Aurore - Friedrich Nietzsche - E-Book

Aurore E-Book

Friedrich Nietzsche

0,0
1,49 €

oder
-100%
Sammeln Sie Punkte in unserem Gutscheinprogramm und kaufen Sie E-Books und Hörbücher mit bis zu 100% Rabatt.
Mehr erfahren.
Beschreibung

« Avec ce livre commence ma campagne contre la morale. Non que l’on y sente le moins du monde l’odeur de la poudre ; on lui trouvera de tout autres senteurs, bien plus agréables, pour peu que l’on ait quelque délicatesse de flair. Pas de fracas d’artillerie, pas même de feu de tirailleurs : si l’effet de ce livre est négatif, ses procédés ne le sont en aucune façon, et de ces procédés l’effet se dégage comme un résultat logique, mais non avec la logique brutale d’un coup de canon.  On sort de la lecture de ce livre avec une défiance ombrageuse à l’endroit de tout ce qu’on honorait et même adorait jusqu’à présent sous le nom de morale ; et pourtant on ne trouve dans tout le livre ni une négation, ni une attaque, ni une méchanceté ; bien au contraire, il s’étend au soleil, lisse et heureux, telle une bête marine qui prend un bain de soleil parmi les récifs Aussi bien étais-je moi-même cette bête marine : presque chaque phrase de ce livre a été pensée et comme capturée dans les mille recoins de ce chaos de rochers près de Gênes, où je vivais tout seul, en une familière intimité avec la mer… » Friedrich Nietzsche.

Das E-Book können Sie in Legimi-Apps oder einer beliebigen App lesen, die das folgende Format unterstützen:

EPUB
Bewertungen
0,0
0
0
0
0
0
Mehr Informationen
Mehr Informationen
Legimi prüft nicht, ob Rezensionen von Nutzern stammen, die den betreffenden Titel tatsächlich gekauft oder gelesen/gehört haben. Wir entfernen aber gefälschte Rezensionen.



Aurore

Friedrich Nietzsche

Traduction parHenri Albert

Table des matières

Friedrich Nietzsche

Aurore (1881)

Avant-propos

Livre I

1. Raison ultérieure

2. Préjugé des savants

3. Toute chose a son temps

4. Contre le rêve d’une dissonance des sphères

5. Soyez reconnaissants !

6. Le prestidigitateur et son contraire

7. Changer son sentiment de l’espace

8. Transfiguration

9. Idée de la moralité des mœurs

10. Mouvement réciproque entre le sens de la moralité et le sens de la causalité

11. Morale populaire et médecine populaire

12. La conséquence comme adjuvant

13. Pour l’éducation nouvelle du genre humain

14. Signification de la folie dans l’histoire de l’humanité

15. Les plus anciens moyens de consolation

16. Premier principe de la civilisation

17. La nature bonne et mauvaise

18. La morale de la souffrance volontaire

19. Moralité et abêtissement

20. Libres agisseurs et libres penseurs

21. « Accomplissement de la loi »

22. Les œuvres et la foi

23. En quoi nous sommes le plus subtils

24. La démonstration du précepte

25. Les mœurs et la beauté

26. Les animaux et la morale

27. La valeur dans la croyance aux passions surhumaines

28. La disposition d’esprit comme argument

29. Les comédiens de la vertu et du péché

30. La cruauté raffinée en tant que vertu

31. La fierté de l’esprit

32. Le sabot d’enrayure

33. Le mépris des causes, des conséquences et des réalités

34. Les sentiments moraux et les concepts moraux

35. Les sentiments et l’origine qu’ils tirent des jugements

36. Une folie de la piété pleine d’arrièrepensées

37. Fausses conclusions que l’on tire de l’utilité

38. Les instincts transformés par les jugements moraux

39. Le préjugé de l’ « esprit pur »

40. Les investigations au sujet des usages

41. Pour déterminer la valeur de la vie contemplative

42. Origine de la vie contemplative

43. Combien de forces le penseur doit maintenant réunir en lui

44. Origine et signification

45. Un dénouement tragique de la connaissance

46. Douter que l’on doute

47. Les mots entravent notre chemin !

48. « Connaistoi toimême », c’est là toute la science

49. Le nouveau sentiment fondamental : notre nature définitivement périssable

50. La foi en l’ivresse

51. Tels que nous sommes !

52. Où sont les nouveaux médecins de l’âme ?

53. L’empiétement sur les gens consciencieux

54. Les idées sur la maladie

55. Les « chemins »

56. L’apostat de l’esprit libre

57. Autre crainte, autre certitude

58. Le christianisme et les passions

59. L’erreur comme cordial

60. Tout esprit finit par devenir réellement visible

61. Le sacrifice nécessaire

62. De l’origine des religions

63. Haine du prochain

64. Les désespérés

65. Brahmanisme et christianisme

66. Faculté de vision

67. Le prix des croyants

68. Le premier chrétien

69. Inimitable

70. À quoi sert une intelligence grossière

71. La vengeance chrétienne contre Rome

72. L’« outretombe »

73. Pour la « vérité » !

74. Arrière-pensée chrétienne

75. Ni européen ni noble

76. Mal penser c’est rendre mauvais

77. Les tortures de l’âme

78. La justice vengeresse

79. Une proposition

80. Le chrétien compatissant

81. Humanité du saint

82. L’attaque intellectuelle

83. Pauvre humanité !

84. La philologie du christianisme

85. Subtilité dans la pénurie

86. Les interprètes chrétiens du corps

87. Le miracle moral

88. Luther, le grand bienfaiteur

89. Le doute comme péché

90. Égoïsme contre égoïsme

91. La bonne foi de Dieu

92. Au lit de mort du christianisme

93. Qu’est-ce que la vérité ?

94. Remède contre le déplaisir

95. La réfutation historique est la réfutation définitive

96. In hoc signo vinces !

Livre II

97. Si l’on agit d’une façon morale

98. Les changements en morale

99. En quoi nous sommes tous déraisonnables

100. Se réveiller du rêve

101. Digne de réflexion

102. Les plus anciens jugements moraux

103. Il y a deux espèces de négateurs de la moralité

104. Nos appréciations

105. L’égoïsme apparent

106. Contre la définition du but moral

107. Notre droit à nos folies

108. Quelques thèses

109. L’empire sur soi-même, la modération et leurs derniers motifs

110. Ce qui s’oppose

111. Aux admirateurs de l’objectivité

112. Pour l’histoire naturelle du devoir et du droit

113. L’aspiration à la distinction

114. La connaissance de celui qui souffre

115. Ce que l’on appelle le « moi »

116. Le monde inconnu du « sujet »

117. En prison

118. Qu’est-ce donc que notre prochain ?

119. Vivre et inventer

120. Pour tranquilliser le sceptique

121. « Effet et cause ! »

122. Les causes finales dans la nature

123. Raison

124. Qu’est-ce que vouloir ?

125. Du « royaume de la liberté »

126. L’oubli

127. En vue d’un but

128. Le rêve et la responsabilité

129. La prétendue lutte des motifs

130. Causes finales ? volonté ?

131. Les modes morales

132. Les derniers échos du christianisme dans la morale

133. « Ne plus penser à soi »

134. En quelle mesure il faut se garder de la compassion

135. Exciter la pitié

136. Le bonheur dans la compassion

137. Pourquoi doubler le « moi »

138. Devenir plus tendre

139. Soi-disant plus haut !

140. Louanges et blâme

141. Plus beau, mais de valeur moindre

142. Sympathie

143. Malheur à nous si cette tendance se mettait à faire rage !

144. Nous abstraire de la misère des autres

145. « Non égoïste ! »

146. Regarder audelà du prochain

147. Cause de l’« altruisme »

148. Regard dans le lointain

Livre III

149. De petites actions divergentes sont nécessaires !

150. Le hasard des mariages

151. Il y a ici un nouvel idéal à inventer

152. Formule de serment

153. Un mécontent

154. Consolations dans le péril

155. Scepticisme éteint

156. Méchant par orgueil…

157. Le culte des onomatopées

158. Climat du flatteur

159. Les évocateurs des morts

160. Vaniteux, avide et peu sage

161. La beauté est conforme à l’époque

162. L’ironie des hommes actuels

163. Contre Rousseau

164. Peut-être anticipé

165. La morale qui n’ennuie pas

166. Au carrefour

167. Les hommages absolus

168. Un modèle

169. Le génie grec nous est très étranger

170. Autres perspectives du sentiment

171. L’alimentation de l’homme moderne

172. Tragédie et musique

173. Les louangeurs du travail

174. Mode morale d’une société commerçante

175. Idée fondamentale d’une culture de commerçants

176. La critique des pères

177. Apprendre la solitude

178. Ceux qui s’usent quotidiennement

179. Aussi peu d’« état » que possible !

180. Les guerres

181. Gouverner

182. La logique grossière

183. Les vieux et les jeunes

184. L’État, un produit des anarchistes

185. Mendiants

186. Gens d’affaires

187. Un avenir possible

188. Ivresse et nutrition

189. De la grande politique

190. L’ancienne culture allemande

191. Hommes meilleurs

192. Désirer des adversaires parfaits

193. Esprit et morale

194. Vanité des maîtres de morale

195. Ce que l’on appelle l’éducation classique

196. Les questions les plus personnelles de la vérité

197. L’inimitié des Allemands contre le rationalisme

198. Assigner un rang à son peuple

199. Nous sommes plus nobles

200. Supporter la pauvreté

201. Avenir de la noblesse

202. Les soins à donner à la santé

203. Contre le mauvais régime

204. Danaé et le dieu en or

205. Du peuple d’Israël

206. L’état impossible

207. Comment se comportent les Allemands visàvis de la morale

Livre IV

208. Question de conscience

209. L’utilité des théories les plus sévères

210. Ce qui est « en soi »

211. À ceux qui rêvent l’immortalité

212. En quoi l’on se connaît

213. Les hommes de la vie manquée

214. À quoi bon des égards !

215. La morale des victimes

216. Les méchants et la musique

217. L’artiste

218. Agir en artiste avec ses faiblesses !

219. La supercherie dans l’humiliation

220. La dignité et la crainte

221. Moralité du sacrifice

222. Où il faut désirer le fanatisme

223. L’œil que l’on craint

224. Ce qu’il y a d’ « édifiant » dans le malheur du prochain

225. Moyen pour être méprisé vite

226. Du rapport avec les célébrités

227. Porteurs de chaînes

228. Vengeance dans la louange

229. Fierté

230. « Utilitaire »

231. De la vertu allemande

232. D’une discussion

233. Les « consciencieux »

234. La crainte de la gloire

235. Repousser un remerciement

236. Punition

237. Danger dans un parti

238. L’aspiration à l’élégance

239. Avertissement pour les moralistes

240. De la moralité du tréteau

241. Crainte et intelligence

242. Indépendance

243. Les deux courants

244. Le plaisir que cause la réalité

245. Subtilité du sentiment de puissance

246. Aristote et le mariage

247. Origine du mauvais tempérament

248. Simulation par devoir

249. Qui donc est jamais seul !

250. La nuit et la musique

251. D’une façon stoïque

252. Que l’on considère !

253. Évidence

254. Ceux qui anticipent

255. Conversation sur la musique

256. Bonheur des méchants

257. Les mots qui nous sont présents

258. Flatter le chien

259. Le louangeur d’autrefois

260. Amulette des hommes dépendants

261. Pourquoi si sublime !

262. Le démon de la puissance

263. La contradiction incarnée et animée

264. Vouloir se tromper

265. Le théâtre a son temps

266. Sans grâce

267. Pourquoi si fier !

268. Charybde et Scylla chez l’orateur

269. Les malades et l’art

270. Tolérance apparente

271. L’impression de fête

272. La purification de la race

273. Les louanges

274. Droit et privilèges de l’homme

275. L’homme transformé

276. Souvent ! sans que l’on s’y attende !

277. Vertus chaudes et froides

278. La mémoire courtoise

279. En quoi nous devenons des artistes

280. Enfantin

281. Le « moi » veut tout avoir

282. Danger dans la beauté

283. Paix de la maison et paix de l’âme

284. Présenter une nouvelle comme si elle était ancienne

285. Où cesse le « moi » ?

286. Bêtes domestiques et d’appartement

287. Deux amis

288. Comédie des hommes nobles

289. Où l’on ne peut rien dire contre une vertu

290. Un gaspillage

291. Présomption

292. Une espèce de méconnaissance

293. Reconnaissant

294. Saints

295. Servir avec subtilité

296. Le duel

297. Néfaste

298. Le culte des héros et ses fanatiques

299. Apparence d’héroïsme

300. Bienveillant à l’égard du flatteur

301. « Plein de caractère »

302. Une fois, deux fois et trois fois vrai

303. Passetemps du connaisseur d’hommes

304. Les destructeurs du monde

305. Avarice

306. Idéal grec

307. Facta ! oui Facta Ficta !

308. Ne pas s’entendre au commerce est distingué

309. Crainte et amour

310. Les êtres bonasses

311. Ce que l’on appelle l’âme

312. Les oublieux

313. L’ami que l’on ne désire plus

314. Dans la société des penseurs

315. Se dessaisir

316. Les sectes faibles

317. Le jugement du soir

318. Gardez-vous des systématiques !

319. Hospitalité

320. Du beau et du mauvais temps

321. Danger dans l’innocence

322. Vivre si possible sans médecin

323. Obscurcissement du ciel

324. Philosophie des comédiens

325. Vivre à l’écart et avoir la foi

326. Connaître ses circonstances

327. Une fable

328. Ce que les théories idéalistes laissent deviner

329. Les calomniateurs de la sérénité

330. Pas encore assez !

331. Droit et limite

332. Le style ampoulé

333. « Humanité »

334. L’homme charitable

335. Pour que l’on considère l’amour comme de l’amour

336. De quoi sommes-nous capables ?

337. « Naturel »

338. Compensation de conscience

339. Transformation des devoirs

340. L’évidence est contre l’historien

341. Avantage de la méconnaissance

342. Ne pas confondre

343. Prétendu moral

344. Subtilité dans la méprise

345. Notre bonheur n’est pas un argument pour ou contre

346. Ennemis des femmes

347. L’école de l’orateur

348. Sentiment de puissance

349. Pas si important que cela

350. Comment on promet le mieux

351. Généralement méconnu

352. Centre

353. Liberté oratoire

354. Courage de souffrir

355. Admirateur

356. Effet du bonheur

357. La morale des mouches piqueuses

358. Les raisons et leur déraison

359. Approuver quelque chose

360. Point utilitaires

361. Paraître laid

362. Différents dans la haine

363. Hommes du hasard

364. Choix de l’entourage

365. Vanité

366. Misère du criminel

367. Paraître toujours heureux

368. La raison qui nous fait souvent méconnaître

369. Pour s’élever audessus de sa bassesse

370. En quelle mesure le penseur aime son ennemi

371. Le mal de la force

372. À l’honneur des connaisseurs

373. Blâme révélateur

374. Valeur du sacrifice

375. Parler trop distinctement

376. Dormir beaucoup

377. Ce qu’il faut conclure d’un idéal fantasque

378. Main propre et mur propre

379. Vraisemblable et invraisemblable

380. Conseil expérimenté

381. Connaître sa particularité

382. Jardinier et jardin

383. La comédie de la pitié

384. Hommes singuliers

385. Les vaniteux

386. Les pathétiques et les naïfs

387. Comment on réfléchit avant le mariage

388. La fourberie en bonne conscience

389. Un peu trop lourds

390. Cacher son esprit

391. Le mauvais moment

392. Conditions de la politesse

393. Vertus dangereuses

394. Sans vanité

395. La contemplation

396. À la chasse

397. Éducation

398. À quoi l’on reconnaît le plus fougueux

399. Se défendre

400. Se défendre

401. Oubli dangereux

402. Une tolérance comme une autre

403. Fiertés différentes

404. À qui l’on rend rarement justice

405. Luxe

406. Rendre immortel

407. Contre notre caractère

408. Où il faut beaucoup de douceur

409. Maladie

410. Les êtres craintifs

411. Sans haine

412. Spirituel et borné

413. Les accusateurs privés et publics

414. Les aveugles volontaires

415. Remedium amoris

416. Où est le pire ennemi ?

417. Limites de toute humilité

418. Le jeu de la vérité

419. Le courage dans le parti

420. Astuce de la victime

421. À travers d’autres

422. Faire plaisir à d’autres

Livre V

423. Dans le grand silence

424. Pour qui la vérité ?

425. Nous autres dieux en exil !

426. Daltonisme des penseurs

427. L’embellissement de la science

428. Deux espèces de moralistes

429. La nouvelle passion

430. Cela aussi est héroïque

431. Les opinions des adversaires

432. Chercheur et tentateur

433. Voir avec des yeux nouveaux

434. Intercéder

435. Ne pas périr imperceptiblement

436. Casuistique

437. Privilèges

438. L’homme et les choses

439. Signes distinctifs du bonheur

440. Ne point abdiquer !

441. Pourquoi le prochain devient pour nous de plus en plus lointain

442. La règle

443. Pour l’éducation

444. L’étonnement que cause la résistance

445. En quoi les plus nobles se trompent

446. Classification

447. Maître et élève

448. Honorer la réalité

449. Où sont ceux qui ont besoin de l’ esprit ?

450. La séduction de la connaissance

451. Ceux qui ont besoin d’un fou de cour

452. Impatience

453. Interrègne moral

454. Interruption

455. La première nature

456. Une vertu qui est dans son devenir

457. Dernière discrétion

458. Le gros lot

459. La générosité du penseur

460. Utiliser ses heures dangereuses

461. Hic Rhodus, hic salta

462. Cures lentes

463. Le septième jour

464. Pudeur de celui qui donne

465. En se rencontrant

466. Perte dans la gloire

467. Double patience !

468. L’empire de la beauté est plus grand

469. L’inhumanité du sage

470. Au banquet du grand nombre

471. Un autre amour du prochain

472. Ne point se justifier

473. Où il faut construire sa maison

474. Les seuls chemins

475. Devenir lourd

476. La fête de la moisson de l’esprit

477. Délivré du scepticisme

478. Passons !

479. Amour et véracité

480. Inévitable

481. Deux Allemands

482. Choisir ses fréquentations

483. Être rassasié de l’homme

484. Notre chemin

485. Perspectives lointaines

486. L’or et la faim

487. Honte

488. Contre la prodigalité en amour

489. Amis dans la misère

490. Les petites vérités

491. À cause de cela la solitude !

492. Sous les vent du sud

493. Sur son propre arbre

494. Dernier argument du brave

495. Nos maîtres

496. Le principe mauvais

497. L’œil purificateur

498. Ne pas exiger

499. Le méchant

500. À rebrousse-poil

501. Âmes mortelles !

502. Un seul mot pour trois états différents

503. Amitié

504. Concilier !

505. Les hommes pratiques

506. La nécessité de faire tout ce qui est bon

507. Contre la tyrannie du vrai

508. Ne pas prendre sur un ton pathétique

509. Le troisième œil

510. Échapper à ses vertus

511. La tentatrice

512. Courageux en face des choses

513. Entraves et beauté

514. Aux plus forts

515. Augmentation de la beauté

516. Ne pas faire entrer son démon dans le prochain

517. Induire à l’amour

518. Résignation

519. Être dupe

520. L’éternelle cérémonie funèbre

521. Vanité d’exception

522. La sagesse sans oreilles

523. Questions insidieuses

524. Jalousie des solitaires

525. L’effet des louanges

526. Ne pas vouloir servir de symbole

527. Les hommes cachés

528. Abstinence plus rare

529. Par quoi les hommes et les peuples prennent de l’éclat

530. Détours du penseur

531. Avoir un autre sentiment en face de l’art

532. « L’amour rend égaux »

533. Nous autres commençants !

534. Les petites doses

535. La vérité a besoin de la puissance

536. Les poucettes

537. Maîtrise

538. Aliénation morale du génie

539. Savez-vous aussi ce que vous voulez ?

540. Apprendre

541. Comment il faut se pétrifier

542. Le philosophe et la vieillesse

543. Ne pas faire de la passion un argument pour la vérité !

544. Comment on fait maintenant de la philosophie

545. Mais nous ne vous croyons pas !

546. Esclave et idéaliste

547. Les tyrans de l’esprit

548. La victoire sur la force

549. La fuite devant soimême

550. Connaissance et beauté

551. Des vertus de l’avenir

552. L’égoïsme idéaliste

553. Avec des détours

554. Un pas en avant

555. Les plus médiocres suffisent

556. Les quatre vertus

557. Au-devant de l’ennemi

558. Il ne faut pas non plus cacher ses vertus !

559. « Rien de trop ! »

560. Ce qui nous est ouvert

561. Éclairer son bonheur

562. Les sédentaires et les hommes libres

563. L’illusion de l’ordre moral

564. À côté de l’expérience !

565. La gravité alliée à l’ignorance

566. Vivre à bon compte

567. En campagne

568. Poète et oiseau

569. Aux solitaires

570. Pertes

571. Pharmacie militaire de l’âme

572. La vie doit nous tranquilliser

573. Changer de peau

574. Ne pas oublier !

575. Nous autres aéronautes de l’esprit

Notes

À propos de l’auteur

Couverture

Aurore (1881)

Traduction Henri Marcel, 1901.

Friedrich Nietzsche

Avant-propos

1

Dans ce livre on trouvera au travail un homme « souterrain », un homme qui perce, creuse et ronge. On verra, en admettant que l’on ait des yeux pour un tel travail des profondeurs ─, comme il s’avance lentement, avec circonspection et une douce inflexibilité, sans que l’on devine trop la misère qu’apporte avec elle toute longue privation d’air et de lumière ; on pourrait presque le croire heureux de son travail obscur. Ne semble-t-il pas que quelque foi le conduise, que quelque consolation le dédommage ? Qu’il veuille peut-être avoir une longue obscurité pour lui, des choses qui lui soient propres, des choses incompréhensibles, cachées, énigmatiques, parce qu’il sait ce qu’il aura en retour : son matin à lui, sa propre rédemption, sa propre aurore ?... Certainement, il reviendra : ne lui demandez pas ce qu’il veut là en bas, il finira bien par vous le dire lui-même, ce Trophonios, cet homme d’apparence souterraine, dès qu’il se sera de nouveau « fait homme ». On désapprend foncièrement de se taire lorsque l’on a été taupe aussi longtemps que lui, seul aussi longtemps que lui. ─ ─

2

En effet, mes amis patients, je veux vous dire ce que je voulais faire là en bas, je veux vous le dire dans cette préface tardive qui aurait facilement pu devenir une nécrologie, une oraison funèbre : car je suis revenu et — je m’en suis tiré. Ne croyez surtout pas que je vais vous engager à une semblable entreprise chanceuse, ou même seulement à une pareille solitude ! Car celui qui suit de tels chemins particuliers ne rencontre personne : cela tient aux « chemins particuliers ». Personne ne vient à son aide ; il faut qu’il se tire tout seul de tous les dangers, de tous les hasards, de toutes les méchancetés, de tous les mauvais temps qui surviennent. Car il a son chemin à lui — et, comme de raison, son amertume, parfois son dépit, à cause de cet « à lui » : il faut ranger, parmi ces sujets d’amertume et de dépit, par exemple l’incapacité où se trouvent ses amis de deviner où il est, où il va ; au point qu’ils se demanderont parfois « Comment ? est-ce là avancer ? a-t-il encore ─ un chemin ? » — Alors j’entrepris quelque chose qui ne pouvait être l’affaire de tout le monde : je descendis dans les profondeurs : je me mis à percer le fond, je commençai à examiner et à saper une vieille confiance, sur quoi, depuis quelques milliers d’années, nous autres philosophes, nous avons l’habitude de construire, comme sur le terrain le plus solide, ─ de construire toujours à nouveau, quoique jusqu’à présent chaque construction se soit effondrée : je commençai à saper notre confiance en la morale. Mais vous ne me comprenez pas ?

3

C’est sur le bien et le mal que l’on a jusqu’à présent le plus pauvrement réfléchi : ce fut là toujours une chose trop dangereuse. La conscience, le bon renom, l’enfer, parfois même la police ne permettaient et ne permettent pas d’impartialité ; c’est qu’en présence de la morale, comme en regard de toute autorité, il n’est pas permis de réfléchir et, encore moins, de parler : là il faut — obéir ! Depuis que le monde existe, aucune autorité n’a encore voulu se laisser prendre pour objet de la critique ; et aller jusqu’à critiquer la morale, la morale en tant que problème, tenir la morale pour problématique : comment ? cela n’a-t-il pas été — cela n’est-il pas — immoral ? — La morale cependant ne dispose pas seulement de toute espèce de moyens d’intimidation, pour tenir à distance les investigations critiques et les instruments de torture ; sa certitude repose davantage encore sur un certain art de séduction à quoi elle s’entend — elle sait « enthousiasmer ». Elle réussit parfois avec un seul regard à paralyser la volonté critique, ou encore à attirer celle-ci de son côté, il y a même des cas où elle s’entend à la faire se tourner contre elle-même : en sorte que, pareille au scorpion, elle enfonce l’aiguillon dans son propre corps. Car la morale connaît depuis longtemps toute espèce de diablerie dans l’art de convaincre : aujourd’hui encore, il n’y a pas un orateur qui ne s’adresse à elle pour lui demander secours (que l’on écoute, par exemple, jusqu’à nos anarchistes : comme ils parlent moralement pour convaincre ! Ils finissent par s’appeler eux-mêmes « les bons et les justes ».) C’est que la morale, de tous temps, depuis que l’on parle et convainc sur la terre, s’est affirmée comme la plus grande maîtresse en séduction — et, ce qui nous importe à nous autres philosophes, comme la véritable Circé des philosophes. À quoi cela tient-il donc si, depuis Platon, tous les constructeurs philosophiques en Europe ont construit en vain ? Si tout menace de s’effondrer ou se trouve déjà perdu dans les décombres — tout ce qu’ils croyaient eux-mêmes, loyalement et sérieusement, être ære perennius ? Hélas ! combien est erronée la réponse qu’aujourd’hui encore on tient prête à une semblable question : « Puisqu’ils ont tous négligé d’admettre l’hypothèse, l’examen du fondement, une critique de toute la raison. » — C’est là cette néfaste réponse de Kant qui ne nous a certainement pas attirés, nous autres philosophes, sur un terrain plus solide et moins trompeur ! (— et, soit dit en passant, n’était-il pas un peu singulier de demander à ce qu’un instrument se mît à critiquer sa propre perfection et sa propre aptitude ? que l’intellect lui-même « connût » sa valeur, sa force, ses limites ? n’était-ce pas un peu absurde même ? —) La véritable réponse eût été, au contraire, que tous les philosophes ont construit leurs édifices sous la séduction de la morale, Kant comme les autres —, que leur intention ne se portait qu’en apparence sur la certitude, sur la « vérité », mais en réalité sur le majestueux édifice morale ; pour nous servir encore une fois de l’innocent langage de Kant qui considérait comme sa tâche et son travail, une tâche « moins brillante, mais qui n’est pas sans mérite », « d’aplanir et de rendre solide le terrain où s’édifierait ce majestueux édifice moral » (Critique de la raison pure, II, p. 257). Hélas ! il n’y a pas réussi, tout au contraire ! — il faut le dire aujourd’hui. Avec des intentions aussi exaltées, Kant était le véritable fils de son siècle qui peut être appelé, plus que tout autre, le siècle de l’exaltation : comme il l’est demeuré encore, et cela est heureux, par rapport au côté le plus précieux de son siècle (par exemple avec ce bon sensualisme qu’il introduisit dans sa théorie de la connaissance). Lui aussi avait été mordu par cette tarentule morale qu’était Rousseau, lui aussi sentait peser sur son âme le fanatisme moral, dont un autre disciple de Rousseau se croyait et se proclamait l’exécuteur, je veux dire Robespierre, qui voulait « fonder sur la terre l’empire de la sagesse, de la justice et de la vertu » (Discours du 7 juin 1794) 1.

D’autre part, avec un tel fanatisme français au cœur, on ne pouvait pas s’y prendre d’une façon moins française, plus profonde, plus solide, plus allemande — si de nos jours le mot « allemand » est encore permis dans ce sens — que ne s’y est pris Kant : pour faire de la place à son « empire moral », il se vit forcé de rajouter un monde indémontrable, un « au-delà » logique, — c’est pourquoi il lui fallut sa critique de la raison pure ! Autrement dit : il n’en aurait pas eu besoin s’il n’y avait pas eu une chose qui lui importât plus que toute autre — rendre le « monde moral » inattaquable, mieux encore insaisissable à la raison, — car il sentait trop violemment la vulnérabilité d’un ordre moral en face de la raison ! En regard de la nature et de l’histoire, en regard de la foncière immoralité de la nature et de l’histoire, Kant, comme tout bon Allemand, dès l’origine, était pessimiste ; il croyait en la morale, non parce qu’elle est démontrée par la nature et par l’histoire, mais malgré que la nature et l’histoire y contredisent sans cesse. Pour comprendre ce « malgré que », on pourra peut-être se souvenir de quelque chose de voisin chez Luther, chez cet autre grand pessimiste, qui, avec toute l’intrépidité luthérienne, voulut un jour le rendre sensible à ses amis : « Si l’on pouvait comprendre par la raison combien le Dieu qui montre tant de colère et de méchanceté peut être juste et bon, à quoi servirait alors la foi ? » Car, de tous temps, rien n’a fait une impression plus profonde sur l’âme allemande, rien ne l’a plus « tentée », que cette déduction, la plus dangereuse de toutes, une déduction qui apparaîtra à tout véritable Latin tel un péché contre l’esprit : credo quia absurdum est. Avec elle, la logique allemande entre pour la première fois dans l’histoire du dogme chrétien ; mais aujourd’hui encore, mille années plus tard, nous autres Allemands d’aujourd’hui, Allemands tard-venus à tous points de vue — nous pressentons quelque chose de la vérité, une possibilité de la vérité, derrière le célèbre principe fondamental de la dialectique, par lequel Hegel aida naguère à la victoire de l’esprit allemand sur l’Europe — « la contradiction est le moteur du monde, toutes choses se contredisent elles-mêmes » — : car nous sommes, jusque dans la logique, des pessimistes.

4

Mais ce ne sont pas les jugements logiques qui sont les plus inférieurs et les plus fondamentaux, vers quoi puisse descendre la bravoure de notre suspicion : la confiance en la raison qui est inséparable de la validité de ces jugements, en tant que confiance, est un phénomène moral… Peut-être le pessimiste allemand a-t-il encore à faire son dernier pas ? Peut-être lui faudra-t-il, encore une fois, d’une façon terrible, mettre l’un en face de l’autre son credo et son absurdum ? Et si ce livre, jusque dans la morale, jusque par-delà la confiance en la morale, est un livre pessimiste, — ne serait-il pas, par cela même, un livre allemand ? Car il représente en effet une contradiction et ne craint pas cette contradiction : on s’y dédit de la confiance en la morale — pourquoi donc ? Par moralité ! Ou bien comment devons-nous appeler ce qui se passe dans ce livre, ce qui se passe en nous ? — car nous préférerions à notre goût des expressions plus modestes. Mais il n’y a aucun doute, à nous aussi parle un « tu dois », nous aussi nous obéissons à une loi sévère au-dessus de nous, — et c’est là la dernière morale qui se rende encore intelligible pour nous, la dernière morale que, nous aussi, nous puissions encore vivre ; si en quelque chose nous sommes encore hommes de la conscience, c’est bien en cela : car nous ne voulons pas revenir à ce que nous regardons comme surmonté et caduc, à quelque chose que nous ne considérons pas comme digne de foi, quel que soit le nom qu’on lui donne : Dieu, vertu, vérité, justice, amour du prochain ; nous ne voulons pas nous ouvrir de voie mensongère vers un idéal ancien ; nous avons une aversion profonde contre tout ce qui en nous voudrait rapprocher et servir de médiateur ; nous sommes les ennemis de toute espèce de foi et de christianisme actuels ; ennemis des demi-mesures de tout ce qui est romantisme et de tout esprit patriotard ; ennemi aussi du raffinement artiste, du manque de conscience artiste qui voudrait nous persuader qu’il faut adorer là où nous ne croyons plus — car nous sommes des artistes ; — ennemis, en un mot, de tout le féminisme européen (ou idéalisme, si l’on préfère que je dise ainsi) qui éternellement « attire en haut » et qui, par cela même, « rabaisse » éternellement. Or, en tant qu’hommes de cette conscience, nous croyons encore remonter à la droiture et la piété allemandes de milliers d’années, quoique nous en soyons les descendants incertains et ultimes, nous autres immoralistes et impies d’aujourd’hui, nous nous considérons même, en un certain sens, comme les héritiers de cette droiture et de cette piété, comme les exécuteurs de leur volonté intérieure, d’une volonté pessimiste, comme je l’ai indiqué, qui ne craint pas de se nier elle-même, parce qu’elle nie avec joie ! En nous s’accomplit, pour le cas où vous désireriez une formule, — l’auto-suppression de la morale. — —

5

— En fin de compte cependant : pourquoi nous faut-il dire si haut et avec une telle ardeur, ce que nous sommes, ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas ? Regardons cela plus froidement et plus sagement, de plus loin et de plus haut, disons-le comme cela peut être dit entre nous, à voix si basse que le monde entier ne l’entend pas, que le monde entier ne nous entend pas ! Avant tout, disons-le lentement… Cette préface arrive tardivement, mais non trop tard ; qu’importent, en somme, cinq ou six ans ! Un tel livre et un tel problème n’ont nulle hâte ; et nous sommes, de plus, amis du lento, moi tout aussi bien que mon livre. Ce n’est pas en vain que l’on a été philologue, on l’est peut-être encore. Philologue, cela veut dire maître de la lente lecture : on finit même par écrire lentement. Maintenant ce n’est pas seulement conforme à mon habitude, c’est aussi mon goût qui est ainsi fait, — un goût malicieux peut-être ? — Ne rien écrire d’autre que ce qui pourrait désespérer l’espèce d’hommes qui « se hâte ». Car la philologie est cet art vénérable qui, de ses admirateurs, exige avant tout une chose, se tenir à l’écart, prendre du temps, devenir silencieux, devenir lent, — un art d’orfèvrerie, et une maîtrise d’orfèvre dans la connaissance du mot, un art qui demande un travail subtil et délicat, et qui ne réalise rien s’il ne s’applique avec lenteur. Mais c’est justement à cause de cela qu’il est aujourd’hui plus nécessaire que jamais, justement par là qu’il charme et séduit le plus, au milieu d’un âge du « travail » : je veux dire de la précipitation, de la hâte indécente qui s’échauffe et qui veut vite « en finir » de toute chose, même d’un livre, fût-il ancien ou nouveau. — Cet art lui-même n’en finit pas facilement avec quoi que ce soit, il enseigne à bien lire, c’est-à-dire lentement, avec profondeur, égards et précautions, avec des arrière-pensées, des portes ouvertes, avec des doigts et des yeux délicats… Amis patients, ce livre ne souhaite pour lui que des lecteurs et des philologues parfaits : apprenez à me bien lire ! —

Ruta près Gênes,

en automne de l’année 1886.

1En français dans le texte. N.d.T.

Livre I

Aphorisme 1

Raison ultérieure

Toutes les choses qui vivent longtemps sont peu à peu tellement imbibées de raison que l’origine qu’elles tirent de la déraison devient invraisemblable. Le sentiment ne croit-il pas au paradoxe et au blasphème chaque fois qu’on lui montre l’histoire exacte d’une origine ? Un bon historien n’est-il pas, au fond, sans cesse en contradiction avec son milieu ?

Aphorisme 2

Préjugé des savants

Les savants sont dans le vrai lorsqu’ils jugent que les hommes de toutes les époques ont cru savoir ce qui était bon et mauvais. Mais c’est un préjugé des savants de croire que maintenant nous en soyons mieux informés que dans tout autre temps.

Aphorisme 3

Toute chose a son temps

À l’époque où l’homme prêtait un sexe à toute chose, il ne croyait pas se livrer à un jeu, mais élargir son entendement : – il ne s’est avoué que plus tard, et pas encore entièrement de nos jours, l’énormité de cette erreur. De même l’homme a attribué, à tout ce qui existe, un rapport avec la morale, jetant sur les épaules du monde le manteau d’une signification éthique. Tout cela aura un jour autant et pas plus de valeur que n’en a aujourd’hui déjà la croyance au sexe masculin ou féminin du soleil.

Aphorisme 4

Contre le rêve d’une dissonance des sphères

Il nous faut à nouveau faire disparaître du monde l’abondance de fausse sublimité, parce qu’elle est contraire à la justice que les choses peuvent revendiquer ! Et pour cela il importe de ne pas prétendre à concevoir le monde avec moins d’harmonie qu’il n’en a !

Aphorisme 5

Soyez reconnaissants !

Le grand résultat que l’humanité a obtenu jusqu’à présent, c’est que nous n’avons plus besoin d’être dans une crainte continuelle des bêtes sauvages, des barbares, des dieux et de nos rêves.

Aphorisme 6

Le prestidigitateur et son contraire

Ce qu’il y a d’étonnant dans la science est contraire à ce qu’il y a d’étonnant dans l’art du prestidigitateur. Car celui-ci veut nous persuader de voir une causalité très simple là où, en réalité, une causalité très compliquée est en jeu. La science, par contre, nous force à abandonner la croyance à la causalité simple, dans les cas où tout paraît extrêmement simple et où nous ne sommes que les victimes de l’apparence. Les choses les plus « simples » sont très compliquées, — on ne peut pas assez s’en étonner !

Aphorisme 7

Changer son sentiment de l’espace

Sont-ce les choses réelles ou les choses imaginées qui ont le plus contribué au bonheur humain ? Ce qu’il y a de certain, c’est que la dimension de l’espace qui existe entre le plus grand bonheur et le plus profond malheur n’a pu être établie qu’à l’aide des choses imaginées. Par conséquent, ce genre de sentiment de l’espace, sous l’influence de la science, devient toujours plus petit : de même que la science nous a enseigné et nous enseigne encore à considérer la terre comme petite et tout le système solaire comme un point.

Aphorisme 8

Transfiguration

Ceux qui souffrent sans espoir, ceux qui rêvent d’une façon désordonnée, ceux qui sont ravis dans l’au-delà, — voilà les trois degrés qu’établit Raphaël pour diviser l’humanité. Nous ne regardons plus le monde de cette façon — et Raphaël, lui aussi, n’aurait plus le droit de le regarder ainsi : il verrait de ses yeux une nouvelle transfiguration.

Aphorisme 9

Idée de la moralité des mœurs

Si l’on compare notre façon de vivre à celle de l’humanité pendant des milliers d’années, on constatera que, nous autres, hommes d’aujourd’hui, vivons dans une époque très immorale ; la puissance des mœurs est affaiblie d’une façon surprenante et le sens moral s’est tellement subtilisé et élevé que l’on peut tout aussi bien le considérer comme volatilisé. C’est pourquoi, nous autres, hommes tardifs, pénétrons si difficilement les idées directrices qui ont présidé à la formation de la morale et, si nous arrivons à les découvrir, nous répugnons encore à les publier, tant elles nous paraissent grossières ! tant elles ont l’air de calomnier la moralité ! Voici déjà, par exemple, la proposition principale : la moralité n’est pas autre chose (donc, avant tout, pas plus) que l’obéissance aux mœurs, quel que soit le genre de celles-ci ; mais les mœurs, c’est la façon traditionnelle d’agir et d’évoluer. Partout où les coutumes ne commandent pas il n’y a pas de moralité ; et moins l’existence est déterminée par les coutumes, moins est grand le cercle de la moralité. L’homme libre est immoral, puisque, en toutes choses, il veut dépendre de lui-même et non d’un usage établi : dans tous les états primitifs de l’humanité « mal » est équivalent d’« intellectuel », de « libre », d’« arbitraire », d’« inaccoutumé », d’« imprévu », d’« incalculable ». Dans ces mêmes états primitifs, toujours selon la même évaluation : si une action est exécutée, non parce que la tradition la commande, mais pour d’autres raisons (par exemple à cause de son utilité individuelle), et même pour ces mêmes raisons qui autrefois ont établi la coutume, elle est qualifiée d’immorale et considérée comme telle, même par celui qui l’exécute : car celui-ci ne s’est pas inspiré de l’obéissance envers la tradition. Qu’est-ce que la tradition ? Une autorité supérieure à laquelle on obéit, non parce qu’elle commande l’utile, mais parce qu’elle commande. — En quoi ce sentiment de la tradition se distingue-t-il d’un sentiment général de crainte ? C’est la crainte d’une intelligence supérieure qui ordonne, la crainte d’une puissance incompréhensible et indéfinie, de quelque chose qui est plus que personnel, — il y a de la superstition dans cette crainte. — Autrefois, l’éducation tout entière et les soins de la santé, le mariage, l’art médical, l’agriculture, la guerre, la parole et le silence, les rapports entre hommes et les rapports avec les dieux appartenaient au domaine de la moralité : la moralité exigeait que l’on observât des prescriptions, sans penser à soi-même en tant qu’individu. Dans les temps primitifs, tout dépendait donc de l’usage, des mœurs, et celui qui voulait s’élever au-dessus des mœurs devait se faire législateur, guérisseur et quelque chose comme un demi-dieu : c’est-à-dire qu’il lui fallait créer des mœurs, — chose épouvantable et fort dangereuse ! — Quel est l’homme le plus moral ? D’une part, celui qui accomplit la loi le plus souvent : celui donc qui, comme le brahmane, porte la conscience de la loi partout et dans la plus petite division du temps, de sorte que son esprit s’ingénie sans cesse à trouver des occasions pour accomplir la loi. D’autre part, celui qui accomplit aussi la loi dans les cas les plus difficiles. Le plus moral est celui qui sacrifie le plus souvent aux mœurs : mais quels sont les plus grands sacrifices ? En répondant à cette question l’on arrive à développer plusieurs morales distinctives : mais la différence qui sépare la moralité de l’accomplissement plus fréquent de la moralité de l’accomplissement le plus difficile est cependant la plus importante. Que l’on ne se trompe pas sur les motifs de cette morale qui exige, comme signe de la moralité, l’accomplissement d’un usage dans les cas les plus difficiles ! La victoire sur soi-même n’est pas demandée à cause des conséquences utiles qu’elle a pour l’individu, mais pour que les mœurs, la tradition apparaissent comme dominantes, malgré toutes les velléités contraires et tous les avantages individuels : l’individu doit se sacrifier — ainsi l’exige la moralité des mœurs. Par contre, ces moralistes qui, pareils aux successeurs de Socrate, recommandent à l’individu la domination de soi et la sobriété, comme ses avantages les plus particuliers, comme la clef de son bonheur le plus personnel, ces moralistes ne sont que l’exception — et s’il nous paraît en être autrement, c’est simplement parce que nous avons été élevés sous leur influence. Ils suivent tous une voie nouvelle et sont victimes de la désapprobation absolue de tous les représentants de la moralité des mœurs, — ils s’excluent de la communauté, étant immoraux, et ils sont, au sens le plus profond, des méchants. De même, un Romain vertueux de la vieille école considérait comme mauvais tout chrétien qui « aspirait, avant tout, à son propre salut ». — Partout où existe une communauté et, par conséquent, une moralité des mœurs, domine l’idée que la peine pour la violation des mœurs touche avant tout la communauté elle-même : cette peine est une peine surnaturelle, dont la manifestation et les limites sont si difficiles à saisir pour l’esprit qui les approfondit avec une peur superstitieuse. La communauté peut forcer l’individu à racheter, auprès d’un autre individu ou de la communauté même, le dommage immédiat qui est la conséquence de son acte, elle peut aussi exercer une sorte de vengeance sur l’individu parce que, à cause de lui — comme une prétendue conséquence de son acte — les nuages divins et les explosions de la colère divine se sont accumulés sur la communauté, — mais elle considère pourtant, avant tout, la culpabilité de l’individu comme sa culpabilité à elle, et elle porte la punition de l’individu comme sa punition à elle. — « Les mœurs se sont relâchées », ainsi gémit l’âme de chacun, quand de pareils actes sont possibles. Toute action individuelle, toute façon de penser individuelle font frémir ; il est tout à fait impossible de déterminer ce que les esprits rares, choisis, primesautiers, ont dû souffrir au cours des temps par le fait qu’ils ont toujours été considérés comme des êtres méchants et dangereux, par le fait qu’ils se considéraient eux-mêmes comme tels. Sous la domination de la moralité des mœurs, toute espèce d’originalité avait mauvaise conscience ; l’horizon de l’élite paraissait encore plus sombre qu’il ne devait l’être.

Aphorisme 10

Mouvement réciproque entre le sens de la moralité et le sens de la causalité

Dans la mesure où le sens de la causalité augmente, l’étendue du domaine de la moralité diminue : car chaque fois que l’on a compris les effets nécessaires, que l’on parvient à les imaginer isolés de tous les hasards, de toutes les suites occasionnelles (post hoc), on a, du même coup, détruit un nombre énorme de causalités imaginaires, de ces causalités que, jusque-là, on croyait être les fondements de la morale, — le monde réel est beaucoup plus petit que le monde de l’imagination, — on a chaque fois fait disparaître du monde une partie de la crainte et de la contrainte, chaque fois aussi une partie de la vénération et de l’autorité dont jouissaient les mœurs : la moralité a subi une perte dans son ensemble. Celui qui, par contre, veut augmenter la moralité doit savoir éviter que les succès puissent devenir contrôlables.

Aphorisme 11

Morale populaire et médecine populaire

Il se fait, sur la morale qui règne dans une communauté un travail constant auquel chacun participe : la plupart des gens veulent ajouter un exemple après l’autre qui démontre le rapport prétendu entre la cause et l’effet, le crime et la punition ; ils contribuent ainsi à confirmer le bien-fondé de ce rapport et augmentent la foi que l’on y ajoute. Quelques-uns font de nouvelles observations sur les actes et les suites de ces actes, ils en tirent des conclusions et des lois : le plus petit nombre se formalise çà et là et affaiblit la croyance sur tel ou tel point. — Mais tous se ressemblent dans la façon grossière et antiscientifique de leur action ; qu’il s’agisse d’exemple, d’observations ou d’obstacles, ou qu’il s’agisse de la démonstration, de l’affirmation, de l’expression ou de la réfutation d’une loi, ce sont toujours des matériaux sans valeur, sous une expression sans valeur, comme les matériaux et l’expression de toute médecine populaire sont de même acabit et ne devraient plus, comme c’est toujours l’usage, être appréciées de façon si différente : toutes deux sont des sciences apparentes de la plus dangereuse espèce.

Aphorisme 12

La conséquence comme adjuvant

Autrefois on considérait le succès d’une action non comme une conséquence de cette action, mais comme un libre adjuvant venant de Dieu. Peut-on imaginer une plus grossière confusion ! Il fallait s’efforcer différemment en vue de l’action et en vue du succès, avec des pratiques et des moyens tout différents !

Aphorisme 13

Pour l’éducation nouvelle du genre humain

Collaborez à une œuvre, vous qui êtes secourables et bien pensants : aidez à éloigner du monde l’idée de punition qui partout est devenue envahissante ! Il n’y a pas mauvaise herbe plus dangereuse ! On a introduit cette idée, non seulement dans les conséquences de notre façon d’agir — et qu’y a-t-il de plus néfaste et de plus déraisonnable que d’interpréter la cause et l’effet comme cause et comme punition ! — Mais on a fait pis que cela encore, on a privé les événements purement fortuits de leur innocence en se servant de ce maudit art d’interprétation par l’idée de punition. — On a même poussé la folie jusqu’à inviter à voir dans l’existence elle-même une punition. — On dirait que c’est l’imagination extravagante des geôliers et des bourreaux qui a dirigé jusqu’à présent l’éducation de l’humanité !

Aphorisme 14

Signification de la folie dans l’histoire de l’humanité

Si, malgré ce formidable joug de la moralité des mœurs, sous lequel toutes les sociétés humaines ont vécu, si — durant des milliers d’années avant notre ère, et encore au cours de celle-ci jusqu’à nos jours (nous habitons nous-mêmes, dans un petit monde d’exception et en quelque sorte dans la zone mauvaise) — les idées nouvelles et divergentes, les appréciations et les instincts contraires ont surgi toujours de nouveau, ce ne fut cependant que parce qu’elles étaient sous l’égide d’un sauf-conduit terrible : presque partout, c’est la folie qui aplanit le chemin de l’idée nouvelle, qui rompt le ban d’une coutume, d’une superstition vénérée. Comprenez-vous pourquoi il fallut l’assistance de la folie ? De quelque chose qui fût aussi terrifiant et aussi incalculable, dans la voix et dans l’attitude, que les caprices démoniaques de la tempête et de la mer, et, par conséquent, de quelque chose qui fût, au même titre, digne de la crainte et du respect ? De quelque chose qui portât, autant que les convulsions et l’écume de l’épileptique, le signe visible d’une manifestation absolument involontaire ? De quelque chose qui parût imprimer à l’aliéné le sceau de quelque divinité dont il semblait être le masque et le porte-parole ? De quelque chose qui inspirât, même au promoteur d’une idée nouvelle, la vénération et la crainte de lui-même, et non plus des remords, et qui le poussât à être le prophète et le martyr de cette idée ? — Tandis que de nos jours on nous donne sans cesse à entendre que le génie possède au lieu d’un grain de bon sens un grain de folie, les hommes d’autrefois étaient bien plus près de l’idée que là où il y a de la folie il y a aussi un grain de génie et de sagesse, — quelque chose de « divin », comme on se murmurait à l’oreille. Ou plutôt, on s’exprimait plus nettement : « Par la folie, les plus grands bienfaits ont été répandus sur la Grèce, », disait Platon avec toute l’humanité antique. Avançons encore d’un pas : à tous ces hommes supérieurs poussés irrésistiblement à briser le joug d’une moralité quelconque et à proclamer des lois nouvelles, il ne resta pas autre chose à faire, lorsqu’ils n’étaient pas véritablement fous, que de le devenir ou de simuler la folie. — Et il en est ainsi de tous les novateurs sur tous les domaines, et non seulement de ceux des institutions sacerdotales et politiques : — les novateurs du mètre poétique furent eux-mêmes forcés de s’accréditer par la folie. (Jusqu’à des époques beaucoup plus tempérées, la folie resta comme une espèce de convention chez les poètes : Solon s’en servit lorsqu’il enflamma les Athéniens à reconquérir Salamine.) — « Comment se rend-on fou lorsqu’on ne l’est pas et lorsqu’on n’a pas le courage de faire semblant de l’être ? » Presque tous les hommes éminents de l’ancienne civilisation se sont livrés à cet épouvantable raisonnement ; une doctrine secrète, faite d’artifices et d’indications diététiques, s’est conservée à ce sujet, en même temps que le sentiment de l’innocence et même de la sainteté d’une telle intention et d’un tel rêve. Les formules pour devenir médecin chez les Indiens, saint chez les chrétiens du moyen âge, « anguécoque » chez les Groënlandais, « paje » chez les Brésiliens sont, dans leurs lignes générales, les mêmes ; le jeûne à outrance, la continuelle abstinence sexuelle, la retraite dans le désert ou sur une montagne ou encore au haut d’une colonne, ou bien aussi « le séjour dans un vieux saule au bord d’un lac » et l’ordonnance de ne pas penser à autre chose qu’à ce qui peut amener le ravissement et le désordre de l’esprit. Qui donc oserait jeter un regard dans l’enfer des angoisses morales, les plus amères et les plus inutiles, où se sont probablement consumés les hommes les plus féconds de toutes les époques ! Qui osera écouter les soupirs des solitaires et des égarés : « Hélas ! accordez-moi donc la folie, puissances divines ! la folie pour que je finisse enfin par croire en moi-même ! Donnez-moi des délires et des convulsions, des heures de clarté et d’obscurité soudaines, effrayez-moi avec des frissons et des ardeurs que jamais mortel n’éprouva, entourez-moi de fracas et de fantômes ! laissez-moi hurler et gémir et ramper comme une bête : pourvu que j’obtienne la foi en moi-même ! Le doute me dévore, j’ai tué la loi et j’ai pour la loi l’horreur des vivants pour un cadavre ; à moins d’être au-dessus de la loi, je suis le plus réprouvé d’entre les réprouvés. L’esprit nouveau qui est en moi, d’où me vient-il s’il ne vient pas de vous ? Prouvez-moi donc que je vous appartiens ! — La folie seule me le démontre. » Et ce n’est que trop souvent que cette ferveur atteignit son but : à l’époque où le christianisme faisait le plus largement preuve de sa fertilité en multipliant les saints et les anachorètes, croyant ainsi s’affirmer soi-même, il y avait à Jérusalem de grands établissements d’aliénés pour les saints naufragés, pour ceux qui avaient sacrifié leur dernier grain de raison.

Aphorisme 15

Les plus anciens moyens de consolation

Premier degré : l’homme voit dans tout malaise, dans toute calamité du sort, quelque chose pour quoi il lui faut faire souffrir quelqu’un d’autre, n’importe qui, — c’est ainsi qu’il se rend compte de la puissance qui lui reste encore, et cela le console. Deuxième degré : l’homme voit dans tout malaise et dans toute calamité du sort une punition, c’est-à-dire l’expiation de la faute et le moyen de se débarrasser du « mauvais sort » d’un enchantement réel ou imaginaire. S’il s’aperçoit de cet avantage que le malheur apporte avec lui, il ne croira plus devoir faire souffrir quelqu’un d’autre pour ce malheur, — il renoncera à ce genre de satisfaction parce qu’il en a maintenant un autre.

Aphorisme 16

Premier principe de la civilisation

Chez les peuples sauvages il y a une catégorie de mœurs qui semblent viser à être une coutume générale : ce sont des ordonnances pénibles et, au fond, superflues (par exemple la coutume répandue chez les Kamtchadales de ne jamais gratter avec un couteau la neige attachée aux chaussures, de ne jamais embrocher un charbon avec un couteau, de ne jamais mettre un fer au feu — et la mort frappe celui qui contrevient à ces coutumes !) — mais ces ordonnances maintiennent sans cesse dans la conscience l’idée de la coutume, la contrainte ininterrompue d’obéir à la coutume : ceci pour renforcer le grand principe par quoi la civilisation commence : toute coutume vaut mieux que l’absence de coutumes.

Aphorisme 17

La nature bonne et mauvaise

Les hommes ont commencé par substituer leur propre personne à la nature : ils se voyaient partout eux-mêmes, ils voyaient leurs semblables, c’est-à-dire qu’ils voyaient leur mauvaise et capricieuse humeur, cachée en quelque sorte sous les nuées, les orages, les bêtes fauves, les arbres et les plantes : c’est alors qu’ils inventèrent la « nature mauvaise ». Après cela vint un autre temps, où l’on voulut se différencier de la nature, l’époque de Rousseau : on avait tellement assez de soi-même que l’on voulut absolument posséder un coin du monde que l’homme ne pût pas atteindre, avec sa misère : on inventa la « nature bonne ».

Aphorisme 18

La morale de la souffrance volontaire

Quelle est la jouissance la plus élevée pour les hommes en état de guerre, dans cette petite communauté sans cesse en danger, où règne la moralité la plus stricte ? Je veux dire, pour les âmes vigoureuses, assoiffées de vengeance, haineuses, perfides, prêtes aux événements les plus terribles, endurcies par les privations et la morale ? — La jouissance de la cruauté : tout comme chez de pareilles âmes, en telle situation, c’est une vertu d’être inventif et insatiable dans la vengeance. La communauté se réconforte au spectacle des actions de l’homme cruel et elle jette loin d’elle, pour une fois, l’austérité de la crainte et des continuelles précautions. La cruauté est une des plus anciennes réjouissances de l’humanité. On estime, par conséquent, que les dieux, eux aussi, se réconfortent et se réjouissent lorsqu’on leur offre le spectacle de la cruauté, — de telle sorte que l’idée du sens et de la valeur supérieure qu’il y a dans la souffrance volontaire et dans le martyre choisi librement s’introduit dans le monde. Peu à peu, la coutume dans la communauté établit une pratique conforme à cette idée : on se méfie dorénavant de tout bien-être exubérant et l’on reprend confiance chaque fois que l’on est dans un état de grande douleur ; on se dit que les dieux pourraient être défavorables à cause du bonheur et favorables à cause du malheur — être défavorables et non pas s’apitoyer ! Car la pitié est considérée comme méprisable et indigne d’une âme forte et terrible ; — mais les dieux sont favorables parce que le spectacle des misères les amuse et les met de bonne humeur : car la cruauté procure la plus haute volupté du sentiment de puissance. C’est ainsi que s’introduit dans la notion de l’« homme moral », telle qu’elle existe dans la communauté, la vertu de la souffrance fréquente, de la privation, de l’existence pénible, de la mortification cruelle, — non, pour le répéter encore, comme moyen de discipline, de domination de soi, d’aspiration au bonheur personnel, — mais comme une vertu qui dispose favorablement pour la communauté les dieux méchants, parce qu’elle élève sans cesse à eux la fumée d’un sacrifice expiatoire. Tous les conducteurs spirituels des peuples qui s’entendirent à mettre en mouvement la bourbe paresseuse et terrible des mœurs ont eu besoin, pour trouver créance, outre la folie, du martyre volontaire — et aussi, avant tout et le plus souvent, de la foi en eux-mêmes ! Plus leur esprit suivait justement des voies nouvelles, étant, par conséquent, tourmenté par les remords et la crainte, plus ils luttaient cruellement contre leur propre chair, leur propre désir et leur propre santé, — comme pour offrir à la divinité une compensation en joies, pour le cas où elle s’irriterait à cause des coutumes négligées et combattues à cause des buts nouveaux que l’on s’est tracés. Il ne faut pas s’imaginer, cependant, avec trop de complaisance, que de nos jours nous nous sommes entièrement débarrassés d’une telle logique de sentiment ! Que les âmes les plus héroïques s’interrogent à ce sujet dans leur for intérieur ! Le moindre pas fait en avant, dans le domaine de la libre pensée et de la vie individuelle, a été conquis, de tous temps, avec des tortures intellectuelles et physiques : et ce ne fut pas seulement la marche en avant, non ! toute espèce de pas, de mouvement, de changement a nécessité des martyrs innombrables, au cours de ces milliers d’années qui cherchaient leurs voies et qui édifiaient des bases, mais auxquelles on ne songe pas lorsque l’on parle de cet espace de temps ridiculement petit, dans l’existence de l’humanité, et que l’on appelle « histoire universelle » ; et même dans le domaine de cette histoire universelle qui n’est, en somme, que le bruit que l’on fait autour des dernières nouveautés, il n’y a pas de sujet plus essentiel et plus important que l’antique tragédie des martyrs qui veulent se mouvoir dans le bourbier. Rien n’a été payé plus chèrement que cette petite parcelle de raison humaine et de sentiment de la liberté dont nous sommes si fiers maintenant. Mais c’est à cause de cette fierté qu’il nous est presque impossible aujourd’hui d’avoir le sens de cet énorme laps de temps où régnait la « moralité des mœurs » et qui précède l’« histoire universelle », époque réelle et décisive, de la première importance historique, qui a fixé le caractère de l’humanité, époque où la souffrance était une vertu, la cruauté une vertu, la dissimulation une vertu, la vengeance une vertu, la négation de la raison une vertu, où le bien-être, par contre, était un danger, la soif du savoir un danger, la paix un danger, la compassion un danger, l’excitation à la pitié une honte, le travail une honte, la folie quelque chose de divin, le changement quelque chose d’immoral, gros de danger ! — Vous vous imaginez que tout cela est devenu autre et que, par le fait, l’humanité a changé son caractère ? Oh ! connaisseurs du cœur humain, apprenez à vous mieux connaître !

Aphorisme 19

Moralité et abêtissement

Les mœurs représentent les expériences des hommes antérieurs sur ce qu’ils considéraient comme utile et nuisible, — mais le sentiment des mœurs (de la moralité) ne se rapporte pas à ses expériences, mais à l’antiquité, à la sainteté, à l’indiscutabilité des mœurs. Voilà pourquoi ce sentiment s’oppose à ce que l’on fasse des expériences nouvelles et à ce que l’on corrige les mœurs : ce qui veut dire que la moralité s’oppose à la formation des mœurs nouvelles et meilleures : elle abêtit.

Aphorisme 20

Libres agisseurs et libres penseurs

L