Aventures d'un petit Parisien - Alfred de Bréhat - E-Book

Aventures d'un petit Parisien E-Book

Alfred de Bréhat

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Extrait : "On était au milieu de l'hiver. La neige couvrait le sol ; les rues étaient presque impraticables ; la Seine était prise, et l'on aurait pu sans danger faire passer des charrettes sur le canal Saint-Martin. Le coin de la rue Popincourt et de la rue Saint Sébastien était le théâtre d'un combat acharné."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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Seitenzahl: 328

Veröffentlichungsjahr: 2016

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À MON PETIT AMI

L.-J. HETZEL

 

Je vous ai vu, un jour, sérieusement occupé. D’une main, vous caressiez un gros chat, qui se laissait faire avec la nonchalance endormie de ses pareils ; de l’autre, vous teniez un livre justement cher aux enfants, le Robinson suisse.

Vous aviez l’air de vous amuser beaucoup.

Assise dans le salon, votre mère vous couvait des yeux. De la fenêtre de son cabinet, votre père vous contemplait avec attendrissement. Son regard semblait demander à Dieu d’épargner les orages à votre tête blonde.

En vous voyant tous trois heureux grâce à un livre d’enfant, il me vint à l’idée de faire un ouvrage qui pût servir à vos lectures, et prolonger votre plaisir lorsque vous auriez tourné la dernière page du Robinson suisse.

Dès le lendemain, je commençai les Aventures d’un petit Parisien.

Je n’ai pas eu la prétention de rivaliser avec un chef-d’œuvre tel que le Robinson suisse. Mon ambition sera satisfaite si les aventures véridiques de Jean Belin peuvent vous rendre une partie des émotions que vous a données l’histoire de la charmante famille du Robinson allemand.

Je sais que votre père est encore plus heureux que vous-même de vos joies. Puisse ce volume que je vous dédie, mon petit ami être pour lui comme pour vous un témoignage de la sincère affection de l’auteur.

ALFRED DE BRÉHAT.

I

Les boules de neige. – Pierre Caillaud. – Le petit joueur de violon. – La crémerie de Suzette Villemot.

On était au milieu de l’hiver. La neige couvrait le sol ; les rues étaient presque impraticables ; la Seine était prise, et l’on aurait pu sans danger faire passer des charrettes sur le canal Saint-Martin.

Le coin de la rue Popincourt et de la rue Saint Sébastien était le théâtre d’un combat acharné. Des gamins, divisés en deux corps, s’y livraient une bataille homérique. La plupart sortaient de quelque atelier ou de quelque fabrique, car sept heures venaient de sonner à l’horloge voisine. Ils auraient mieux fait de regagner leur logis, où chacun d’eux était sans doute attendu. Mais les enfants sont étourdis, ils oublient tout dès qu’il s’agit de s’amuser.

S’ils s’étaient contentés de se battre entre eux, le mal n’eût pas été bien grand ; mais peu à peu les deux armées firent cause commune pour jeter des boules de neige aux passants. Les femmes, les vieillards, les voitures, tout devint la cible de leur redoutable artillerie. Cela ne pouvait manquer de mal finir.

Un vieil ouvrier, nommé Pierre Caillaud, qui sortait d’une fabrique de la rue Popincourt, se trouva, malheureusement pour lui, traverser la rue à portée des projectiles des gamins. Caillaud venait de toucher sa paye, et nous sommes forcé d’avouer, à sa honte, que sa démarche se ressentait un peu des stations multipliées qu’il avait faites chez les marchands de vin.

Une décharge de boules de neige l’atteignit au passage. C’était un homme d’un bon caractère ; il ne fit d’abord qu’en rire ; mais une nouvelle grêle de projectiles l’ayant forcé à presser le pas, il glissa sur la neige et tomba de tout son long sur le pavé. Son chapeau roula d’un côté, son bâton de l’autre, à la grande joie de ses méchants petits ennemis. Heureusement pour la morale, tout le monde n’avait pas le caractère aussi endurant que Pierre Caillaud. Quelques passants que les gamins avaient assaillis, voyant le pauvre ouvrier par terre et le nez en sang, firent volte-face, coururent sur ses agresseurs et corrigèrent rudement ceux qui leur tombèrent sous la main. Les autres prirent la fuite ; ce fut une déroute complète.

Un peu dégrisé par sa chute, mais encore tout étourdi du choc de sa tête contre le sol, Caillaud cherchait, en tâtonnant, son bâton et son chapeau, lorsqu’une petite voix frêle, mais nette et décidée, lui dit :

– Voilà votre bâton, monsieur ; je vais vous rapporter aussi votre chapeau.

Il leva la tête et aperçut un petit garçon de sept ou huit ans, à peine vêtu d’un mauvais bourgeron de cotonnade et d’un pantalon de toile tout déchiré. Ce n’était pas un vêtement bien chaud pour le mois de janvier.

– Merci, mon brave garçon, dit Pierre en remettant son chapeau, que l’enfant était allé chercher à une vingtaine de pas de là.

– N’oubliez pas votre bourse, ajouta l’enfant, qui tendit à Pierre une sorte de poche de cuir assez semblable à une blague à tabac.

– C’est bien ma bourse, ma foi, dit l’ouvrier touché de cet acte de probité. Où l’as-tu trouvée, mon ami ?

– Quand vous êtes tombé, j’étais là sous le portail ; j’ai entendu l’argent sonner en tombant, et je l’ai ramassé pour vous le rendre.

– Et que diable faisais-tu sous ce portail, par un froid comme celui-ci ?

– Je gelais, répliqua l’enfant, dont les pauvres petites lèvres, bleuies par le froid, s’efforçaient de sourire en dépit de la souffrance, et je jouais du violon.

– Du violon, mon pauvre petit, par ce temps-là ? dit Caillaud.

– Oui, répondit le petit musicien en montrant avec quelque fierté un violon, veuf de deux cordes sur quatre, qu’il avait caché sous la porte-cochère, pour aller au secours de l’ouvrier.

– Si les chevaux qui passent ici n’avaient pas plus de jambes que ton violon n’a de cordes, ils n’iraient pas loin, murmura Caillaud, qui examinait avec un intérêt croissant la figure pâle et souffreteuse, mais vive et intelligente, du petit garçon.

Comme pour soutenir la réputation de son instrument, l’enfant passa son archet sur les deux cordes. Elles rendirent quelques sons aigus et criards, bientôt accompagnés des hurlements de deux ou trois chiens du voisinage.

– Bravo ! dit Pierre. Quel âge as-tu, mon petit homme ?

– Six ans, m’sieu.

– Et tu t’appelles ?

– Jean Belin.

– Comment tes parents te laissent-ils ainsi exposé au froid ?

– Je n’ai plus de parents, monsieur, dit Jean en baissant les yeux, de peur qu’on ne vît les larmes qui vinrent les remplir. Mon père, qui était charpentier, a péri dans un incendie, et maman est morte il y a deux mois.

– Et où loges-tu ?

– Quand j’ai de l’argent, je vais dans un garni où je paye un sou pour la nuit. Quand je n’en ai pas, je couche sous les ponts ou sous les piles de bois ; il le faut bien, de ce temps-ci ; il fait si froid, que personne ne veut s’arrêter. On ne m’a donné qu’un sou aujourd’hui !

– Pauvre petit diable ! fit Pierre attendri. Tu as faim peut-être, mon pauvre garçon ?

– Non, dit l’enfant ; j’ai si froid, que je ne sens plus rien…

Pierre n’était plus gris du tout.

– Viens avec moi, dit-il. Tu t’es conduit comme un honnête garçon, et je t’invite à souper. Allons, en route !

À quelques pas de là, l’ouvrier s’arrêta.

– Est-ce que tu es blessé ? demanda-t-il en voyant que Belin boitait un peu.

– Non, m’sieu, ce n’est rien… Je m’ai un peu coupé le pied sur la glace ; mais quand j’aurai marché quelque temps, ça ira mieux.

– Veux-tu que je te porte ?

– Non, par exemple ! répliqua vivement le petit bonhomme, humilié de cette proposition.

Et il se mit à trottiner courageusement à côté de son compagnon.

Avec cette brusquerie apparente qu’affectent souvent les gens du peuple pour cacher leur émotion, Pierre prit l’enfant dans ses bras, malgré sa résistance. Il l’enveloppa de son mieux avec sa blouse, et l’emporta ainsi jusqu’à une crémerie voisine, où il prenait ses repas avec d’autres ouvriers de la même fabrique.

– Au moins, vous me mettrez par terre avant d’ouvrir la porte ! murmura l’enfant d’une voix suppliante.

– Oui, mon petit homme, je te le promets. Tiens, nous y voilà… Une, deux, hop !… Maintenant donne-moi la main, et entrons.

– Toujours en retard, père Caillaud ! dit la crémière, jeune et jolie paysanne normande, à figure honnête et réjouie, qu’on appelait Suzette Villemot.

– Arrivez donc, lambin ! crièrent sept ou huit ouvriers assis dans l’arrière-boutique autour de plusieurs tables.

– Que diable nous amène-t-il là ? s’écria l’un des ouvriers en apercevant la piteuse petite figure de Belin, qui se serrait timidement contre son protecteur.

– Pierre veut nous donner un bal, dit un autre, puisqu’il amène avec lui un violon.

– Il aura trouvé le violon et le violoneux dans la hotte de quelque chiffonnier, dit un gros joufflu, nommé Bonaventure Cantinaud.

Sans se préoccuper de toutes ces plaisanteries, Pierre installa tout près du poêle l’enfant qui grelottait toujours et dans les yeux duquel brillaient déjà de grosses larmes.

– Mes amis, dit Caillaud en élevant la voix, cet enfant a froid et faim. Lorsqu’il sera réchauffé et rassasié, alors vous vous moquerez de nous deux, si ça vous convient. Jusque-là laissez-nous tranquilles.

– Tiens ! le père Caillaud qui se fâche ! s’écria Cantinaud.

– Jamais ! repartit Pierre en coupant du pain dans le bouillon qu’il avait fait apporter à son protégé ; seulement, je trouve qu’il n’est pas généreux de rire de ceux qui souffrent, tandis qu’il y a tant, d’imbéciles gras, rougeauds et trop contents d’eux-mêmes dont, ce serait pain bénit de se moquer.

Un éclat de rire suivit cette réponse, car Bonaventure, qui passait pour égoïste et envieux, ne jouissait pas de la sympathie de ses camarades.

Cinq ou six ouvriers se groupèrent autour du petit joueur de violon, dont l’attention était en ce moment absorbée par le repas somptueux que la crémière avait placé devant lui. Une tranche de bœuf bouilli, des choux, un morceau de fromage et un verre de vin, c’était pour le pauvre petit diable un festin de Lucullus.

Combien d’enfants font tous les jours des grimaces devant les meilleurs plats, sans se douter que des milliers de petits êtres de leur âge, aussi bons et quelquefois meilleurs qu’eux, n’ont même pas de pain et recevraient avec une joyeuse reconnaissance les morceaux qu’ils rebutent !

Ranimée par la chaleur, la figure de Jean reprenait peu à peu son expression habituelle d’intelligence et de vivacité. Les ouvriers, auxquels Pierre avait raconté le trait d’obligeance et de probité du petit garçon, questionnaient ce dernier avec cette bienveillante cordialité qu’un enfant sait si bien lire dans les yeux et dans la voix de ceux qui lui parlent. Encouragé par ce bon accueil, et d’ailleurs un peu surexcité par le repas qu’il venait de faire, Jean répondait à ses interlocuteurs avec cet esprit de repartie commun à la plupart des enfants de Paris. Chacun lui témoigna sa sympathie à sa manière. Un ouvrier lui offrit une tasse de café ; un autre eut la sotte idée de lui passer un verre d’eau-de-vie. Par bonheur pour le petit garçon, qu’un amour-propre mal placé avait empêché de refuser, et qui se brûlait le gosier pour avaler le maudit breuvage, la crémière intervint et retira le verre des mains de Jean.

– Êtes-vous fou, Baptiste ? dit-elle à l’ouvrier. Faire boire de l’eau-de-vie à un enfant de cet âge-là, c’est le tuer. Vous feriez bien mieux de lui donner de quoi s’acheter une veste pour remplacer son bourgeron percé qui ne le garantit guère contre le froid, le pauvre petit… Tiens, mon garçon, continua la digne femme, j’ai là une casquette qui m’a été laissée par ce coquin de Manuel, qui est parti sans me payer. Je vais la rétrécir un peu et je te la donnerai. A-t-il de jolis cheveux, ce gamin-là !

Et Suzette se mit à séparer les cheveux bouclés qui couvraient le front et les yeux de Jean.

Comme nous l’avons dit, c’était jour de paye. Chez les gens du peuple, le cœur est presque toujours bon quand la bourse est bien garnie. En moins de cinq minutes, Jean se trouva possesseur d’un trésor de gros sous qu’il contemplait d’un œil humide de reconnaissance.

Tout le monde avait contribué, excepté Bonaventure Cantinaud.

– Je n’ai pas de monnaie, avait-il répondu pour s’excuser.

Il y a beaucoup de gens qui n’ont jamais de monnaie quand il s’agit de faire une bonne action.

– Cela ne fait rien, répondit un autre ouvrier nommé Firmin Nivelle ; voici dix sous que je mets pour toi ; tu me les rendras plus tard.

– Non, certainement ! s’écria Bonaventure, aux dépens duquel tous les ouvriers s’étaient mis à rire.

– Bah ! reprit Firmin en retroussant ses manches, qui mirent à découvert des bras d’Hercule. Tu as pourtant de l’argent, et plus que les autres même. Il faudra donc instrumenter, comme dit le clerc de M. Saullard l’huissier.

Aussi poltron qu’avare, Bonaventure tira dix sous de sa poche et les remit d’un air grognon à Firmin Nivelle.

Heureusement pour Cantinaud, qu’on allait plaisanter sur son avarice et sa poltronnerie, une querelle survenue entre Jean et un autre petit garçon détourna l’attention des ouvriers.

II

Jean Belin et Landry Cantinaud. – Bataille et bain de lait. – Les protecteurs de Jean. – Suzette Villemot et Firmin Nivelle. – Sage projet.

Bonaventure Cantinaud avait un frère nommé Landry, de quelques mois plus âgé que le petit joueur de violon, mais beaucoup plus grand et plus fort. Ses grosses joues rebondies, d’un beau rouge violacé, ses petits yeux tout ronds et son nez retroussé lui donnaient avec Bonaventure un air de famille facile à reconnaître. Son caractère promettait aussi de ressembler à celui de son frère. Il travaillait à la même fabrique, et comme il rachetait par son assiduité sa lenteur et son peu d’intelligence, il gagnait déjà de quoi vivre, ce qui était fort joli pour un enfant de cet âge. Malheureusement, il était peu obligeant, rapporteur, menteur, intéressé, taquinant les faibles, et, par-dessus tout, égoïste et envieux.

Jaloux des témoignages d’intérêt prodigués à Jean, il l’avait tout d’abord pris en grippe. Au lieu de répondre aux avances du petit Parisien qui, voyant un enfant, s’était tout naturellement rapproché de lui, il prenait à tâche de lui dire des choses désagréables.

Jean était d’une nature douce et patiente. Il tourna d’abord la chose en plaisanterie et répondit gaiement aux méchancetés de Landry. Les sots prennent souvent la modération pour de la poltronnerie : Landry en arriva bientôt à dire à Jean des injures qui firent venir des larmes d’indignation dans les yeux du brave petit garçon. Malgré la colère qu’il commençait à ressentir, il n’aurait peut-être rien dit cependant, si Landry ne s’était avisé de l’appeler mendiant et de traiter en même temps le père Caillaud de vieil ivrogne. Cette injure grossière contre son bienfaiteur exaspéra Belin.

– Ce n’est pas vrai ! s’écria-t-il.

– Si ! c’est un vieil ivrogne, reprit Landry.

Et, comme il arrive d’habitude entre des enfants de cet âge en pareille circonstance, ils répétèrent sept ou huit fois de suite, l’un son démenti, l’autre son affirmation, en se regardant comme deux coqs en colère.

Quelques ouvriers firent cercle autour des deux champions. Par une sottise, malheureusement trop commune, ils se mirent à les exciter au lieu de chercher à les calmer, comme des gens de bon sens auraient dû le faire.

Poussé par son frère et se croyant d’ailleurs le plus fort, Landry commença la bataille. Il porta à Jean un coup de poing qui faillit le renverser. Mais, en dépit de son pied blessé, Jean passa lestement la jambe à maître Landry, qui s’en alla tomber en plein dans une de ces énormes terrines remplies de lait qui garnissent toutes les crémeries. Il est inutile de dire qu’il n’y tomba pas la tête la première… au contraire.

Pendant quelques secondes, on ne vit de lui que sa figure effarée et ses deux jambes qui gesticulaient comme les anciens télégraphes. Il se débattit si bien, qu’il cassa la terrine et roula sur le sol dans une mare de lait, en criant comme un possédé.

Lorsque son frère le releva, au milieu des éclats de rire de tous les ouvriers, il était tellement barbouillé de lait, que la crémière elle-même ne put s’empêcher de rire. La colère, cependant, reprit bientôt le dessus, et Suzette réclama le payement du dommage, en adressant aux deux combattants les épithètes les moins tendres.

Arraché à l’enivrement de sa victoire par la voix de la crémière, le pauvre Jean tira son petit trésor de sa poche et le tendit, en soupirant, à mademoiselle Villemot.

– Pour qui me prends-tu ? s’écria la crémière en repoussant la main du petit garçon. Crois-tu, par hasard, que je vais te retirer l’argent qu’on vient de te donner ?

– Dame ! je ne puis pas faire mieux, répondit l’enfant, qui sentait les larmes lui venir aux yeux. Je suis bien fâché de vous avoir causé du tort.

– Qu’est-ce qui te demande quelque chose, à toi ? reprit Suzette, qui avait un excellent cœur. Veux-tu bien ne pas pleurer, petit nigaud ! Puisque je te dis que ce n’est pas ta faute, à toi… Allons, allons, ramasse-moi bien vite ton argent… et ceci avec… et embrasse-moi.

Et, tout en essuyant les yeux de l’enfant, la crémière fourrait une poignée de pruneaux dans la poche du pauvre Jean, qui jeta ses deux bras autour du cou de Suzette et l’embrassa avec l’effusion d’un cœur reconnaissant.

Suzette, qui tenait toutefois à épancher sa colère sur quelqu’un, se tourna vers Landry :

– C’est à ce petit drôle que j’en ai, dit-elle. Avec les grands, il est poltron comme un lièvre, et chaque fois qu’il rencontre des enfants plus faibles que lui, il leur cherche noise. J’ai entendu la querelle ; c’est lui qui a eu tort. Il faut que son frère ou lui me paye ma terrine et mon lait.

Bonaventure jeta les hauts cris, mais tous les ouvriers se tournèrent contre lui.

– Écoute donc, lui dit Nivelle, j’ai toujours entendu dire que c’était à ceux qui prennent les bains de les payer.

– Ce n’est pas de sa faute si la terrine s’est trouvée là, répondit Bonaventure.

– Ma terrine était à sa place, dit la crémière ; mais sa place à lui n’était pas dans ma terrine, peut-être. D’ailleurs, ça vous apprendra à mieux instruire votre frère sur ses devoirs envers les anciens. S’il n’avait pas insulté Pierre Caillaud, à qui le petit Jean doit de la reconnaissance, rien ne serait arrivé. Allons, payez, sinon vous irez chercher à manger ailleurs, et, foi de Suzette, vous ne remettrez pas les pieds ici.

La cuisine de Suzette était bonne ; Bonaventure était gourmand. Cette menace fit taire son avarice ; mais, furieux de se voir obligé à débourser quatre francs cinquante centimes pour payer le dégât commis par son frère, il épongeait si rudement le pauvre Landry, que celui-ci poussait de temps en temps des hurlements de détresse. Le bon Jean en eut pitié, et s’approcha généreusement pour donner la moitié de ses pruneaux à son ennemi vaincu, que Bonaventure venait de lâcher en lui administrant cinq ou six taloches en guise d’adieu. Loin de savoir gré à Jean de sa prévenance, Landry lui tira la langue, jeta les pruneaux par terre et s’en alla cacher dans un coin sa rancune et sa honte.

Pendant ce temps, on s’était entendu pour indemniser la crémière, qui se montra du reste fort accommodante, et la bonne humeur reparut. On continua à faire causer Jean, dont les reparties amusaient d’autant plus les ouvriers, qu’il ne parlait pas à tort et à travers comme les autres enfants, et attendait qu’on l’interrogeât pour prendre la parole.

L’épithète de mendiant que lui avait lancée Landry préoccupait toujours le petit joueur de violon.

– N’est-ce pas que je ne suis pas un mendiant ? répéta-t-il deux ou trois fois.

– Non, certainement, mon petit homme, répondit Firmin, qui l’avait fait asseoir à côté de lui ; mais pourtant, vois-tu, ce n’est pas un état que de racler du violon.

– C’est vrai, ajouta Caillaud ; j’aimerais mieux le voir travailler comme nous dans un atelier ou dans une fabrique.

– Je le voudrais bien aussi ! s’écria l’enfant en joignant les mains ; j’aurais à manger tous les jours.

– Il est difficile de te faire engager, dit Justin en l’examinant ; tu es bien petit et bien faible.

– Ce n’est pas ma faute, murmura Belin en baissant tristement les yeux.

– Il a raison, dit Nivelle en passant amicalement la main sur la tête de Jean. Nous essayerons de le faire recevoir.

– Le patron le refusera, bien sûr, dit Bonaventure avec un haussement d’épaules méprisant. J’ai déjà eu bien de la peine à lui faire admettre mon frère, qui connaissait le métier et qui est un autre gaillard que ce mioche-là.

– Dame ! quand on prend des bains de lait, ça doit fortifier, répliqua Jean à demi-voix.

Les ouvriers se mirent à rire.

– Bien riposté, dit Nivelle.

– Écoutez, dit Pierre, cet enfant m’intéresse. Il se perdrait à vagabonder dans les rues. Il faut que nous l’aidions à devenir un bon ouvrier et un honnête homme.

– Ça va, reprit Firmin. Voici ce que je propose : Demain dimanche, il se reposera, et on lui achètera de quoi s’habiller un peu plus chaudement. Lundi, nous le conduirons à l’atelier, et nous tâcherons de le faire engager par le patron, n’importe à quelles conditions. En attendant qu’il gagne suffisamment, eh bien ! chacun l’aidera un peu, pas vrai, les amis ?

– C’est dit ! s’écria Caillaud en se levant.

Chacun paya son écot et se prépara à sortir.

– Où vas-tu coucher, mon ami ? demanda Pierre en examinant l’enfant qui regardait tristement les apprêts du départ de ses protecteurs.

– Je ne sais pas, murmura Jean, le cœur bien gros à la pensée de se retrouver tout seul.

– Veux-tu venir avec moi ? dit Firmin.

– Oh ! oui, s’écria le petit, dont la figure s’illumina.

– En route, alors, dit Nivelle. Enveloppe-toi dans ma veste ; car ça me saigne le cœur de te voir si peu vêtu par un froid pareil.

– Et vous, Firmin ? dit la crémière en se rapprochant.

– Oh ! moi, je suis solide… D’ailleurs, puisqu’il a mal au pied, je le porterai, et ça me réchauffera.

– Eh bien, non, reprit Suzette ; laissez-le ici plutôt. Je vais lui faire un lit dans un coin, et, demain, nous verrons à l’habiller. Veux-tu rester avec moi, mon petit ami ?

Jean n’avait garde de refuser.

Il embrassa les ouvriers et leur souhaita le bonsoir d’une voix si douce et si reconnaissante, qu’il redoubla ainsi l’intérêt qu’on lui portait déjà. Firmin Nivelle resta le dernier avec le père Caillaud, auquel il avait offert de le reconduire, car il craignait que le vieil ouvrier, encore un peu ému, ne tombât de nouveau sur la neige durcie.

Tandis que le père Caillaud faisait ses adieux à Jean, Firmin causait avec Suzette. Il est bon de dire ici que Nivelle était épris de la jeune crémière et qu’il aurait bien voulu l’épouser ; mais, depuis quelque temps, celle-ci le recevait assez froidement. Excellent ouvrier, loyal et franc, Nivelle, malheureusement, était violent, emporté et un peu batailleur. Ces défauts effrayaient justement mademoiselle Suzette, auquel l’ouvrier ne déplaisait pas de reste.

Ce soir-là, elle lui dit adieu si amicalement, que Firmin en resta tout surpris et tout attendri.

– Vous avez un bon cœur, Firmin, lui dit Suzette. Ah ! si vous vouliez vous corriger de quelques défauts que vous savez bien… !

– Vous m’aimeriez un peu, alors ? s’écria Nivelle avec un élan joyeux.

– Qui sait ? reprit Suzette. On verrait. Mais plus de batailles !

– Puisqu’il en est ainsi, je tâcherai de me corriger, fit Nivelle, auquel Suzette n’en avait jamais tant dit. Demain, je viendrai voir le petit et je l’emmènerai acheter ce dont il aura besoin. Lundi matin, je reviendrai le chercher pour le conduire à l’atelier.

– C’est bien, répondit Suzette en échangeant une cordiale poignée de main avec le jeune ouvrier qui partit gaiement, le cœur doublement joyeux de sa bonne action et des paroles affectueuses de la jolie crémière.

III

Première entrée à la fabrique. – Début difficile. – M. Person. – Le contremaître Fergaurand. – Le petit Victor. – Fortuné, Fanny et Beppo. – Vilain jeu. – Bon cœur et adresse de Jean.

C’était un type assez singulier que Pierre Caillaud. Bien que tout le monde l’appelât le père Caillaud, et qu’il parût avoir dépassé la soixantaine, il avait à peine cinquante ans. Les chagrins, une vie peu réglée qui en avait été la suite, l’avaient vieilli avant l’âge. Il s’exprimait avec une facilité et une pureté peu ordinaires pour un ouvrier. Quoiqu’il affectât souvent des manières communes, on sentait qu’il avait reçu une certaine éducation et fréquenté jadis un monde plus élégant que celui dans lequel il vivait depuis quelques années. Deux ou trois fois, des ouvriers l’avaient vu accoster dans la rue par des messieurs qui étaient venus lui tendre la main comme à un égal et même à un ami. Lui, au contraire, cherchait à éviter ces rencontres, qui le laissaient toujours extrêmement triste pendant plusieurs jours et dont il n’aimait pas qu’on lui parlât.

C’était l’ouvrier, non pas le plus adroit, mais le plus intelligent de toute la fabrique. Malheureusement, c’était aussi le plus inexact. Les autres ouvriers l’aimaient beaucoup à cause de son caractère bienveillant et serviable ; mais comment auraient-ils respecté un homme qu’on rencontrait trop souvent dans un état d’ivresse ?

M. Person, directeur de la fabrique, auquel Pierre semblait avoir été spécialement recommandé par quelque protecteur mystérieux, avait deux ou trois fois voulu en faire son contremaître. L’intempérance et l’inexactitude de Caillaud l’avaient toujours empêché de profiter de la bonne volonté de son patron.

Le lendemain du jour où il avait rencontré le petit Jean, Pierre s’était promis de ne pas mettre le pied dans un cabaret, afin de garder son argent pour le petit joueur de violon ; mais telle est la force de l’habitude, que l’ouvrier ne put résister à son funeste penchant. Le lundi le trouva encore dans une guinguette à la barrière, en compagnie de quelques fainéants.

Firmin, au contraire, avait eu le courage de tenir sa promesse. Il avait passé une partie de la matinée du dimanche à faire des emplettes avec le petit Jean. Puis, le soir, il était resté à causer au coin du feu avec Suzette et un vieil habitué de la crémerie.

Le lundi matin, il arriva de bonne heure chez Suzette pour emmener l’enfant. Jean s’était réveillé à trois heures du matin, tant était grande son impatience d’aller à la fabrique ! Il embrassa sa protectrice et suivit gaiement Firmin Nivelle. Celui-ci était presque aussi joyeux que l’enfant, car Suzette, touchée de sa conduite et de son bon cœur, lui avait promis de l’épouser s’il persévérait dans cette bonne voie.

En arrivant à la fabrique, Firmin alla trouver M. Antoine Fergaurand, qui remplissait, à la fois les fonctions de secrétaire du directeur et de contremaître.

M. Fergaurand, ancien ouvrier lui-même, était un homme assez capable, mais d’un esprit étroit et vaniteux. Comme beaucoup de parvenus, il se figurait prouver sa supériorité en se montrant dur et grossier. Ce travers gâtait les qualités réelles et pratiques qu’il possédait d’ailleurs. Son favori était Bonaventure Cantinaud, qui avait conquis son affection moins encore par son assiduité au travail (ce qui eût été fort juste) que par son caractère obséquieux, flatteur et rampant. En revanche, et grâce peut-être à quelque méchant rapport de Bonaventure, le contremaître détestait Firmin Nivelle et le père Caillaud.

Au moment où Nivelle entrait chez M. Fergaurand, Bonaventure venait de quitter le contremaître.

Évidemment prévenu contre Jean, Fergaurand accueillit assez mal le pauvre enfant et son protecteur. Sa voix rude et son ton brusque intimidèrent Belin, qui répondit tout de travers à ses questions.

– Une belle recommandation que la vôtre ! dit le contremaître en interrompant le petit discours que Firmin venait de commencer en faveur de son protégé. Tenez, voilà encore une lettre du commissaire de police qui se plaint du tapage que les ouvriers de la fabrique ont fait, il y a huit jours, dans une guinguette de Vincennes. Je sais que vous étiez du nombre, que c’est vous qui avez battu le garçon du marchand de vin.

Comme nous l’avons dit, un des défauts de Firmin était d’avoir un caractère un peu altier. Froissé des reproches, assez justes pourtant, du contremaître, il répondit d’une manière peu convenable. La discussion s’envenima si bien, que M. Fergaurand se fâcha tout à fait, refusa net d’admettre le petit Belin et lui interdit même l’entrée de la fabrique.

– Quant à vous, Firmin, dit-il à l’ouvrier, dès que M. Person sera arrivé, je lui rendrai compte de votre conduite et je vous ferai renvoyer.

Là-dessus, il leur ferma la porte au nez et se remit à ses additions.

Déconcerté par cet échec et mécontent de s’être laissé aller à sa violence habituelle, Firmin se retira, la tête basse, avec son protégé, plus triste et plus découragé encore que lui.

– Écoute, mon garçon, dit Nivelle, ce que tu as de mieux à faire, c’est de retourner chez Suzette. Ne lui dis pas que je me suis mis en colère, car cela lui ferait de la peine et n’avancerait à rien. Viens me prendre à midi ; tu dîneras avec moi et nous consulterons le père Caillaud, qui a toujours quelques bons conseils au service des amis. Va, mon garçon, et ne perds pas courage.

– C’est surtout à cause de vous que j’ai de la peine, dit le pauvre Jean. Si j’étais cause que vous perdiez votre place, j’en aurais tant de chagrin !

– Ne te tourmente pas, mon ami, dit Nivelle en feignant de n’avoir aucune inquiétude, et reviens à midi.

Jean partit, le cœur serré. Heureusement pour lui, Suzette était allée aux provisions. Vers onze heures, il reprit le chemin de la fabrique. En dépit du froid, il s’assit sur une pierre au milieu de la cour pour attendre que les ouvriers sortissent des ateliers.

Dans un jardin assez vaste dépendant de la fabrique et séparé de la cour par une simple barrière à claire-voie d’un mètre de haut tout au plus, deux enfants jouaient ensemble sur une pièce d’eau assez vaste et complètement gelée. Ils s’amusaient à faire rouler des noix sur la glace, et à courir après. Il leur arrivait souvent de tomber ; ils se relevaient en riant. Le petit garçon était un peu plus âgé crue Jean, la petite fille ne devait guère avoir plus de quatre ou cinq ans. Tous les deux étaient bien habillés, surtout le petit garçon, dont la blouse de velours était garnie de fourrures.

Au bout de quelques minutes, un autre enfant vint les rejoindre. Celui-ci marchait avec une petite béquille, et il s’était probablement échappé, car il regardait, à chaque instant, du côté de la maison, comme quelqu’un qui craint d’être poursuivi.

Les deux autres enfants l’accueillirent assez mal, et ne voulurent pas jouer avec lui.

– Tu seras cause qu’on va nous faire rentrer, Victor, dit l’autre petit, qui s’appelait Fortuné Raynal. D’ailleurs, tu ne cours pas assez vite pour jouer avec nous. Va-t’en.

Et repoussant son cousin le petit infirme, il continua de jouer avec Fanny, qui était la sœur de Victor.

Celui-ci soupira et resta tristement à regarder les jeux des autres enfants. Bientôt un joyeux aboiement attira l’attention de Victor, dont la figure reprit un peu de gaieté. Un chien tout jeune encore, et de la petite espèce des king-charles, vint sauter aux jambes de l’enfant.

– Bonjour, Beppo ! bonjour, mon pauvre Beppo ! dit Victor en embrassant le chien comme pour le remercier de son affection.

Le petit chien, de son côté, lui léchait les mains et mordillait le bout de ses souliers en jappant joyeusement.

– Tiens, voilà Beppo, dit Fortuné. Ici, Beppo, ici !

Mais Beppo, qui se défiait des caresses trop brusques du petit garçon, ne se pressait pas de courir à lui. Alors Fanny appela Beppo, en lui montrant un morceau de sucre. Beppo était gourmand, défaut qui lui causa mainte mésaventure dans le cours de sa carrière. Il se laissa tenter. Échappant aux mains de Victor, qui ne voulait pas le laisser s’éloigner, il courut à Fanny.

Fortuné profita du moment où il croquait le morceau de sucre pour s’emparer de l’imprudent Beppo.

– Il faut le baigner dans la fontaine, dit Fortuné ; ses poils gèleront après, et il aura l’air d’un chien de sucre.

Trop jeune encore pour comprendre ce qu’il y avait de barbare dans cet amusement, Fanny applaudit à l’idée de son méchant cousin.

En dépit des protestations énergiques du pauvre Beppo et des cris de Victor, Fortuné lança le King Charles au milieu d’une fontaine située à l’extrémité de la pièce d’eau et dont les eaux courantes n’avaient pas encore été prises par la glace.

Peu disposé à jouir des douceurs du bain par une température pareille, Beppo se mit à nager pour regagner la terre ferme. Malheureusement pour lui, la margelle était trop élevée pour qu’il pût y grimper. La pauvre petite bête se débattait dans l’eau glacée, en poussant des gémissements douloureux et déchirait ses pattes contre les pierres, sans pouvoir s’y cramponner assez pour sauter.

Voyant que le chien n’avait plus la force de nager, Fortuné essaya d’abord de le retirer de la fontaine ; mais il ne put y parvenir, et lui-même faillit tomber dans l’eau.

Alors, comme beaucoup d’enfants, quand ils ont commis une faute, il se sauva avec Fanny. Tous deux allèrent se cacher dans l’habitation.

Pendant ce temps, Victor était accouru au secours de son chien, aussi vite que le lui permettait son infirmité. Dans son empressement, le pauvre enfant tomba sur la glace ; mais il se releva courageusement et gagna enfin la fontaine. En le voyant approcher, Beppo fit de nouveaux efforts, mais la pauvre bête était à bout de forces et commençait à enfoncer.

Jean Belin avait assisté de loin à toute cette petite scène, mais il n’avait pas osé intervenir. Il ne se rendait pas bien compte, d’ailleurs, de ce qui se passait dans la fontaine. Aux cris déchirants de Victor, qui se penchait sur la margelle de manière à tomber lui-même dans l’eau, Jean se décida enfin et courut bien vite aider le petit Victor. Il était temps. Ce dernier, avec un courage extraordinaire chez un enfant infirme, s’était aventuré sur les deux barres de fer posées sous un robinet, en travers de la fontaine, pour recevoir les vases qu’on voulait remplir d’eau.

La force lui manquant pour se soutenir, il allait dégringoler, si Jean ne l’avait saisi par les épaules et ne l’avait aidé à sortir de cette périlleuse position.

Une fois Victor tiré d’affaire, Jean grimpa à son tour sur les deux barres de fer et s’avança avec précaution jusqu’à ce qu’il arrivât au-dessus du pauvre Beppo. Se tenant aux barres avec les pieds et avec la main gauche, Belin saisit le chien de la main droite et l’éleva jusqu’au bord de la margelle. Victor penché sur cette margelle, put alors prendre Beppo par le cou et le retirer tout à fait de l’eau.

Tandis que Jean s’en revenait à reculons, se cramponnant des deux mains aux barres de fer que la glace rendait encore plus glissantes que d’habitude, un homme accourut du fond du jardin.

– Vilain enfant, dit-il, d’une voix essoufflée, au petit Victor, tu veux donc te rendre tout à fait malade ? On te défend de sortir à cause du froid, et je te trouve les mains dans l’eau glacée. Emportez-le bien vite, François, ajouta-t-il en remettant au domestique, qui le suivait, le pauvre Victor tout contrit.

L’enfant voulut dire quelque chose à son père au sujet de Jean, mais le domestique ne lui en laissa pas le temps et l’emporta, en courant, avec maître Beppo, que Victor n’avait pas lâché.

IV

Position critique de Jean. – Innocence reconnue. – Reconnaissance de Victor et de Beppo. – La grâce de Nivelle et de Pierre Caillaud. – Quinze sous par jour. – Le pain sec de Fortuné, et son mauvais caractère. – La petite Maria. – Les deux camps. – Invitation.

En se retournant, Jean se trouva face à face avec le monsieur, qui lui demanda d’un ton sévère :

– Quel est le méchant garçon qui a jeté ce pauvre chien dans la fontaine ?

– Ce n’est pas moi, monsieur, répondit Belin, qui secouait ses manches toutes mouillées.

– Ce n’est pas Victor non plus, cependant.

– Non, monsieur.

Qui donc alors, puisqu’il n’y avait que vous deux ?

Ne voulant pas dénoncer l’autre petit garçon, Jean garda le silence.

– Je suis sûr que c’est ce méchant gamin, dit le contremaître, qui arrivait au même instant par la cour. Ce matin, j’ai refusé de l’engager à la fabrique ; pour se venger, il aura jeté le chien de M. Victor dans la fontaine.

– Puisque c’est moi, au contraire, qui l’en ai retiré ! répondit Jean, froissé de se voir si mal récompensé de sa bonne action.

– Alors, quel est le coupable ? lui dit le contremaître.

Jean ne répondit pas.

– Je veux savoir ce qu’il en est, dit M. Person (car c’était le directeur de la fabrique qui venait d’interroger ainsi Jean Belin). Quant à toi, petit drôle, si tu mens, je te promets une correction que tu te rappelleras longtemps.

Laissant dans l’antichambre, sous la garde du contremaître, le pauvre enfant tremblant de frayeur et de froid, M. Person alla questionner son fils.

Victor était, comme Jean, peu disposé à dénoncer ses camarades. Il ne voulut pas avouer d’abord quel était le coupable. Quand il sut cependant qu’on allait fustiger le petit garçon qui avait sauvé Beppo, il ne voulut pas que l’innocent fût sacrifié pour le coupable et ne put s’empêcher de dire que l’auteur du méfait était Fortuné. Celui-ci nia effrontément, et accusa même le petit étranger. Fanny, qu’il avait d’abord forcée de dire comme lui, ne put longtemps soutenir son mensonge devant les questions de M. Person. L’innocence de Jean Belin ne tarda pas à être complètement démontrée.

– Ainsi, tu ne veux pas me nommer le coupable, petit drôle ? dit M. Person, qui revenait, un grand fouet à la main, dans l’appartement où il avait laissé le contremaître et le petit Belin.

Jean ne répondit pas.

M. Person leva le fouet de nouveau.

– Je vous ai dit que ce n’était pas moi, dit Jean, et je ne sais pas mentir.

– C’est lui, allez, monsieur, dit Fergaurand ; corrigez-le comme il le mérite.

M. Person leva le fouet de nouveau, mais ce fut pour le jeter loin de lui.

– Tu es un brave petit garçon, dit-il en saisissant dans ses bras l’enfant tout surpris ; je sais maintenant la vérité. Viens avec moi, mon pauvre enfant ; on va te donner de quoi changer et tu te réchaufferas dans la chambre de Victor. Quant à vous, Fergaurand, ajouta-t-il d’un air mécontent, retournez à l’atelier et tâchez une autre fois d’être moins injuste.

Le contremaître se retira tout penaud. M. Person conduisit lui-même Jean auprès de Victor, qui le reçut avec une joie reconnaissante. Beppo, déjà ranimé par le feu, vint sauter aux jambes de Belin comme pour le remercier du service qu’il lui avait rendu.