La neige écarlate - Bruno Fiard - E-Book

La neige écarlate E-Book

Bruno Fiard

0,0

Beschreibung

Dans un sombre thriller, La neige écarlate - Chroniques de l’indicible se révèle être le témoin d’une descente aux enfers pour un policier dont les méthodes aussi troubles que violentes reflètent son passé. La Lozère est plongée dans un cauchemar macabre, avec une série de meurtres odieux et inexpliqués qui la catapulte plus de deux siècles en arrière, dans les heures les plus sinistres de l’histoire du Gévaudan. Le commissaire Branko Kuzman est contraint de suivre les traces de la Bête, se lançant ainsi dans une traque effroyable à la recherche d’un tueur à la fois cruel et machiavélique. Dans une atmosphère oppressante, chaque pas qu’il fait vers la vérité le rapproche un peu plus du danger mortel qui rôde dans l’ombre.


À PROPOS DE L'AUTEUR 


Fervent amateur de romans policiers, Bruno Fiard a finalement décidé d’écrire le type d’histoire qu’il aime lire. Il a ainsi créé un univers dramatique captivant, qu’il espère voir se développer dans de futures intrigues, au fil des enquêtes d’un commissaire indifférent aux règles établies.

Sie lesen das E-Book in den Legimi-Apps auf:

Android
iOS
von Legimi
zertifizierten E-Readern
Kindle™-E-Readern
(für ausgewählte Pakete)

Seitenzahl: 379

Veröffentlichungsjahr: 2023

Das E-Book (TTS) können Sie hören im Abo „Legimi Premium” in Legimi-Apps auf:

Android
iOS
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Bruno Fiard

La neige écarlate

Chroniques de l’indicible

Roman

© Lys Bleu Éditions – Bruno Fiard

ISBN : 979-10-377-9845-9

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122- 5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122- 4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335- 2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Chapitre I

La fuite

Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, et le plus petit luminaire pour présider à la nuit ; il fit aussi les étoiles.

Genèse : 1, 16

Elle courait, haletante et sans but, si ce n’est échapper à ce qui la poursuivait depuis son réveil dans les bois.

Elle ne voulait plus se souvenir des jours passés, seulement survivre.

La cave humide, les heures qui devaient défiler sans qu’elle puisse les compter, la faim et la soif, tout cela ne serait que des détails à oublier si elle parvenait à échapper aux griffes d’une bête qu’elle n’aurait jamais cru exister.

Son jeune cerveau reptilien et archaïque l’avait poussée dans une course effrénée pour sa survie, ses jambes d’enfant de la ville ne lui obéissant que dans un dernier réflexe pour demeurer en vie.

Elle avait couru dans des bois si denses qu’elle n’en voyait pas l’issue, dévalé des vallons escarpés, et chaque respiration avait été une souffrance, chaque pas une petite mort, chaque chute une fin plus proche.

Ses pieds nus et gourds s’enfonçaient dans le nuage poudré d’une neige irréelle et qu’elle aurait souhaitée n’être qu’un rêve, mais qui, là, ralentissait chacune de ses foulées.

Ce n’était plus la neige de Noël, c’était une neige synonyme de terreur, un blanc opaque, froid et cruel.

Jusque-là, elle n’avait connu que les cauchemars d’une enfant aimée et choyée dont elle émergeait toujours, le cœur battant.

Cette nuit-là et celles qui avaient précédé, elle avait basculé dans un monde d’une réalité crue et sordide.

Les cauchemars pouvaient être vrais et sans retour, ils pouvaient précéder une mort certaine qu’elle devinait déjà.

Ses pensées furtives et douloureuses allaient à ses parents, à Émilie, sa petite sœur, et elle espérait encore se réveiller une seconde fois, mais cette fois dans la douceur de ses draps. Elle voulait vivre encore un dimanche, revoir ses copines, et, c’est promis, elle réviserait ses cours, elle aurait de bonnes notes et son père et sa mère seraient fiers d’elle. Mais cette neige était tellement froide, les grognements dans son dos tellement inhumains, tellement bestiaux.

Devant elle, à peine visible, une lueur dans une pale trouée entre les arbres, et en contrebas, un village, mais qui lui semblait encore si loin, si petit et endormi.

Elle déboucha dans un nouveau vallon, devina plus qu’elle ne vit des bâtisses et peut-être ce qui lui sembla être une église.

Elle aurait voulu crier, appeler à l’aide, qu’on la voie, qu’on la sauve, mais aucun son ne sortit de sa gorge étranglée par la peur.

Elle tomba tête la première, souffle coupé, essaya de se relever maladroitement, mais la masse qui s’abattit sur elle était trop pesante, trop puissante, si inhumaine.

Elle ne reverrait personne, la clarté lunaire sembla éclater en une myriade de points lumineux.

C’était donc ça, mourir ? Avait-on le droit de mourir sans avoir encore vécu ? Avait-on le droit de mourir à son âge sans un adulte pour lui tenir la main ?

Chapitre II

Les Limbes

Tout d’abord, il entend des voix et un immense vagissement, les âmes des enfants qui pleurent, de ces petits êtres qui ne connurent pas la douceur de vivre, et qu’un jour de malheur arracha, au seuil même de l’existence, du sein de leur mère pour les plonger dans la nuit précoce du tombeau.

Virgile

3 février, 7 heures

Saint-Étienne-de-Lugdarès ne se réveillait pas vraiment aux premiers rais du soleil, pas plus à 7 heures qu’à 10 heures ou à midi. Village fantomatique et triste aux allures de ville abandonnée du Grand Nord américain, il avait vu sa population fondre depuis des siècles comme nombre d’autres localités de l’Ardèche et de la Lozère limitrophe.

Son peu de notoriété nationale, ce bourg, reculé et déserté, le devait à Henri Charrière, l’ancien bagnard, auteur de « Papillon », et à la place qu’il occupa dans la chronologie d’un des plus mystérieux faits historiques qu’ait connus la France.

Aujourd’hui, il connaîtrait une nouvelle célébrité, mais pas de celle que l’on souhaite, seulement de celles qui, des années plus tard, font trembler les amateurs de frissons.

Prévenu dans la nuit, l’esprit déjà en alerte, Branko Kuzman ne savait rien de tout ça, il était monté de Montpellier d’une traite, flairant une enquête inédite. Il avait avalé les kilomètres sous une pluie battante et lourde comme un cheval mort, laissant des conducteurs hébétés dans le sillage de son monstre d’acier.

Il avait fini par trouver le village sans l’aide de son GPS, au bout de la D19, en bifurquant au Luc, avant d’arriver à Langogne.

Il gara sans difficulté le Dodge et extrait son quintal avec l’aisance d’un grizzli sortant d’une hibernation prolongée.

Ses poumons avides d’oxygène s’emplirent aussitôt jusqu’au dernier alvéole d’un air froid, sec et sain, il se plut déjà dans cette région que désertaient des ruraux devenus trop citadins.

Lui avait le sentiment de retrouver une jeunesse tôt enfuie dans les horreurs d’une guerre qui n’était plus tout à fait sienne.

Il prit un instant pour profiter de ce moment inédit pour lui : ce paysage presque féerique de crèche le remplissait de nostalgie, et le vague bruit lointain d’une équipe de la gendarmerie de Mende déjà à l’œuvre lui rappela ce pour quoi il était là. Le contraste était saisissant et remuait la fibre rurale et paysanne du serbe.

Le corps de la gamine avait été trouvé la veille au milieu de la nuit, et pourtant, personne aux fenêtres, pas un clampin pour s’inquiéter des rubalises et de la demi-douzaine de voitures de police sur le parking de l’église Saint-Étienne, monument sinistre, tout de pierres volcaniques, qui semblait garder le sommeil de ses ouailles et administrés peu sensibles aux allées et venues de la gendarmerie.

« Ça viendra », pensa-t-il intérieurement. La curiosité malsaine est inhérente à l’humain, qu’un seul ouvre ses volets sur la scène de crime, et les autres suivront. Mais combien étaient-ils encore à vivre ici ? Y avait-il seulement quelqu’un à réveiller ? Quels témoins pourraient-ils trouver dans un bled où la convivialité semblait, tout au moins, se résumer à claquer ses volets au nez des étrangers et des voisins ?

Peut-être que la rudesse des gens et des paysages était artificielle, peut-être que son avis changerait au contact des autochtones, si tant est qu’il y en ait.

Les mains engoncées dans son blouson de toile denim bien trop léger, les pieds frigorifiés dans des Stan Smith sans âge à la blancheur passée, il s’avança vers un jeune, grand et boutonneux gendarme à peine sorti de l’adolescence qui semblait veiller avec tout le sérieux possible sur les lieux. Celui-ci dressa sa main pour le faire reculer, mais changea d’expression à la vue de la carte bleu-blanc-rouge, et improvisa un salut plutôt comique que Kuz accueillit, d’un sourire plus complice que moqueur.

Il avait toujours une certaine sympathie pour les gendarmes, ils étaient indispensables à ses enquêtes et se montraient toujours motivés et pleins d’une volonté de bien faire qui plaisait à Branko, loin de certains flics parisiens à la morgue insupportable et qu’il avait appris à détester.

Il s’approcha du parapet en pierre et regarda en contrebas au fond du vallon : les autres fonctionnaires de police s’activaient autour d’une toile blanche, tendue pour masquer la scène de crime, un pont de fortune avait été installé, enjambant le Masméjean qui charriait ses eaux vives et oxygénées au pied des collines enneigées.

Il lui fallut quelques minutes pour rejoindre le premier sentier goudronné, parallèle à la rivière, franchir ladite rivière qu’un autre chemin en terre suivait de nouveau.

Il maudit encore plus sa tenue de flic des villes en s’enfonçant de trente bons centimètres dans la neige floconneuse, mais les mines sévères et abattues qui l’attendaient lui firent oublier ses chaussettes humides et froides.

Carte tricolore, salut réglementaire et présentation rapide de nouveau et il découvrit un spectacle qui le laissa sans voix.

Il y avait là une enfant nue, aussi blanche que la neige, lovée sur elle-même, la tête réalisant un angle improbable avec le reste du corps, une nappe de neige rouge semblant vaporisée autour d’elle.

Elle était venue mourir là, et la brutalité de cette scène sinistre le disputait à la douceur des lieux.

L’espace d’un instant, Kuzman eut honte de trouver là une esthétique picturale que le hasard, seul, avait du mal à expliquer dans un tel environnement.

Derrière lui, le son strident d’une crécelle le sortit de sa torpeur.

C’était une jeune femme brune et rondouillarde, affublée de ses galons et pas aussi haute que trois pommes les unes sur les autres.

— Major Martinez, caserne Pradeilles, Mende.
— Commissaire Kuzman, S.R.P.J. de Montpellier, vous pouvez me faire un petit topo ?
— Pas grand-chose de plus que ce que vous voyez : on a été prévenu vers minuit par un gars qui promenait son chien. La lune éclairait suffisamment pour qu’il puisse voir le corps sur la neige depuis le parapet, on a tout bouclé, préservé la scène de crime, et voilà, une pauvre petite presque décapitée…
— Pas décapitée…
— Pardon ?
— Elle a été mordue au cou…
— Cette blague ! Mais ce n’est pas possible…
— Regardez un peu mieux la blessure, ce n’est pas une coupe rectiligne, c’est une découpe triangulaire, comme avec un emporte-pièce… Comme une part de pizza si vous préférez… On devine même l’empreinte des crocs…

La jeune femme avait blanchi sous son képi trop grand…

— Vous connaissez la région et son histoire ? Vous savez ce que les gens d’ici ont vécu ?
— Pas vraiment, je suis francophone, mais pas encore complètement intégré, dit-il avec une pointe d’ironie pas vraiment cachée…
— Nous sommes à la limite de l’Ardèche et de la Lozère, pratiquement à l’endroit où fut découverte la première victime supposée de la bête du Gévaudan… En fait, elle a été retrouvée aux Hubacs, à quelques centaines de mètres, un peu au sud de Saint-Étienne-de-Lugdarès, là où nous nous trouvons. Alors, imaginez un instant si un gros chien, un loup ou tout ce que vous voulez recommence à étriper de pauvres gamines dans la région…

Kuzman resta interloqué, il ne connaissait pas encore bien l’histoire de son pays d’adoption et, pour lui, cette histoire de Gévaudan avait jusqu’à présent revêtu autant de crédibilité que la créature du Loch Ness, c’est dire comme il s’en fichait totalement. Jusqu’à présent.

Il allait devoir demander à sa jeune adjointe, Anna Slovitch, de le rencarder un peu plus sur un épisode de l’histoire de France qu’il n’avait jamais soupçonné d’être authentique.

Il devina d’ailleurs son arrivée à sa manière de claquer sa portière. Débarquée à 27 ans dans l’équipe, ses formes généreuses, sa blondeur avaient vite fait frémir toute la petite bande, mais chacun avait su rester à sa place, tout au moins, pour ce qu’en savait Kuzman.

Elle s’approcha, écartant machinalement une mèche de ses longs cheveux pour laisser paraître ses yeux couleur de fjord islandais.

Kuz n’y aurait pas été insensible en d’autres temps, mais son esprit était déjà tout entier à son enquête et à ses premières impressions.

Il ne manquait que le « petit » Castar, Antoine Castar, 33 ans, culminant à 1,56 mètre, mais d’une compétence et d’un sérieux qui forçaient l’admiration de tous.

Il ne savait pas grand-chose de lui, mais il l’appréciait et, dans le domaine de la discrétion, il aurait pu lui-même lui en remontrer.

En les attendant, Kuzman avait déjà mitraillé la scène avec son smartphone, Martinez sur ses talons, toujours aussi visiblement vexée par les propos de Branko.

— Il me faudra voir le premier témoin, et, si vous voulez bien, barrer l’accès au village. Autant éviter, et vous serez d’accord avec moi, de faire trop de bruit autour de ce qui s’est passé, les gens sauront bien assez tôt, en attendant, essayons de travailler un peu au calme. Ah, et si vous ne l’avez pas encore fait, lancez une recherche des personnes disparues dans la région…
— C’est fait, mais je crains que l’information ne diffuse très vite dans la matinée quoiqu’on fasse…
— Possible, oui, mais autant vous occuper un peu.

Elle se rembrunit et s’éloigna rapidement, tandis que Kuz se mordait les lèvres, il n’avait pas voulu être aussi sec, et la jeune femme, malgré un aspect comique indéniable, avait un désir de bien faire évident.

Il sera toujours temps de rétablir un contact plus amical, pour l’instant, il devait briefer Anna qui patientait, les mains dans les poches de la doudoune qu’elle n’avait pas oublié de prendre avec elle.

Chapitre 3

Anna

La nature fait les hommes semblables, la vie les rend différents.

Confucius

Pour elle, et toute l’équipe, « Kuz » était une figure totémique, une sorte d’image iconique de chef intouchable, tout d’autorité virile. Derrière son plus que quintal et sa voix de stentor, l’homme était tout sauf brutal si l’on respectait la loi. Pour ceux qui l’enfreignaient, c’était une autre paire de manches, il bougeait avec une facilité et une rapidité qui détonnaient avec son apparente maladresse. Elle l’avait toujours connu célibataire et ne s’était jamais offusquée de son regard en biais quand, parfois, sa poitrine semblait vouloir s’évader de son corsage trop serré. Elle y voyait l’œil d’un esthète qui, jamais, n’était allé plus loin, et si, parfois, elle se disait qu’avec quelques années de moins, il ne lui aurait pas déplu, elle restait attachée à ne pas mélanger vie privée et vie professionnelle. Et, à vrai dire, elle avait en horreur les féministes mâlophobes pour qui tout homme devait se réduire à une carpette, sauf lorsqu’il s’agissait de leur tenir la porte et de payer l’addition au restaurant. Elle n’était pas comme ça et elle ne le serait jamais, sa place, elle se l’était faite toute seule, sans pleurs, sans jérémiades, et sans le soutien de papa et maman.

Ses origines à lui étaient un secret savamment gardé. Lors d’une conversation animée, elle avait vu ses yeux s’allumer d’une lueur de sauvagerie barbare à l’évocation du conflit serbo-croate ; elle avait deviné son implication côté serbe, les racines chrétiennes familiales et l’humiliation imposée à son peuple. Une autre fois, elle avait revu ce regard, alors qu’un jour d’interrogatoire, un suspect, gros pédophile notoire, arrogant et baveux, refusait de lâcher le morceau, soutenu qu’il était par un avocat tout aussi puant et malsain. D’un seul bras, d’une seule poigne, Branko avait soulevé la limace baveuse au-dessus du bureau et lui avait fait accomplir un arc de cercle parfait jusqu’à s’abattre dans un craquement sec sur le carrelage crasseux. Kuz avait levé le poing et s’apprêtait de toute évidence à le finir, tandis que le gars expirait des bulles de sang, les yeux révulsés, la pisse au froc. Anna avait dû s’interposer, et elle avait vu le feu brûler dans les prunelles de Branko. Elle était la seule à avoir suffisamment de respect et d’affection de la part du boss pour pouvoir s’interposer. Les côtes explosées, le nez fracturé, le pervers avait dénoncé dans la minute tout son réseau devant un avocat, pétrifié de trouille et bredouillant, qui ne songea pas à porter plainte.

Quelques jours après, le réseau complet était démantelé et les pervers poursuivis.

Elle, l’ancienne étudiante maoïste et bien-pensante, avait changé radicalement au contact quotidien du patron, elle avait appris à respecter un passé qu’elle devinait chaotique et complexe, et avait compris toute l’amertume et même la haine qu’il gardait encore en lui, des années après le conflit des Balkans.

Elle était entrée dans la police en pensant y combattre un esprit brutal et réactionnaire, elle y avait trouvé une famille professionnelle et un esprit d’équipe qui lui avaient fait réviser ses jugements à l’emporte-pièce. Au contact de la réalité du terrain, son esprit de tolérance aveugle s’était dissous dans l’océan de la brutalité.

Petit à petit, elle s’était ouverte à une vision plus nuancée des évènements et du bonhomme qu’il n’avait jamais cherché à lui imposer.

Et elle se dit qu’elle ignorait même son âge… La cinquantaine entamée largement, sans aucun doute.

Ses pensées du moment s’évaporèrent à la vue du spectacle morbide et pénible qui s’offrait à elle. Tout comme Castar qui arrivait sur ses talons, elle marqua un temps d’arrêt et de silence.

Kuzman leur fit ses premières observations qu’ils accueillirent timidement, presque cérémonieusement, et, sans un mot de trop, les laissa et s’éloigna à travers champs vers le haut du vallon.

Anna savait déjà ce qui le préoccupait : trouver des empreintes valables avant l’arrivée de la médecine légale et des experts et avant, surtout, qu’elles ne disparaissent au gré d’une saison capricieuse dans cette région sauvage.

Tout comme Antoine, elle ne pouvait détacher son regard de la silhouette massive du patron qui, en petites foulées, le regard vissé au sol remontait vers les premiers sapins.

Il était déjà en chasse, et déjà prêt à en découdre avec le ou les coupables quoiqu’il en coûte.

C’était sa nature profonde et personne ne souhaitait ou n’osait le changer.

Elle et Castar allaient devoir, une nouvelle fois, s’accommoder de son caractère, de ses colères, mais surtout, de son sens unique de la morale et de la justice.

En fait, elle n’aurait pas souhaité quelqu’un d’autre pour la diriger.

Quant à l’avis de Castar sur son patron, elle aurait eu bien du mal à le deviner tant il paraissait toujours perdu dans ses pensées, loin de tout. Elle appréciait plutôt de travailler avec quelqu’un d’aussi posé et calme, mais elle aurait aimé partager un peu plus ses impressions. Après tout, ils formaient un binôme et ils auraient dû se connaître un peu plus.

Chapitre 4

Canis Lupus

Une bête féroce, inconnue dans nos climats, y paraît tout à coup, comme par miracle, sans qu’on sache d’où elle peut venir.

Monseigneur de Choiseul-Beaupré, évêque de Mende. 31 décembre 1764

Branko ne s’était pas trompé : si les empreintes légères, fragiles, presque graciles de la jeune enfant s’estompaient rapidement avec les maigres flocons qui continuaient à saupoudrer la scène, d’autres, plus profondes, plus nettes, ne pouvaient l’induire en erreur.

Il continua sa marche vers les arbres, sentant monter l’adrénaline par vagues incandescentes successives, un sentiment qu’il n’avait pas connu depuis la guerre, celui du chasseur qui débusque la proie, une émotion qu’il adorait autrefois.

Ce n’était pas qu’un simple meurtrier qu’il cherchait… C’était à la fois bien plus et bien pire, une perspective inattendue s’ouvrait à lui.

Il avait déjà presque vu ça autrefois dans son autre vie, il avait déjà pisté et chassé presque ça dans les bois touffus du mont Jastrebac au sud-est de Belgrade, mais ÇA, c’était malheureusement bien différent… En taille et en poids. Considérablement différent. Des empreintes deux fois plus larges, deux fois plus profondes.

Il émit pour lui un sifflement admiratif et souffla longuement, s’imprégnant de la moindre odeur, du moindre détail qui pourrait le mettre sur une piste ou au moins un indice. Quelque chose d’inédit se précisait et cela commençait à imprégner son inconscient d’un intérêt nouveau.

Il savait d’ores et déjà que toutes les autres enquêtes qu’il avait bouclées par le passé seraient des divertissements à côté de ce qui se préparait pour lui et son équipe.

Les traces finirent par disparaître cent mètres plus loin, sous les arbres et le vent et la neige ne tarderaient pas à effacer celles qu’il avait suivies.

Il se décida finalement à redescendre à grandes enjambées, avalant toujours goulûment cet air pur et tonifiant, mais son cœur battait bien plus vite qu’à l’aller, l’oxygène emplissait le moindre alvéole pulmonaire, il se sentait plus vivant que jamais, il renaissait.

Il fonça, bille en tête, vers Martinez :

— Il faut prévenir la population : pas de randonnées, pas même de sorties et les gamins à la maison. Je ne veux pas un clampin dans les bois et encore moins des gosses hors de chez eux.
— Ne me dites pas que…
— Si, je vous le dis, il y a un canidé qui a pris ses quartiers d’hiver chez vous, et ce n’est pas vraiment un caniche.

Il lui tendit son smartphone allumé sur une photo, et ce qu’elle montrait était on ne peut plus clair : une énorme empreinte, bien plus grosse que celle d’un chien domestique habituel.

Martinez recula de trois pas, prit un temps pour réaliser puis fonça vers sa voiture, téléphone en main.

Anna et Antoine s’approchèrent :

— C’est si grave ?
— On est face à deux options : soit on a le prédateur opportuniste ultime dans la nature, soit un gars l’imite vachement bien… Antoine, rencarde-toi sur tous ceux qui dans le coin sont liés de près ou de loin aux loups…
— Ça risque de faire du monde, mais pas de problème, ainsi va la vie…
— M’en fous, je veux tous les noms rapidement. Anna, trouve-moi un spécialiste des empreintes animales et qu’il se radine illico, promets-lui une nuit torride s’il le faut !
— Patron…
— C’était une boutade, tu peux lui promettre une semaine entière si tu veux… Et, à propos…
— Oui ?
— Hum, pourrais-tu m’excuser auprès de Martinez, j’ai été un peu trop sec avec elle, elle a l’air de faire du bon boulot, et je ne veux pas partir sur une mauvaise impression.

Comme elle esquissait un sourire, il se renfrogna.

— Non, ce n’est pas de la drague, j’essaye d’être plus aimable.

Elle reconnut intérieurement qu’en quelques années et peut-être à son contact, il avait évolué vers plus de courtoisie, même si ça paraissait presque toujours très maladroit et déplacé.

Ils remontèrent vers le parking, et, presque en face, Branko nota la présence d’une fontaine, dans un piètre état, bricolée avec une grosse sangle qui semblait tenir l’ensemble à peu près en place, et surmontée d’une sculpture qui, sans doute possible, représentait la fameuse Bête.

Anna devina ses pensées :

— C’est en hommage à Jeanne Boulet, première victime de la Bête en 1764… Elle était des Hubacs, à côté, sur la même paroisse. À l’époque, cette région s’appelait le Vivarais. Et vous allez constater que la région tout entière vit encore au rythme de la Bête. Soyez le bienvenu en pays gabale…
— C’est à peu près ce que m’a dit Martinez, il va falloir que je me cultive un peu, tu as l’air d’en savoir pas mal, n’hésite pas à me renseigner quand tu me verras trop largué.
— Pas de souci…
— Qu’est-ce que vous avez, vous, les jeunes, avec cette expression « Pas de souci… » ? On ne peut pas prendre un café sans que la serveuse ne te dise pas de souci…

Elle ria de bon cœur, malgré le souvenir des images odieuses.

— Et c’est quoi cette histoire de cabale ?
— Gabale ! L’ancien nom des habitants du Gévaudan, une tribu de gaulois… Du temps d’Astérix…

Un gros homme vêtu d’une combinaison blanche et deux de ses collègues pareillement accoutrés s’approchèrent.

Le premier, 60 ans, bedaine en avant, cheveux teints plus que la morale ne l’autorise se présenta, un rictus malsain au coin des lèvres.

— Legradez, médecine légale, alors, elle est où la barbaque ?

Tout en lui puait la prétention et le mépris.

Anna posa une main apaisante sur le bras de Branko dont elle sentit la nervosité renaître.

D’un signe du menton, elle montra le parapet.

— On ne va pas s’entendre, lâcha Kuzman, mais alors, pas du tout…
— Essayez de vous tenir, patron, on a du pain sur la planche. Si vous commencez à taper sur les enquêteurs, on n’ira pas bien loin. Avec tout le respect amical que je vous dois, évitez de vous faire trop remarquer…
— Promis, je vais essayer.
— C’est un bon début.

Chapitre 5

Souvenirs assassins

Le loup peut changer de poil, cela ne l’empêchera pas de rester un loup.

Proverbe serbe

Kuzman traversa Langogne, à la recherche d’une chambre à louer, s’arrêtant un instant dans une boutique de randonnée pour acheter des vêtements plus chauds, une parka, des bottes. On lui conseilla un hôtel résidence au bord du lac de Naussac. L’idée lui plut, hors de question de dormir entre les quatre murs de la caserne de Mende, il lui fallait le grand air de l’alpiniste et la solitude du coureur de fond. Il allait s’établir à l’écart, dans le calme de sa tanière du moment, loin des importuns et même des autres.

La résidence datait des années soixante-dix et faisait son âge, mais elle était située idéalement sur la plage, l’accueil agréable, et, à cette époque de l’année, les gérants furent presque étonnés de louer aussi facilement, mais ne lui posèrent aucune question. Il n’y aurait pas répondu de toute façon.

La quiétude, la tranquillité qui semblait s’élever de cette étendue lisse comme un miroir le captivèrent quelques secondes, et il rêva de s’installer peut-être là un jour, loin de tout.

L’appartement, grand comme une chambre d’hôtel, était plutôt bien agencé, avec un coin repas, une salle de bains et une baie vitrée qui donnait sur le lac.

Il posa son portable et son téléphone sur le bureau rudimentaire, démarra les applications de sécurisation des données que lui avaient fournies les services informatiques et se connecta au Wi-Fi qui, miracle, fonctionna sans problème.

Il constata que ses mains tremblaient de nouveau… Atavisme familial, dépression, bipolarité, spasmophilie, peu importe le terme qu’il aurait pu associer à son mal-être, pour lui, c’était une détresse profonde et permanente qui l’avait accompagné toute sa vie et qu’il continuait à cacher à tous. Si seulement, il n’avait eu que ça à cacher, cela aurait été un moindre mal, mais il y avait tout le reste…

Branko n’était pas son prénom, pas plus que Kuzman n’était son nom de naissance. Il avait eu tant d’identités différentes pour pouvoir quitter son pays en 1995, alors que les officiers serbes étaient tous pourchassés et traduits, les uns après les autres, devant la Cour internationale de justice de La Haye.

Lui, le bras armé, l’homme plus connu sous le surnom de « l’ombre des Balkans » avait pourtant fui avant l’offensive de l’OTAN contre son peuple, et ce n’était ni les remords, ni les regrets qui le taraudaient, mais la honte et l’humiliation d’avoir failli à son devoir, d’avoir trahi son pays.

Qu’aurait-il dû ou pu faire ? Terminer en prison comme Karadzic ou Mladic ? Se suicider en direct comme Praljak ? Cela aurait eu du panache, et peut être qu’il l’aurait mérité, mais, lui, il n’avait jamais exécuté que des criminels, jamais de femme, d’enfants ou de simples citoyens. Il ne se sentait pas coupable, simplement plus couard qu’il ne l’avait voulu lorsqu’il aurait dû se sacrifier. Pour cette seule et unique raison, il serait indéfiniment habité du besoin d’en faire toujours plus, d’oublier par le sacrifice son seul et unique acte de lâcheté. Le sang versé pour oublier la trahison passée.

Ça oui, il avait traqué des terroristes pendant des années, vivant parfois dans les bois des semaines entières, se nourrissant de racines et de gibier, dormant à même le sol, relevant les empreintes, se glissant pendant des jours à leurs côtés, peaufinant jusque dans les moindres détails son mode d’intervention, et, finalement, les assassinant par tous les moyens à sa disposition, sans état d’âme, sans la moindre hésitation.

Cela avait été l’essentiel de son travail pendant des années, faisant de lui la terreur des ennemis et ancrant sa légende dans tout le pays.

Sa tête avait été mise à prix sans que personne ne la connaisse vraiment.

Il avait survécu et il ne se le pardonnait pas.

Il quitta finalement ses habits trempés, les étendit sur des chaises devant les radiateurs, puis fila vers la salle de bains, nu comme un ver.

La douche brûlante sembla consumer ses pensées nocives, il monta encore la température jusqu’à ce que sa peau, écarlate, lui demande pitié. Un protocole de rédemption, pour tous ceux qu’il n’avait pas protégés jusqu’au bout, pour sa famille, abandonnée là-bas aux tourments d’un après-guerre odieux pour les Serbes chrétiens, pour ses amis morts à Belgrade en 1999, sous le feu de l’OTAN.

Il devait oublier tout ça, se concentrer sur l’enquête, continuer à jouer la comédie du simple citoyen yougoslave expatrié et amoureux de la France.

Il sentit tous ses sens se mettre en alerte : un simple déplacement d’air, un frémissement dans la chambre à côté… Il n’avait pas oublié ses réflexes d’années de traque, il sortit lentement de la douche, laissa couler l’eau abondamment, se dirigea, à poil, vers la fenêtre, l’ouvrit, se glissa dans le froid intense et rampa jusqu’à la baie vitrée. Rien… À part une feuille de papier de son dossier qui n’était manifestement plus à la bonne place.

Il retourna à la salle de bains, il ne tenait pas trop à se faire arrêter par des collègues pour exhibitionnisme. Il s’habilla, coinça une chaise sous la poignée de porte et sortit de son sac une caméra à déclenchement automatique qu’il posa dans le coin opposé à la porte, dans l’ombre.

Ces caméras, utilisées au départ par les amoureux de la nature ou les chasseurs, pouvaient prendre des séries de photos ou de courtes vidéos dès qu’un mouvement était détecté. Le genre de gadget qu’il trimballait partout avec lui.

Son répondeur lui signalait de nombreux messages qu’il s’attela à consulter :

Le divisionnaire, cette grande endive fade de Puyrasse, demandait déjà des nouvelles, il choisit de le faire patienter un peu, le temps d’étoffer son dossier. Et puis, personne ne lui donnait d’ordre, c’était un principe de base tout au long de sa vie. Pas question pour autant de se rebeller inutilement, mais seulement de marquer sa différence.

Dans un coin de sa tête, il n’imaginait pas Puyrasse rester longtemps à la tête de son service. Son manque de discernement, son absence totale de présence sur le terrain, tout cela laissait augurer un remplacement rapide.

Anna, elle, n’avait pas perdu son temps, elle avait appelé le Muséum d’Histoire Naturelle à Paris et obtenu le numéro du professeur Saint-Hilaire, un biologiste à la retraite, spécialiste des empreintes animalières, et il avait accepté avec un enthousiasme non feint sa mise à contribution. Le vieil homme proposa de lui-même de se rendre en Lozère dans les plus brefs délais, mais expliqua par le menu à Anna comment faire elle-même des empreintes et les couler dans l’attente de son arrivée.

Elle improvisa une solution intermédiaire qui lui semblait plus sûre en faisant intervenir dans l’après-midi l’un des rares prothésistes dentaires du coin. La région, désertifiée et en manque de professionnels médicaux, n’avait pas plus de représentants des différents métiers associés à ces professionnels. Là encore, l’artisan sembla plutôt heureux de participer à une enquête, pour laquelle il allait être dédommagé financièrement.

Plâtre et silicone étaient les matériaux de base de ce corps de métier, et couler une empreinte leur spécialité, il n’aurait aucun mal à lui sortir de beaux modèles des petons du monstre qu’il existât ou pas.

Antoine n’avait pas encore donné signe de vie, mais Branko ne s’inquiétait pas, il se doutait qu’il était sur le coup.

Il organisa une réunion avec tout le monde à 15 heures à la caserne de Mende, puis il se brancha sur Google, et lança une recherche sur la Bête du Gévaudan. Les réponses fusèrent tellement qu’il eut peur de ne pouvoir se faire une idée aussi facilement. Il essaya, pour l’instant, d’en retenir les grandes lignes : de 1764 à 1767, un « animal » supposé, avait tué un minimum de 88 personnes, essentiellement au nord de la Lozère, mais également en Ardèche (autrefois Vivarais), et dans d’autres régions limitrophes. L’histoire prit vite une dimension nationale avec les échecs successifs des différents spécialistes envoyés par Louis XV pour mettre un terme aux massacres, jusqu’à ce qu’un paysan, Jean Chastel, l’abatte d’une balle fondue dans le plomb de la Vierge Noire du Puy et bénite, selon la légende.

Branko comprit qu’il lui faudrait se plonger plus avant dans cette période en Gévaudan, car rien ne lui semblait simple, tant les enquêtes et hypothèses partaient dans tous les sens, depuis l’existence d’un simple loup, jusqu’à celle d’un tueur en série déguisé en loup en passant par un hybride de molosse et de loup ou un thylacine, espèce aujourd’hui disparue et plus communément appelée loup de Tasmanie.

À temps perdu, il se promit d’essayer de se faire sa propre opinion, mais ce qui le remua encore plus, fut l’image diamétralement opposée du loup (qu’il connaissait bien) avant le XXe siècle et maintenant.

On était passé en moins de deux siècles d’un prédateur terrifiant à un symbole vivant de liberté pour les défenseurs de la réintroduction de tout ce qui peut vous bouffer.

Les chiffres et statistiques ne mentaient pas, et il les connaissait déjà : le loup, c’était plus de 10 000 attaques comptabilisées a minima, entre le XVe et le XXe siècle, soit une part infime des vraies attaques qui ravagèrent non seulement le Gévaudan, mais aussi toutes les autres régions, jusque dans les villes et villages.

Ce qui l’étonna encore plus, c’est que, si les circonstances historiques, religieuses et sociales avaient fait de la Bête du Gévaudan la plus connue, nombre d’autres loups avaient fait bien plus de ravages : la Bête de Touraine, la « male bête » de la « Haute-Marche » et bien d’autres.

Et YouTube regorgeait de vidéos de loups approchant des villages en Italie, voire y entrant de nuit. Cela lui rappela une histoire de canidés se baladant en meute sur la nationale pas loin d’un village proche de Montpellier. Les autorités avaient évoqué des chiens-loups tchécoslovaques échappés d’un enclos à des kilomètres de là.

Il avala vite fait un sandwich au thon et fit chauffer une boîte de pâtes au micro-ondes, puis alluma un instant la télévision.

Il éteint rapidement ce flot ininterrompu d’inepties et de mensonges et se reconcentra sur son historique de recherches.

Il ajouta en favoris tous les sites qu’il trouvait sur le sujet et referma son portable.

Il devait se préparer à retrouver les autres.

Chapitre 6

4 février 14 h 00

Le smartphone d’Anna vibra dans sa poche intérieure et presque simultanément l’ordinateur de bord de la Peugeot 2 008 fit la connexion et afficha le prénom qu’Anna ne voulait pas voir s’afficher : Romuald.

Son dernier petit ami en date qu’elle ne savait pas comment éloigner.

Un jeune et brillant chirurgien orthopédiste, à ses dires au moins, mais qui l’accaparait beaucoup trop, étouffant et possessif à l’extrême, au point qu’elle ne souhaitait plus que s’en séparer.

Elle se mordit les lèvres en se reprochant sa méchanceté ; elle avait tout fait pour redémarrer une histoire quelques mois après la disparition de son seul et unique amour.

Benjamin Dompré était son alter ego : flic, sportif, beau gosse, ils avaient vécu une romance passionnée qui s’était terminée dans un drame absolu qui avait laissé tout le groupe anéanti.

Une sortie « parachutisme » qui n’aurait jamais dû avoir lieu. Ils étaient tous expérimentés, et Benjamin et Kuz encore plus.

Anna avait sauté juste après Benjamin, elle avait vu son premier parachute ne pas s’ouvrir, puis le second, et la chute interminable, tétanisante, de son petit ami.

Elle ne se souvenait que de son cri, de son cœur qui semblait s’être arrêté, de sa main qui ne voulait plus actionner le parachute.

C’est Kuzman qui l’avait rejointe, ceinturée, puis avait ouvert de force son dorsal.

Elle n’avait jamais su si elle devait l’en remercier ou le détester pour cet exploit improbable.

Elle avait échappé par miracle à la vision du corps désarticulé au sol, et c’est Antoine qui, cette fois-ci, l’avait maintenue, par la force, loin de la zone d’impact.

Là encore, elle avait du mal à savoir si cela l’avait finalement préservée tant que cela.

Prostrée pendant six mois, soutenue par toute l’équipe, elle avait fini par reprendre pied petit à petit dans une vie sociale et active, mais le vide était toujours là, et elle s’était jetée à corps perdu dans une relation avec ce médecin, croyant que l’amour naîtrait dans le temps, mais l’attitude agaçante, les réflexions, son omniprésence avaient eu raison de sa patience.

En même temps, elle se rendait compte qu’elle fuyait la différence intellectuelle, voire sociale qui existait entre eux. Elle se sentait larguée devant ses diplômes, sa culture générale, son omniscience qui la renvoyaient à son statut de fliquette en mal d’aventures.

Elle en était là de ses pensées lorsque survint le choc.

Par l’avant droit, violent, instantané, comme un uppercut au foie.

Airbag qui assomme, ceinture qui scie la poitrine, sensation de ne plus exister, la voiture qui percute le parapet sur la gauche, la respiration qui ne vient plus, puis, un sursaut, comme une renaissance.

Le bruit dehors d’un moteur qui revient, la certitude d’une attaque volontaire, pas d’un accident, nouvelle percussion, moins forte, et soudain, la lumière fuse dans le cerveau encore léthargique : « Il me pousse vers le ravin ! »

De son bras droit encore mobile, Anna attrape son sac sur le siège passager et plonge la main à la recherche du Sig Sauer SP 2022, puis tire deux coups au-dessus du capot, bruit métallique, elle relève le canon, un autre coup, bruit de verre brisé, freinage sec, pneus qui crissent et marche arrière désespérée de l’agresseur, elle tire de nouveau deux balles.

Sa main gauche arrive à la hauteur de la manette de recul du fauteuil, elle gagne dix bons centimètres en arrière, trouve l’autre réglage de hauteur du fauteuil, le descend au maximum, libère la ceinture, se tracte sur le siège passager, au moment où une ombre apparaît devant le capot.

Elle tend de nouveau son arme devant un paysan terrifié et comprend que l’autre a décampé. Encore un effort pour ouvrir la portière et se laisser tomber sur le bitume.

Pas rancunier, le paysan l’aide à se relever.

— Qu’est-ce que vous avez vu ?
— Ben, seulement un gros 4x4 qui partait, mais vu l’état de votre voiture, j’en déduis qu’il vous a défoncée, enfin, euh, la voiture, hein, pas vous…
— Oui, merci, j’avais compris, vous avez vu la plaque ou le conducteur ?
— Il n’avait pas de plaque, j’ai seulement vu la marque du 4x4 : Toyota.
— Ouais, bon, merci en tout cas, la police va vous contacter pour témoigner, il me faut vos coordonnées.
— Ah, mais euh, je ne veux pas d’ennuis, moi.
— Vous en aurez si vous ne coopérez pas, c’est clair ?
— Ah, oui, oui…

Elle composa le numéro de Branko :

— Vous ne devinerez jamais, boss…
— Accouche…
— On vient de tenter de me balancer, moi et mon innocente 2008, dans un ravin. Acte de toute évidence prémédité, le gars est revenu à la charge, je n’ai pu que farcir aux pruneaux son Toy, sinon, j’y restais.
— Merde, je vais t’envoyer des secours, ils te rapatrieront sur l’hôpital le plus proche.
— Non, patron, non, je vais bien, à peine un peu sonnée, je ne serai pas là pour 15 heures.
— T’occupe, c’est moi qui viens te chercher et on fera attendre tout le monde pour le débriefing, ils comprendront, c’est un minimum. Tu as une description du chauffeur, ou une plaque ?
— Non, rien de rien… Attendez, j’avais oublié ma dashcam ! Je ne pense jamais à la débrancher, si elle n’est pas pulvérisée, j’ai peut-être quelque chose.
— OK, j’arrive.

Anna replongea dans la voiture devant le témoin éberlué, et ressortit avec un cri de victoire, sa caméra en main.

L’écran s’alluma et elle put revenir en arrière jusqu’à la scène du choc.

Par bonheur, le premier impact avait tourné la caméra vers le véhicule de l’agresseur : on voyait le Toyota, sans plaques, et on devinait un gars en t-shirt, un tatouage sur l’avant-bras… Mais une cagoule militaire sur la tête…

Kuz arriva sur les chapeaux de roues.

Il s’inquiéta pour elle, mais elle le rassura le mieux qu’elle put et lui fit visionner les images.

Elle nota le changement d’expression de Branko à la vue du tatouage qu’elle avait d’abord pris pour une sorte de triangle inversé surmonté de deux points, la fonction zoom altérant la HD.

— Patron, qu’est-ce qui se passe ? Ce tatouage, c’est quoi, un signe sataniste, un truc comme ça ?
— C’est un peu tôt pour le dire…
— Mais quoi ? Qu’est-ce que c’est ?
— Ce n’est pas une figure géométrique…

Elle se reconcentra sur l’écran.

— Zut, je ne vois pas.
— C’est une tête de loup…
— C’est quoi ce délire ?
— Pas de souci, ma belle, tu es vivante dit-il avec un sourire moqueur… C’est l’essentiel. On va foncer à Mende, tu essaieras d’envoyer les images sur le trajet à Montpellier pour qu’ils améliorent la qualité, on verra si on peut en tirer quelque chose. Et, maintenant, pose-toi la bonne question : qui savait que tu te rendais à Mende ? Qui savait que je m’étais installé à Langogne dès hier ?
— Des problèmes à Langogne ?
— Pas encore, mais je suspecte une visite à l’improviste de ma chambre…
— Patron, les seuls au courant, c’est nous trois, et les gendarmes de Mende…
— Et Puyrasse…
— Il ne sait rien pour l’instant, et c’est notre supérieur à tous…
— Ne jamais éliminer un suspect potentiel, c’est la règle de base.
— Parce que nous, moi et Castar, vous nous suspecteriez ?
— Non, bien sûr, mais je ne vous élimine pas rigola-t-il. Allez, on fonce.

Le Dodge Charger traça vers Mende, avec une Anna cramponnée à son portable, envoyant des SMS à tout le monde pour décaler l’heure de la réunion.

Elle s’était rarement sentie aussi vivante, elle échappait à la mort, elle revivait et elle allait se battre jusqu’au bout.

Sur le trajet, elle vit la stratégie de Kuzman se mettre en place.

— Après la réunion, tu annonceras à Martinez sous le sceau du secret que je me rendrai cette nuit sur les lieux du crime pour inspecter la zone le soir…
— Dans quel but ?
— S’il se passe quelque chose cette nuit, on pourra commencer à suspecter quelqu’un.
— Vous la croyez impliquée ?
— Je n’en sais rien, mais on va monter ce genre de coups fourrés avec tous les autres, hormis toi et Antoine évidemment.
— Trop flattée, je vais rougir…

Chapitre 7

Pas Canis pas Lupus

4 février 17 h 00

Ils arrivèrent avec moins de retard que prévu à Mende.

Branko devina à l’approche de la gendarmerie qu’un comité d’accueil était là pour eux : une vingtaine de personnes de tous âges s’égosillant devant le portail et 3 gendarmes qui faisaient semblant de ne pas les voir.

L’instinct de Branko lui dictait déjà que ces gens n’étaient là que pour eux.

Il se gara le plus loin possible et ordonna à Anna de s’enfermer dans la voiture.

Si ces gars s’approchaient de lui, alors qu’ils se tenaient à plus de 100 mètres, c’est qu’il était la cible et qu’ils avaient sa description.

Et ça ne manqua pas : à peine sorti de la voiture, un grand diable et un costaud plus bas sur pattes foncèrent dans sa direction, tandis que le reste de la troupe regardait de loin.

Ils n’étaient pas là par hasard, mais ils n’étaient pas assez malins pour éviter de montrer que Kuzman et Anna étaient leurs cibles prioritaires.

Le premier, l’asperge longiligne, fut arrêté dans son élan par un coup de pied foudroyant en pleine rotule qui, dans un claquement de sarment brisé, laissa sa jambe dans un angle improbable.

Tandis que double mètre chialait au sol, l’autre fonçait comme un sanglier furibard, tête la première, laquelle tête reçut un superbe crochet du gauche à la tempe qui l’envoya, sonné, rejoindre son complice sur le trottoir.

Tel un vol d’étourneaux, les autres se dissipèrent sans plus un cri dans les ruelles de Mende, mais Kuz les enregistrait tous un par un dans un coin de son cerveau.

Des amateurs de la baston, pas des professionnels du cassage de gueule. Quelqu’un les avait payés pour animer cette fin d’après-midi, pas pour aller plus loin.

Les caméras de surveillance allaient être d’une aide précieuse, chacun devrait répondre de sa présence devant la caserne.

Les gendarmes en poste devant la grille vinrent, soupçonneux, à la rencontre de Kuzman, main sur le flingue.