Archaïque - Bruno Fiard - E-Book

Archaïque E-Book

Bruno Fiard

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Beschreibung

Un jeune paléontologue, en quête d’une découverte extraordinaire, croise le chemin d’un ranger canadien qui a été témoin de ce qu’il n’aurait pas dû voir. Malgré leurs différences, ils unissent leurs forces pour élucider l’un des plus grands mystères contemporains. Ensemble, ils bravent des dangers inouïs et explorent l’inconcevable aux confins de notre planète, tout cela dans le but de révéler une vérité longtemps dissimulée.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Amateur de littérature policière, Bruno Fiard a décidé de créer des histoires qu’il aimerait lire. Ses intrigues dramatiques mettent en scène des personnages peu conventionnels. Il aspire ainsi à développer des univers différents à partir d'histoires originales.

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Bruno Fiard

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Archaïque

Le réveil génétique

Roman

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

© Lys Bleu Éditions – Bruno Fiard

ISBN : 979-10-422-1440-1

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

 

 

 

 

 

Notes de l’auteur

 

 

 

Archaïque est un roman, si les données scientifiques citées en début d’ouvrage sont authentiques, il n’en demeure pas moins qu’elles ont été interprétées dans l’intérêt de l’intrigue.

De la même manière, Von Koenigswald a bel et bien existé et s’il est à l’origine de découvertes qui ont révolutionné la paléontologie, sa vie sur l’île de Java pendant la guerre reste un mystère très peu discuté.

De nombreux faits relatés tout au long du livre sont également parfaitement vérifiables, et, curieusement, peu cités, aussi bien par la communauté scientifique que par les médias.

Sans pencher, ni du côté des « croyants » absolus, ni des « sceptiques » acharnés, on ne peut que s’étonner du manque de crédit attribué bien souvent à l’existence éventuelle d’un hominidé inconnu : les témoignages visuels, crédibles, ne se comptent plus, les empreintes relevées montrent bien souvent une anatomie particulière et similaire sur tous les continents, les « structures » que construiraient les sasquatchs sont également typiques et, bien souvent, impossibles à réaliser pour un humain en altitude.

Tout en restant prudent sur l’interprétation des données, on ne peut qu’admettre qu’il existe plus de preuves et d’indices que pour n’importe quel autre mythe, depuis le serpent du loch Ness jusqu’aux ovnis.

L’existence possible d’un tel primate s’inscrit de plus dans un contexte historique certain, depuis les récits des natifs américains jusqu’aux témoignages des paysans de Sibérie dans l’ancien temps.

De nombreuses personnalités, comme Théodore Roosevelt, ont partagé leur expérience avec ces primates mystérieux.

Si nombre de photographies ou vidéos sont de toute évidence l’œuvre de plaisantins, on ne peut tout rejeter, certains faits enregistrés ne pouvant tout simplement pas être truqués d’une quelconque manière.

Les moyens technologiques actuels sont tels que la possibilité d’une découverte prochaine ne doit pas être sous-estimée par un scepticisme exacerbé.

Seul l’avenir apportera une réponse à ce qui pourrait être l’un des plus grands mystères de l’histoire et de la science.

 

 

 

 

 

 

Chapitre 1

1941, île de Java

 

 

 

La science peut seulement affirmer ce qui est, mais non pas ce qui doit être.

Albert Einstein

 

L’épais brouillard d’une brume laiteuse qui avait recouvert la jungle jusqu’aux sommets laissait enfin place à un soleil timide, mais volontaire. La mousson reviendrait comme un puissant souffle moite aussi vite qu’elle était venue, il avait pour routine de jongler entre averses, orages et grand soleil, c’était une question d’habitude.

Gustav Heinrich Ralph Von Koenigswald s’était levé plutôt irrité ce jour-là : les coolies, les indigènes employés à chercher les fossiles, avaient de nouveau cassé volontairement des échantillons de grande valeur et cela compromettait les résultats de ses recherches.

Payés à la pièce, ce n’était pas la première fois qu’ils abîmaient des ossements pour pouvoir multiplier les « découvertes » et donc les primes, et cela rendait tout plus difficile pour le déjà éminent paléoanthropologue allemand.

Gustav avait le sentiment décevant de s’être montré trop généreux en voulant bien faire : en essayant de motiver ses hommes à plus travailler, il n’avait fait que réveiller leur cupidité.

Il connaissait leurs conditions de vie difficiles, il connaissait aussi leur ressentiment pour les Occidentaux, mais il ne pouvait laisser plus longtemps la situation se dégrader.

 

Pourtant, lorsqu’on lui annonça la nature de la découverte, il oublia vite sa mauvaise humeur et se précipita vers le site archéologique de Sangiran.

Situé dans le centre de l’île, alors encore néerlandaise, le site s’était très rapidement fait la réputation d’une vraie mine d’or pour les préhistoriens.

Le « dôme de Sangiran », par le truchement des mouvements marins et volcaniques, était une stratification sur 2 millions d’années de sédiments de toutes sortes, où s’accumulaient en particulier des restes humains des différentes ères du Pléistocène.

Il complétait à merveille l’autre site fossilifère sur les berges du fleuve Solo, Trinil, mis à jour par Eugène Dubois.

Les découvertes sur l’île étaient innombrables et d’une valeur scientifique inestimable.

Le encore jeune Gustav, 39 ans, n’en était pas à ses premières trouvailles remarquables : en 1935, déjà, il s’était rendu en Chine et s’était intéressé aux « dents de dragon » vendues à Hong-kong par les apothicaires chinois.

Il avait alors réalisé que le dragon en question tenait plus du primate, et il s’était lancé à la recherche de ce que l’on nommerait plus tard le Gigantopithecus blacki, le plus grand singe ayant jamais existé et qui croisa sans doute la route de nos ancêtres.

En 1936, autre découverte extraordinaire : l’enfant de Mojokerto, daté de 1,4 million d’années. Ce « Pithecanthropus erectus » fut par la suite assimilé à Homo erectus.

1937 avait aussi été une année très riche avec la découverte d’un crâne de pithécanthrope à Sangiran.

Mais aujourd’hui, il sentit intimement qu’il tenait autre chose qui pouvait bouleverser ses connaissances et celles de tous ses collègues pour toujours.

De ses mains terreuses, de ses ongles noirs, il extirpa la pièce de sa gangue de terre, l’épousseta comme il put.

Il avait entre ses mains tremblantes un morceau de mandibule sur lequel une molaire et deux prémolaires émergeaient de leurs alvéoles.

Ce n’était pas la première pièce osseuse d’Homo erectus extraite du site de Sangiran ni même la première mandibule : en 1937, Von Koenigswald extrayait un crâne, et une première mandibule, cette fois-ci attribuée à Pithecanthropus modjokertensis, fut mise à jour.

Mais, à cet instant précis, son cœur s’accéléra en constatant la forme en U de la mandibule : l’étude approfondie qu’il en fit rapidement ne laissait guère de place au doute pour lui. De la taille au minimum d’une mandibule de gorille adulte, elle présentait des caractéristiques plus « humaines » qu’animales : une canine qui, bien qu’absente était située dans un alvéole trop petit pour être celui d’un singe, des molaires à la morphologie humaine, une deuxième prémolaire monoradiculée typiquement humaine. Également, une protubérance osseuse à l’intérieur de la branche horizontale de la mandibule, sous les incisives inférieures, la « spina mentalis » que l’on ne retrouve que chez l’homme et qui signe la possibilité d’un langage articulé, et enfin une répartition de l’épaisseur osseuse typique des hommes et pas des singes.

Et, les dents, comme la branche horizontale de la mandibule, dépassaient en taille tout ce que l’on aurait pu attendre d’Homo erectus…

Il lui fallut un moment pour retrouver un semblant de calme : ce qu’il tenait entre les mains était la mandibule tronquée d’un ancêtre… géant, mais bien homo.

Il évaluera lui-même la taille de l’individu propriétaire de cette mandibule à 8 pieds, 3 pouces… soit 2,50 mètres.

Son euphorie du moment fut malheureusement ternie par la situation que traversait le monde et l’Europe en particulier : la guerre ravageait le vieux continent et recevoir des informations comme en envoyer était devenu aléatoire.

Il avait peut-être fait l’une des grandes découvertes du siècle et il n’était même pas sûr de pouvoir seulement la partager avec d’autres scientifiques.

Peu lui importait la reconnaissance de ses pairs, ce qu’il voulait, c’était découvrir et informer.

Il ne savait d’ailleurs même pas ce que lui, le citoyen allemand opposé à la guerre allait devenir, et si sa demande de naturalisation néerlandaise avait vraiment été une si bonne idée.

Demain, les Japonais seraient peut-être là… Demain, il serait dans le meilleur des cas, emprisonné, et dans le pire, fusillé ou décapité, à la manière nipponne.

 

 

 

 

 

 

 

Chapitre 2

Calgary, Canada

 

 

 

Les peurs que nous n’affrontons pas deviennent nos limites.

Robin Sharma

 

Kyle Rockwood, puant l’alcool et le tabac froid, l’haleine lourde et fétide, se leva péniblement de son lit crasseux qu’il fit dangereusement tanguer sous son poids, étira un instant sa vieille carcasse douloureuse en faisant craquer les articulations, contempla sans joie ses bourrelets dans la glace terne du placard.

Il ne réagit même pas lorsqu’il se prit le pied dans le tapis douteux et faillit s’étaler de tout son long.

L’alcool, son vieil ami, était toujours bien là, embuant son cerveau d’une migraine tenace, et la bouteille de Whisky sur la table de la cuisine eut la chance d’être aussi vide que ses pensées du moment.

Il entretenait une relation maintenant privilégiée avec tout ce qui pouvait présenter une fermentation suffisante.

Sa journée de congé, une parmi tant d’autres, allait de nouveau se résumer à des allers-retours entre la télévision allumée, l’ordinateur branché et le réfrigérateur presque vide.

Il mit une dosette dans la cafetière, attendit patiemment que le précieux liquide brûlant emplisse le mug ébréché aux couleurs du drapeau national, versa une goutte de lait sans doute périmé et ajouta des sucrettes au jugé.

Il ne prit pas la peine d’ouvrir les volets défraîchis qui le séparaient du monde extérieur, il attendait encore, espérant rester un peu loin des autres, loin du bruit, loin des ordres des supérieurs et des demandes des subordonnés.

Avec un peu de chance, on ne l’appellerait pas en renfort aujourd’hui. Tout au moins espérait-il qu’on l’oublie, comme les autres jours de ces semaines trop longues pour lui.

Si son alcoolisme chronique et sa dépression qu’il traînait depuis des années n’étaient plus un secret pour ses collègues du 4e Groupe de patrouilles des Rangers canadiens, le 4 Th CRPG, il avait réussi, avec leur complicité, à cacher son état éthylique quasi permanent aux responsables du quartier général de Victoria.

Les officiers ne paraissaient toujours pas réaliser qu’il manquait des journées de présence, qu’il n’était jamais à l’heure pour les rapports, et qu’il ne faisait strictement plus rien au sein de la caserne.

Mais combien de temps ce stratagème sordide lui sauverait-il sa place et la face ? Tout ce qu’il souhaitait, c’était atteindre vite l’âge de la retraite et passer le reste de sa vie minable dans cette torpeur obsédante, cette paresse de tous les jours. Il emmerdait le monde, et le monde ne l’avait toujours pas compris, mais lui rendait bien à sa manière.

Il n’avait pas été toute sa vie, ce quinqua bedonnant à l’haleine chargée, piégé dans un quotidien sordide, il avait été autrefois l’un des meilleurs rangers en Colombie-Britannique, il avait participé à de nombreuses interventions en montagne, avait parfois risqué sa vie et il était encore un peu respecté pour ça, au moins par ses hommes, ceux qui l’avaient autrefois un peu connu.

Mais depuis, la mort dramatique de sa fille, il avait plongé tête la première dans un cauchemar de tous les jours : alcool, divorce à ses torts, il avait perdu tout ce qui faisait sa vie et il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même.

Comparativement, sa femme avait fait preuve de plus de courage que lui, affrontant le deuil résigné, mais combative, alors que lui ne pouvait quitter la bouteille plus d’une heure.

Elle avait décidé, un jour d’hiver, excédée, de s’enfuir sans prévenir avec leur fils cadet, le jeune Elliott, 10 ans, une réplique en plus petit de Kyle, et il s’était retrouvé seul, biberonnant encore plus, et s’accrochant à son travail, le seul lien social qui lui permettait de tenir encore un peu le coup, au moins pour sauver les apparences.

Il avait dû réapprendre la vie en solitaire, sans parvenir à s’habituer au manque des siens.

Il avait abandonné depuis longtemps les sorties nocturnes avec les copains et les soirées en famille n’étaient plus qu’un lointain et triste souvenir qu’il avait appris à effacer sporadiquement de sa conscience.

Il se posa lourdement sur la cuvette sale des toilettes et se lança dans une grille de sudoku d’un niveau facile, sa journée n’avait toujours pas commencé à 11 h et il s’en fichait.

La sonnerie stridente du portable le sortit de son occupation favorite, et il répondit en maugréant, devinant qu’on aurait besoin de lui. Il fallait absolument qu’il enregistre une musique qui ne le sorte pas aussi violemment de son état comateux. Il ferait ça, un jour, peut-être…

— Kyle ? C’est Milosec, tu devines que ta présence est demandée en haut lieu, et cette fois-ci, tu n’y échappes pas, ils ont réquisitionné tout le monde. On a un gros, gros truc sur les bras, il suffit de voir la tronche déconfite des officiers pour comprendre que ça a bougé en altitude. Je ne sais pas encore quoi, mais on doit tous se rendre à l’aéroport de Radium, départ en hélico à 14 h pour une destination inconnue, avec tout le barda de haute montagne, alors n’oublie rien surtout, ne fais pas comme la dernière fois.
— Bon, je me rase, je prends une douche, je prépare le paquetage et j’arrive…
— Tu peux venir comme tu es, je ne crois pas qu’ils verront la différence, question aspect et odeur, excuse-moi, mais tu as l’air encore plus bourré que d’habitude. Tu déconnes dans les grandes largeurs, mec, on ne pourra pas toujours te couvrir. Ça fait deux fois cette semaine, les gradés nous posent des questions sur toi et on ne peut plus rien improviser pour te sauver les miches. S’ils font le compte de toutes les excuses que l’on t’a trouvées depuis des années, ils vont forcément se poser des questions sur toi. Tu es le seul ranger de la région qui a perdu plusieurs fois sa mère et son père, et qui a eu quatre fois la covid… Ils ne sont pas cons au point de ne jamais s’en apercevoir.
— T’inquiète, je vais m’occuper de ça, je gère…
— Tu ne gères rien du tout et depuis longtemps, ça commence à remuer chez les officiers, ça ne passe plus, ils vont te virer et mettre un gars plus jeune, plus dynamique et pas alcoolo à ta place, et tu ne l’auras pas volé.

Il se racla la voix, toussota.

— Bon, écoute, je suis désolé, sincèrement, et ça ne me plaît pas de te dire ça, je sais ce que tu as vécu et je comprends que tu en aies marre de tout, mais, dans ce cas-là, démissionne maintenant, tu auras une retraite ridicule, mais tu ne perdras plus ton temps avec nous, et tu ne le feras plus perdre à toute la caserne.

Kyle raccrocha sans faire d’autres commentaires, blessé dans son amour propre, mais toujours pas décidé à changer sa façon de vivre ou plutôt de ne pas vivre.

Un peu avant 14 h, à peu près présentable, il arrivait malgré tout à l’aéroport de Radium où l’effervescence était déjà palpable sur le tarmac, la tempête qui se levait ne faisant que rajouter une dose de drame à l’impression de malaise qu’il ressentait déjà.

Il remarqua d’abord le nombre exceptionnel de rangers déployés, il y avait près de deux douzaines de chandails rouges, venus de plusieurs unités, s’agitant autour de 4 hélicoptères, des Bell 429 au fuselage rouge vif barré de blanc qui, pour le coup, lui parurent trop petits pour contenir tout ce monde.

Pas un exercice, certainement pas.

Les gradés procédaient déjà à l’embarquement rapide de caisses d’armes, avec une fébrilité perceptible.

Quelque chose clochait dans cette débauche de moyens techniques, il en avait l’intime conviction, il avait l’habitude depuis des années des missions, et jamais il n’avait senti une telle agitation sur un tarmac avant une mission en montagne.

Rockwood, comme ses coéquipiers, n’avait pas oublié son Colt Canada C19, leur nouveau fusil obtenu en donation en 2020 en remplacement du Lee Enfield n° 4, mais il s’interrogeait sur la présence d’autant d’armes, de munitions et d’explosifs dans les hélicos. Que cachait cette mission préparée aussi vite dans l’urgence ? Une guerre avait-elle éclaté dans les Rocheuses sans que personne d’autre ne soit au courant ?

Leur officier supérieur, le commandant Chapman, leur fit signe de la tête d’embarquer sans plus attendre.

Chapman, près de deux mètres de canadien buriné et pas commode, sanglé dans sa parka écarlate bien trop petite pour son quintal, une allure de bûcheron pour une carrière exceptionnelle et remarquée au sein des rangers.

Un vieux briscard au caractère difficile et taciturne que tous respectaient pour son courage et qui, pourtant, ce jour-là, affichait une mine d’enterrement qui n’augurait rien de bon pour ses hommes.

Rockwood partageait l’habitacle avec Chapman, Milosec, mais également ceux qu’il pensait être trois réservistes issus des communautés tribales de la province de Saskatchewan, dont il ne savait pas grand-chose à vrai dire si ce n’est qu’ils n’avaient guère envie d’échanger avec les autres, ça sautait aux yeux.

Il mit ça sur le passé douloureux des natifs et leur rancœur somme toute bien naturelle à l’égard de ceux qui les avaient parqués autrefois dans des réserves pour mieux les contrôler.

Les présentations furent rapides et succinctes tandis que les lourdes pales de l’hélico se mettaient laborieusement en rotation sous une neige de plus en plus dense et un vent glacial qui s’engouffrait avec force par le moindre interstice jusque sous leurs vestes.

Rockwood sentit l’inquiétude le gagner : en temps normal, on n’aurait même pas pris les hélicoptères avec un temps pareil, on n’aurait de toute façon rien pris du tout, les hommes seraient restés à la caserne bien sagement en attendant l’accalmie, qu’est ce qui pouvait motiver la prise d’un tel risque pour autant d’hommes, même expérimentés ?

Quel évènement était assez tragique, assez compliqué à gérer, pour imposer le départ de tous ses hommes par cette météo avec la possibilité du crash d’un hélicoptère avec son équipage à bord à 2000 mètres d’altitude ?

Chapman, sentencieux, éleva sans attendre sa voix basse et grave de baryton.

— Bien. Messieurs, un briefing rapide, et écoutez bien, je ne répéterai pas un mot. À 9 heures pétantes ce matin, un hélicoptère civil de la société HeliCan basée à Radium en vol de routine, avant la tempête, au-dessus du mont Hungabee, a repéré plusieurs corps dans une crevasse profonde à l’Est du lac Mc Arthur. Il nous l’a signalé et nous avons envoyé un premier hélico en repérage qui nous a confirmé la présence d’au moins une dizaine de cadavres entassés dans cette crevasse. Le site n’est pas tout à fait au sommet, mais, par ce temps, il est plus que difficilement accessible.

Ils se regardèrent tous sans bien comprendre ce qu’avançait Chapman, mais Rockwood, nerveux, sentit de nouveau le malaise le gagner, un malaise qui le faisait remonter 40 ans en arrière, alors qu’il n’était qu’un gosse un peu déluré qui avait perdu toute confiance en lui en un instant qu’il n’aurait jamais dû vivre.

C’était il y a bien longtemps, mais c’était comme si c’était hier, et cela avait décidé de sa carrière de ranger, une catharsis pour lui, un exutoire pour tenter d’oublier.

Chapman, imperturbable, poursuivait son monologue entrecoupé du sifflement du vent sur la carlingue.

— On ne sait rien de ce qu’il s’est passé cette nuit là-haut, rien du tout, mais rien ne paraît normal, d’où ces dispositions exceptionnelles et cette débauche d’armes. Alors, ne me demandez pas ce que l’on recherche, tout ce que je sais, c’est que ce ne doit pas être très sympathique au premier abord parce que ça a tué et beaucoup tué, et ne me parlez surtout pas d’ours ou de lions des montagnes. Un ours ou un puma ne transportent pas des dizaines de cadavres… On doit tout suspecter et toutes les infos que vous relèverez auront leur importance. Si vous voyez quelque chose de suspect, si vous relevez la moindre trace inhabituelle, vous venez me rendre compte aussitôt, et surtout, vous n’agissez pas de votre propre initiative.

Les rafales se firent encore plus fortes balançant l’hélico d’un bord sur l’autre comme un hochet géant au-dessus du vide noir et vertigineux de la tempête, tandis que le pilote, d’une main experte, tentait de suivre la trace des trois autres dans ce maelstrom qui ne faisait qu’amplifier de minute en minute au rythme des coups de boutoir d’un Éole, joueur ou furibard, égaré dans les montagnes de Calgary.

Rockwood eut soudain l’image du dieu shintoïste de la tempête et du vent, Susano-o no Mikoto. Pourquoi cette image, souvenir d’une lecture sur la mythologie japonaise, lui revenait soudain en mémoire ? Peut-être que parce que c’était le seul dieu du vent, de la mer, et des tempêtes qu’il connaissait…

Pourtant habitués au mauvais temps et aux vols en hélicoptère dans les pires conditions, les hommes n’avaient jamais connu pareille débauche de vent et de pluie. Comme un arrière-goût violent et amer du déluge, une sale impression d’être tributaire d’une volonté plus forte que tout.

— On va faire une rotation pour nous déposer, dès qu’on atterrit, vous récupérez votre matériel et vous vous éloignez vite pour que l’hélico puisse repartir et laisser un autre se poser. Et vous ne perdez pas de temps, vous vous installez comme vous pouvez à l’écart du site d’atterrissage. Pas de tente, à vous de vous protéger du vent et de la neige comme vous pouvez, ce n’est pas mon problème du jour.

Ils se regardèrent tous, toujours sidérés, et Milosec, le moins timoré, osa, enfin, une question à son supérieur.

— Mon commandant, comment on va repartir de cet enfer ?
— De la même manière que vous aurez atterri, dès que le temps se sera un peu calmé s’il se décide à se calmer. Entretemps, un gars descendra seul en rappel dans la crevasse pour prendre des photos et faire des relevés. Il aidera ensuite à extraire les corps un par un. Et ce gars, c’est vous, Milosec, vous avez été choisi pour ça, vous êtes le plus qualifié en escalade et le plus léger aussi, les autres vous assureront depuis leur position. Ne me remerciez pas…

Milosec paniqua, angoissé à l’idée de remonter un par un des cadavres de gens qu’il avait peut-être connus, grimaça avec amertume, mais n’osa rien dire, il était jeune et ne voulait pas jouer les tire-au-flanc, il acquiesça finalement avec tout le sérieux qu’il pouvait.

L’hélico vrombissant tel un énorme bourdon sembla hésiter un instant dans le déchaînement titanesque des éléments, puis prit difficilement la direction du nord et passa au-dessus du parc National Kootenay, suivant la courbe naturelle et spectaculaire des Rocheuses.

Rockwood osa un coup d’œil à l’extérieur, au moment où un éclair balayait l’Hungabee au loin. L’espace privilégié d’un instant, il fut captivé par le spectacle apocalyptique de fin du monde qui s’offrait à ses yeux fatigués d’avoir trop mal dormi la veille.

Pas le plus haut sommet de Colombie-Britannique, certainement pas, et un site plutôt touristique par endroits avec ses stations de sport d’hiver, ses hôtels, ses commerces, mais là où ils se rendaient, en altitude, dans la tempête, tout était sauvage et sinistre. Ils étaient dans un autre monde, pas le leur.

Soudain, l’hélicoptère sembla prendre de nouveau de l’altitude, ils comprirent qu’ils montaient enfin vers le site d’atterrissage présumé.

Kyle, toujours troublé, reporta un moment son attention sur les trois autres, les « natifs », lisant sur les lèvres plus qu’entendant les rares phrases qu’ils échangèrent à voix basse dans le tumulte.

Et son malaise grandit encore à leur écoute attentive, mais qu’il espérait discrète.

Il s’agissait de blackfoots s’exprimant en dialecte siksikas pour ne pas être compris des autres, et Rockwood, s’il ne le parlait pas à la perfection, en comprenait l’essentiel, comme il aurait pu comprendre des shuswap ou des Kootenay, autrefois ennemis jurés et héréditaires des pieds noirs qui avaient entretenu des rapports conflictuels avec la plupart des autres tribus avant l’arrivée des colons.

Ensuite, les rapports entre les tribus, bouleversés par l’arrivée des colons, avaient été modifiés par les accords, les haines, les guerres avec l’homme blanc.

Un mot, venu d’une langue sashenne, le halkomelem, revenait plusieurs fois de manière lancinante et le ranger sentit sa nuque déjà froide se raidir encore, ses poils se dresser dans son dos velu, son cauchemar persistant de jeune enfant perdu revenait le hanter comme une lame de fond s’échouant sur une digue : sésq̓əc.

Il ne savait que trop ce que désignait ce terme barbare. Les Indiens, en Amérique comme au Canada, avaient plus de 200 noms pour désigner la même et sinistre chose… Sc’wen’ey’ti, Skookum, Windago… Peu importait le nom employé, ils ne le prononçaient qu’avec crainte et respect depuis des siècles.

Le plus vieux des trois, un homme d’une soixantaine d’années au physique rugueux, au profil de chef, lui jeta un regard noir et menaçant.

Sans aucun doute, un chef de tribu et ses deux hommes de main, peut-être même ses fils.

Rockwood se détourna lentement, faisant semblant de suivre la course folle de l’hélicoptère vers les sommets, et reporta son attention sur Chapman, le ténébreux chef.

La tension qu’il ressentait au contact des Indiens était palpable, il ne tenait pas particulièrement à ce qu’ils s’en rendent compte, si ce n’était déjà fait.

Le pilote hurla dans le vacarme des pales et du rotor, cherchant à couvrir le tumulte infernal.

— On arrive dans quelques secondes sur zone, magnez-vous de descendre, ça va être chaud de repartir ! Je ne veux pas plus que vous y rester !

Rockwood, maladroit, ralenti par sa surcharge pondérale, fut le dernier à s’extraire péniblement de la carlingue dans les volutes de neige, les indigènes s’étaient, eux, rués à l’extérieur en premier sur un signe de tête de leur chef sans même attendre l’ordre de Chapman qui n’en prit pas ombrage.

Ils s’étaient coulés dans la tempête comme s’ils avaient fait ça toute leur vie, avec la souplesse de chats sauvages à l’affût d’une proie.

Chapman, en vieux de la vieille qu’il était, connaissait les coutumes et habitudes de ces hommes-là, il savait qu’il restait à leurs yeux un blanc, et qu’ils étaient bien trop fiers pour lui obéir totalement.

On ne dompterait jamais complètement les indiens, ils avaient trop souffert pour ça, ils avaient trop enduré pour oublier leur sort aux mains des premiers colons.

C’était le plus vieux qui décidait de faire bouger ses hommes, pas Chapman, lui était là pour donner seulement les consignes et ils les respecteraient si elles leur convenaient et si leur chef les approuvait d’un signe.

Dans la tête de Rockwood, une hypothèse difficile prenait vie : ils n’étaient certainement pas là par pur hasard, ils avaient l’expérience de ce genre de situations et il n’était même pas certain qu’ils soient vraiment des rangers.

Il les vit disparaître dans le blizzard comme avalés derrière un rideau de neige épaisse, puis Chapman et Milosec les suivirent, sans un regard pour Rockwood qui eut l’impression d’être balayé par le vent et par l’oubli des autres dès sa sortie.

Il comprit vite qu’il n’avait pas vraiment sa place ici, plus maintenant, plus dans cet état physique et psychologique pitoyable, et, à son retour, il serait sûrement viré des effectifs manu militari. Bah, pourquoi pas après tout ?

Il chuta lourdement en avant dès ses premiers pas maladroits, son visage plongea dans la neige, il sentit sa cheville craquer et se tordre violemment à la limite de l’entorse, se reprit avec difficulté, essaya de trouver une motivation dans la difficulté, et s’élança lourdement derrière les hommes de tête qui, déjà, disparaissaient derrière les conifères, se fiant à leur instinct, instinct que lui n’avait plus guère.

Seul Milosec se retourna un instant, soucieux de son ami, semblant vérifier qu’il suivait un peu, et s’éloigna en secouant la tête, aussi désolé de son état que désolé de devoir avancer sans lui.

Il était ce que Kyle avait été, 30 ans avant, lorsque, jeune ranger téméraire, il courait dans la montagne à en perdre haleine… Et ce qu’il ne pourrait plus jamais être, jamais.

« Ils cherchent quelque chose de bien précis, ils sont en mission commandée, ils ne sont pas là par hasard, ce n’est pas possible », se dit-il sans le moindre doute, tout en pestant contre les conditions, et en s’enfonçant plus avant vers le sommet.

Il entra dans les bois sombres et sinistres qui s’élançaient vers les hauteurs enneigées et raides de l’Hungabee, alors que les autres, déjà, étaient loin en avant, près de leur objectif.

Il soufflait comme un buffle obèse, sa respiration haletante était plus que difficile, presque impossible, chaque inspiration brûlait ses poumons encrassés par le tabac jusqu’au dernier alvéole pulmonaire, tandis que les autres hommes atteignaient déjà le site visé.

Il s’arrêta un instant, contraint et forcé, à cette allure, dans cette tempête, il ne tiendrait pas longtemps de toute façon, il devait préserver ses forces vitales, se servir de son expérience plus que du peu de condition physique qui était la sienne.

Il alluma sa lampe frontale, seule source de lumière dans l’obscurité du maelstrom qui les frappait, et s’aventura presque sans repères, cherchant à trouver des traces du passage des autres.

Ces hommes avaient de toute évidence étaient choisis pour leur connaissance du terrain et Chapman, bien que plus âgé, était en bien meilleure condition physique que lui, il pouvait sans doute les suivre, de même que Milosec et son gabarit de marathonien, taillé pour l’endurance des montagnes, comme un bouquetin trop heureux de repartir vers les hauteurs.

Mais lui peinait toujours à suivre l’ascension des autres et commençait à maudire ses soirées alcoolisées, et les matinées, et les après-midi…

Il était le boulet pénible, maladroit et lent dont personne ne se souciait plus, il était temps d’avoir recours à ses méninges s’il ne voulait pas finir ici sa carrière déjà bien compromise.

Il inspecta comme il pouvait les environs, pendant que les autres cherchaient la crevasse et les cadavres, il ne voyait de toute façon qu’à deux mètres devant lui, c’est-à-dire pas tellement plus loin que le bout de ses bottes.

Il arriva tout de même à repérer les feux de signalisation de l’hélicoptère suivant qui se présentait, et put se situer, il n’était, au moins, pas complètement paumé, il pourrait encore retourner à l’aire d’atterrissage tout seul si nécessaire, même si son ego commençait à le pousser plus vaillamment en avant.

Et, de nouveau, les questions revenaient le tarauder : ce n’était certainement pas la première fois que des hélicoptères venaient déposer des cargaisons ou des gens ici, la zone était restreinte, mais délimitée par l’homme et entretenue, avec son aire d’atterrissage bien plane, ses arbres sciés à la base, ses buissons taillés. Pourquoi, lui, l’habitué de la montagne, lui, le ranger, au moins autrefois, n’était pas au courant de son existence ? Il n’était jamais monté jusqu’ici, dans cette partie escarpée de la montagne qui n’était pas vraiment visible depuis la vallée, l’accès à pied était quasiment impossible depuis en bas.

Que se tramait-il ici à l’abri des regards ? Qui gérait ces allers-retours d’hélicoptères au sommet ?

Et, soudain, tout à ses réflexions, il vit ce que les autres n’avaient pas encore trouvé et qui le cloua sur place, les yeux exorbités.

Elle était parfaite, protégée par l’environnement touffu du souffle du vent et de la neige, et il n’eut plus aucun doute sur sa provenance, tandis que la crise de panique qu’il n’avait pas connue depuis son enfance chaotique le menaçait de nouveau.

Une empreinte d’une taille et d’une profondeur exceptionnelle sur laquelle il se pencha avec crainte et hésitation : 19 pouces de longueur, cinq orteils, le « mid tarsial break », la plicature centrale du pied, était évident et caractéristiques d’une espèce qui n’existait pas dans l’histoire officielle, seulement dans les légendes, sauf pour lui depuis presque toujours.

Il resta interdit un long moment sans la moindre réaction. Pourquoi de nouveau lui ? Quand s’achèverait ce cauchemar qui le hantait jour et nuit ?

Il reprit progressivement pied avec la réalité comme on sort d’un état comateux, secoué par le vent violent, sortit son téléphone, photographia tant qu’il pouvait et reprit sa marche hasardeuse vers le sommet, trop effrayé pour regarder autre chose que la voie tracée par les autres dans les branchages.

Un peu plus loin, un groupe s’était formé en cercle autour de la crevasse, les Indiens, imperturbables, se disposait curieusement autour des autres rangers tournant le dos à ce qu’ils regardaient, leurs fusils en main, comme s’ils savaient déjà, comme s’ils s’attendaient à pire.

S’approchant plus, Kyle vit l’amoncellement de corps, certainement une quinzaine à plusieurs mètres au fond de la crevasse, jetés là comme de simples ballots de linge sale au fond d’une buanderie.

Le premier réflexe de Rockwood fut d’inspecter visuellement les bords de la crevasse, à la recherche du moindre indice, mais, trop exposés, ils n’avaient pas gardé une quelconque trace sous les coups de boutoir de la tempête.

Il se dirigea vers son officier supérieur et tendit son portable allumé sur la photographie de l’empreinte à Chapman qui, d’abord agacé d’être dérangé alors qu’il surveillait l’opération, s’en empara, et Kyle vit son visage se liquéfier sous l’effet de la surprise.

De la peur, beaucoup de peur dans ses yeux, mais il y avait autre chose en lui qui inquiétait Kyle.

Il n’était pas difficile de comprendre qu’il était venu pour trouver ça, mais qu’il avait espéré se tromper et que la confirmation de son existence allait rendre les prochains jours très difficiles pour lui, ou pour Rockwood, ou pour les deux. Ou pour tout le monde.

Et le ranger regretta instantanément de s’être manifesté aussi spontanément, il réalisa que cela l’entraînerait plus loin, bien plus loin que ce qu’il attendait en venant ici.

Il avait cru remonter dans l’estime de son supérieur en lui montrant ce que lui seul avait trouvé, et il avait peut-être signé son éviction de la caserne sine die.

Milosec, lui, était déjà harnaché dans un baudrier pour descendre en rappel, et, à vrai dire, il n’en menait visiblement pas large, la perspective d’être le premier et le seul dans une crevasse pleine de cadavres le répugnait autant qu’elle le terrifiait.

Kyle le vit, entre deux bourrasques plus fortes de neige, disparaître dans le trou béant, comme avalé par un ogre vorace.

Les autres, impassibles, murés dans leur silence, observaient, penchés au-dessus, tentant de ne pas perdre l’équilibre.

Une fois les photographies réalisées, commença le plus dur pour Milosec : passer un harnais autour de chaque corps et permettre leur remontée, le tout dans une tempête comme jamais ils n’en avaient vue de mémoire de rangers.

Un par un, lentement, précautionneusement, les cadavres étaient extraits tandis que chacun priait pour ne pas reconnaître un ami proche.

Et cela aurait été difficile vu leur état.

Milosec, tétanisé, fut mis à rude épreuve, tant physiquement que psychologiquement.

Si les vêtements portés par les victimes avaient permis de les localiser, les corps étaient, eux, démembrés, et chacun avait une pensée pour ce ranger désigné pour accomplir la pire besogne.

 

 

 

 

 

Chapitre 3

Paris, Institut de paléontologie humaine

 

 

 

Etienne Desmarets, le moral en berne, la mine renfrognée, sortit de l’I.P.H., à l’angle de la rue René Panhard et de la rue des Wallons. Il se dirigea à pas rageurs vers le boulevard Saint-Marcel, tentant d’accepter ce qu’il venait d’entendre et qu’il ne pouvait entendre.

Il administra un coup de pied virulent dans un réverbère qui le lui rendit bien.

Il jura sous le coup de la douleur, son orteil s’était retourné et il eut soudain envie de chialer comme un gosse privé de jouets trop longtemps.

Desmarets avait une petite trentaine, de sérieuses études derrière lui et un physique qui aurait pu être avenant s’il avait bien voulu sortir la tête de ses bouquins.

Pas trop sportif, il donnait la fausse impression de s’entretenir à la salle de sport, alors qu’il passait toutes ses journées à étudier.

La vie, les études, l’avaient éloigné de toute vie trop sociale, il n’envisageait son existence qu’au travers de l’archéologie au grand désespoir de quelques étudiantes parfois jolies qu’il ne remarquait même pas.

Pour l’instant, seules ses recherches le poussaient tous les jours à se lever pour affronter un monde qu’il n’appréciait pas plus que ça.

Plutôt que vraiment asocial, il se sentait misanthrope, peu enclin au dialogue et plutôt tourné vers une solitude peu fréquente à son âge.

Pas de petite amie et un cercle affectif réduit au strict minimum, c’est aussi ce qui lui permettait d’étudier, là où d’autres échouaient.

Invité comme d’autres préhistoriens réputés du monde entier à entendre les conclusions de l’équipe d’experts qui s’était penchée sur le cas de Meganthropus palaeojavanicus, il venait de voir ces mêmes recherches anéanties par des études qu’il ne pouvait tout à fait admettre.

Fidèle à l’esprit d’Eugène Dubois, le découvreur d’Homo erectus à Java en 1891, puis de Gustav Heinrich Ralph Von Koenigswald qui, en 1939 et 1941, mettait au jour les restes de Meganthropus sur les sites de Sangiran 5 et Sangiran 6a, Desmarets avait consacré une bonne partie de sa jeune et sérieuse existence à explorer tout ce qui touchait de près ou de loin à ce qu’il considérait comme une des plus grandes découvertes préhistoriques des temps modernes. Ce n’était d’ailleurs qu’une partie, mais pas la moindre, des nombreux apports scientifiques du chercheur germano-néerlandais à la connaissance des origines de l’homme et de son évolution.

Dire que Desmarets lui vouait une admiration sans bornes aurait été un euphémisme tant il le considérait comme l’inventeur même de la paléontologie moderne telle que lui la connaissait et la respectait.

Aujourd’hui, il ne pouvait, malgré toute la mauvaise foi qui l’animait, critiquer la précision millimétrée et l’honnêteté sans faille des analyses précises menées par ce groupe de recherche européen réunissant les chercheurs français Clément Zanolli, italien Roberto Macchiarelli et allemand Ottmar Kullmer. L’étude parue en avril 2019, après des années de désintérêt du monde scientifique pour l’Homme de Java, avait jeté un voile sombre sur les certitudes bien ancrées de Desmarets.

La publication dans Nature, Ecology & Évolution ne laissait guère de place au doute : les surfaces occlusales des dents de Meganthropus prouvaient une cinématique masticatrice typique d’un grand singe herbivore et la structure interne de la pulpe dentaire, en imagerie 3D microtomographique, confirmait ces données.

Meganthropus était désormais considéré comme un nouveau genre d’hominidé, à classer aux côtés d’Homo, Giganttopithecus et Pongo.

Cette découverte était en soi une révolution qui bouleversait nombre de données établies, mais elle ne pouvait satisfaire Desmarets. Sûrement pas.

Il s’était battu pendant des années pour prouver que Meganthropus était bel et bien un ancêtre de l’homme, Homo erectus ou peut-être déjà sapiens, mais bien un homme, pas un vulgaire singe, pas un sous Giganthopithecus blacki.

Il avait tenu dans sa main une copie exacte de la mandibule, faute de pouvoir analyser la vraie, déjà entre les mains d’autres scientifiques plus réputés que lui.

Mais sa forme n’avait rien à voir avec celle des grands singes, elle était arrondie comme celle des premiers hommes et la nôtre, son anatomie était également semblable.

En dehors de la mastication et du régime alimentaire qu’on leur supposait, ces créatures paraissaient vraiment dans la lignée d’Homo erectus, mais avec trois bonnes têtes de plus.

De nombreuses questions revenaient harceler son cerveau échauffé par la nouvelle.

Pourquoi avait-on retrouvé dans les mêmes strates géologiques des outils de l’industrie lithique attribués normalement à Habilis ou Erectus ? Les mouvements sismiques pouvaient-ils expliquer à eux seuls le mélange des restes fossilisés de Meganthropus avec des outils d’un autre Homo dûment référencé celui-là ?

Pourquoi les mandibules de Sangiran 5 et Sangiran 6a ressemblaient-elles tant à des mandibules humaines et si peu à des mandibules de Giganthopithecus ? Pourquoi les dents n’étaient en rien semblables à celles des orangs-outans ou des gorilles ?

Pourquoi la population indonésienne, et ses chercheurs en particulier, était-elle la seule à défendre l’idée d’un Meganthropus humain ? Toutes les représentations et reconstitutions qui en avaient été faites montraient clairement un individu gigantesque au faciès d’Homo.

Il faut dire que l’île de Java paraissait littéralement grouiller de fossiles : ceux de Sangiran, mais également ceux de Trinil, ainsi que ceux d’Homo soloensis le long du fleuve Solo, à Ngandong, Ngawi ou Sambingmacan. Lequel Soloensis était à l’opposé de Meganthropus, aussi frêle que ses cousins Luzonensis sur l’île de Luzon et Floresiensis sur l’île de Florès.

Et enfin, pourquoi toutes les découvertes d’ossements humains dépassant la taille normale étaient systématiquement cachées au reste de la population ?

Meganthropus n’était pas unique : l’homme de Harbin ou Homo longi, ou encore homme-dragon, découvert en 1933 dans le nord-est de la Chine, à la frontière russe, et qui ne fut dévoilé qu’en 2018, est maintenant considéré comme denisovien après avoir été un temps rattaché à Homo sapiens. Daté de plus de 148 000 ans, voire 300 000, son crâne présente également une taille exceptionnelle doublée d’un volume cérébral comparable au nôtre. Des traits à la fois primitifs par ses arcades orbitaires développées et modernes par son faciès. Il a été récemment rapproché d’autres fossiles découverts en Chine, formant pour beaucoup de scientifiques une nouvelle branche humaine différente des néandertaliens et plus proche de l’homme moderne.

Dans un registre moins certain, mais intrigant, les archives de la conquête américaine regorgent d’articles authentifiés de l’époque évoquant la découverte de restes humains de « géants », et les légendes des natifs amérindiens content bien souvent l’histoire de tribus d’autochtones aux dimensions phénoménales.

Plus proche de nous, la découverte des « giants of Castelnau » près de Montpellier au XIXe siècle ne fit curieusement que peu de bruit et est maintenant complètement oubliée de tous, en particulier dans la région, malgré l’existence de photographies d’ossements d’une taille phénoménale laissant penser, s’il ne s’agit pas d’une farce, à un ou plusieurs humains dépassant largement les 3,50 mètres.

Ces ossements mis à jour dans un tumulus de l’âge du bronze par Georges Vacher de Lapouge