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Mina et Tom, deux loups-garous aux personnalités uniques, se rencontrent dans un monde où la magie et le danger se croisent. Leur rencontre est-elle le signe qu’elle attendait pour enfin affronter son ennemi juré : le Bougre ? À la fin du XIX siècle, dans la campagne melloise, Jean, un écrivain comblé et amoureux de Clémence, voit sa vie paisible bouleversée par un prédateur. L’ombre d’un loup ou d’un loup-garou plane sur lui. Les vies de ces personnages se croisent de manière inattendue, et des créatures fantastiques – femmes-plantes, vampires, protées – viennent tordre encore davantage la réalité. Une aventure épique s’engage à travers la France et l’Europe, entre mystères, luttes surnaturelles et révélations. Qui triomphera dans cette guerre des ombres ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Laurent Cornut, amoureux du fantastique et esprit libre, repousse sans cesse les limites de la réalité. Son écriture, audacieuse et anticonformiste, bouscule les codes et mêle les genres pour offrir des romans qui défient les conventions. À travers ses récits, il invite le lecteur à s’évader dans des univers étonnants, loin du quotidien et des sentiers battus.
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Seitenzahl: 602
Veröffentlichungsjahr: 2025
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Laurent Cornut
Avant l’aube
L’appel de la bête
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurent Cornut
ISBN : 979-10-422-5837-5
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
– Facéties de l’étrange, Édition Le Manuscrit, 2008 ;
– Les tours noires, Édition Le Manuscrit, 2009 ;
– La mort verte, Édition Le Manuscrit, 2011 ;
– L’ombre Cassiopée, auto-édition, 2013 ;
– Une expérience arctique, auto-édition, 2015 ;
– Avant l’aube – La quête du sang, auto-édition, 2019 ;
– Perspectives, Le Lys Bleu Éditions, 2024.
La nuit est douce, propice aux envolées psychédéliques et aux compositions saturées. La lune promène sa lueur blême sur le parking qui entoure la salle de concert. Les Becketts occupent le haut de l’affiche et jouent en dernier. Les premiers à se lancer s’appellent Haddock. Suivent les Hinnies et leur rock fait de mélodies langoureuses et d’incursions incisives.
Tom est là avant tout pour l’ambiance, pour ce parfum de liberté qui règne sur ces soirées avenantes où tout ou presque peut arriver. Musicalement, ses influences le mènent plutôt vers les spirales gothiques ou les expressions abrasives du métal. Ce soir, ce sont les Becketts qui l’attirent, mais la curiosité et la patience l’incitent à dépasser les deux premiers morceaux des Hinnies. D’autres que lui sont moins patients et s’abreuvent au comptoir en attendant le moment phare de la soirée.
Il aurait pu lui aussi commander une bière et assister au show depuis le zinc, mais un détail le pousse à rester dans le rythme. Un petit détail aux courbes avantageuses, deux rangs devant lui, qui ne cesse de se retourner et de le regarder. Au début, il s’est dit que la fille en question portait son regard vers quelqu’un d’autre. Il n’a pas franchement l’habitude qu’on le drague aussi ouvertement, donc son premier réflexe consiste à ne pas s’enflammer. Mais là, ce soir, c’est bien lui qu’elle regarde, aucun doute !
Quatrième morceau des Hinnies. Une longue intro à la guitare qui fait naître plein de promesses. La fille en fait autant en régressant d’un rang.
Elle est désormais devant lui. Juste devant. Elle lui laisse admirer de son cou que le col de chemise, très ouvert sur l’épaule droite, a libéré.
Tom ondule, stimulé par les impulsions chaudes et chaloupées du groupe londonien, jusqu’à toucher les talons de l’inconnue. Elle tourne légèrement la tête. Elle sait qu’il est là. Son corps se balance avec grâce, provoquant un effet hypnotique sur le témoin proche. Un déhanchement séraphique, à peine visible et pourtant si prégnant. Les courbes lascives ont envahi l’esprit de Tom. Il n’entend même plus la musique, il ne voit que ce corps qui danse…
Il a posé les mains sans même s’en apercevoir sur les hanches de sa mystérieuse voisine. Lorsqu’elle balance la tête en arrière, il lui dépose un long baiser dans le cou. Quand leurs bouches se rencontrent pour la première fois, Tom est aux anges. Il ne dira jamais qu’il assiste aux concerts de rock indépendant pour emballer la première fille qui passe, mais il considérera toujours que cet élan spontané fait partie d’un héritage qui colle comme une ombre aux univers où sévit le rock depuis trente ans ou plus. Prendre son pied en concert, c’est musical, spirituel ou charnel. Souvent avec extravagance. Parfois sur fond de psychotropes.
— Tu veux qu’on sorte ? susurre-t-elle.
— Si tu veux…
Tom ne sait pas trop quoi dire. Il n’a pas l’habitude de ce genre de situation, de ce genre d’audace. C’est même la première fois qu’il succombe aussi vite aux sollicitations directes d’une jolie partenaire. Ils quittent ensemble l’espace sourd.
Dehors, la nuit est messagère, intense, dévoilée par des éclairages artificiels. L’aube est encore loin, mais un halo permanent semble s’être substitué aux variations naturelles du cycle lunaire. Tout est musique, tout est fantaisie. Tom ne connaît toujours pas le prénom de son amie, mais il s’en moque, il ne voit qu’elle. Il l’embrasse, il se laisse embrasser. À quoi bon, à l’instant, suspendre cette effusion amoureuse pour des fins civiles ? Il n’aspire qu’à une chose, c’est lui retirer sa chemise et son jean et ensuite lui arracher sa culotte. Toute autre considération serait mal appropriée. Il y a des moments dans la vie où il vous semble que tous les éléments célestes et terrestres se configurent en une unité indiscutable qui s’estompe au profit de votre action. Mieux vaut alors faire corps avec cette harmonie cosmologique. Les mots retrouveront tôt ou tard leur trône…
Une fois les portières de la Nexia refermées, tout va très vite. Tom déboutonne un à un les boutons de la chemise de son entreprenante compagne. Elle n’a pas de soutien-gorge. Il pose sa bouche avec avidité sur les seins révélés. Il les suce, les aspire. Elle lui défait la ceinture, lui enlève le pantalon. Le slip rejoint la culotte quelque part sur le siège arrière. Puis de sa main droite, elle guide le sexe en érection vers son entrecuisse. Le chevauchement hardi dure deux minutes avant l’apogée libérateur.
Les deux partenaires restent en place de longues secondes, collés l’un contre l’autre, reprenant petit à petit leur souffle. L’acte sexuel a été rapide et sans préliminaires, mais, au fond, aucun des deux ne recherchait la qualité. L’intensité de l’effusion suffit. Un plaisir teinté de lubricité et de communion chaleureuse. Même si c’est éphémère, ça fait du bien.
— On n’a pas mis de préservatif, réalise Tom à voix haute.
— C’est vrai. Tu vas peut-être pas le croire, mais c’est la première fois que je fais ça sans préservatif.
— Ah ouais ? Et pourquoi…
— Pourquoi quoi ? Pourquoi j’en ai pas mis avec toi ? Je sais pas trop. T’as une bonne tête, tu me plais beaucoup. Et puis tu te parfumes, t’es plutôt doux, je sais que t’es pas un habitué du petit coup vite fait. Donc, même si c’est un peu con, mes arguments, eh bien tu vois, je me suis laissé aller sans crainte.
— Merci !
— De quoi ?
— De me faire confiance.
— C’est comment ton prénom ?
— Tom. Et toi ?
— Sophie.
Ladite Sophie en profite pour quitter la position d’enchâssement qui la maintenait dans les bras de son amant et pour venir s’asseoir à côté de lui.
— On fait quoi, maintenant ? demande-t-elle amusée.
— On se rhabille et on va voir les Becketts. J’en vois plein qui sortent ; on n’entend plus la musique. À mon avis, c’est la pause, les Hinnies ont fini de jouer.
— C’était pas tout à fait le sens de ma question.
— Ah bon ? Tu voulais dire quoi, alors ? Ah ! tu voulais qu’on remette ça ?
Tom pose la question sur le ton de la plaisanterie, mais il sait qu’il sera bien incapable de recommencer là tout de suite si elle acquiesce…
Elle lui passe la main sur le front et dans les cheveux avant de lui déposer un baiser bienveillant sur les lèvres.
— On remettra peut-être ça, oui. Mais je voulais déjà savoir si tu avais envie qu’on se revoie. C’est peut-être prématuré de te poser la question, vu que la soirée n’est pas finie, mais je suis comme ça, j’aime bien savoir et j’aime bien être sûre. J’avoue que tu me plais bien. Mais c’est comme tu veux…
Tom est soulagé. Pas d’exploit sexuel à réaliser.
— Pourquoi pas, oui ? Je te trouve plutôt jolie. Très entreprenante, mais jolie. Donc oui, j’ai plutôt envie de repasser une soirée avec toi.
Sophie sourit.
Dix minutes plus tard, ils entrent à nouveau dans la salle de concert au moment où les Becketts entament les premiers riffs éloquents de « Die Argonauten ». Ils restent l’un à côté de l’autre, se donnant parfois la main, échangeant des baisers et des sourires comme s’ils se connaissaient depuis des lustres.
Tom est heureux de sa soirée. La musique lui plaît, il a fait la connaissance de Sophie. Il se dit que, parfois, la vie réserve de bonnes surprises. Un peu en galère côté boulot, pas mal d’ennuis mécaniques avec son Escort, du mal à joindre les deux bouts… Cette soirée lui fait beaucoup de bien, en termes de confiance en soi et de promesses pour demain. Il n’est pas dit que son existence sera toujours aussi terne que la couleur de sa voiture.
« Greek », la dernière chanson des Becketts a emporté avec elle son sillage d’émotions et de liesse depuis bien longtemps, la salle est plongée dans le noir, le parking désert. Les deux amants ont du mal à se quitter. Ils s’embrassent et s’embrassent encore. C’est Sophie qui finit par ordonner à Tom de monter dans la Ford et de partir. Un dernier baiser après avoir baissé la vitre et Tom démarre enfin. Il est amoureux d’une fille qu’il ne connaissait pas avant ce soir. Tout s’est fait sans préambule ni calcul et cela lui va bien. S’il l’avait connue avant et s’il avait échafaudé un plan drague ou un plan cul, cela n’aurait sans doute pas fonctionné tant il s’y prend mal en général avec les filles qui lui plaisent.
***
8 mars 1993
Le 8 mars au soir, Tom prend la trois-voies, Niort-Parthenay, direction Parthenay. Il a rendez-vous avec Sophie. Chez Sophie. Ils ne se sont pas vus depuis le concert à Diff’Art. Elle est tombée malade, il a dû monter à Paris pour des raisons professionnelles, les jours se sont succédé. Mais ce soir est le soir ! Le soir des retrouvailles. Et Tom est plutôt ravi de la retrouver. Son petit minois, ses seins, sa façon d’embrasser, pleine d’engouement, pleine de chaleur…
Sophie habite un hameau de Châtillon sur Thouet, à la campagne. Une longère entourée d’arbres et de verdure, accessible par un petit chemin sinueux. La lune, bien ronde, étincelante, illumine le bois comme en plein jour, lui accordant un apparat d’éternité que Tom remarque dès son arrivée et qu’il prend pour un signe très positif.
Moteur et phares éteints. Tom aperçoit Sophie sur le seuil de la porte, en robe noire décolletée, sous un jet de lumière artificielle qui fait d’elle un personnage de roman fantastique, sexy et doté de pouvoirs occultes.
L’homme est déjà conquis avant même d’avoir quitté le siège de son auto.
Il dépose dans son sac le CD des Becketts, « Myth », qu’il a réussi à trouver à Paris, il cale le bouquet de roses rouges dessus et sort de l’habitacle en tenant précieusement ses affaires. Enfin, il ferme à clé.
— Oh ! tu sais, y a pas beaucoup de voleurs par ici ! lui lance-t-elle.
— On sait jamais, un véhicule rare comme le mien, ça attire les grands collectionneurs ! plaisante-t-il.
Il s’approche d’elle, le sourire aux lèvres. Il ne sait pas trop s’il doit l’embrasser en premier, lui donner les fleurs ensuite, lui dire les mots bleus… Sophie, elle, se pose moins de questions. Dès que Tom est à portée de bras, elle l’enserre vigoureusement, sa tête venant se loger dans le creux de l’épaule de son amant. Il laisse tomber son sac par terre.
L’étreinte dure une dizaine de secondes. C’est Sophie qui, la première, part en quête du baiser des retrouvailles. Quand leurs lèvres se rencontrent, la pudeur laisse très vite place à l’envie. L’élan les pousse à l’intérieur de la maison. Elle a déjà enlevé sa robe. Il a perdu sa chemise. Elle l’entraîne vers le canapé du salon, c’est ici qu’ils feront l’amour, plus rien ne peut s’y opposer.
— J’ai toujours pas de préservatif, murmure-t-il.
— Vilain garçon ! On fera sans, tant pis…
Les deux corps s’écroulent sur la méridienne du canapé. Lui dessous, elle dessus. Un vieux morceau d’Asia emplit la pièce de ses figures expérimentales. Hasard ou pas, les notes progressives vont de pair avec ces deux amants qui cherchent à draper leur vie de renouvellement et de perspectives rassurantes.
Sophie est couchée sur l’accoudoir, Tom est debout, en posture conquérante, même si l’envie est trop forte pour que l’étreinte se prolonge. Il sent qu’il ne résistera plus très longtemps, il sent aussi que sa partenaire le devine. Elle l’encourage par de petits gémissements dont l’intensité n’est pas feinte, mais il ignore si elle est en phase ultime dans sa quête de plaisir. Lui, ce qu’il veut, c’est qu’elle jouisse en même temps que lui, que l’orgasme soit partagé…
Comme la dernière fois dans la voiture, ils ne bougent pas après la fin du coït, entretenant le ravissement le plus longtemps possible et instaurant dans l’échange des fluides et dans l’unicité charnelle une forme de rapprochement qui n’est peut-être pas encore de l’amour, mais qui en prend bien le chemin.
Tom finit par s’allonger aux côtés de Sophie, reprenant tant bien que mal son souffle.
— T’as eu le temps de jouir ? finit-il par demander, même s’il sait que ce genre de question ne lui décernera pas l’image d’un étalon dopé à la testostérone.
— Oui, chuchote-t-elle.
Réponse très positive qui comble le jeune homme. En matière de sexe, il ne cherche pas à être une bête de concours, juste à satisfaire sa partenaire. Il n’a que faire des clichés machistes qui relèguent la femme au rang de faire-valoir social ou de potiche érotique. Content comme un bon élève qui vient de recevoir son image, il remercie sa maîtresse en lui confiant son plus beau sourire et en lui soumettant un baiser, ses lèvres effleurant les siennes en quête d’approbation. Imminente, la réaction installe une connivence logique. Sophie mordille avec amusement la substance labiale qui lui est livrée, promène sa langue depuis les commissures jusqu’à la fente orale. Puis elle embrasse, scellant les deux visages dans une récréation infinie.
— Tu m’as manqué, je crois…
— Tu crois, seulement ?
— Non, concède-t-elle en souriant, j’en suis sûre. Et toi ?
— Je mentirais si je disais que j’avais pas hâte d’être là ce soir ! C’est assez bizarre. On n’a passé qu’une soirée ensemble et, pourtant, en venant ici, j’avais l’impression de te connaître depuis toujours et de ne pas t’avoir vue depuis longtemps. Donc, j’étais vraiment impatient. C’est con, ce que je dis, hein ?
— Je trouve pas ça idiot du tout. Je trouve même ça plutôt mignon.
À l’extérieur, un vieux chien aphone tente d’aboyer.
— Ah, t’as un chien ?
— Un chien ? Non, j’ai pas de chien. Pourquoi tu me demandes ça ?
— J’ai cru en entendre un aboyer dehors.
— Ah bon ? J’ai pas entendu. Je suppose que c’est celui des voisins. T’as dû voir leur ferme avant d’arriver là.
— Oui, je l’ai vue. J’ai même failli écraser une poule.
— Leurs poules s’échappent toujours. Elles viennent jusqu’ici. Ils me racontent souvent que les renards arrivent à leur en becqueter quelques-unes.
— Pas étonnant, une poule en vadrouille, c’est un cadeau pour les prédateurs.
— C’est clair. Tout ça pour dire qu’ils ont un chien. Un vieux chien à moitié aveugle, toujours dans sa niche.
— Alors, ça doit être lui que j’ai entendu…
Le silence s’invite opportunément, profitant de la fin du CD. Il louvoie autour des lampes, s’insinue entre les poutres du plafond. Les deux amants s’offrent mutuellement leur regard. Ils ont bien noté que la musique s’est tue, mais aucun n’a envie de bouger. Nus, l’un contre l’autre, ils goûtent à l’immortalité.
— Merci pour les roses, confie-t-elle.
— Tu as eu le temps de les voir ? Je t’ai amené un autre petit cadeau. Je suis allé à Paris, un stage pour le boulot, et j’en ai profité pour trouver l’album des Becketts. Il s’appelle « Myth ».
— C’est vrai ? Cool ! C’est gentil, mon cher ami…
Elle l’embrasse encore.
Dehors, le même aboiement singulier retentit.
— Tiens, tu l’as entendu, cette fois ?
— Oui. Le chien du voisin, sûrement… Mais c’est bien la première fois que je l’entends.
— Tu vis ici depuis longtemps ?
— Deux ans. Je suis en location. J’ai toujours voulu habiter une maison en pierres. Quand je me suis installée ici, j’étais en couple avec un mec qui m’a plaquée au bout de six mois. Je me suis demandé ce que je devais faire et, finalement, je suis restée. C’est toujours un peu raide en fin de mois, mais je m’en sors quand même et je me sens bien dans cette longère.
Nouvel aboiement qui, cette fois, s’étire en un long grincement sinistre.
— Non, mais c’est pas le chien de ton voisin. C’est pas un chien du tout, ça…
— T’as raison, je sais pas ce que c’est, mais c’est pas un chien… Ou alors un chien avec une extinction de voix.
Un long hurlement, grave et régulier, s’élève dans la nuit, quelque part autour de la maison. Une vocalise qui fait tressaillir Sophie.
— Mon Dieu, mais c’est quoi ce hurlement ?
Elle s’agrippe à Tom.
Ce dernier est partagé. Quelques hormones mâles intimes lui suggèrent que cette position dominante lui octroie quelques points supplémentaires dans la conquête du cœur de Sophie. Pourtant, lui non plus n’est pas rassuré. Ce hurlement ne lui dit rien qui vaille et lui rappelle un film d’horreur de Joe Dante.
Nouvelle vocalise grave et soutenue à l’extérieur.
— On va peut-être fermer la porte, non ?
C’est Tom qui vient de demander. Il n’est pas du tout à l’aise.
Sophie est d’accord. Il vaut mieux fermer.
Postés derrière la fenêtre qui jouxte la porte d’entrée, ils observent la cour éclairée par la pleine lune et accessoirement par la lumière de la marquise située au-dessus du seuil d’entrée.
— On voit rien. On peut peut-être sortir et jeter un œil ? s’enhardit Sophie.
— Tu crois ? Attends, ça ressemblait au hurlement d’un loup, quand même…
— Oui, mais y a pas de loup dans la région.
— Alors ça, tu sais pas ! Regarde, y a deux ans, la fameuse histoire du puma de Chizé. Un puma, quand même ! Un puma, théoriquement, y en a pas. Pourtant, celui-là, il existait bien, il a été vu, ils ont trouvé des empreintes, ils ont organisé des battues. On en entend moins parler aujourd’hui, mais qui sait si tôt ou tard il ne va pas ressurgir…
— T’essayes de me rassurer en me disant que c’est pas un loup, mais un puma ? Euh, Loup ou puma, tu vois, c’est kif-kif pour moi. Je serai pas tranquille tant que j’aurai pas fait le tour de la cour.
— Tu veux vraiment sortir ?
— Oui, s’il te plaît.
— D’accord… Habille-toi, parce qu’il fait pas chaud dehors. On va jeter un œil.
Une fois habillés et immobiles sous la marquise, à l’extérieur, les deux amants scrutent les zones éclairées et celles où l’ombre pourrait dissimuler un puma ou un loup ou on ne sait quoi.
— C’est calme, commente Tom.
— Oui. On avance ?
— OK. Bouge pas, je vais jusqu’à la voiture.
Tom avance prudemment. Il réalise qu’il est sorti les mains vides. Il aurait pu prendre un couteau ou un objet dissuasif, mais il n’a rien.
La voiture est encore à vingt pas. C’est long, vingt pas, quand on a les jambes qui flageolent. Il ne quitte pas des yeux le véhicule, mais il ne quitte pas des yeux non plus ce bosquet broussailleux et nébuleux qui pourrait bien camoufler les pires démons que les enfers aient jamais enfantés.
Quelque chose bouge. Il s’arrête. Il a du mal à respirer. Son intuition lui hurle qu’il va se passer quelque chose. Il aimerait juste lui demander quoi, sans passer pour un couillon aux yeux de sa belle. Sa belle qui a dit un mot, d’ailleurs. Un mot qu’il n’a pas entendu. Ou elle a toussé. Elle l’a appelé ?
Il se retourne et assiste à une scène indescriptible. Frappé d’inertie, il aperçoit une créature immense, sortie du plus mauvais de ses rêves, dont la gueule semble s’approvisionner dans la gorge de Sophie. Tom n’en croit pas ses yeux. Il se convainc que ce qu’il voit n’est pas la réalité, même si l’écho de l’avertissement lancé par son intuition résonne encore en lui.
— Sophie ! parvient-il à articuler.
Il sait bien que Sophie ne va pas répondre, mais sa seule réaction se résume à cet appel inutile. Il n’est pas capable de coordonner la moindre fuite ou la moindre offensive. Ses jambes de bois l’obligent à regarder cette bête dépecer son amie et s’en abreuver. Pire, elles le condamnent à subir le même sort quand le monstre se détourne de sa pitance pour réclamer une autre part.
Tout va très vite. C’est un véritable bulldozer qui s’abat sur lui et le renverse au sol. Une mâchoire infernale lui arrache l’épaule gauche ; les griffes s’enfoncent dans l’abdomen et s’apprêtent à le découper comme une dinde de Noël.
Et puis, il y a un grognement. La créature semble suspendre son désossement. Tom est faible, il ne comprend pas ce qui se passe. Le monstre grogne, mais un écho lui répond, avec une tonalité différente. Peut-il y avoir un deuxième monstre ? Il n’en sait rien, mais un terrible carambolage a lieu juste au-dessus de lui, projetant l’exterminateur vorace plus loin.
Tom a la bouche pleine de sang. Il ne peut ni parler ni crier. À quoi bon, de toutes les façons ? Il est étendu, là, au milieu de nulle part, dans la nuit et le froid. Personne ne lui portera secours. Personne n’entendra les borborygmes qu’il crachotera s’il décide de placer toutes ses forces dans un dernier réflexe vocal.
Il sent la mort l’accueillir dans son palais noir. Sans préliminaires, sans protocole.
Un simple affaissement, un glissement facile.
Son pouls ralentit, la douleur n’existe presque plus. Les derniers sons qu’il perçoit sont ceux d’un ébranlement tout proche, entrecoupé de ronchonnements. Comme si le monde s’écroulait et que des fissures qui lézardent la surface terrestre s’échappaient les Maudits et les Malins les plus abominables possibles.
Une dizaine d’hommes et de femmes en blanc s’affairent dans chaque coin de la salle aménagée pour les expériences en tous genres. Une lumière douce, aux reflets orangés, s’échappe de longs boîtiers extra-plats disposés au plafond. Au milieu de la pièce, une cage. À l’intérieur, deux cuves contenant chacune un amphibien d’un peu plus d’un mètre de long, au ventre strié, à la queue courte et aplatie. La peau, d’un blanc pigmenté de rose, semble transparente par endroits.
Près d’un ensemble de machineries chirurgicales, un patient, sanglé et bâillonné, tente de s’extirper de la table d’opération sur laquelle il est allongé.
Les portes s’ouvrent. Un homme et une femme entrent. Celle qui dirige le bloc expérimental s’avance vers eux.
— Bonjour, monsieur ! Bonjour, madame ! Vous arrivez à point nommé. Nous venons juste de préparer le cobaye.
L’invitée, vêtue d’une combinaison-pantalon noire, prend la parole :
— Parfait, Hélène ! Vous avez fait du bon travail ! Comment vont les protées ?
— À merveille ! Cela fait maintenant six semaines ! Ils sont prêts ! Totalement prêts ! Nous allons pouvoir les libérer. Un bassin artificiel a été creusé le long des deux galeries de confinement… Les implants fonctionnent. Nous saurons toujours où ils se trouvent. Il vaut mieux…
— Rassurez-moi, ils peuvent évoluer dans la grotte ?
— Bien sûr ! Leurs membres se sont développés comme prévu. Mais ce sont des amphibiens, ils ont besoin d’eau. Sans eau, ils ne survivraient pas ! Et puis, il est indispensable qu’ils puissent rejoindre le milieu aquatique chaque fois que les lumières blanches s’allumeront. Leurs yeux ne tolèrent que cette lumière orangée. Rappelez-vous, à partir du moment où ils seront en liberté, vous ne devrez plus vous promener dans la zone de confinement sans respecter un certain nombre de précautions. Et la première de ces précautions, c’est d’allumer les néons blancs pour les faire fuir. Si par mégarde vous oubliez de le faire, ils se jetteront sur vous !
— Je ne les crains pas…
L’homme se tourne vers elle et intervient :
— Parce que tu es spéciale, Ana. Mais tout le monde n’est pas comme toi. (Il s’adresse à Hélène) Vous avez vraiment fait du bon travail ! Vous féliciterez votre équipe ! Dites-moi, c’est étrange, cette coloration, on dirait vraiment une peau d’être humain !
— Coloration originelle. Nous n’avons rien fait. C’est effectivement une peau très étrange, qui a des propriétés étonnantes. Ils ne supportent pas la grande lumière et leur peau est capable de fabriquer de la mélanine. Du coup, elle devient noire en cas de rayonnement ou d’illumination considérable.
— Voilà une propriété fascinante pour ma chère amie !
— Nous le savons. Elle nous a d’ailleurs demandé de prospecter sur cette voie. Nous avons commencé le travail sur des échantillons. Cela nous a d’ailleurs permis de faire une autre découverte.
— Fort bien ! Et quelle est cette découverte ?
— Ils ne sentent rien et ne laissent aucune trace repérable. En analysant la peau, nous avons identifié des enzymes protéiques uniques que nous avons reproduits sous la forme d’un gel synthétique.
— Un gel ?
— Oui. Quand on applique ce gel sur le corps ou sur un vêtement, on devient invisible. Ou presque. En tout cas, d’un point de vue olfactif, on devient indécelable, indiscernable. Même un loup-garou ne peut pas vous repérer.
— Voilà un argument que je qualifie de magnétique ! Il m’attire comme un aimant ! Vous êtes certaine de ce que vous dîtes ?
— Oui. Nous n’avons pas fait de test grandeur nature, car il nous faut des loups-garous, mais je crois que votre amie travaille là-dessus…
— Ma chère amie y travaille, oui. Sa contribution portera bientôt ses fruits… Aaaaah, quelle belle journée ! Les protées, ils sont complètement aveugles, c’est bien ça ?
— Oui, mais ils conservent des facultés oculaires. La même glande, capable de secréter de la mélanine, dispose aussi de cellules photosensibles qui leur permettent de s’adapter presque aussitôt à leur environnement et très vite d’en devenir le prédateur suprême.
— Bien ! C’est très bien… Alors, assistons-nous à cette démonstration ?
Dans les secondes qui suivent, deux hommes s’emparent du patient et le jettent sans ménagement dans la cage aux protées.
— Nous lui avons administré un sédatif léger. Nous n’avons pas pris le moindre risque. Il est désorienté, mais conscient.
— Ça ira, Hélène ! rassure la silhouette en noir.
Dans la cage, le prisonnier s’agrippe à la porte et gémit pour qu’on le laisse sortir. Les protées ne bougent pas, mais tous les deux ont la tête sortie de l’eau, le museau dirigé vers leur proie.
Le prisonnier se lamente. Il supplie ses geôliers de le libérer, mais aucun ne bouge et ce qui brille dans leurs yeux, ce n’est pas de la pitié, mais de la curiosité. Ce constat l’épouvante encore plus ! Il brame de plus belle…
Soudain, une attaque fulgurante. Les deux protées ont surgi de leur cuve en même temps et se sont jetés avec avidité sur leur pâture. Le premier mord à la base du cou, le second au niveau de l’artère fémorale.
Le corps est mis à terre. Il tente de se débattre, mais il ne peut se défaire des deux prédateurs qui, telles des sangsues avec des mâchoires de crocodiles, ne lâchent plus leur capture. Impassibles dans leur succion, ils aspirent tout le sang qu’ils peuvent ingurgiter. En moins de dix secondes, le cobaye ne gigote plus. Après une minute de pitance, les deux protées délaissent le corps et regagnent l’eau salvatrice dans un ballet précis et coordonné.
— Impressionnant ! Je confirme que ces deux-là sont opérationnels !
— Une fois qu’ils ont goûté au sang humain, plus rien d’autre ne les intéresse.
— Parfait ! C’est parfait… Où en sont les deux suivants ?
— Ils seront prêts d’ici une dizaine de jours.
— Je repasserai.
Il se tourne vers Ana et reprend :
— Nous y allons, ma chère amie ? Nous avons du travail, nous aussi !
Écrasé par les nuages gris et balayé par un vent violent, le parking de l’aéroport offre une première vue de l’île assez peu nuancée, étalant ses voitures, son bitume et ses enseignes colorées de marques de loueurs comme autant d’éléments communs à toutes les capitales européennes. Quelques palmiers, secoués par les bourrasques, affichent une note méditerranéenne, mais rien n’indique qu’on est à Malte et rien n’annonce la multitude de contrastes que le pays réserve à ses visiteurs…
— Putain, ils sont où, Hertz ?
La voyageuse consulte le dos de la pochette délivrée quelques instants plus tôt au guichet du loueur automobile, censée conduire l’emprunteur en quelques pas vers les places réservées par la marque.
« Place 61. Si je lis bien le plan, c’est ici, devant. Ah non, merde ! C’est derrière la cahute centrale et les barrières ! OK, en fait y a un parking dans le parking… Bon, je traverse et c’est juste derrière. Allez, go ! »
Une fois la voiture trouvée, reste à trouver quelqu’un pour les consignes d’usage. L’homme de la situation arrive, plutôt décontracté, en sifflotant. Il s’empare de la pochette contractuelle et commence le tour du véhicule.
État des lieux très rapide. Un peu trop peut-être pour quelqu’un qui est habitué aux loueurs chicaneurs de l’hexagone…
— Don’t worry, take it easy ! (Ne vous inquiétez pas !) confie l’employé, visiblement peu scrupuleux, quand sa cliente lui fait remarquer que plusieurs traces et rayures ne figurent pas sur le schéma.
— OK ! Fine ! But when I’m back, I’ll come to see you if there is a problem… (OK ! Très bien ! Mais une fois de retour, je viens vous voir s’il y a un problème…)
— Don’t worry ! Trust me, it will be ok ! (Ne vous inquiétez pas ! Croyez-moi, tout ira bien !), ajoute-t-il en souriant.
« Il ne veut vraiment pas que je m’inquiète… Alors soit, c’est peut-être pas aussi procédurier qu’en France, ici… Donc, pas d’inquiétude pour la voiture ! Par contre, y a autre chose… »
Un « autre-chose » indéfinissable…
La touriste, adossée à la carrosserie, lève la tête comme si elle humait l’air. Elle balaye des yeux les files de voitures, pendant de longues secondes, sans un mot, semblant chercher quelque chose…
Son interlocuteur le remarque évidemment et lui demande :
— Something wrong ? (Quelque chose ne va pas ?)
— No… It’s OK.
— Good !
Le coffre et les portières sont fermés, la conductrice assise. Elle règle son siège et ses rétroviseurs, démarre, s’éloigne. Un peu déstabilisée par le volant à droite et la conduite à gauche, elle lance avec prudence sa Hyundai blanche sur les premiers ronds-points. Le véhicule ne possède pas de GPS et elle n’a pas eu le réflexe de programmer l’itinéraire jusqu’à Mosta sur son téléphone. Pas d’autre choix que de se fier aux panneaux. Problème : ils sont rares et peu précis. Quelques indications peintes sur la chaussée les complètent, mais, avalée par le trafic intense dans un environnement inconnu, perturbée par les coups de klaxon intempestifs, interloquée par ce qu’elle a cru déceler sur le parking quelques minutes plus tôt, la Française ne sait où donner de la tête.
— La Valette… La Valette… Mais je veux aller à Mosta, moi, pas à La Valette ! Oh putain ! Je vais me fier à mon instinct…
Une heure après, le propriétaire du logement loué sur Internet accueille son invitée. L’homme est un passionné de photographie et de déco vintage dont il orne tous les murs de la maison sans modération. La chambre est en pierres apparentes, ouvre sur un petit patio et abrite une salle de bains privée. Un petit couloir relie l’espace loué à la porte d’entrée. On peut aisément entrer et sortir sans attirer l’attention des deux autres appartements contigus.
« Parfait ! C’est exactement ce qu’il me fallait ! Là au moins, je ne me suis pas plantée. »
— La cuisine commune, c’est ici…
— Ah, vous parlez français ?
— Un petit peu… Je… hem… I was born in Italy… It’s almost France ! (Je suis né en Italie… C’est presque la France !)
— I knew it. (Je le savais.)
— You knew I was born in Italy or you knew that Italy was almost France ? (Vous saviez que je viens d’Italie ou que l’Italie, c’est presque la France ?)
Il sourit.
— I knew you came from Italy. (Je savais que vous veniez d’Italie.)
— Really ? How did you know ? (Vraiment ? Comment le saviez-vous ?)
— Your accent. You come from Sicilia. (Votre accent. Vous venez de Sicile.)
Il sourit encore.
— That’s true ! Congratulations ! Bravo ! Welcome to my home ! (C’est vrai ! Félicitations ! Bienvenue chez moi !)
Le jour commence déjà à décliner quand la petite Hyundai quitte Mosta pour rejoindre la cité côtière et animée de Sliema. Nouvelle ville et nouvelle atmosphère. Les hautes tours et les enseignes lumineuses du front de mer rappellent celles de Hong-Kong, les artères principales sont gorgées de vitrines irrésistibles. La tentation y apparaît sous les traits d’un restaurant avec vue, d’une boutique de bijoux ou de véhicules de luxe ou simplement d’une pute au décolleté généreux.
Juste le temps de s’ébahir et, soudain, la mer apparaît, contenue par les digues. Les rues étroites et embouteillées s’enchaînent, des ouvriers transpercent la chaussée. Les routes sont défoncées et les plus belles voitures de sport y circulent. La mer lèche les pieds des promeneurs et il n’y a quasiment pas de plage. Des façades affreuses et cubiques aux abords des villes, des trésors antiques dans les centres urbains. Peut-être est-ce cela, Malte ? Un joyau pour qui veut bien s’y aventurer. Un rocher quelconque pour qui regarde rapidement.
— Excuse me ! May I have a beer, please ? Draft beer ! (Puis-je avoir une bière, s’il vous plaît ? En pression !)
— Guinness, Stretta, Cisk or Carlsberg ?
— A pint of Guinness, please !
Mina s’appuie sur le dossier de sa chaise et étend ses jambes le plus loin possible. Elle s’essuie le front du revers de la main. Deux jours avant la pleine lune, il n’y a que l’alcool et en particulier l’alcool fort qui passe. Et un peu la bière. La bière avant l’alcool fort. C’est comme ça. Avec le temps, on finit par l’accepter. La serveuse a un parfum épais aux effluves très marqués qui masque à peine celui de sa culotte, réceptacle d’une hygiène plus que douteuse…
La cliente fait comme si l’odeur ne l’incommodait pas, mais, quand on a l’odorat d’un loup, on réagit vivement à la moindre exhalaison. Et puis, c’est plus fort que tout, dès que Mina croise un homme ou une femme, l’examen olfactif est immédiat.
À moins de quarante-huit heures de la transformation, les sens sont accrus, l’acuité est optimale, la sensibilité exacerbée. Tout ce qui vit à proximité laisse un sillage sonore, odorant et singulier qu’il est impossible de ne pas détecter pour un loup-garou. Une empreinte informe et invisible que les êtres humains de remarquent pas, mais qui les suit et les caractérise. Mina appelle ça l’empreinte sans trop savoir pourquoi. Il lui semble que c’est le terme et qu’elle l’a toujours su.
— Your beer !
— Thanks a lot.
Mina soulève sa chope et en avale une bonne rasade. Elle attend quelques secondes, laissant la boisson produire ses effets bienfaiteurs, et trempe à nouveau ses lèvres. Elle sait que la pinte ne sera qu’un préambule. Elle sait qu’elle en prendra une deuxième, avant de commander un premier whisky, puis un second. Et sans doute un troisième. Après avoir réglé, elle se dirigera alors vers l’une de ces boutiques où l’on trouve de tout, à commencer par de l’alcool. Elle y achètera une bouteille de whisky. Un blend à deux balles. Pas la peine de dépenser du fric pour un single malt. Ce n’est pas le plaisir du goût qu’elle cherche, juste l’apaisement.
Sa condition de loup-garou lui procure une résistance à l’alcool telle qu’elle pourrait ingurgiter plusieurs litres de vodka ou de whisky avant de se coucher et se réveiller le lendemain sans le moindre mal de crâne ! Ou presque sans mal de crâne… Ou disons avec un mal de crâne supportable. Il lui arrive d’émerger le matin avec la bouche pâteuse et le cheveu douloureux. Après la première clope, ça va tout de suite mieux et, si c’est nécessaire, un verre de vodka glacée joue les médocs adaptés.
Finalement, mois après mois, année après année, les symptômes se répètent. D’abord ce mal de ventre atroce comme si une main invisible s’introduisait par le colon pour remonter vers l’abdomen et y broyer les entrailles avec vigueur. Puis la douleur devient manque. Un manque nauséeux qui appelle l’alcool. Beaucoup d’alcool. Puis, les tiraillements. Dans les bras et dans les jambes. Puis, c’est le tour de la chaleur. Une chaleur folle qui envahit tous les membres. Il peut faire moins quinze dehors, le corps transpire quand même. Et plus on boit, plus on transpire. Et puis… Et puis, enfin, la délivrance…
Mina repose sa deuxième pinte et sollicite son premier whisky. La serveuse prend la commande sans le moindre commentaire et retourne à l’intérieur du bar, faisant onduler son postérieur sous les yeux rivés de sa cliente.
« Une cystite… Je sais que t’as fait une cystite, ma petite et y a pas longtemps… Et que t’en as bavé ! »
Juste au-dessus d’elle, dans la rue adjacente, une Porsche peine à se garer.
« Même les Porsche font des créneaux, ironise-t-elle… Si ça se trouve, il va faire ses courses avec ! »
Elle se demande si les hommes qu’elle recherche roulent en voiture sportive. Ou s’ils se comportent comme deux vieux pépères discrets, adeptes du SUV et du basculement de la passagère sur le siège arrière. Deux hommes, deux cibles. Pour des raisons différentes, bien que liées entre elles par des secrets séculaires. Et il se trouve que l’un des deux hommes séjourne justement à Malte. Cela fait plusieurs mois qu’elle a retrouvé sa trace et elle compte bien en découdre avec lui. Elle sait qu’il n’est pas loin. Elle le sent. Le loup-garou, allié précieux en la matière, lui révèle cette fameuse empreinte que seuls les lycanthropes peuvent identifier. Et l’empreinte d’un loup-garou est bien plus forte que celle d’un homme. Le loup-garou, on lui renifle les parties génitales à cinq cents mètres !
Parfois, il lui arrive de se demander combien de personnes se transforment comme elle à la pleine lune. Des dizaines ? Des centaines ? Des milliers ? Jusqu’à présent, ses voyages en Europe lui ont permis de rencontrer une cinquantaine de congénères. Une cinquantaine seulement en un siècle. C’est peu. Mais comment pourrait-il en être autrement ? Contrairement au vampire, le loup-garou, une fois qu’il a attrapé sa proie, il ne fait pas que la saigner. Il la dévore, il la dépèce. Elle ne survit pas et ne risque pas de se transformer à la pleine lune suivante ! En général, les rencontres se passent mal et finissent par un affrontement. Le loup-garou n’est vraiment pas sociable !
Deuxième whisky. La commande n’émeut toujours pas la serveuse. Pas la moindre étincelle de surprise, voire d’indignation dans ses yeux. Elle s’en moque totalement. Tout est si banal, finalement. Une femme seule, qui s’assied à la terrasse d’un bar, qui s’enfile deux pintes et deux verres de whisky, quoi de plus normal ?
Vibration. Le téléphone. Un SMS.
Mina déverrouille son écran et identifie l’auteur du message. Pas vraiment une surprise, en fait… Elle repose son portable sur la table.
« Pfft ! Bon sang ! Thomas, tu fais chier ! »
En réalité, ce n’est pas vraiment Thomas qui « fait chier », mais ce qu’elle doit faire de ses messages. Il y a quelque chose qui tinte en elle quand apparaît le prénom du garçon. Celui-ci s’obstine à lui déclarer sa flamme alors qu’elle l’éconduit régulièrement…
Les minutes passent.
Nouveau SMS :
JULIETTE : Salut, ma poulette ! C joli, Malte ?
Mina décide de répondre.
MINA : Pas encore visité l’essentiel, ms ça va venir !
JULIETTE : Gaffe à lui !
MINA : Tqt, je repère d’abord et je lui règle son cpte après…
JULIETTE : Si t’as besoin, tu m’apl. J’me débrouillerai pr te rejoindre.
MINA : Merci ! Je te tiens au jus.
Juliette et Mina se connaissent depuis une petite centaine d’années. Elles ont passé une partie de leur adolescence ensemble et ne se sont plus quittées ensuite. C’est Juliette la plus combative et Mina la plus maligne. Leurs qualités respectives, complétées par celles du loup, ont fait d’elles des femmes déterminées, qui entreprennent et réussissent. C’est Mina qui a aidé Juliette à accepter son sort de loup-garou. Elles partagent beaucoup et chassent même encore ensemble. C’est arrivé à plusieurs reprises ces dernières années. Juliette se laisse volontiers porter par la directivité dont fait preuve Mina. Un comportement de suiveuse qui contraste avec l’énergie farouche qu’elle dépense une fois transformée. Redoutable et impitoyable en combat singulier, elle ne craint pas leur ennemi commun et aurait bien aimé accompagner Mina à Malte.
Un regard autour d’elle. La pseudo-touriste française sait que sa cible loge tout près. Elle connaît même l’adresse. Une tour ordinaire quelques rues plus loin. Et, justement, une odeur retient son attention depuis quelques secondes. Une odeur singulière… Sa cible, peut-être… En approche. Mina tente de la localiser, mais ce n’est pas facile, car il y a du monde, du bruit, des lumières et elle ne parvient pas à se concentrer assez. La cible bouge, c’est sûr. Les sens de la Française s’affolent, le loup s’agite. Par instinct, elle sait qu’elle n’est pas en danger. Et c’est cela qui est bizarre. Cette empreinte-là devrait lui confirmer qu’elle est en danger. Alors pourquoi n’est-ce pas le cas ?
Ce n’est pas encore la pleine lune et la transformation ne peut donc pas avoir lieu. Elle ne veut donc pas être surprise. Celui qu’elle recherche possède assez de facultés pour s’avérer très dangereux sous son aspect humain. Le loup, bien qu’il sommeille, est bien là. Il procure non seulement des sens accrus, mais aussi une force décuplée. Un loup-garou, même sous ses traits humains, reste un loup-garou, c’est-à-dire un être supérieur à l’homme dans beaucoup de domaines. L’homme que Mina vient de repérer pourrait surgir et lui briser le cou s’il est plus fort qu’elle. Et il l’est peut-être.
Car s’il y a une chose dont elle n’est pas sûre, c’est de l’issue de l’affrontement, qu’il soit sous une forme humaine ou sous une forme lupine. Son instinct et toutes les informations qu’elle possède sur l’homme en question lui confirment que c’est une brute insensible, emplie de colère, aux propensions cruelles. L’odeur qu’elle perçoit devrait attester cela. Cet homme et le loup qu’il porte en lui forment une bête puissante qui n’a plus rien d’humain sinon les traits trompeurs. Mina n’a pas peur, mais elle se demande forcément si elle est vraiment prête à l’affronter…
Et elle se demande surtout pourquoi l’empreinte ne confirme pas cela. Certes, cette manifestation impalpable reste diffuse, imprécise. Mais quand même… Elle ne se sent pas directement menacée et pourtant elle devine qu’elle doit rester sur ses gardes. Incohérent ! Anormalement incohérent !
« C’est quoi, ce bordel ? D’abord, à l’aéroport, ensuite ici… Je pige pas ! »
Vibration… Nouveau SMS.
La louve ne se laisse pas troubler. Elle décrypte toutes les informations que ses sens reçoivent. L’odeur qu’elle avait sentie s’en est allée. L’empreinte s’estompe. Mais il y avait bien une source tout près. Cela, elle en est sûre. Les derniers effluves laissés dans son sillage en témoignent : cette source se tenait à une centaine de mètres d’elle. Pas par hasard. Non. Si cette source correspond bien à sa cible, c’est que cette dernière l’avait repérée. Il sait donc qu’elle est là.
« Ce salaud ! Oui, ça ne peut être que lui. Y a pas de loups-garous à Malte. Il sait que je suis là… Forcément ! Et il y a des chances qu’il sache pourquoi je suis là… »
Mina se rassoit et boit son whisky d’un trait.
Elle soulève le téléphone. Sans surprise, elle découvre que l’auteur du SMS n’est autre que Thomas.
« Mais tu fais vraiment chier, merde ! Tu peux pas me laisser tranquille ! »
Elle se dit alors qu’à son retour elle va devoir lui parler. Elle sait qu’elle a besoin de lui, mais elle ne peut pas s’habituer ; elle ne doit pas… Elle apprécie quand il l’écoute, quand il la rassure, quand il est là, mais il n’est évidemment pas au courant de ses aptitudes animales et carnassières lorsque la lune est bien ronde… Elle aime ce qu’il lui apporte, mais elle n’est pas prête à l’autoriser à pénétrer davantage sur son territoire. Elle sait qu’elle n’aurait jamais dû coucher avec lui. Mais, parfois, les liens entre l’amitié et l’amour sont si ténus qu’un attachement devient vite une attirance. La chaleur d’un échange prend aisément la forme d’un désir pour peu que le besoin de caresses et d’attention soit trop fort.
Thomas fait partie de ces hommes qui s’abandonnent à l’éternité, à la grandeur s’ils considèrent que la noblesse ou la profondeur de l’idée supplante toute autre notion. S’ils aiment, ils aiment à jamais. Avec éloquence, avec abnégation. Probable que bien des femmes succomberaient à cette facilité à se damner pour elles. Pas Mina. Sa vie, somme toute très simple, lui convient parfaitement. Et, quand bien même elle souhaiterait en changer, la nécessité de prendre des engagements et d’infléchir le rythme de ses vicissitudes au profit de quelqu’un d’autre lui fait peur. Une peur renforcée par la possibilité que le lycanthrope qui vit en elle n’apprécierait pas. À ce sujet, elle n’a pas vraiment de certitude, mais les tendances nocturnes de la louve à éventrer des inconnus paraissent incompatibles avec une vie de couple bien ordonnée !
Il est arrivé plusieurs fois, au cours de la nuit, que Mina se tourne vers l’oreiller occupé par la tête de son courtisan. Dans le silence nocturne, on n’évalue jamais les choses de la même façon. Il lui semble alors si facile de se convaincre qu’avec cet amoureux inconditionnel sa vie trouvera enfin le sens dont elle est dépourvue. Car, si le loup-garou définit sa vie, il ne fait pas sens pour autant.
Pourtant, elle accepte son sort de louve qui la tire vers des lendemains inconnus faits de surprise et d’excitations ponctuelles. Si Mina pouvait résumer ses aspirations, cela tiendrait finalement en une phrase : vivre tranquillement, dans un cadre connu et sécurisant, avec des exaltations occasionnelles. Paradigme simple auquel participe avec efficacité le loup qui est en elle.
« Foutue société ! Les gens ne sortent plus. Ils restent chez eux, vissés au canapé devant la télé ou devant leur ordinateur. Ils ne vont même plus à l’église. La bonne parole, aujourd’hui, n’est plus catholique. Elle est cathodique. Oui, ça, c’est un bon jeu de mots qui ferait rire dans toutes ces conneries d’émissions qui passent à longueur de journée !
Les gens, après une journée de merde passée en tête à tête avec l’écran d’un PC, n’aspirent qu’à une chose, en fait : se vautrer devant le programme insipide d’une chaîne abrutissante ou se glisser, un plaid sur les genoux, dans l’intimité tiède du portable familial. Un portable doté, bien sûr, d’un magnifique bureau personnalisé qui agit comme une fenêtre ouverte sur l’impossible. Non, une fenêtre sur le monde, c’est comme ça qu’on dit de nos jours. Ah, le portable ! L’ordi ! Le PC ! Mais comment on a fait pour vivre sans lui ? Pendant les Trente Glorieuses, on n’avait pas d’ordinateurs et pourtant la société tout entière changeait. Toute la société !
Allez, tiens, je me sers un autre petit Caol Ila. À la mienne ! Au Bougre, puisqu’on m’appelle comme ça ! Le Bougre… Quel surnom idiot ! D’ailleurs, je ne sais même pas pourquoi on m’a gratifié de ce surnom à la con !
Je me rappelle, dans les années soixante-dix ou dans les années quatre-vingt, la façon dont on ouvrait la fenêtre sur le monde. On allait au café du coin, on se vidait quelques verres, on palabrait sur ce qui était arrivé à Machin ou à Dudule et on commentait ce qu’on avait appris de l’ami d’un ami. De temps en temps, on se foutait sur la gueule, mais au moins on se disait les choses.
Aujourd’hui, ce qui compte, ce n’est plus d’aller s’en jeter un petit au bar du coin. Déjà, y a plus de bar. Ce qui compte, ce n’est pas non plus d’avoir des amis, mais des followers. Les réseaux sociaux font office de places publiques où chacun étale sans vergogne sa vie privée sans même qu’on l’en ait prié. Les hommes changent, les métiers changent. Bientôt, le règne des psychologues s’éteindra, remplacé par celui des donneurs de leçons, des spécialistes au verbe fragile, des éclairés en tous genres qui aboient leur haine et leurs remèdes éclairs en même temps dans les cabinets virtuels de la Toile. Tremblez, psychiatres, psychothérapeutes, pédopsychiatres et consorts ! Le vrai praticien, c’est l’inconnu de n’importe quelle heure, sur un site web pourri, qui distille sa marchandise verbale pour pas un rond à tous les cacochymes qui s’ignorent !
Ce soir, je me sens bien remonté. Je balance… C’est l’effet malté ou maltais. Le whisky ou l’île. En même temps, c’est pas mon premier whisky. Cela dit, c’est encore ma première bouteille, donc ça va… Et quand je suis dans cet état, c’est plus fort que moi, faut que je râle. Faut que j’ouvre ma gueule. Ma grande gueule. Car, c’est vrai, j’ai toujours eu une grande gueule. Déjà, au XIXe siècle, j’avais une grande gueule. Je parlais différemment, mais je parlais déjà beaucoup ! J’étais connu pour ça. Pour ça et pour ma brutalité aussi. C’est vrai que j’étais pas un tendre… J’ai jamais été un tendre d’ailleurs. Au XIXe, j’avais des biens, des personnes qui travaillaient pour moi, j’avais déjà de l’argent. Et, en général, quand je la ramenais, y avait pas grand monde qui bronchait. Depuis, j’ai fait du business, du trafic, j’ai été chef d’entreprise et je le suis toujours d’ailleurs. Ma grande gueule m’a toujours bien servi, donc je vois pas pourquoi je la mettrais de côté ! Et je parle pas des deux guerres où des types comme moi ont su mener leur barque en exploitant les autres à leur insu. Et à ceux qui diraient que c’est pas bien du tout, je réponds juste que j’étais un très bon acteur économique et que mes activités n’étaient pas illégales. Pas vraiment conformes à l’éthique des affaires, comme on disait, mais pas illégales non plus. Et l’éthique, moi et ma grande gueule, on s’en tamponne ! Je parle plus comme y a cent ans, c’est vrai, j’ai un peu plus de vocabulaire dans mes poches, mais ça change rien, c’est toujours ma bonne vieille grande gueule qui a le dernier mot…
Petit verre. Un coup d’œil par la fenêtre. Je crois que je pourrais passer quelques vacances ici, à Malte. J’ai l’impression que tout le monde se fout de tout et que le système D marche à fond. C’est un drôle de pays !
Bon, de quoi je parlais ? Des gens qui changent, des habitudes, du temps… Ah oui, le temps ! Quand je pense qu’il y a encore des abrutis opportunistes pour vouloir faire croire aux autres que le temps n’est pas détraqué et des pauvres naïfs pour les croire. Mais nom de Dieu, ouvrez les yeux, sortez de vos ordinateurs, levez la tête ! Mettez vos montres à l’heure, merde ! Enfin, ceux qui en ont encore… Oui, parce que, à l’heure où les saisons n’existent plus, le temps, lui, s’affiche partout. Sur tout objet connecté et lumineux. Du coup, qui porte encore une montre ? Hein, ma petite dame ? Et pourquoi ? D’aucuns diront que ça reste un bijou. Oui, c’est vrai. C’est encore un petit signe extérieur de richesse autour du poignet. Mais pour ceux qui ne voient en l’objet qu’un moyen de lire l’heure, le poignet en est dépourvu depuis longtemps. À la fin du XXe siècle, c’est vrai que j’aimais bien encore porter une montre. C’était… comment ils disent, maintenant ? Différenciant ! Voilà, c’était différenciant. Fallait bien choisir sa montre !
Heureusement, pour les premiers cités, ceux qui restent sensibles à l’appendice ostensible, Internet saura baliser le chemin vers les vitrines virtuelles de lumières chatoyantes où brillent des trésors venus de Chine. Ah, Internet ! Mais comment l’homme a-t-il pu tenir autant de temps sans Internet ? Déjà, sans ordinateur, ça semble inconcevable, alors sans Internet, on se demande…
Autrefois, et notamment au bar, quand on demandait à quelqu’un ce qu’il emmènerait sur une île déserte, au cas où l’éventualité d’isolement se présenterait, il répondait en général « un livre de tel ou tel auteur ». Oui, ça faisait chic, bon genre et, en même temps, que pouvait-on désigner d’autre ? Bon, c’est sûr, il y en a toujours un qui choisissait la bible, une côte de bœuf ou une pute. Mais en principe, c’était plutôt un bouquin. Aujourd’hui, il répondrait : « mon iPhone avec si possible un accès permanent à Internet ». Sans Internet, l’homme ne vit plus. Il y lit, il y fait ses comptes, il y trouve des recettes de cuisine, il y achète tout et n’importe quoi, il y regarde des films et des séries après les avoir téléchargés. Il y baise, même. Qui, aujourd’hui, prend encore un livre pour aller se branler dans les toilettes ? Personne. Autant le faire devant la webcam et le partager avec tous ceux qui ont chaud au cul dans les environs !
On peut tout sur Internet. Et je le sais mieux que personne. Mon business, aujourd’hui, c’est quatre-vingts pour cent sur le Net. Donc, oui, on peut tout faire. Même chasser. Mais oui ! Moi-même, je suis un chasseur. Attention, pas un chasseur du genre de ceux qui ressemblent à ces cow-boys fatigués qui battent la campagne le dimanche et qui arborent fièrement le fusil qu’ils ont astiqué toute la semaine. Non, moi je suis un vrai chasseur, un chasseur d’hommes. Je chasse l’homme et je le mange. J’ajouterais même que je me régale de ses viscères. Ah, ça, en général, ça fait moins marrer !
Petit message pour les puritains, les culs-bénits ou les oreilles chastes : la première fois que j’ai tué et becqueté un homme, je n’ai pas éprouvé le moindre regret. Pas une ombre. Pas un gramme. Rien. Au contraire, même ! Je me rappelle encore à quel point c’était jouissif. Un ravissement, comme diraient tous ces couillons de spécialistes de la cuisine qui envahissent les chaînes du petit écran. Un ravissement dont je ne me passe plus et auquel je m’adonne tous les soirs de pleine lune. Je chasse tous les types. Les dingues et les paumés, les aventuriers, les amoureux sur les bancs publics, les hommes pressés, les comédiens, les grands petits cons, les vieux amants, les voisines… Je pourrais presque en faire une chanson pour Pierre Perret ou pour Brassens si j’y mettais un peu de second degré ! Ou alors une bien revendicatrice pour une prestation totalement libératrice de Shaka Ponk ou Dyonisos. Pas d’état d’âme, pas de remords. Je me goinfre et c’est tout.
Je suis un loup-garou. Et j’aime ça !
Allez, tiens, ça s’arrose ! Hop ! Deuxième bouteille… Caol Ila. Whisky tourbé, ma petite dame. L’est cher, ici, le whisky. Mais je m’en fous, j’ai du fric et tant qu’à picoler, autant le faire avec un bon whisky ! Avec mon whisky ! Ouais, parfaitement ! C’est le mien !
Même dans cette putain de société on arrive à chasser ! Cette foutue société où les gens ne sortent plus de chez eux. Ouais, je l’ai déjà dit, que les gens ne sortaient plus de chez eux… Il faut donc soit les débusquer dans leur tanière soit leur jouer de la flûte sur Internet pour les attirer dehors. Alors, c’est sûr, pas besoin d’être un grand joueur de flûte. Suffit parfois de leur dire la vérité : « Lycanthrope cherche proie dodue pour la croquer ». Il y aura toujours un crétin pour postuler. Eh oui, c’est le monde dans lequel on vit aujourd’hui. Plus personne n’a peur du Grand méchant loup. Les mythes n’ont plus cours. Quand on pense à quel point des civilisations vivaient en étroite relation avec les dieux, les monstres et les surhommes, on se demande bien si on peut encore comparer l’homme qui en subissait le joug avec celui de l’ère informatique.
Pourtant, et c’est un vrai paradoxe, s’il y a bien une chose qu’Internet n’a pas changée, c’est la naïveté des gens. À dessein. Car c’est justement la naïveté qui constitue le terreau fertile d’où s’échappent toutes les émanations mercantiles et pseudo-sociales de la Toile. Alors pour un loup-garou qui veut croquer de la chair fraîche, eh bien on se déplace quand on lit son invitation devineresse sur Internet, on va vérifier ce qui se cache justement derrière l’annonce…
Ce qui a changé, et qui n’a rien à voir avec Internet d’ailleurs, c’est la chair de l’homme. Oui, parfaitement ! Elle a changé de goût. Est-ce que c’est étonnant ? Non. Avec tout ce qu’il se badigeonne sur la peau et avec toutes les saloperies qu’il ingurgite ou dont il se bourre le pif, il n’est plus aussi savoureux qu’autrefois. Tous ces parfums industriels, toutes ces crèmes, tous ces médocs, toute cette malbouffe, ça donne à la peau et à la chair une saveur beaucoup moins alléchante qu’il y a un siècle. Bon, je prends quand même mon pied quand je fourre ma gueule dans les entrailles chaudes pour y étancher ma soif. J’ai toujours autant d’appétit au XXIe siècle qu’au XIXe et au XXe.