, qui nous rend heureux ou malheureux. C'est ce qu'énonce bien cette sentence d'Épictète: «Ταρατσει τους ανθωπους ου τα πραγματα, αλλα τα περι των πραγματων δογματα. (Ce qui émeut les hommes, ce ne sont pas les choses, mais l'opinion sur les choses).» En thèse générale, les neuf dixièmes de notre bonheur reposent exclusivement sur la santé. Avec elle, tout devient source de plaisir; sans elle, au contraire, nous ne saurions goûter un bien extérieur, de quelque nature qu'il soit; même les autres biens subjectifs, tels que les qualités de l'intelligence, du cœur, du caractère, sont amoindris et gâtés par l'état de maladie. Aussi n'est-ce pas sans raison que nous nous informons mutuellement de l'état de notre santé et que nous nous souhaitons réciproquement de nous bien porter, car c'est bien là en réalité ce qu'il y a de plus essentiellement important pour le bonheur humain. Il s'ensuit donc qu'il est de la plus insigne folie de sacrifier sa santé à quoi que ce soit, richesse, carrière, études, gloire, et surtout à la volupté et aux jouissances fugitives. Au contraire, tout doit céder le pas à la santé.
Quelque grande que soit l'influence de la santé sur cette gaieté si essentielle à notre bonheur, néanmoins celle-ci ne dépend pas uniquement de la première, car, avec une santé parfaite, on peut avoir un tempérament mélancolique et une disposition prédominante à la tristesse. La cause en réside certainement dans la constitution originaire, par conséquent immuable de l'organisme, et plus spécialement dans le rapport plus ou moins normal de la sensibilité à l'irritabilité et à la reproductivité. Une prépondérance anormale de la sensibilité produira l'inégalité d'humeur, une gaieté périodiquement exagérée et une prédominance de la mélancolie. Comme le génie est déterminé par un excès de la force nerveuse, c'est-à-dire de la sensibilité, Aristote a observé avec raison que tous les hommes illustres et éminents sont mélancoliques: «Παντες οσοι περιττοι γεγονασιν ανδρες, η κατα φιλοσοφιαν, η πολιτιχην, η ποιηοην, η τεχνας, φαινονται μελαγχολικοι οντες.» (Probl. 30, 1.) C'est ce passage que Cicéron a eu sans doute en vue dans ce rapport tant cité: «Aristoteles ait, omnes ingeniosos melancholicos esse.» (Tusc. I, 33) Shakspeare a très plaisamment dépeint cette grande diversité du tempérament général:
Nature has fram'd strange fellows in her time:
Some that will evermore peep through their eyes,
And laugh, like parrots, at a bag-piper;
And others of such vinegar aspect,
That they'll not show their teeth in way of smile,
Tough Nestor swear the jest he laughable.
(Merch. of Ven. Scène I.)
(La nature s'amuse parfois à former de drôles de corps. Il y en a qui sont perpétuellement à faire leurs petits yeux et qui vont rire comme un perroquet devant un simple joueur de cornemuse; et d'autres qui ont une telle physionomie de vinaigre qu'ils ne découvriraient pas leurs dents, même pour sourire, quand bien même le grave Nestor jurerait qu'il vient d'entendre une plaisanterie désopilante).—(Trad. française de Montégut.)
C'est cette même diversité que Platon désigne par les mots de «δυσκολος» (d'humeur difficile) et «ευκολος» (d'humeur facile). Elle peut se ramener à la susceptibilité, très différente chez les individus différents, pour les impressions agréables ou désagréables, par suite de laquelle tel rit encore de ce qui met tel autre presque au désespoir. Et même la susceptibilité pour les impressions agréables est d'ordinaire d'autant moindre que celle pour les impressions désagréables est plus forte, et vice versa. À chances égales de réussite ou d'insuccès pour une affaire, le δυσκολος se fâchera ou se chagrinera de l'insuccès et ne se réjouira pas de la réussite; l'ευκολος au contraire ne sera ni fâché ni chagriné par le mauvais succès, et se réjouira du bon. Si, neuf fois sur dix, le δυσκολος réussit dans ses projets, il ne se réjouira pas au sujet des neuf fois où il a réussi, mais il se fâchera pour le dixième qui a échoué; dans le cas inverse, l'ευκολος sera consolé et réjoui par cet unique succès. Mais il n'est pas facile de trouver un mal sans compensation aucune; aussi arrive-t-il que les δυσκολος, c'est-à-dire les caractères sombres et inquiets, auront, à la vérité, à supporter en somme plus de malheurs et de souffrances imaginaires, mais, en revanche, moins de réels que les caractères gais et insouciants, car celui qui voit tout en noir, qui appréhende toujours le pire et qui, par suite, prend ses mesures en conséquence, n'aura pas des mécomptes aussi fréquents que celui qui prête à toutes choses des couleurs et des perspectives riantes.—Néanmoins, quand une affection morbide du système nerveux ou de l'appareil digestif vient prêter la main à une δυσκολια innée, alors celle-ci peut atteindre ce haut degré où un malaise permanent produit le dégoût de la vie, d'où résulte le penchant au suicide. Celui-ci peut alors être provoqué par les plus minimes contrariétés; à un degré supérieur du mal, il n'est même plus besoin de motif, la seule permanence du malaise suffit pour y déterminer. Le suicide s'accomplit alors avec une réflexion si froide et une si inflexible résolution que le malade à ce stade, placé déjà d'ordinaire sous surveillance, l'esprit constamment fixé sur cette idée, profite du premier moment où la surveillance se sera relâchée pour recourir, sans hésitation, sans lutte et sans effroi, à ce moyen de soulagement pour lui si naturel en ce moment et si bien veau. Esquirol a décrit très au long cet état dans son Traité des maladies mentales. Il est certain que l'homme le mieux portant, peut-être même le plus gai, pourra aussi, le cas échéant, se déterminer au suicide; cela arrivera quand l'intensité des souffrances ou d'un malheur prochain et inévitable sera plus forte que les terreurs de la mort. Il n'y a de différence que dans la puissance plus ou moins grande du motif déterminant, laquelle est en rapport inverse avec la δυσκολια. Plus celle-ci est grande, plus le motif pourra être petit, jusqu'à devenir même nul; plus, au contraire, l'ευκολια, ainsi que la santé qui en est la base, est grande, plus il devra être grave. Il y aura donc des degrés innombrables entre ces deux cas extrêmes de suicide, entre celui provoqué purement par une recrudescence maladive de la δυσκολια innée, et celui de l'homme bien portant et gai provenant de causes tout objectives.
II.—La beauté.
La beauté est analogue en partie à la santé. Cette qualité subjective, bien que ne contribuant qu'indirectement au bonheur par l'impression qu'elle produit sur les autres, a néanmoins une grande importance, même pour le sexe masculin. La beauté est une lettre ouverte de recommandation, qui nous gagne les cœurs à l'avance; c'est à elle surtout que s'appliquent ces vers d'Homère:
Ουτοι αποβλητ' εστι Θεων εριχυδεα δωρχ,
'Οσσχ χεν αυτοι δωσι, εχων δ'ουχ αν τις ελοιτο.
(Il. III, 65.)
(Il ne faut pas dédaigner les dons glorieux des immortels, que seuls ils peuvent donner et que personne ne peut accepter ou refuser à son gré).
III.—La douleur et l'ennui.—L'intelligence.
Un simple coup d'œil nous fait découvrir deux ennemis du bonheur humain: ce sont la douleur et l'ennui. En outre, nous pouvons observer que, dans la mesure où nous réussissons à nous éloigner de l'un, nous nous rapprochons de l'autre, et réciproquement; de façon que notre vie représente en réalité une oscillation plus ou moins forte entre les deux. Cela provient du double antagonisme dans lequel chacun des deux se trouve envers l'autre, un antagonisme extérieur ou objectif et un antagonisme intérieur ou subjectif. En effet, extérieurement, le besoin et la privation engendrent la douleur; en revanche, l'aise et l'abondance font naître l'ennui. C'est pourquoi nous voyons la classe inférieure du peuple luttant incessamment contre le besoin, donc contre la douleur, et par contre la classe riche et élevée dans une lutte permanente, souvent désespérée, contre l'ennui.
Intérieurement, ou subjectivement, l'antagonisme se fonde sur ce que dans tout individu la facilité à être impressionné par l'un de ces maux est en rapport inverse avec celle d'être impressionné par l'autre; car cette susceptibilité est déterminée par la mesure des forces intellectuelles. En effet, un esprit obtus est toujours accompagné d'impressions obtuses et d'un manque d'irritabilité, ce qui rend l'individu peu accessible aux douleurs et aux chagrins de toute espèce et de tout degré; mais cette même qualité obtuse de l'intelligence produit, d'autre part, ce vide intérieur qui se peint sur tant de visages et qui se trahit par une attention toujours en éveil sur tous les événements, même les plus insignifiants, du monde extérieur; c'est ce vide qui est la véritable source de l'ennui et celui qui en souffre aspire avec avidité à des excitations extérieures, afin de parvenir à mettre en mouvement son esprit et son cœur par n'importe quel moyen. Aussi n'est-il pas difficile dans le choix des moyens; on le voit assez à la piteuse mesquinerie des distractions auxquelles se livrent les hommes, au genre de sociétés et de conversations qu'ils recherchent, non moins qu'au grand nombre de flâneurs et de badauds qui courent le monde. C'est principalement ce vide intérieur qui les pousse à la poursuite de toute espèce de réunions, de divertissements, de plaisirs et de luxe, poursuite qui conduit tant de gens à la dissipation et finalement à la misère.