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Belle-Île, France, 2023. Tom se lance dans une quête désespérée pour percer le mystère lorsque Sophie disparaît sans laisser de trace. Très vite, ses certitudes volent en éclats : Sophie n’était pas celle qu’il pensait, des lieux et des personnages se dissipent dans l’ombre, et des forces invisibles semblent orchestrer les événements. Parallèlement, de l’autre côté de l’Atlantique, Marie, une scientifique française, se consacre à un projet révolutionnaire dans un centre de recherche ultramoderne. Des révélations inquiétantes dévoilent une vérité terrifiante, prête à ébranler les fondements mêmes de leur réalité au fur et à mesure que leurs destins s’entrelacent. Mais dans cette course effrénée pour découvrir ce qui se cache derrière les apparences, Tom et Marie se rendront-ils compte qu’ils sont eux-mêmes les clés d’un mystère bien plus vaste qu’ils ne l’imaginaient ?
À PROPOS DE L'AUTEUR
Laurent Cornut jouit d’une imagination foisonnante et explore avec "Perspectives" une vision audacieuse de l’avenir. À travers ce récit, il dépeint un monde fidèle à ses réalités, tout en ouvrant la voie à l’espoir que l’humanité peut construire un futur par elle-même, non pas dans les confins de l’univers, mais dans un espace qu’elle façonne.
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Seitenzahl: 609
Veröffentlichungsjahr: 2024
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Laurent Cornut
Perspectives
Roman
© Lys Bleu Éditions – Laurent Cornut
ISBN : 979-10-422-5451-3
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
Du même auteur
Facéties de l’Étrange, Fantastique ;
Les tours noires, Fantastique ;
La mort verte, Thriller SF ;
L’ombre Cassiopée, Thriller SF ;
Une expérience arctique, Thriller fantastique ;
Avant l’aube – La quête du sang, Fantastique ;
Avant l’aube – L’appel de la bête, Fantastique.
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme.
Citation apocryphe d’Antoine Lavoisier
N’as-tu jamais fait un de ces rêves qui ont l’air plus vrai que la réalité ? Si tu étais incapable de sortir d’un de ces rêves, comment ferais-tu la différence entre le monde réel et le monde des rêves ?
Morpheus à Néo, The Matrix
Tout est changement. Tout est vibration.
Il est une période transitoire au cours de laquelle les formes s’estompent, libérant l’esprit dans une parfaite invisibilité pour une destination qui ne doit rien au hasard.
De résonance en résonance, niveau après niveau.
Sans forme, sans limite.
Jusqu’au nouveau cycle.
Laurent Cornut
« I stand amid the roar
Je me tiens au milieu du rugissement
Of a surf-tormented shore,
D’un rivage tourmenté,
And I hold within my hand
Et je tiens dans ma main
Grains of the golden sand
Des grains de sable doré
How few! Yet how they creep
Si peu! Comme ils glissent
Through my fingers to the deep,
Entre mes doigts vers les profondeurs,
While I weep – while I weep!
Pendant que je pleure – pendant que je pleure !
O God! Can I not grasp
Ô mon Dieu ! Ne puis-je donc les saisir
Them with a tighter clasp?
Avec une plus grande fermeté ?
O God! Can I not save
Ô mon Dieu ! Ne puis-je en sauver
One from the pitiless wave?
De l’onde impitoyable?
Is all that we see or seem
Est-ce que tout ce que nous voyons ou paraissons
But a dream within a dream?
N’est qu’un rêve dans un rêve ? »
Edgar Poe, extrait du poème A dream within a dream
I
Belle-Île, Morbihan,
Pointe des Poulains, Sauzon,
France, 23 avril 2023
Le soleil fugitif s’échappe vers l’ouest comme une vague effleure le sable. Tom offre sa peau aux caresses rudes du vent.
Les yeux clos, assis sur un rocher au milieu de l’herbe rase, il tente de mettre un peu de lumière dans l’univers sombre de ses pensées.
Il en a besoin.
Devant lui, le large. Le ciel désormais maussade. Le fracas des vagues. L’évanescence des choses.
Oui, il en a bien besoin.
Celle qui partageait sa vie, et qu’il avait élevée au rang de muse, l’a quitté le premier jour du printemps, comme on jette une chaussette à peine élimée à la poubelle. Sans préavis, sans ambages. En moins de temps qu’il ne le faut pour le dire, elle a repris ses affaires, sa liberté et le bateau pour Quiberon, le laissant seul entre les murs chargés d’aquarelles et de silence.
Seul.
Sur le moment, il a presque ri en pensant à Michel Fugain qui clame depuis des décennies que « quand le printemps arrive, la belle saison, l’amour et la joie reviennent chez toi »…
En fait, le rire n’est jamais venu. Et Fugain non plus d’ailleurs, malgré le mimétisme avec une certaine impression de Big Bazar.
Dans les jours qui suivent, la gifle a fait place à une vilaine douleur physique, en plein milieu du cœur, là où une lame invisible s’enfonce irrémédiablement. Une lame aiguisée, fine et empoisonnée. En plus de la perte de l’être cher, il faut composer aussi avec l’incompréhension et la frustration.
— Double frustration, votre honneur ! crie même le Subconscient. Il y a la frustration de ne pas avoir su ou pu anticiper les choses. Déjà pas simple à digérer… Et puis il y a aussi la frustration de ne pas avoir compris pourquoi elle était partie, n’est-ce pas ? Alors là-dessus, je peux te dire que mon pote l’Inconscient aurait des choses à te dire, Tom !
— Ouais, ça va, j’ai pas envie de discuter avec toi et encore moins avec mon inconscient !
Au loin navigue un bateau à moteur. Tantôt il disparaît sous les vagues, avalé par les abymes noirs, tantôt il émerge des crêtes abruptes, tel un survivant de l’impossible. L’unique spectateur y voit bien une forme d’analogie avec sa vie actuelle, et il se demande quand viendra le jour du sauvetage.
Le temps des nuits agitées et des larmes douloureuses est révolu. La souffrance liée à l’abandon s’amenuise. Tom commence à prendre conscience du deuil amoureux qu’il doit entreprendre. Et du temps qu’il faut pour cela.
Affirmer qu’il ne rêve plus de Sophie relèverait du mensonge. Mais les pensées nocturnes s’évanouissent au petit matin et l’esprit redevient aussi vide que l’estomac au moment du petit déjeuner. Le café a de nouveau le goût de café. L’air frais du matin fait à nouveau du bien.
« Tu dois te ressaisir ! Tu dois rebondir ! Ouais, t’as pas le choix, personne t’aidera ! »
Sur Belle-Île, il y a plusieurs psychologues, mais sur une île, tout le monde se connaît ou presque et tout le monde finira par savoir que « Tom a besoin d’être suivi ». Il sait qu’il n’y a aucune honte à « voir » quelqu’un. Mais il n’est pas du genre à s’épancher, il n’est pas du genre à partager les détails de sa vie intime et il n’aimerait pas que l’on retienne cet épisode pour unique résumé de toute la complexité de son existence, ce qui ne manquera pas d’arriver lorsque le voisinage saura que Sophie a levé l’ancre et que sa camionnette aura été vue plusieurs fois devant la porte de la spécialiste des dépressions, échecs et pertes d’estime de soi.
Déjà, au travail, entre deux couches d’enduit, on lui a chuchoté :
— Je me demandais si je pouvais te poser une petite question… Ton amie est partie ? On m’a dit ça, sur le port… Oh, je ne voudrais pas être indiscret…
« Non, tu penses… »
Quand on travaille dans une entreprise de ravalement de façade sur Belle-Île-en-Mer depuis une dizaine d’années, on finit par connaître beaucoup de riverains et on finit par être connu aussi. Qu’on soit accoudé au comptoir du bar à Sauzon ou au chariot à la caisse de l’un des deux supermarchés de Palais, il est rare que le voisin n’engage pas la conversation.
« Si au moins je savais pourquoi elle est partie… »
L’extrémité nord-ouest de l’île perd brusquement toute sa luminosité. La Maison du Littoral disparaît presque du paysage. La mer se déchaîne. Une plainte sonore, comme un long soupir émis par le plus grand des géants, monte des flots. Les gris outranciers du ciel n’incitent pas à rester dehors. Il va pleuvoir. Tom le sait. Il se lève, enfourche son vélo et rejoint son domicile en toute hâte.
Pourtant, après avoir déposé avec délicatesse sa vieille bicyclette sous l’abri au fond du jardin, il prend le temps de faire un détour par la boîte aux lettres, qu’il ouvre avec désinvolture. On est dimanche. Un long dimanche immersif dont il n’émane rien. Sinon du vide, que n’importe quel fait ou détail peut combler. Comme une lettre évocatrice ?
Il pleut.
Un coup de vent brutal le gifle et lui dépose sur la joue un prospectus. Tom s’en empare, surpris et un peu agacé par l’affront. Le flyer évoque la disparition du petit Antoine Le Gouerch, un adolescent de seize ans, originaire de Locmaria.
« Encore ! C’est le quatrième depuis le début de l’année ! »
Il y a un numéro de téléphone, le nom et l’adresse des parents. Il y a aussi la photo de la victime.
« C’était un gamin ! C’est la première fois. Comment on peut s’en prendre à un gamin ? »
Il soupire avant de plonger la clé dans la serrure, puis la main dans l’enchevêtrement de missives et papiers divers.
« Alors, on dit… Abonnement Salle de Gym… Offre pour des produits de bien-être dans un environnement idyllique… Bien ! Tiens, je devrais peut-être prendre ça ! Ensuite, ça, c’est Location Electricycles… Là, c’est Carte inscription MusicUnivers… Pub… Pub… Pub… Encore pub… Bon sang, y a que des pubs ! Ah non, une enveloppe… C’est quoi, ça ? »
Il s’apprête à déchirer la partie supérieure du contenant, poussé par une curiosité soudaine, mais il se ravise : cela peut bien attendre quelques secondes.
Quelques pas plus loin, il se laisse avaler par le canapé sans la moindre résistance. L’appel du vide, à nouveau. Il y a, dans cet abandon, une part de renoncement physique à rebondir et à chercher l’issue, mais il y a aussi la prise de conscience d’une introspection impossible. L’amoureux éconduit ne parvient pas à se souvenir des circonstances qui ont précédé le départ de la bien-aimée. Pas moyen de se rappeler la plus petite engueulade, le moindre désaccord, le débordement de trop, la décision qui fâche. Pas moyen !
« Comment peut-on partir sans la moindre annonce, sans le moindre préavis ? Ce n’est pas possible ! Certes, notre vie ne ressemblait pas à un conte de fées, mais elle ne semblait pas ennuyeuse non plus. Sophie ne m’a jamais dit que ça n’allait plus, qu’elle envisageait d’aller respirer ailleurs. Ce n’était pas la joie tous les jours, mais elle souriait, on faisait des choses ensemble, on faisait l’amour. Dans les soirées, elle participait toujours aux échanges, elle aimait les jeux où le perdant picole, elle appréciait de finir par une partie de tarot ou un Time’s up. Tout ça est si incompréhensible… »
Tom ouvre les yeux sur cette maison qui ne lui a jamais paru aussi lugubre. On a beau être un solitaire, on ne se complaît vraiment dans la solitude que si celle-ci est choisie et non subie. Le silence inquiète, le vide assomme.
L’eau tambourine sur le toit, il est trempé, il a un peu froid, mais il s’en moque. Il a jeté autour de lui tout ce qui encombrait sa boîte depuis le début de la semaine. Tout sauf la fameuse lettre qui a capté son attention.
Une lettre on ne peut plus ordinaire, sans le moindre logo, sans le plus petit signe commercial, sans même une évocation partielle de l’expéditeur au dos.
Et, pourtant, une partie de ladite lettre n’a rien de banal : celle qui, normalement, contient un timbre. Or, là, pas de timbre. Juste une succession de signes qui ressemble plus ou moins à un code-barres, terminée par des chiffres. Des chiffres qui forment une date. Une date singulière qu’il interroge des yeux, cherchant l’indice qui lui permettra de résoudre ce petit prodige mystérieux.
Faut-il requalifier cette date ? L’idée lui vient à l’esprit :
« C’est pas juste une date singulière… »
Il en sourit.
« Elle ne peut pas exister. Alors comment… »
Il pose l’enveloppe, la reprend, l’interroge à nouveau silencieusement.
« De mieux en mieux, quand même… Il m’arrive de ces trucs ! »
20/4/2035.
« 2035 ! J’ai reçu une lettre de 2035 ! Non, non, tu ne rêves pas, mon vieux, t’as bien reçu une lettre du futur ! Et elle n’a mis que quelques jours pour parcourir douze années à rebours. C’est pas beau, ça ? »
II
Belle-Île, Morbihan,
Bangor, France,
6 mai 2023
Les milieux naturels protégés de l’île abritent de nombreux oiseaux, dont les goélands. Dans les dunes de Donnant, ils sont quelques dizaines à socialiser bruyamment. Allongé dans le sable, un jeune garçon les observe avec attention. Il sait que c’est l’heure de rentrer, mais c’est plus fort que lui, il ne peut détacher son regard du spectacle. Alors que ses copains habituels sont probablement en train d’en découdre en ligne avec des monstres gigantesques, lui préfère l’aventure physique, beaucoup plus prégnante.
La mer, lointaine, laisse derrière elle une zone immense dont seuls les volatiles profitent. L’invasion des touristes n’a pas encore commencé, les espèces animales sont reines.
Étonnamment, la colonie braillarde ne s’éloigne pas d’un petit périmètre délimité par les rochers et les falaises qui masquent complètement leur présence depuis l’accès latéral à la plage. L’intelligence collective et les réflexes grégaires confèrent à chaque individu la certitude vitale que rien ne peut arriver à l’abri des saillies abruptes.
Aragorn, si les grosses mouettes lui demandaient son avis, leur expliquerait bien que les apparences sont trompeuses et que, contrairement aux informations distillées par leurs gènes, il existe un prédateur capable d’engloutir aussi bien un homme qu’une poignée de bêtes à plumes. Et, s’il est là, l’œil collé aux jumelles, c’est justement pour voir ce qui se cache sous les pierres.
Car il y a quelque chose. Quelque chose de pas naturel, comme l’a expliqué son pote Antoine Le Gouerch avant de disparaître. Une bête vorace qui sort quand la lumière du soleil commence à décliner.
Aragorn en est sûr, c’est cette bête qui a croqué Antoine. Il lui avait confié qu’il avait trouvé son repaire, à Donnant, là où la plage forme un sillon entre un éperon rocheux en forme de botte et la falaise. Il voulait y aller une dernière fois tout seul pour prendre des photos. Raté, visiblement ! Bien sûr, l’apprenti Indiana Jones n’a rien dit de tout ça aux autorités. La plage aurait été fermée et l’opportunité de mener sa propre enquête se serait envolée.
Il décide de s’approcher.
Mètre après mètre.
Spot herbeux après spot herbeux.
Il s’arrête tant il craint que le vacarme déclenché par ses battements de cœur ne provoque la fuite des oiseaux marins. Le vent s’est tu. Les vaguelettes se meurent sur la rive. Le ciel flamboie encore, mais déjà la nuit s’éveille. La fraîcheur du soir mord les bras nus du jeune garçon.
Aragorn se demande s’il ne serait pas plus raisonnable de stopper là son périple et de rentrer sagement à la maison. Personne ne viendra à son secours si le monstre s’en prend à lui. Et s’il vient à disparaître, rejoignant Antoine, il emportera le secret avec lui et ne permettra pas aux autorités d’intervenir. Pire, il a agi avec l’un de ses camarades comme Antoine avant lui : il a éventé l’histoire et a indiqué qu’il voulait localiser le prédateur avant de mener une croisade en bande. Il voulait être celui qui a découvert la tanière. À son âge on ne rêve jamais que de prouesses.
Mais, bizarrement, quand le jour disparaît, le courage en fait autant. Surtout au moment où tous les goélands s’envolent dans des piaillements stridents. L’aventurier, figé, ne sait plus que faire. L’exploit lui semble proche, mais un parfum dans l’air le retient. Celui de la peur. Un parfum âcre qui rappelle que l’Arche Perdue n’a peut-être pas besoin qu’on la retrouve.
Hypnotisé par la perspective de raconter au collège à quel point il s’est comporté en chevalier, il quitte sa cachette et marche lentement vers les roches dentelées de la partie sud du site. En héros. À mesure qu’il se rapproche, ses yeux explorent chaque aiguille et chaque pinacle de pierre à la recherche d’un organisme vivant susceptible d’en surgir.
Sous les rougeoiements célestes, la roche a tantôt la couleur du feu, tantôt la robe noire. Aragorn y voit un décor ressemblant au Mordor. Il n’aurait pas été surpris de voir un des coursiers ailés chevauchés par les Nazgûl s’envoler à la poursuite des goélands pour les transpercer de ses doigts cornés.
Partout, sur le sable, des petites méduses échouées. Même s’il sait que cette espèce-là n’est pas dangereuse, il n’aime pas leur aspect gélatineux et évite de marcher dessus. Plus il avance dans le sillon sinistre, plus il y en a. Il a du mal à les éviter, mais il sait aussi qu’il ne peut à la fois surveiller ses pas et les anfractuosités autour de lui.
Il s’arrête, au bord de l’étourdissement. Il a conscience qu’il atteint ses limites. Son cœur bat la chamade, il peine à respirer. Un pas supplémentaire et il chancelle. Jamais il n’avait ressenti cela et jamais il n’aurait cru que son corps pût le lâcher ainsi. Elle est loin l’invincibilité des onze ans ! N’est pas chevalier qui veut. Terrible déception et, pourtant, quelle stimulation ! Le corps s’affaisse tandis que l’esprit se projette. Une contradiction étonnante, incompréhensible. Du plus profond de son cerveau, Aragorn puise une certitude : tout ceci n’existe ainsi que parce qu’il l’accepte sous cette forme. Il lui suffit de déchirer le voile diaphane qui l’entoure pour faire émerger la réalité. La vraie.
Si sa théorie ne convainc pas son corps, elle lui permet de ne pas voir l’ombre qui se détache des roches volcaniques sombres. Il n’aperçoit que les veines de quartz qui incarnent les preuves lumineuses des premières déchirures dans le tissu irréel de ce décor de pacotille.
Clos, les yeux ne voient pas ce qui se déploie en silence. Ni les membranes cartilagineuses qui recouvrent des membres menaçants ni les lambeaux de chair épineux qui encadrent une bouche énorme.
Pour passer d’un monde à l’autre, il n’y a qu’un couloir sombre à enjamber.
« La peur est inutile, se persuade Aragorn, les oreilles sourdes, les joues trempées. C’est juste un couloir sombre. »
Un couloir sombre.
Sombre.
III
Belle-Île, Morbihan,
Sauzon, France,
20 juillet 2023
Stimulés par l’absence de trafic à une heure où Morphée sévit encore, quelques touristes chevauchent leurs vélos comme si la route où glissent leurs pneus incarnait le territoire vierge à conquérir dans une croisade mythique.
— Putain, ils peuvent pas se ranger ! Ils se croient tous seuls sur la route !
Au volant du camion, Tom peste. À cette heure-ci, il aime passer la cinquième, la fenêtre ouverte, la musique à fond. Un instant de liberté qui ne se reproduira pas dans la journée, une fois les continentaux posés sur les routes de l’île.
La nuit a été mauvaise. Toujours les mêmes rêves et toujours la même frustration qui en découle au petit matin. Certains disent qu’au réveil ils ont oublié tout ce qui a animé leur vie nocturne. Tom, lui, n’oublie rien. Les mêmes rêves le hantent avec une régularité surprenante. Quand vient le moment d’étreindre l’oreiller, il sait déjà qui viendra le tourmenter une fois les yeux clos.
— Je ne te demande pas si t’as passé une bonne nuit ! Y a qu’à voir ta tête !
— Eh ben, demande pas, Fred, alors…
— Écoute, Tom, on sait que c’est pas facile pour toi, mais ça fait quand même plusieurs mois qu’elle est partie, Sarah…
— Sophie !
— Quoi ?
— Sophie. Elle s’appelle Sophie. Pas Sarah.
— Hein ? N’importe quoi ! Si on parle bien de la même personne, que j’ai croisée plusieurs fois chez toi, avec qui j’ai bu quelques mojitos fraise dans le jardin, sous le pommier, eh bien cette personne s’appelle Sarah et pas Sophie.
Tom se tourne vers Fred, son habituel passager du matin. Il le dévisage.
— Putain, mais t’es sérieux en plus !
Il souffle, abasourdi, avant de poursuivre :
— Heu, Fred, t’as peut-être bu des canons avec elle, mais moi aussi et, tu vois, j’ai même couché avec elle. Et le plus dingue, tu vas pas le croire, j’ai vécu avec elle. C’est fou, hein ? Alors, je sais encore comment elle se prénomme !
— Écoute, je comprends pas ce qui se passe, Tom, et j’ai pas envie de me fâcher avec toi ce matin, mais, son prénom, c’est pas Sophie, c’est Sarah !
Tom soupire et secoue la tête.
« Rien ne va plus dans le pire des mondes, comme ne le dirait pas Voltaire. »
— Pourquoi tu fais ça ?
— Pourquoi je fais quoi ?
— Mais, Fred, t’es en train de m’expliquer que je connais pas celle avec qui j’ai vécu ces dernières années…
— Non, du tout ! J’explique rien, je sais que tu l’aimais et que son départ t’a anéanti. Je t’ai ramassé à la petite cuiller, donc je sais ce qu’il en est, je sais dans quel état ça t’a mis ! Et je sais aussi que t’es encore chamboulé et que des fois, dans ton esprit, c’est pas toujours cohérent…
— Quoi ?
— Ben oui, on te l’a déjà précisé… En tout cas, je te dis juste qu’elle s’appelle Sarah et non Sophie et que, si tu veux, j’appelle Franck, il va tout de suite te confirmer son prénom. Mais je vois pas bien l’intérêt de faire ça…
— Alors là, c’est la meilleure ! Franck, maintenant… Franck, il sait très bien que c’est Sophie !
— Ah oui ? Comme tu voudras. Je trouve ça complètement débile, mais j’appelle…
Fred tapote déjà sur son smartphone.
— Il marche encore, ton bousin ?
— Évidemment ! C’est increvable, ces engins ! Et tu vas voir, y a même un haut-parleur. Tiens, écoute, ça sonne…
Une voix essoufflée répond.
— Ouais… Fred ?
— Franck, t’as pas commencé à bosser ?
— Je viens de descendre le matériel… Si c’est pour me parler de Neymar, je t’avertis, je raccroche !
— Mais non, t’inquiète, j’attends ce soir pour te parler du PSG… Il va partir, Neymar… Bref, je suis avec Tom, on est en route, on n’est pas encore à Kervilahouen et on n’est pas d’accord sur un truc, tu peux nous départager ?
— Bah, je sais pas, c’est du foot ?
— Non, du tout !
— Y a un rapport avec la bière ?
— Non plus.
— Bon, alors, envoie, on va bien voir…
— J’ai mis le haut-parleur, dis pas de conneries… Tom écoute et il est pas vraiment de bon poil, ce matin… Bon, t’es prêt ?
— Vas-y, accouche !
— OK ! Comment s’appelle l’ex de Tom ?
On entend Franck souffler.
— C’est ça, ta question ? Mais pourquoi tu demandes ça, Fred ?
— Réponds juste, Franck, cherche pas !
— Sarah. Elle s’appelle Sarah.
Tom glousse, en entendant Franck.
— Alors là, les mecs, je sais pas ce que vous cherchez, mais si je tenais pas le volant, j’applaudirais ! Oh et puis, tiens, c’est tellement bien joué, j’applaudis !
Il joint les gestes à la parole et lâche le volant.
— Hey, déconne pas, Tom ! Tiens le guidon, s’il te plaît !
— Qu’est-ce qu’il fout, résonne la voix de Franck ?
— T’inquiète, je t’expliquerai ! Je raccroche. Salut !
Au même instant, Tom aplatit la pédale de frein. Le camion quitte le bitume et trouve une place de fortune, à quelques centimètres du fossé, juste devant l’aérodrome.
— Mais t’es malade ! T’as envie de finir dans le décor ? Tom, tu fais chier ! Faut vraiment que tu te reprennes !
La remarque ne déclenche pas de réaction. Le chauffeur, accroché au volant, projette son regard au-delà du pare-brise, vers un point situé aux confins d’une perspective exclusive. Il se demande ce qu’il fait là, sur la route de Port-Coton, à quelques hectomètres du phare de Goulphar, non loin du Cosquet, lieu-dit où est née sa romance avec Sophie.
— Tom ?
Sophie travaillait au début à l’Hôtel Grand Large. Lui peignait déjà les façades. L’usure de celle de l’hôtel a permis leur rencontre, un matin ensoleillé de printemps. C’était comme dans un film, on aurait dit que la nature et le monde entier retenaient leur souffle pour ne pas perturber le trafic dense des neurotransmetteurs dans les deux systèmes limbiques impliqués, le temps que les cerveaux habillent cet amour naissant. Tom n’aurait jamais imaginé à quel point tout son être pouvait se rendre disponible pour entrer en relation avec une femme. Des aventures sans lendemain, il avait connu. Aux coups d’un soir, vite faits et pas toujours bien faits, il était habitué. Voire très habitué. Mais jamais il n’avait été touché en plein cœur, arraché à ses certitudes de vieux garçon, plongé dans un bain bouillonnant d’hormones qui électrise le cœur et dilate les pupilles.
— Tom ?
Il se rappelle avoir rougi comme jamais. Ce n’était pas un conte de fées, il n’y avait aucun violon ni aucune robe de soirée. Elle avait surgi, dans une blouse de travail classique, le front en sueur, les bras chargés de rouleaux de papier toilette. Le pas calé sur celui initié par la routine, elle avait interrompu sa déambulation machinale et avait plongé ses yeux dans les deux vortex oculaires qui s’étaient formés devant elle.
— Tom ? Tu m’entends ?
— Quoi ?
Tom peine à quitter le hall du Grand Large pour réintégrer la cabine exiguë où son collègue joue un jeu déplaisant.
— T’es où là, Tom ? Redescends !
— Y a plus rien qui va chez moi…
— Pourquoi tu dis ça ? Elle t’a quitté, OK, c’est pas facile de tourner la page, OK, mais t’as toujours tes potes, t’as toujours ton boulot, ce soir on va se prendre quelques bières à Bangor, tout n’est pas aussi noir que tu le dis. C’est quoi qui va pas chez toi ?
— Franchement, j’ai l’impression de passer à côté de plein de choses, je sais pas comment t’expliquer…
— Essaye toujours… Donne-moi des exemples.
— Eh ben, très simple : une fois je suis allé au magasin de pêche, à côté du taf. Je voulais m’acheter du matos pour aller pêcher du gros en mer. J’arrive à pied, vu que c’est à côté de notre boutique, je cherche, je cherche et je pourrais encore chercher… Pas de boutique ! Ou plus de boutique, je sais plus.
— Attends, tu parles de quel magasin de pêche ?
— Celui à côté du taf. Y en a pas cinquante !
— Non, c’est vrai, y en a pas cinquante. Y en a même jamais eu un seul dans la zone, Tom !
Tom fixe son collègue. Il va ouvrir la bouche, finalement il se retient. Avant de reprendre son récit :
— Un autre jour, je me pointe à la Veilleuse, tu sais le café librairie à Bangor ?
— Oui, je connais, quand même…
— Je rentre, je regarde les livres, le patron, je sais plus comment il s’appelle, il me demande : « vous recherchez quoi, comme type de livre ? » Et, là, ben impossible de répondre. Je savais même pas ce que je foutais dans une librairie. J’arrive même pas à me concentrer assez pour lire le journal, alors un livre ! Je suis reparti avec un livre scientifique sur le cerveau, ne me demande pas pourquoi…
— Alors, je confirme que, moi aussi, je me demande ce que tu faisais dans une librairie… Tu nous l’avais pas racontée, celle-là.
— Oh, j’ai même fait plus fort…
— Ah ouais ?
— Tu vas voir… J’ai voulu appeler mes parents, j’ai cherché partout leurs coordonnées, j’ai pas trouvé. Pire, j’ai même oublié comment ils s’appellent. J’ai cherché des papiers ou des lettres pour retrouver leur nom, je te jure, j’ai regardé partout. Rien. Rien du tout, bon Dieu !
— C’était quand, ça ?
— Quand ? Je sais pas… Le mois dernier…
— Mais, Tom, t’as pas de parents. Je veux dire, t’as plus de parents depuis longtemps… Tu sais, je crois vraiment qu’il faut que t’ailles voir quelqu’un…
— Tu me prends pour un dingue, hein ?
— Non, pas du tout, je m’inquiète juste pour toi, c’est tout. Je trouverai pas les mots pour t’aider et, d’ailleurs, je sais même pas comment il faut t’aider. Tout ce que je sais, c’est que, des fois, on est moins bien et on a besoin d’aller voir des gens compétents, des gens qui t’aideront à mettre le doigt là où il faut… Et c’est pas en passant des nuits entières à trouver une trace d’elle sur Internet ou sur Facebook que t’avanceras.
— J’ai arrêté ça.
— T’es sûr ?
— Oui, je suis sûr. Je sais ce que je fais, quand même !
Fred le regarde en écarquillant les yeux.
— Bon, d’accord, je t’ai déjà dit que j’avais arrêté et c’était pas vrai. OK, j’admets. Mais, cette fois-ci, c’est vrai. J’ai fait un énorme nettoyage sur le PC, j’ai supprimé l’historique, tous mes liens, bref je te le dis : j’ai arrêté. J’essaye plus de trouver des traces d’elle sur les réseaux, j’ai même supprimé Snapchat. Je recevais tout le temps des notifications, ça m’énervait !
— Tu recevais des notifs de qui ?
— Nan, mais quand je dis que je recevais des notifs, c’était des notifs de tout et de rien, c’était pas des notifs d’elle…
— On est d’accord.
— Oui, mais justement, ça me rendait fou. J’espérais toujours voir son nom apparaître. Je me disais toujours : la prochaine notif, c’est elle, tu vois.
— Je vois bien. Donc t’as supprimé Snapchat. Moi, j’ai jamais compris le principe de Snapchat. Moi, c’est simple, si j’ai une connerie à t’envoyer, c’est SMS. Et si je dois te parler, je t’appelle.
— Ben tout le monde n’est pas comme toi.
— C’est clair. Bon, Snapchat, c’est terminé et tu la cherches plus sur Internet. C’est déjà pas mal. Pourtant, vu tes cernes, j’ai pas le sentiment que tu dormes beaucoup.
— C’est les rêves. Je fais toujours les mêmes rêves. En boucle. J’ai beau picoler avant de dormir ou prendre un pisse-mémère, ça change rien. Et puis j’ai des visions, j’entends des voix…
— T’as des visions ? Ah oui, quand même ! Tu vas peut-être trop sur les sites de cul ? Bon, je déconne… Va voir quelqu’un, franchement, Tom, ça te fera du bien. On en parlera ce soir avec Franck, si tu veux, devant une mousse ou deux. Par contre, ce qui serait bien, c’est que tu redémarres, parce que la mère Le Goff, elle aime pas quand on est en retard. Et là, on est déjà en retard !
— Tu sais que j’ai même reçu une lettre du futur ?
— Du futur ? Ben voyons… OK, tu nous raconteras ça avant qu’on aille à la chasse au monstre.
— Quoi ? À la chasse au monstre ?
— T’as pas oublié que c’est ce soir qu’on va à la chasse au monstre, quand même ? Il a oublié ! C’est pas vrai… Ce soir on part chasser la bestiole qui s’en prend aux touristes et à nos jeunes, ça te parle ?
— Oui… J’avais un peu zappé. Pourquoi tu dis que c’est un monstre, déjà ?
— Laisse tomber, on verra ça ce soir. Allez, démarre !
IV
Belle-Île, Morbihan,
Le Palais, France,
21 juillet 2023
Quai Vauban, devant Chez Lucienne, il y a du monde. C’est vendredi pour les locaux, c’est la veille du départ pour les touristes, ce qui fait beaucoup de raisons de descendre quelques demis. Surveillant l’activité de l’Avant-Port ou levant les yeux vers la Citadelle, chacun y va de sa glace ou de son bol de cacahuètes.
Des journaliers, le sac à dos et les mains chargées, accourent vers l’embarcadère, aimantés par la sirène du bateau qui a retenti quelques minutes plus tôt.
Tom a choisi un diabolo menthe, au grand désarroi des deux acolytes assis en face de lui qui ont attaqué directement par une pinte.
— T’as l’intention de carburer longtemps au Diabolo ? provoque Franck. C’est ma tournée, tu veux toujours pas une mousse ?
— …
— Tom ?
— Les gars, vous trouvez pas qu’il manque du monde ?
Franck est le premier à réagir :
— Quoi ? Comment ça, il manque du monde ?
— Là… sur les quais… dans la rue… au bateau…
Franck consulte Fred du regard. Les deux choisissent d’ignorer la remarque de leur pote.
— Je te demandais si tu restais au Diabolo ou si tu voulais une mousse, Tom.
— Je préfère garder les idées claires. Si on doit croiser un monstre, je préfère optimiser toutes mes facultés.
— Alors si Monsieur veut optimiser toutes ses facultés, là je m’incline… Fred, toi, je t’en remets une ?
— Yes. C’est vendredi.
Finalement, la chasse au monstre n’a pas eu lieu la veille, comme prévu. Tom, perdu dans ses pensées toute la journée, n’avait pas l’allant nécessaire pour parcourir la lande sur les traces hypothétiques d’une créature qui n’existe sûrement pas.
Et puis Fred avait eu la bonne idée de reparler de la confusion autour du prénom de l’ex-compagne de son ami. L’évocation avait sonné le glas de l’enquête intrépide. Et de la dégustation de houblon sur la terrasse du café à Bangor. En fait, Tom avait même disjoncté, invitant ses camarades, en des termes imagés, à aller visiter les îles grecques.
C’est Fred qui a mis fin à la longue liste de noms d’oiseaux en montrant des mails et des SMS signés « Sarah » et non « Sophie ». La soirée s’est poursuivie chez Tom. Les trois hommes ont exhumé des documents attestant l’existence d’une certaine « Sarah ». Ils n’ont en revanche rien déniché qui puisse prouver le passage d’une « Sophie » dans la vie du peintre en bâtiment.
Quand on est persuadé d’avoir raison, qu’on est prêt à parier des sommes folles tellement c’est une évidence que tous les autres ont tort, on tombe de très haut quand la preuve est faite qu’il aurait mieux valu la mettre en veilleuse. Exsangue, avili, meurtri, Tom a craqué, pleuré les larmes de son corps. C’est la première fois qu’il livrait autant son intimité en pâture, qu’il laissait autant tomber les artifices. De l’adulte mature à la peau brûlée par le soleil, aux mains sèches et aux convictions solides, il ne restait qu’un petit être humain, à l’épiderme fragile, au ventre secoué par des spasmes, en manque total de repères et de certitudes.
Fin de soirée douloureuse, nuit compliquée. Heureusement, le vendredi, la journée se termine à treize heures, ça laisse l’opportunité de rattraper un peu les errances nocturnes. Sieste sans rêve, bienfaitrice. Juste un réveil en sursaut, en proie au doute : et s’il était devenu dingue ? Question embarrassante, mais le fait de se la poser laisse augurer de bonnes choses. Les portes de l’asile ne sont pas franchies, il est encore temps de consulter.
— Bon, alors, Tom, Fred m’a dit que t’avais reçu une lettre du futur. Hier soir, j’en ai pas parlé parce que je me disais que c’était pas le moment, mais, maintenant, c’est peut-être bien que tu nous en dises plus, non ?
— Oui… Sûrement… Donc ça se passe y a trois mois. Oui, c’est ça, c’était fin avril. J’ai reçu une lettre sans timbre avec des inscriptions qui indiquaient une date en 2035. J’ai d’ailleurs demandé au facteur si ça existait ce genre de lettre, il m’a répondu que c’était pas lui qui l’avait déposée…
— Donc c’est sûrement une blague, hein, Fred ? T’es d’accord avec moi ?
Fred lui répond par une moue éloquente. Il va prononcer un mot, mais Tom ne lui en laisse pas le temps :
— T’as raison, Franck, c’est peut-être même Fred et toi, les auteurs bienveillants de cette touchante marque de tendresse ?
— Tu sais bien que non, coupe Fred.
— Alors c’est qui, si c’est pas une blague ?
Franck inspire. Fred avale plusieurs gorgées. Aucun des deux ne sait.
Tom harponne du regard le glacier artisanal, de l’autre côté du rond-point qui jouxte la place du marché. Il y voit des gourmands qui attendent le moment où ils pourront goûter quelques spécialités rafraîchissantes. Il y voit des silhouettes éphémères qui piétinent avant de disparaître. Il n’y voit que des marqueurs de sa propre déchéance, autant de signes que cette vie lui échappe ou qu’il n’en fait plus partie.
Mais il n’y voit pas cette femme qui l’observe, une glace à la main, pivot immobile autour duquel la vie s’anime. Elle ne sait pas du tout qui il est ni quel désarroi il traverse. Elle sait juste qu’elle peut l’aider… L’eau et les bulles d’air s’échappent du cornet et coulent sur les doigts qui l’enserrent. Exposé au soleil, le dessert givré, parfumé à la cacahuète, fond. Les premières gouttes touchent le sol tandis que les roues d’un scooter silencieux défilent lentement. Les voix se taisent, les marcheurs semblent frappés d’inertie. Il n’y a plus que l’observatrice et Tom. Tom et l’observatrice.
L’un se gratte le poignet. Un tic nerveux qui trahit une forme d’instabilité à laquelle se mêle le parfum désagréable de l’incompréhension. L’autre regarde sa cible avec insistance, quitte à révéler sa présence. Elle se demande ce qui se produirait s’il la voyait, du moins s’il prenait conscience d’elle. Elle se demande en même temps pourquoi elle est plantée là, sur un trottoir, une glace à la main, en train de surveiller un homme qu’elle ne connaît pas. Et, troisième couche de cette expérience singulière, elle sait qu’elle n’a pas le choix et qu’elle ne peut sortir de cet engrenage. Bien que le résultat ne soit garanti par aucun calcul et ne repose sur aucune théorie, elle s’en remet au sort, le laissant décider de la légitimité d’entrer en contact d’une quelconque façon, maintenant, dans la fugacité d’un échange visuel, dans la convergence de pensées analogues ou dans le frôlement à distance d’épidermes sensibles.
Tom, bien qu’il regarde vers le glacier, ne la voit pas. Trop de choses mobilisent son esprit. Trop de choses dépourvues de sens, trop de questions déstabilisantes auxquelles il ne peut pas répondre. Il se dit que si un virus pouvait décimer la population, transformant les êtres humains en dévoreurs de chair fraîche, il trouverait peut-être paradoxalement la paix en devenant un zombie à la cervelle grillée, incapable de se poser la moindre question, tout juste bon à suivre sa horde.
Franck pose la main sur le bout des doigts de son ami.
— Alors, Tom, tu nous la racontes, cette lettre ?
Tom réfléchit. L’espace d’un instant, il pense à se lever et à fuir. Loin. Loin de tout, Loin des mots d’ici, loin de l’Abyssinie, comme le chante Yves Simon. Fuir loin de Belle-Île suffirait dans un premier temps. Mais pour aller où ? Et pour fuir quoi ? En fait, en dépit du mal-être qui le ronge, il ne sait pas ce qu’il a envie de fuir.
— La lettre… Oui… Donc, déjà, c’est une lettre tapée à l’ordinateur, c’est pas une lettre manuscrite. C’est pas un truc fait à la va-vite sur un coin de table. La date confirme celle indiquée sur l’enveloppe : 2035. Avril 2035. Je ne sais plus quel jour précis, et peu importe, ce qui est sûr, c’est que ça vient du futur. La personne qui m’écrit s’adresse directement à moi, pas d’ambiguïté. Elle m’interpelle par mon prénom, elle veut que je comprenne que cette lettre est pour moi et pour personne d’autre. Elle me dit qu’elle me connaît, qu’elle m’a côtoyé et qu’elle sait que je traverse une période difficile. Bon, jusque-là, rien de fracassant, on est d’accord. Ensuite, elle me dit que le temps est relatif, qu’elle m’écrit d’une époque postérieure à la mienne, au cas où j’aurais pas compris le rapport avec la date, je suppose. Par contre elle précise bien qu’elle ne peut pas m’en dire plus à ce sujet…
— Ben voyons ! coupe Franck.
— Après, elle me balance qu’elle va essayer de m’aider, même si elle ne garantit pas le résultat…
— Comment ça ? coupe encore Franck.
— Elle me dit qu’elle est surveillée, qu’il y a des gens autour d’elle qui ne plaisantent pas et qui ne la laisseront pas m’aider. Elle me demande de n’écouter personne et de me fier qu’à moi-même. Et elle finit sur une phrase qui veut dire que les apparences sont trompeuses ou que… Hem… Comment elle dit, déjà ? La réalité n’est pas toujours celle qui est promise, ou un truc du genre…
— Waow ! Comme dans Matrix ! s’écrie Fred. Pastille bleue ou pastille rouge ? C’est bon, ça ! Et c’est tout ?
— Oui, c’est tout.
— Eh ben, avec ça ! Mon pauvre Néo, t’es mal barré ! Qu’est-ce que t’en dis, toi, Franck ?
— J’en dis que c’est des conneries, tout ça et qu’il y a quelqu’un qui se paye ta poire ! Voilà ce que j’en dis, moi ! Et quand tu dis « elle », c’est parce que tu sais que c’est une femme ?
— Non, c’est assez bien tourné pour qu’on ignore si c’est un homme ou une femme qui a écrit. Mais je sais pas pourquoi, je crois que c’est une femme.
— Tu crois ? Et qu’est-ce qui te fait dire ça ? s’étonne Fred.
— Difficile à dire… Je le sens, c’est comme ça. Je peux pas t’expliquer pourquoi… C’est signé « M » en bas de la lettre.
— Ouais… « M » comme Michel ou « M » comme Muriel. En tout cas, Fred a raison : t’es mal barré avec cette lettre à deux balles écrite par un petit malin ou une petite maligne qui a juste envie de se foutre de ta gueule. Me dis pas que tu y crois, quand même, Tom ?
— …
— Oh ! Non, c’est pas vrai… Il y croit. Fred, dis quelque chose, il est à fond dedans, il y croit dur comme fer…
— Et pourquoi ce serait pas vrai, les gars ?
Fred est le premier à réagir :
— Que quelqu’un t’écrive du futur ou qu’on soit dans une sorte de matrice ?
— Ben, je sais pas… L’un ou l’autre. Y a tellement de choses bizarres, ici.
— Moi je crois surtout que ta séparation t’a un peu affaibli et que t’as le bulbe qui tourne au ralenti. Fred, t’es d’accord avec moi ? Tom devrait consulter quelqu’un et, ensuite, je suis certain que ça irait mieux. Tu sais quoi, Tom ? Demain soir, on prend l’air. On va à la chasse au monstre. T’es partant ?
Tom s’apprête à répondre, mais un attroupement attire son attention. Sur le parking qui jouxte la zone réservée au marché, une femme gît au sol. Des passants l’entourent. L’un d’entre eux tente de la ranimer. Quelques curieux accourent. Les pas résonnent, les vêtements bruissent. Des commentaires s’élèvent, pessimistes. Il semble que la victime ne s’extirpe pas de l’alanguissement qui a saisi son corps. Au loin, l’ambulance annonce de façon sonore son arrivée.
— Merde ! éructe Fred. C’est fou, ces gens qui tombent comme ça et qui se relèvent pas… C’est arrivé la semaine dernière, la semaine d’avant et d’autres fois encore… Y a plein de gens qui font soit un infarctus, soit une rupture d’anévrisme. Je connais pas les statistiques par cœur, mais, à mon avis, on va bientôt parler de nous dans le Guinness des records. Pas pour les bonnes raisons, malheureusement.
Une rumeur confirme que le cœur refuse de redémarrer.
— Vous voyez, reprend Fred, celui-là non plus ne se relèvera pas. C’est au moins le cinquième ou sixième depuis le début de l’année. Dingue, non ?
La même rumeur stipule que c’est une femme.
— C’est une femme, commente Tom pour lui-même. Merde, pas de bol pour elle ! On n’est pas grand-chose, quand même, vous trouvez pas les gars ?
Les gars en question ne répondent pas.
L’ambulance arrive. En un clin d’œil, les secouristes s’occupent de la victime.
Franck a envie de commenter, mais il s’abstient. Par décence ou par indécision, il ne sait pas vraiment.
Tom ne dit rien non plus. Il n’a pas envie de répéter sa question idiote. Il se demande même pourquoi, dans ce type de circonstances, il ne trouve pas mieux à dire. Il lui semble que s’il grattait un peu le sommet de son crâne, cela détacherait quelques formules un peu plus réfléchies qu’il pourrait alors utiliser.
Il observe une jeune fille qui s’approche timidement et qui lui tend un bout de papier. Ses yeux rougis indiquent des larmes récentes.
— Vous êtes bien Tom ? demande-t-elle.
— Oui, c’est moi…
— Je dois vous remettre ce message…
— Comment ça ? Qui est-ce qui t’a demandé de me remettre ce message ?
— La dame. La dame, devant les glaces, là-bas. Elle m’a donné dix euros. Elle m’a dit que c’était un message pour vous. Et puis, juste après, elle est tombée. J’ai essayé de lui parler, mais elle répondait plus. Mon père a essayé de s’occuper d’elle, mais il a dit que c’était peut-être trop tard. La pauvre, c’est vraiment triste. Elle avait l’air gentille, j’en sais pas plus…
L’émotion de la jeune fille est encore palpable. Tom saisit le bout de papier plié tout en scrutant la foule anonyme agglutinée devant le glacier…
— Je comprends parfaitement ce que tu peux ressentir. Dis-toi juste que c’est pas ta faute et que ce n’est pas fini. Ils vont peut-être la réanimer.
— Mon père m’a dit ça aussi. Et c’est lui qui a insisté pour que je vous porte le message. Il a dit que si ce sont ses dernières volontés, elles doivent être respectées.
— Ton père a raison. Et, pour la dame, on va prier pour que ça ne soit qu’un malaise passager. Elle t’a dit autre chose ?
— Non, elle m’a juste dit de vous donner ce mot. Elle m’a donné dix euros pour ça.
L’adolescente commence à s’éloigner.
— Attends ! Tiens, prends ces dix euros en plus. Tu les as bien mérités. Peux-tu me dire au moins si elle est jeune, âgée, grande, petite…
L’interlocutrice se retourne. Elle crie juste : « j’ai pas fait vraiment attention. Mon père m’attend. » Puis elle disparaît.
Tom se lamente :
— Non, mais là, c’est le bouquet ! Vous voyez bien qu’il se passe des choses bizarres, quand même ? Franck, tu peux pas me dire que je l’ai imaginé, ça !
— Va la voir !
— Hein ?
— Ben oui, tu demandais à la petite comment elle est. Va la voir et tu verras bien si tu la connais.
Tom acquiesce.
Se frayant un chemin parmi la foule qui espère encore un miracle, il parvient à l’endroit où l’inconnue est tombée. L’un des sauveteurs pratique encore le bouche-à-bouche avant de stopper son action, sur le conseil de son collègue. Tom aperçoit désormais le visage de la femme qui lui a transmis le message. Il ne la connaît pas.
Dans les minutes qui suivent, la malheureuse est chargée dans le véhicule, les portes claquent, les secours repartent. La foule se disperse. Certains commentent encore.
— Alors ? lui demande Franck à son retour.
Tom souffle.
— C’est vraiment bizarre. Je la connais pas du tout. Je sais pas pourquoi elle m’a écrit.
— Eh ben, ouvre et tu sauras. Tu sauras si c’est quelqu’un qui a décidé de jouer avec toi, conseille Fred.
— Si c’est elle, la pauvre, elle aura plus l’occasion de le faire parce que je crois qu’elle s’est pas réveillée.
Tom déplie ce qui ressemble à une feuille de petit carnet à spirales.
— Alors ? s’impatiente Fred.
— Alors… Eh bien ça dit : « Tom, on se verra très bientôt. » Et c’est tout… Donc soit c’est elle et dans ce cas, on se verra pas. Soit c’est pas elle et y a une autre explication. Mais laquelle ?
V
Aéroport de Salisbury,
Maryland, États-Unis
L’aéroport de Salisbury Ocean City Wicomino Regional n’est pas connu pour la variété de son offre de services. Plutôt pour la fluidité de ses contrôles et pour son affluence modérée. Deux arguments qui satisfont parfaitement l’une des voyageuses en route pour New Castle, une petite ville tranquille de l’état du Delaware, sur la côte Est, située cent miles plus au nord.
Il aurait été bien plus rapide de passer par le Philadelphia International Airport, mais le temps ne figure pas parmi les critères prioritaires de cette itinérante discrète.
Tout en avalant son café, elle regarde qui l’entoure et qui l’observe. À vrai dire, elle ne sait pas si quelqu’un la suit ni même si elle court un réel danger. Mais, travaillant pour des gens puissants qui ne s’embarrassent pas de scrupules et pour des intérêts internationaux, elle sait à la fois que le fruit de ses recherches vaut de l’or et qu’on assassine facilement pour le métal précieux.
Depuis son arrivée aux States, dix ans plus tôt, la française a appris la langue et s’est adaptée à la culture locale, ce qui n’est pas toujours une mince affaire dans le pays des paradoxes. Très vite elle a compris que l’informalité de la hiérarchie n’empêche pas que le manager reste le décideur, que c’est toujours ce dernier qui tranche avec fermeté et qu’il vaut mieux aller dans le même sens. Elle a dû aussi composer avec le fait que les entreprises américaines raisonnent sur le court terme et que les deadlines sont faites pour être respectées sinon anticipées, contrairement aux habitudes françaises. Et ici, un plan d’action, c’est un plan d’action. On ne commence pas une réunion sans contrôler le plan d’action précédent et sans une mesure précise de l’atteinte des objectifs.
Heureusement pour elle, son supérieur hiérarchique, Darius, est francophone lui aussi, ce qui facilite les échanges et la compréhension. Et ce qui procure aussi un certain soutien. Surtout ces derniers temps ! Depuis qu’elle a compris que le projet qu’elle soutenait mordicus pour sa noblesse inclut aussi une part d’ombre non négligeable : l’ambition. Et, au nom de celle-ci, les hommes sont prêts à déclarer la guerre à leurs voisins de manière ouverte voire de façon indirecte, sous des prétextes fallacieux.
Quand on a pour seuls mobiles la générosité et la curiosité scientifique, on réalise vite à quel point on n’est rien au pied du gigantisme des intérêts financiers et à quel point le pouvoir n’appartient toujours qu’aux plus riches et aux plus forts. Et on a qu’une envie : chercher un autre projet ou une autre raison de vivre. Mais voilà, sur ce dossier on ne peut pas faire demi-tour, on ne peut pas dire « j’arrête ».
La Française en a fait les frais. Après avoir exprimé quelques doutes à propos des enjeux réels qui soutiennent ses recherches et après avoir mis en cause certains membres obscurs de l’organisation dont les comportements relevaient au mieux de l’ingérence au pire de la menace verbale, elle a commis l’erreur, lors d’une cérémonie officielle, de laisser planer un doute sur l’intégrité de l’un d’entre eux. Le numéro trois dans la hiérarchie. Un certain Caesar… Elle a été mise à pied et placée en isolement. En isolement ! Dans une entreprise qui clame haut et fort sur les tubes cathodiques et sur les réseaux sociaux qu’elle œuvre pour le bien de tous et pour l’avenir de l’humanité.
Elle n’a pas oublié et n’oubliera jamais la cellule sombre dans laquelle on l’a jetée et dans laquelle elle est restée quarante-huit heures sans boire, sans manger, sans la moindre commodité. Accepter de se faire pipi dessus brise bien des choses dans un esprit rationnel. Il y a des contextes qui révèlent qui vous êtes, que vous soyez prêt ou non à les affronter. Quand cesse l’espoir et quand surgit l’acceptation d’une réalité implacable vient alors la question de la survie et de ce qu’on est prêt à endurer pour sauvegarder ses valeurs ou ses croyances. Et, à ce jeu-là, l’être humain s’avère faible. Très faible. Et très corruptible.
Et pourtant, dans cette épreuve, il s’est passé quelque chose. Un homme est venu. Discrètement. Il lui a épongé le front, il lui a nettoyé le visage, il lui a donné à boire. Sans cette eau, d’ailleurs, elle serait peut-être morte. Il n’a rien dit. Pas un mot. Dans son souvenir, il lui semble qu’il lui a souri. Puis il est reparti comme il était venu.
Au bout d’un temps indéterminé, elle a craqué et s’est mise à crier jusqu’à ce qu’on vienne la chercher pour un entretien d’évaluation au cours duquel elle a juré qu’elle avait compris la leçon et qu’elle ne réitérerait pas ses accusations. Un moment étrange, devant une silhouette masquée qui ne prononce pas un mot et qui se lève pour quitter la salle en silence comme si la prisonnière n’existait pas ou ne méritait pas qu’on s’abaisse à lui répondre.
Quelques heures plus tard, c’est son chef lui-même qui est venu la chercher. Il l’a prise dans ses bras. Elle a pleuré. Il lui a donné une bouteille d’eau pour qu’elle puisse satisfaire sa soif.
Puis il lui a dit :
— Je suis désolé… Je n’ai rien pu faire pour empêcher ça. Je t’assure que j’ai tout fait ensuite pour te sortir de là. J’ai même cru un instant qu’ils allaient m’envoyer moi aussi dans une cellule comme la tienne…
C’était la première fois qu’il la tutoyait.
— … Ces gens pour qui nous travaillons sont prêts à tout pour défendre leurs intérêts. Nous ne sommes que des pions pour eux. Et les pions, on les sacrifie toujours ! Il va falloir être prudent, à l’avenir… Ça ira ?
Depuis cette expérience, deux ans plus tôt, chaque mot, chaque pas, chaque action s’accompagne toujours d’un réflexe qui consiste à vérifier que tout est bien « corporate ». Au fond d’elle, elle sait bien que ce qui l’a sauvée, ce n’est pas sa rédemption, encore moins l’action en sa faveur de son supérieur. Non, ce qui l’a tirée de sa geôle, c’est son expertise dans son domaine de compétence. Sur le marché, des profils comme le sien sont rares. La remplacer, former le candidat suivant jusqu’à ce qu’il soit efficace, prendrait du temps. Et sur le « Rehabilitation Project », il n’y a pas de temps à perdre. Du moins il n’y en a plus. Business is business.
Une chanson de New Model Army lui revient en mémoire : « She stares at the screen, at the little words of green, tries to do remember what to do next. There’s a trace of frustration that crosses her face, searching for the key she should press... » (Elle fixe l’écran, les petits mots en vert, essaie de se souvenir de ce qu’il faut faire ensuite. Il y a un signe de frustration qui traverse son visage, tandis qu’elle cherche la touche sur laquelle elle devrait appuyer…)
La touche « Delete » ? Effacer. Oui, mais pour faire quoi ? Aujourd’hui, est-ce qu’on peut vraiment adopter une posture qui soit à la fois dissidente, athée, idéaliste, intellectuelle, politiquement indépendante sans pour autant élever des bêtes en autarcie et chercher la révélation dans la transhumance, tout en s’insérant dans le monde dit « moderne » ? Pas sûr… Ou alors il faut rédiger un contrat autour du compromis avec des clauses très extensives. Cela permet de fermer un peu les yeux, tout en agissant à contre-courant. Cela permet de rester en vie tout en complotant.
En montant dans le bus électrique à destination de New Castle, Delaware, la Française, méfiante, observe discrètement ceux qui lui emboîtent le pas. Elle ne serait pas du tout surprise si on lui disait qu’on l’a suivie pendant toutes ses vacances en France. Elle ne serait d’ailleurs pas surprise non plus qu’on lui réserve un entretien spécial pour son retour au Centre. Un entretien ou un interrogatoire. On en est là, aujourd’hui…
Autour d’elle, un couple, emmitouflé dans des vêtements de pluie, chargé de sacs en toile remplis à exploser, semble au-dessus de tout soupçon. Une femme et deux enfants en bas âge. Un sexagénaire dont le ventre proéminent empêche la fermeture du blouson en cuir usagé. Un adolescent ou un jeune adulte, aux pouces collés à la toile gluante de son Iphone Immersive Way. Enfin un individu dont le visage est avalé par une capuche sombre. Dans le véhicule, trois femmes sont déjà assises, dont une qui dort. Il y a aussi Spiderman. Du moins, quelqu’un déguisé en homme-araignée. Et qui dort, lui aussi, sans se soucier du Bouffon vert.
Si l’on excepte l’homme encagoulé, aucun des passagers ne mérite une attention particulière.
La voyageuse choisit un siège proche de Spiderman. « On sait jamais », se dit-elle… Dehors, le ciel s’assombrit. La pluie menace à nouveau à l’approche de la nuit. C’est devenu une constante, ces pluies nocturnes. Elle observe distraitement le poste de pilotage où, il n’y a pas encore si longtemps que ça, s’asseyait le conducteur. La conduite autonome a obligé toute une profession à se remettre en question. Une belle allégorie pour une société où le progrès pousse tant et si bien qu’il pousse aussi des gens sur le bord du chemin, les obligeant à s’adapter ou à disparaître.
Elle aurait pu réserver une place en Aerospeed et limiter le temps de trajet, mais elle n’aime pas les sensations d’accélérations et de décélérations propres à l’engin, préférant la tranquillité du bus.
De sa vie en France, la Vendéenne retient surtout son premier mariage. Un mariage raté avec un séducteur aux yeux vairons. Étudiant tous les deux, aventuriers, curieux, invincibles, le monde leur était promis. Et puis survient le désenchantement. Un matin, la jeune fée se regarde dans le miroir et elle aperçoit une ride. Qui cohabite très bien avec les traits tirés et les paupières fatiguées. Elle prend le temps de compter toutes les nuits où elle a attendu son beau prince en vain. Pour qu’il lui conte sa soirée merveilleuse auprès d’amis merveilleux. Pour qu’il la touche. Pour qu’il l’embrasse. Pour qu’il lui fasse l’amour. Ou juste pour qu’il lui fasse grâce de sa présence.
Mais les sirènes de la nuit disposent de pouvoirs immenses pour attirer les marins en quête d’insolite ou d’excitation. Et le prince, ivre de vie, d’amour et de vent a vite trouvé sa place sur les dancefloors nocturnes, sous le rayonnement puissant des lasers avec l’alcool et la drogue, repoussant sans cesse ses limites pour trouver un seuil précis de perception entre l’extase et l’évanouissement, entre la vie et la mort.
Un jour, ou peut-être une nuit, il s’est endormi, même si ce n’était sans doute pas sous les notes graves de Barbara. Il aurait pu s’endormir à tout jamais sans le savoir-faire des Urgences. À son réveil, ses yeux n’ont pas cherché ceux de la femme penchée sur lui. Ses mains ne se sont pas agrippées au corps de celle qui voyait dans ce réveil miraculeux l’espoir d’un rapprochement. À cela il a préféré le sourire. Un sourire idiot, comme celui qu’on arbore fièrement après avoir survécu à un saut dans le vide avec deux grammes dans chaque naseau. Un sourire qu’il aurait été dommage de ne pas enjoliver avec quelques mots intelligents :
— Waow ! Quel pied !
Elle s’est redressée et a considéré ce cadavre en sursis, saisie par une certitude absolue : avec ses conneries, il ne se détruisait pas seulement, il détruisait aussi sa vie à elle.
— Quoi ? Pourquoi tu… tu me regardes comme ça ? Tu vas encore me faire la morale, hein ?
— Non…
— Alors, pourquoi tu me regardes comme ça ? Je vais gerber, je te jure…
— Je te regarde une dernière fois, car c’est fini, je ne courrai plus après quelqu’un qui ne veut pas de moi dans sa vie, quelqu’un qui pense qu’il peut mener la vie qu’il veut juste parce qu’il est épris de liberté, de folie et de je ne sais quoi d’autre…
— Oh t’emballe pas, on ne…