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Qui n'a jamais rêvé de devenir aventurier ? De faire son sac, de tirer son épée et de partir terrasser le premier dragon venu ou le sorcier toqué des environs ? Dans le monde de Marxia et Poise, cette profession n'est plus qu'un mythe, fantasmé par une poignée d'illuminés. Avides d'échapper à leur mémoire de fin d'année et aux stages sous-payés compris dans le lot, les deux amies vont tenter le pari fou de prendre la clé des champs. Entre démarches administratives, rencontres farfelues et désillusions, leur rêve de grandes quêtes deviendra-t-il réalité ?
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Seitenzahl: 340
Veröffentlichungsjahr: 2022
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À mes amies, qui m’ont appris le sens du mot « Amitié », À nos fous rires et à tous les souvenirs qu’il nous reste à partager.
À mon Iop, qui m’a soutenue et a cru en moi.
À ma famille, aventuriers de la vie et compagnons de route infaillibles.
Prologue
Chapitre 1 : L’appel du large
Chapitre 2 : Veuillez patienter
Chapitre 3 : Attention au départ !
Chapitre 4 : En terrain concret
Chapitre 5 : Prenez garde, lapin méchant
Chapitre 6 : All I want for Krissmasse is you
Chapitre 7 : Marxia Holmes et le docteur Poise
Chapitre 8 : Le vilain petit lutin
Chapitre 9 : Rouge aux joues
Chapitre 10 : Venez comme vous êtes
Chapitre 11 : Sang dessus dessous
Chapitre 12 : Enquête de satisfaction
Chapitre 13 : Poudre de Gerlimpinpin
Chapitre 14 : La guilde des enquiquineurs
Chapitre 15 : Un amour qui cocotte
Chapitre 16 : La grande ménagerie
Chapitre 17 : Pause méridienne
Chapitre 18 : Le lundi au soleil
Chapitre 19 : Les encombrants
Chapitre 20 : Mauvais œil
Chapitre 21 : À table !
Chapitre 22 : Je te fais gastronome
Chapitre 23 : Ave culina
Chapitre 24 : Sur le ring
Chapitre 25 : Bonsoir, je m’appelle Poise
Chapitre 26 : En territoire nain
Chapitre 27 : Fibre artistique
Chapitre 28 : Protection rapprochée
Chapitre 29 : Que la montagne est belle
Chapitre 30 : Légende vivante
Chapitre 31 : Bandits de grands chemins
Chapitre 32 : Les abominables hommes des neiges
Chapitre 33 : Le jour sans fin
Chapitre 34 : Le vernissage
Épilogue
Au cœur de la nuit, un individu vêtu de noir se déplaçait de toit en toit. Il courait sur les tuiles, aussi silencieux qu’une feuille effleurant la surface de l’eau. Le silence régnait sur le village endormi. Une lune presque pleine éclairait la scène.
L’homme arriva à destination et se laissa glisser le long d’une gouttière. Il atterrit sur le perron d’une petite maison de ville et baissa le cache-nez qui masquait sa bouche. Après sa course folle, il prit quelques instants pour respirer l’air frais de cette nuit d’hiver.
Un bruit de corde de guitare désaccordée brisa la quiétude alentour. Une flèche se ficha dans le bois de la porte, juste derrière l’homme. Un gaz s’échappa dans un bruit de ballon de baudruche dégonflé.
L’individu vêtu de noir plaqua une main gantée devant sa bouche. Une quinte de toux le secoua et il se laissa choir sur le sol, inconscient. Deux silhouettes s’approchèrent à pas feutrés. Une elfe noire, à la peau étrangement verte, se pencha pour examiner la cible à terre.
— Bravo ! Ah non, mais, chapeau bas ! C’est un livreur de chez Ninja-Sushi !
Elle brandit un mince objet à la demi-elfe qui l’accompagnait. Cette dernière se mit à se dandiner, mal à l’aise.
— J’ai cru que c’était un voleur ! chuchota-t-elle d’une voix plaintive. Ils sont bêtes aussi de porter ce genre de tenue de travail…
Elle laissa mourir son plaidoyer, intriguée par son acolyte, le nez dans le sac à dos du livreur.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je prends la bouffe. Le temps qu’il se réveille, la commande aura expiré.
Le jeune livreur se réveilla deux heures plus tard, désorienté, sa carte de coursier posée sur son ventre, quelques piécettes par-dessus. Il maudit les aventuriers et les conditions de travail des jobs étudiants.
La matinée se trouvait déjà bien entamée et le soleil pointait son nez entre les branches. Une brise fraîche balayait le chemin forestier.
— Tu sais, les missions de surveillance de bourgades perdues, y’a que ça à faire à la fin de l’hiver, pesta l’elfe noire. Déjà que c’est pas bien glorieux, si en plus on se met à dézinguer les livreurs locaux, on va finir la saison sans une pièce pour se payer un chocolat.
Marxia, la demi-elfe, s’essuya le nez d’un revers de manche et, la mine basse, répondit à sa binôme :
— Je me suis assez excusée. On pourrait peut-être passer à autre chose ? Et puis, ils devraient vraiment broder le logo sur le dos de leurs uniformes.
Elle entortilla une mèche de ses cheveux roux et ondulés autour de son doigt.
— Vois le bon côté des choses, reprit-elle avec un sourire, tu as eu un repas gratuit.
— Tu parles ! Le seul truc sans viande, c’était la soupe au chou offerte avec le menu, bougonna sa comparse. T’aurais jamais dû lui laisser du pognon.
— Le pauvre garçon ! geignit la demi-elfe. On l’avait assez embêté, déjà qu’il va sûrement se faire taper sur les doigts.
L’elfe noire leva les yeux au ciel. Marxia lui tira la manche pour lui pointer d’un doigt surexcité un écureuil qui grimpait le long d’un tronc. La petite bête se hissa sur une branche, prit son élan et atterrit avec souplesse sur l’arbre voisin.
— Il est si mignon, hein, Poise ? s’extasia-t-elle.
Le silence s’installa quelques minutes, seulement troublé par les bruits de la forêt.
— C’est pas vraiment le genre de quêtes que je m’imaginais faire en partant à l’aventure, reprit l’elfe noire, toujours bougonne.
— Non, moi non plus…, admit Marxia dans un souffle.
Depuis qu’elles avaient embrassé la carrière d’aventurières, les embûches se multipliaient. L’envie de rebrousser chemin les taquinait souvent, mais la perspective de reprendre leurs études là où elles les avaient laissées les dissuadait de rentrer au bercail.
Les deux jeunes elfes se connaissaient de longue date et formaient un binôme solide, bien qu’un brin étrange. Elles avaient grandi dans la même ville de banlieue, banale et sans intérêt, en bordure d’une grande cité administrative. Un modèle de ville-dortoir dans laquelle s’entassait la population depuis la fin du temps des quêtes.
Tous les jours, des hordes de fonctionnaires en habit de travail prenaient d’assaut les transports en commun, armés de leur thermos de café serré et de leur mauvaise humeur. La magie s’était évaporée du quotidien depuis longtemps. Chacun attendait le week-end pour s’enfermer chez soi, allumer son poste de télévision et s’enfoncer dans son fauteuil favori, un encas à portée de main.
Au milieu des elfettes aux ambitions de popstars et de divas des podiums, Marxia, demi-elfe sportive et enthousiaste, rêvait d’aventure. Elle héritait de sa filiation elfique deux oreilles pointues, une haute silhouette élégante et une agilité certaine dans l’art ancestral du tir à l’arc. Amatrice de fromages forts et de repas en sauce, Marxia se démarquait du beau peuple par son solide coup de fourchette.
Sa scolarité, d’un ennui sordide, lui avait tout de même offert l’opportunité de croiser le chemin de Poise, elfe noire dont la peau tirait sur le vert courgette, résultat de son végétarisme. Dotée d’un esprit moqueur et cynique, Poise arborait une tignasse brune et emmêlée, qui surplombait son corps longiligne.
Marxia voyait toujours le verre à moitié plein, Poise à moitié vide. Une opposition qui ne les empêchait pas de tirer le meilleur l’une de l’autre.
Dans la dernière année de leurs études respectives, la perspective d’un emploi sous-payé, sur un marché du travail bondé, leur avait peu à peu donné la nausée. Un après-midi pluvieux de début d’automne, elles s’étaient donné rendez-vous dans un salon de thé, avec en tête de faire le point sur leur avenir.
Les gouttes roulaient sur les vitres tandis que les deux amies déprimaient joyeusement autour de leurs tasses de thé.
— Ce qu’il faudrait, c’est se trouver une vraie vocation, déclara Poise, qui venait de se brûler la langue avec son infusion aux fruits rouges. Et je parle pas des métiers conseillés pour réussir et où tu finis par craquer et monter un élevage de drago-dindes, mais d’un emploi qui nous donnerait envie de nous lever le matin.
Marxia appuya son menton dans sa paume, une lueur amusée dans le regard.
— Rappelle-moi le résultat de ton questionnaire d’orientation.
— Animatrice dans une maison de retraite pour vampires…, bougonna Poise.
Son amie masqua un rire derrière sa serviette de table. Imaginer l’elfe noire, au milieu de vampires aux fausses canines et pantoufles, embarquée dans des folles parties de Scrabble, provoquait chaque fois son hilarité. Elle se demanda quel âge un buveur de sang devait atteindre pour être considéré comme étant du troisième âge.
— Je t’ai dit que j’ai trouvé un stage ? relança-t-elle pour distraire sa camarade à l’air morne.
Poise leva des yeux las vers elle.
— Tu parles de la formation pour effectuer le travail d’un vrai employé, mais en ne touchant qu’un salaire de misère ? ironisa-t-elle, la mine sombre.
Marxia voulut répondre, mais fut forcée de décaler sa chaise pour laisser passer un groupe de gobelins, attirés par le présentoir de cupcakes.
— Non mais, ça t’intéresse vraiment ? s’indigna Poise sans lui laisser l’opportunité de lui en dire davantage. Je veux dire, la dernière fois, au centre culturel de la fiente, ça t’a pas suffi ?
— Centre culturel du Guano, précisa Marxia en replaçant une mèche de cheveux roux derrière son oreille pointue. Ils promeuvent le patrimoine urbain revisité par la cohabitation avec les pigeons dans les grandes villes.
L’elfe noire ricana.
— C’est vrai que les statues de péteux en toges antiques, agrémentées de chiures de piafs, c’est quand même quelque chose à pas louper.
Son ego piqué au vif, Marxia répondit du tac au tac :
— Veux-tu que l’on reparle de ton dernier stage ?
Le rire de Poise mourut aussitôt.
— Non, merci…
Le silence s’installa tandis qu’elle se remémorait, non sans un haut-le-cœur, sa dernière expérience professionnelle dans les hautes sphères de l’administration. Ses missions, aussi diverses que primordiales, avaient consisté à apporter les cafés et les pains aux raisins, à arroser les yuccas et à faire des photocopies. Pour tromper l’ennui, elle s’était lancée dans la confection de bijoux artisanaux en trombones et avait battu son propre record du nombre de tours sur chaise de bureau – record qui avait laissé son oreille interne déphasée et son estomac en vrac.
Marxia versa du thé froid dans sa soucoupe et, à l’aide de sa cuillère, s’amusa à former des vaguelettes dans le lac miniature.
— Je me disais qu’on pourrait réfléchir à partir à l’aventure.
La demi-elfe cessa de jouer dans son jardin zen improvisé et regarda son amie avec des yeux ronds.
— Tu es sérieuse ?
— On en rêve depuis toujours, et puis, on est pas moins dégourdies que les autres ! s’engaillardit Poise. Il faut juste monter notre dossier et on pourrait se lancer.
La demi-elfe tordit sa bouche en une moue pensive.
— Je ne sais pas… Ça n’était qu’un fantasme. La plupart de ceux qui ont essayé sont vite rentrés trouver un travail alimentaire. Aventurier, ça n’existe plus que dans les livres.
L’enthousiasme de Poise manqua de retomber comme un soufflé.
— C’est quand même plus excitant que de devenir expert-comptable ou inspecteur des impôts, non ? insista-t-elle.
Si le pays avait grandi et prospéré grâce aux aventuriers, la profession avait perdu sa réputation, une fois l’ère des quêtes passée. Tous les peuples s’étaient rassemblés en de grandes cités cosmopolites, provoquant la désertification des zones rurales.
La technologie avait remplacé la magie et le monde avait basculé dans l’ère du secteur tertiaire. Beaucoup de peuples s’humanisèrent via la mixité des couples. Il n’était pas rare de croiser un semi-ogre dans sa salle de sport, ou un cyclope en tant que serveur dans son bar favori.
Les infrastructures des villes s’adaptaient progressivement aux particularités des populations. Les wagons en tête de train étaient maintenant réservés aux peuples de petite taille, ce qui évitait qu’un nain ne passe son trajet au niveau du postérieur des passagers, ou qu’une fée ne soit retrouvée écrasée contre une vitre. Les bâtiments offraient désormais des niveaux sous-marins pour les sirènes et autres êtres de l’eau, bien que l’utilisation de scaphandres se soit démocratisée.
— Ça coûte rien d’aller chercher la documentation et d’y réfléchir, non ? proposa Poise avec des yeux de cocker.
Marxia soupira, avant de céder, laissant parler son enthousiasme naturel.
— Tu as peut-être raison. De toute façon, dans mon université, à part les moutons à la toison d’or pour l’éco-pâturage, il n’y a rien de bien intéressant.
Après avoir réglé leurs consommations, elles sortirent sous une pluie fine et se dirigèrent vers le Centre d’Orientation le plus proche. La porte vitrée frotta sur le tapis râpé de l’entrée. Elles pénétrèrent dans le bâtiment qui embaumait la détresse et les rêves piétinés.
Marxia partit se renseigner au guichet tandis que Poise épluchait le présentoir garni de prospectus.
Elle dénicha un dépliant corné intitulé « L’aventure : mode d’emploi pour les naïfs sans avenir » et replaça les rangées de « Comment mendier sa bourse étudiante » et « Liste des voies de garage classées par ordre alphabétique ». L’elfe noire s’installa sur les poufs adjacents au présentoir et frictionna le genou qu’elle venait de se cogner dans la table basse.
Marxia revint quelques instants plus tard, les bras chargés de paperasse. Elle se laissa tomber sur un siège et chuchota :
— La pauvre femme au comptoir n’a pas l’air d’aller très bien.
Poise tourna la tête vers la conseillère et la trouva cachée derrière un ouvrage intitulé « Réussir son burn-out ».
L’archère étala les formulaires et autres papiers administratifs sur la table basse et s’empara d’une des feuilles.
— Voilà la liste des pièces justificatives à fournir pour déposer un dossier d’aventure. Petit un : régler les frais de dossier d’une valeur « trop élevée pour le service rendu », lut-elle. Petit deux : fournir ses papiers d’identité, son dernier bilan sanguin, un certificat médical, une analyse d’urine et une radio du gros orteil.
— Lequel ?
— Le gauche. Ensuite, petit trois : joindre la licence d’aptitude à l’un des prérequis d’aventure listés ci-dessous. Alors, il y a de quoi choisir, je cite : escrime, tir à l’arc, équitation, vol à l’arraché, jonglerie, résistance à l’alcool, prestidigitation, lancer de hache, nécromancie, druidisme, pâtisserie, fauconnerie, connaissance des fruits et légumes de saison, pêche à la mouche…
La liste s’éternisa pendant plusieurs minutes.
— … et enfin, pratique d’un instrument, termina Marxia en omettant que la fiche précisait : « le cas échéant, se référer à la liste annexe des instruments validés par le comité des troubadours d’aventure ».
— Pour toi, c’est clair, on prend tir à l’arc, décréta Poise.
L’intéressée opina du chef.
— Pour moi…, réfléchit l’elfe noire à voix haute. Je peux tenter pâtisserie, réalisation de caricatures de rue ou le truc sur les légumes.
Marxia parcourut des yeux le reste de la feuille, où s’égrenaient des documents plus farfelus les uns que les autres – un test de Morchack (test psychologique à base de taches de sang, mis au point par le susnommé démon-psychologue), votre maximum de sauts à la corde, vos intolérances au lactose classées par produits et animaux…
— Le temps de réunir tous les documents, on aura déjà récolté une phobie administrative. Que dit ton dépliant ? demanda-t-elle en désignant la brochure que Poise tenait entre ses mains.
— Alors, « Aventurier est un métier traditionnel qui tend à disparaître, tout comme le linge de maison brodé ou la quiche au fenouil. L’aventure se pratique aujourd’hui dans les milieux ruraux reculés. On y trouve un confort spartiate et une technologie quasi-inexistante, ainsi qu’une population restée dans son jus. Un retour à la terre évident dans nos zones labellisés Parcs d’Aventures Régionaux. Une déclaration au bureau des aventuriers de votre ville est obligatoire avant tout début d’aventure. Vous pouvez vous déclarer aventurier-entrepreneur solitaire ou aventurier-entrepreneur affilié à une compagnie. Le bureau se réserve le droit de refuser votre dossier si les employés sont mal lunés ce jour-là. »
— Voilà qui promet ! s’indigna Marxia.
— « Bien qu’aventurier ne soit plus considéré comme une profession courante », continua Poise, « le prestige peut être au rendez-vous pour les quelques appelés que les conditions d’exercice de ce métier n’auront pas rebutés. Les aventuriers assurent le maintien de nos parcs et font profiter les locaux – mais aussi les touristes – de leurs talents. Vous pourrez ainsi vous établir durablement dans un environnement traditionnel, si la précarité vous attire et que le monde moderne vous dégoûte. »
Marxia se sentait comme un vase trop rempli, les informations lui fuyaient par les oreilles.
— Ça fait beaucoup d’informations pour aujourd’hui, souffla-t-elle. Je propose qu’on prenne un peu de temps pour digérer tout ça.
Poise se tendit comme un ressort, son doigt tapotant le papier glacé de manière hystérique.
— C’est écrit que la réalisation d’une quête de niveau supérieur équivaut à un diplôme de fin d’études et dispense de stage et du mémoire affilié !
Les deux amies se regardèrent. Un sourire entendu se dessina sur leur visage.
Après de nombreux pourparlers et plaidoyers enflammés, leurs familles acceptèrent de les laisser prendre le large vers ce choix de carrière « inapproprié à la réalité du monde actuel ». Malgré le manque d’encouragements, elles se lancèrent avec ferveur dans la constitution de leur dossier de candidature.
Ce choix précipité se trouvait grandement motivé par la perspective de ne pas rendre le fameux « mémoire de recherche dont tout le monde se fiche et que personne ne lira » indispensable à l’obtention de leur diplôme universitaire. Et puis, quitte à choisir un métier sans avenir, autant qu’elles s’amusent un peu avant de se trouver un travail paye-factures.
Le temps de réaliser tous les examens demandés et de réunir toutes les pièces justificatives, l’hiver prenait déjà ses quartiers.
Réalisant que l’épreuve de pâtisserie consistait à préparer des gâteaux et non à les manger, Poise arrêta son choix de spécialité sur la connaissance des fruits et légumes de saison. Elle obtint sa licence haut la main, avec un velouté de potimarron à la châtaigne, qui régala les jurés.
C’est armées d’un cabas, du genre que tirent les personnes âgées au supermarché, qu’elles prirent un matin le chemin du Bureau des Aventuriers.
Le duo entra dans le hall vétuste du petit établissement, où d’autres visiteurs patientaient sur des chaises inconfortables. La lumière blanche des néons attirait les insectes, qui se grillaient aux ampoules et venaient mourir sur le carrelage. Les murs au crépi défraîchi s’égayaient de quelques affiches sur le métier d’aventurier.
Des voix s’élevaient de l’unique bureau entrouvert :
— Mais comment voulez-vous que je vous procure la radio de son orteil, puisque je m’égosille à vous expliquer que ma partenaire est une sirène !
L’agent d’accueil, agacée par le bruit, se leva du guichet derrière lequel elle était cachée pour fermer la porte. Devant son ignorance feinte de leur présence, les deux amies comprirent qu’elles devaient s’installer par elles-mêmes.
Le bruit d’une vieille horloge mal réglée rythmait leur attente. Le regard de Marxia passa sur les affiches. On y voyait de fiers aventuriers, tout sourire, sur un quai de gare, en pleine randonnée, ou à cheval. Elle serra un peu plus dans sa main l’anse de leur cabas. L’aventure l’appelait.
Le téléphone sonna à plusieurs reprises, ignoré par l’agent d’accueil, qui complétait son profil sur Emprunte-un-centaure.
Une bonne demi-heure plus tard, un jeune homme sortit du bureau, furibond, et lança à la cantonade :
— N’attendez rien de ces types ! Ce sont les pires bras cassés du pays !
Sans se donner la peine de sortir de son antre, l’employé appela d’une voix traînante :
— Le numéro soixante-six.
Un groupe de nains sautèrent de leurs chaises et tirèrent jusque dans le bureau la brouette qui contenait leur dossier.
Les filles échangèrent un regard inquiet. Poise avisa une borne dans un coin de la pièce, à côté d’une bonbonne à eau bosselée. Elle donna un coup de coude à Marxia et s’approcha de l’automate. Après une bataille de plusieurs minutes contre l’écran tactile, la machine cracha un petit coupon où figurait le numéro soixante-dix.
À midi, les salariés partirent en pause déjeuner, et les usagers furent priés de revenir à quatorze heure trente.
Attablées dans un bistrot, elles mangèrent sans entrain un croque-monsieur rassis et des frites décongelées.
— On ne peut pas vraiment jouer les étonnées, lança Marxia après avoir commandé un thé gourmand pour deux.
— Je me faisais aucune illusion sur leur degré d’incompétence, si c’est ce que tu veux dire, râla Poise, ballonnée par sa limonade.
Le serveur déposa devant elles une ardoise longiligne où les attendaient une mini-crème bien brûlée, un soupçon de chantilly industrielle, un financier sec et une pannacotta gélatineuse.
Poise observa le tout, fronça le nez et déclina la deuxième cuillère que lui proposait son amie.
— J’ai l’impression que notre projet est comme ce dessert. Au premier coup d’œil, il fait rêver, ça donne envie, mais la réalité est décevante…
— Eh ! C’est toi qui as lancé l’idée, je te rappelle, s’indigna Marxia. Ne commence pas à faire ta mauvaise tête.
Le numéro soixante-neuf céda à une crise de nerfs quand il réalisa qu’il lui manquait l’attestation du coiffeur confirmant qu’il n’avait pas de poux ; elles purent donc prendre sa place.
Elles s’assirent sur les sièges bancals du bureau et patientèrent le temps que l’employé examine leur dossier et renseigne leurs informations dans son ordinateur préhistorique.
Leur interlocuteur se trouvait pourvu de deux longues oreilles, couvertes de fourrure grise, d’où sortaient d’épaisses touffes de poils blancs. Marxia se demanda quelle pouvait être sa filiation, tandis que Poise se retenait de le secouer comme un prunier.
— Nous allons prendre la photo réglementaire, annonça-t-il alors qu’il lançait l’impression de leur récapitulatif.
L’imprimante toussa avant d’émettre le son strident du bourrage papier. L’homme s’extirpa de sa chaise à roulettes en grommelant. Devant la récalcitrance de l’engin, il finit par abattre son poing sur le capot. L’impression reprit.
L’employé leur désigna un coin de la pièce, où attendait un appareil photo sur un trépied. Poise régla la hauteur du tabouret et s’installa dessus. En face d’elle, l’homme aux grandes oreilles colla son œil dans l’objectif.
— Merci de ne pas sourire ni faire de signes sataniques ou oreilles de lapins. Attention à trois. Un, deux…
Le flash aveugla l’elfe noire. Des moucherons dansèrent devant ses prunelles.
Marxia la remplaça sur le tabouret.
— On ne sourit pas, jeune fille ! la rabroua le photographe.
L’imprimante s’activa de nouveau pour tirer leurs clichés, accompagnés de leur description. Poise s’étrangla devant son affiliation au peuple des hommes-légumes, catégorie choux frisé.
— Bien, déclara-t-il quand tout fut en ordre. Il ne me reste plus qu’à vous raccrocher à une compagnie, à moins que vous ne souhaitiez créer la vôtre.
— Nous avons rempli le formulaire de création de compagnie, grinça Poise, dont la paupière tressautait.
L’homme fouilla dans la montagne de papiers sortie du cabas.
— Ah oui, effectivement. Dans ce cas, je vais vous attribuer un identifiant de compagnie.
— On ne se choisit pas un nom ? s’étonna Marxia.
— Non, vous le ferez ultérieurement si vous le souhaitez. Les aventuriers mettent toujours des années à se choisir un nom, et c’est problématique pour l’administration. Sans compter le nombre de jeunes qui se lancent et reviennent au bout d’une saison. Vous pourrez déposer un nom officiel de compagnie à tout moment auprès d’un bureau, en justifiant d’une activité de plus de six mois.
Il tourna son fauteuil pour faire face à une deuxième imprimante.
— Je vais maintenant scanner votre dossier, et nous aurons terminé.
Devant la lenteur de la manœuvre, Poise eut envie tour à tour de se fracasser le crâne sur le bureau, de se servir des oreilles de l’employé comme taille-crayon, et d’imprimer cinquante copies de son postérieur pour les placarder dans tout le bâtiment.
— Voilà, conclut-il en congestionnant l’énorme dossier dans une chemise numérotée. Vous recevrez vos cartes d’aventurières sous quinzaine. Il vous sera demandé de les avoir sur vous de tout temps. Elles seront indispensables pour comptabiliser vos points de quêtes, ceux-là mêmes qui vous permettront de franchir les paliers et de payer vos achats dans les zones d’aventures. En vous souhaitant une bonne fin de journée.
Il les escorta jusqu’à la porte et pendit à la poignée une pancarte « Je reviens dans quelques minutes », souligné d’un pictogramme de café et de cigarette.
En attendant l’arrivée des fameuses cartes, les deux amies rassemblèrent leurs maigres économies, avec dans l’idée de dévaliser les boutiques de matériel pour aventuriers. Elles en sortirent écœurées par le prix du moindre artefact.
Le binôme se résigna à écumer les brocantes et vide-greniers locaux. Après avoir enduré les histoires de vie de tous les vieillards du continent – qui vendaient leurs babioles de jeunesse la larme à l’œil –, elles réussirent à se constituer un inventaire usé et rafistolé.
Leurs sacs à dos se gonflèrent de chaussettes de voyage, gourdes, boussoles, casseroles, nécessaire pour feu de camp, duvets et autres bibelots. Elles s’équipèrent en sus de quelques livres utiles, parmi lesquels L’almanach des champignons comestibles, dont plusieurs pages ne tenaient plus à la reliure.
Un matin, le facteur déposa dans leur boîte aux lettres respective le fameux sésame. Les mains tremblantes d’excitation, le duo décida de ne pas attendre la fin de l’hiver pour partir. L’imagination enflammée par les préparatifs des dernières semaines, elles abandonnèrent familles et proches peu avant les fêtes de fin d’année. La prochaine étape de leur périple était claire : embarquer à bord du train qui les mènerait aux Parcs d’Aventures Régionaux.
Poise transpirait à grosses gouttes dans sa tenue de voyage alors qu’elle s’appliquait à slalomer entre les passants dans le grand hall de la gare. L’une de ses chaussures de marche couinait chaque fois qu’elle posait le pied par terre, ce qui achevait de la mettre de mauvaise humeur.
La matinée lui avait semblé interminable. Sa mémoire lui renvoya l’image de sa mère, en larmes, barrissant sous son mouchoir jetable, alors qu’elle lui disait au revoir sur le pas de la porte. Tandis qu’elle s’éloignait avec son attirail sur le dos, son père avait murmuré :
— Qu’est-ce qu’on va faire de cette gamine… ?
À l’arrêt de bus, une affichette de couleur vive lui avait annoncé qu’aucun transport ne l’emmènerait à la gare. Poise avait galopé à travers les rues, chargée de son matériel qui s’entrechoquait, telle une femme-fanfare. Elle avait sauté dans un train, à bout de souffle et les jambes molles. Retirer son bonnet lui avait attiré le regard de plusieurs passagers, amusés à la vue de ses boucles indisciplinées et gonflées par la transpiration.
Son marathon venait de reprendre dans la gare centrale. Les panneaux d’indication, à la clarté douteuse, l’embrouillaient plus qu’ils ne la guidaient. La grande horloge qui surplombait la gare semblait se moquer d’elle et accélérer le temps.
Au bord de la crise d’angoisse, Poise se traîna au stand d’information, derrière une horde de touristes. L’incessant ballet des voyageurs lui donnait le tournis. Des parents stressés accompagnaient leurs enfants vers les départs en colonie de vacances. Poise grimaça devant le son émis par l’un des gamins, agrippé à la jambe de sa mère tel un koala à sa branche d’eucalyptus. Des couples se croyaient dans une comédie romantique, s’envoyant des baisers par les fenêtres ouvertes des trains. D’autres oubliaient toute notion de pudeur et restaient ventousés à la bouche de leur partenaire.
Un agent de renseignement finit par lui indiquer le bon hall. L’elfe noire arriva en vue du quai, à bout de forces et le rythme cardiaque en désordre. Elle vérifia la destination du train sur l’écran : « PAR Centre – PAR Grand-Ouest – PAR Plein-Sud ».
L’aventurière en devenir souffla et composta son billet – ce qui impliqua de le tourner dans tous les sens avant que la machine daigne le poinçonner. Percluse de fatigue, elle trottina encore le long du train pour monter dans la voiture numéro 15.
Debout à la porte du wagon, Marxia se trouvait dans un état d’anxiété avancé. Elle était montée à bord du train dès son arrivée à quai. Soucieuse à l’idée de manquer le départ, elle avait fait sonner tous les réveils disponibles de son appartement. En résulta un départ précipité sous les quolibets de sa mère. Marxia avait envoyé un rapide sms à Poise pour lui signaler son avance, message qui restait depuis sans réponse.
Son cœur fit un bond et elle agita la main en direction de l’elfe noire. L’archère évita d’émettre la moindre réflexion sur l’état dans lequel elle récupéra sa partenaire. Elle l’aida à se délester de son paquetage et la précéda entre les rangées de sièges. Poise batailla pour coincer son sac dans le porte-bagages et s’effondra à sa place.
— J’ai cru… que j’allais… jamais y arriver, déclara-t-elle, le souffle court.
Deux minutes plus tard, le sifflet du chef de gare retentit et le train s’ébranla.
Marxia sortit sa feuille de route et relut le descriptif du PAR qu’elles avaient choisi : « Le Parc d’Aventure Régional Grand-Ouest offre une variété de zones, pour aventuriers débutants à chevronnés. Le terrain se compose de terres agricoles, campagnes, montagnes et zones d’habitation de caractère. Les prix sont abordables et il est facile de trouver des gîtes et auberges pour aventuriers. Nous conseillons cette zone aux aventuriers attirés par la gastronomie de terroir, les quêtes de montagnes, les cités naines typiques, l’agriculture paysanne et le cidre de pays Hespéride. Le PAR Grand-Ouest présente une position stratégique pour bifurquer vers le PAR Centre, pour les amateurs d’arts traditionnels et de cités elfiques, ou le PAR Plein-Sud, pour les aventures en mer et les cités sous-marines. »
Elle se tourna vers Poise pour lui faire part de quelques remarques et la découvrit endormie, la bouche grande ouverte, des mèches folles devant le visage.
La demi-elfe se cala dans son siège et regarda défiler le paysage. Rien ne la retenait plus chez elle. Elle ressentait pleinement cette soif d’aventure dont elle s’était abreuvée dans les livres depuis sa plus tendre enfance. Sauter le pas et se donner une chance dans cette voie l’emplissait d’un grand bonheur. Au diable les ménages chez les vieilles gargouilles pour se faire un peu d’argent de poche ! Fini de passer ses dimanches à promener les caniches de M. Dubouc, satyre lubrique, qui ne manquait jamais de lui faire une réflexion déplacée ! Une nouvelle vie l’attendait, pleine de rebondissements, de rencontres et de péripéties trépidantes ! Le sourire aux lèvres, la demi-elfe se mit à somnoler, l’imagination fourmillant de quêtes épiques.
Le train arriva à destination en début d’après-midi. Le paysage forestier qui entourait la gare leur mit du baume au cœur. Au sortir du wagon, on entendait le chant des oiseaux, et l’air sentait bon la campagne. Le duo suivit la myriade d’aventuriers en herbe vers le centre d’accueil. Un doux soleil d’hiver accompagnait les nouveaux venus sur le chemin de terre battue. Le bâtiment dont elles s’approchaient ressemblait à un office du tourisme. À l’intérieur, elles découvrirent un long comptoir, des écrans qui diffusaient des spots publicitaires sur les activités du moment, et les sempiternels présentoirs de brochures colorées.
Une jeune elfe dans l’uniforme vert pomme du PAR les invita tous à pénétrer dans la salle vidéo. Les deux amies prirent place sur des strapontins rembourrés au moment où le film se relançait. Un nain apparut à l’écran. Derrière lui défilaient de grandioses paysages de montagne et l’on entendait, en fond sonore, le gargouillement d’un torrent. Le nain aux biceps travaillés lissa sa barbe soigneusement taillée. Un reflet passa sur les verres de ses lunettes à monture moderne.
— C’est vraiment devenu un gros hipster ! chuchota un semi-gobelin de la rangée de derrière.
La célébrité se mit à débiter son texte.
— Bonjour à tous, je suis Martial Beldur, de la compagnie des Sprinters Furtifs. Comme vous, je me suis tourné vers une carrière d’aventurier, dont vous connaissez certainement les exploits.
— Waouh l’autre ! ricana le semi-gobelin.
— Après des années de quêtes, j’ai décidé de me réorienter. Aujourd’hui, j’accueille les nouvelles recrues, en plus de mes activités visant à améliorer la qualité de vie des peuples nains dans le Parc d’Aventure Régional Grand-Ouest. Les bourgs que vous vous apprêtez à découvrir sont labellisés Village d’Aventure Traditionnel. Ils vous feront profiter d’un patrimoine préservé, que nous nous employons à valoriser au niveau national.
Martial Beldur prit l’air grave d’un acteur qui s’apprête à défendre une cause.
— Nous sommes victimes de la réduction des zones d’aventure. Chaque année, nous déplorons la disparition de nombreuses espèces de la faune et de la flore locales, mais également l’annihilation de modes de vie traditionnels. Vous avez choisi d’être aventuriers. La protection de cet héritage est VOTRE devoir.
Il appuya son propos d’un regard charismatique vers l’objectif, accompagné d’un index tendu vers son auditoire.
— Renseignez-vous scrupuleusement sur les espèces végétales et animales que vous avez le droit de collecter en tant que butin de quête. Toute récolte provenant d’espèces protégées vous vaudra des amendes pouvant aller jusqu’à la confiscation de votre carte d’aventurier.
Les filles échangèrent un regard inquiet.
— Nous vous demandons de nous signaler tout acte de braconnage dont vous pourriez être témoins. Dans chaque ville, un bureau référence les quêtes homologuées de la zone. Des cartes sont à votre disposition au centre d’accueil. Étudiez-les avec attention. Ne vous surestimez pas, un accident est vite arrivé.
Il tapota son bras musculeux, sur lequel apparaissait, au milieu de ses tatouages, une vilaine cicatrice blanche.
— Consultez également votre contrat d’assurance et votre mutuelle d’aventurier. Vérifiez sous quelles conditions vous pourrez être soigné et rapatrié. Nous vous rappelons que le code des aventuriers a été révisé. Il est interdit de tuer volontairement un autre aventurier. Désarmer et immobiliser est admis, mais en aucun cas un coup fatal ne peut être porté. De même pour les créatures légendaires. Veuillez vous référer au répertoire mythologique afin de savoir quelles créatures peuvent être capturées et lesquelles bénéficient de protections. Je vous rappelle que l’accomplissement de quêtes mettant en avant votre prérequis principal doublera vos points d’aventures. Pour toutes informations supplémentaires, n’hésitez pas à vous rendre au centre d’accueil le plus proche. Je vous souhaite des aventures épiques au sein de notre parc !
Martial Beldur lança un clin d’œil avec classe, la musique mourut et l’écran redevint noir. Un compte à rebours démarra pour indiquer la prochaine séance.
— Ça fait pas mal de choses à retenir, conclut Marxia, qui se grattait la tête avec perplexité.
Elles se levèrent et longèrent les rangées de sièges. Une jeune femme resta assise, griffonnant avec frénésie sur un carnet toutes les consignes de Martial Beldur.
— Ça devient n’importe quoi ! s’emporta Poise. Quelles quêtes on peut faire, si marcher sur la moindre marguerite est interdit ?
— Je pensais que ça te ferait plaisir, toi qui hurles dès que quelqu’un arrache un trèfle avec la racine, s’amusa sa comparse.
Un bouchon s’était formé à la sortie de la salle vidéo. Elles prirent leur mal en patience le temps que les plus bas de plafond daignent se ranger en file indienne.
— Non mais…, se radoucit l’elfe noire, je trouve ça bien, évidemment, de protéger la nature et tout ça, après je comprends mieux pourquoi c’est difficile de vivre de l’aventure. J’ai plutôt l’impression d’être dans un lieu touristique pour faire des randonnées et aider les paysans du coin à planter des navets.
Un bruit leur indiqua que le crayon de la nerveuse venait de céder sous la pression. La jeune femme fondit en larmes.
— Oh la pauvre…, compatit Marxia. Allez ! on ne va pas perdre le moral nous aussi. On n’a qu’à avancer jusqu’à la première ville, et puis on verra bien. Déjà, il faut se procurer tous les documents dont Martial Beldur a parlé.
De son index, elle tapota son avant-bras, sur lequel elle avait pris des notes au stylo bleu. Poise ne put s’empêcher de sourire. La bonne humeur de son amie était communicative. Elles réajustèrent leurs lourds sacs sur leurs épaules, prêtes à en découdre avec les présentoirs de dépliants.
— Tu le connais, Martial Beldur ? demanda Poise alors qu’elles sortaient enfin de la salle vidéo.
— Oui, j’en ai entendu parler. Sa compagnie a battu le record de pistage en haute montagne. C’étaient plus des athlètes que des aventuriers. Il a créé une association, Tous Pour Nains, qui est très connue et vraiment active. Il est bien apprécié dans la communauté naine.
Les filles s’appliquèrent à élaguer la forêt de brochures. Divers livrets informatifs terminèrent dans leurs sacs à dos déjà bien remplis.
L’astre solaire pâlissait dans le ciel quand elles retrouvèrent l’air libre. Des aventuriers enthousiastes s’engageaient sur la route qui menait au cœur du parc. On entendait des rires et des conversations, ainsi que les échos des premières disputes au sein des compagnies : « Non mais, Michael, t’as le sens de l’orientation d’un minotaure, tu vois bien que la boussole indique le Nord ! »
Les deux amies se dénichèrent un banc pour consulter leur carte flambant neuve.
— Je suppose qu’on se trouve à cet endroit, indiqua Marxia.
— C’est le gros point rouge avec la mention « Vous êtes ici » qui te fait dire ça ? répliqua Poise.
La demi-elfe prit un air concentré et agita sa carte pour se donner une contenance.
— A priori, la zone alentour se compose de plaines et de villages, ce qui est idéal pour les ravitaillements et les quêtes de débutants ! s’enthousiasma-t-elle.
Elle prit le temps de déchiffrer la légende avant de préciser :
— Il y a des zones boisées à proximité, mais il faut faire attention aux voleurs et aux animaux sauvages.
Poise n’était pas pressée de se faire dépouiller ni de tomber sur un sanglier géant, aussi mit-elle de côté l’idée d’explorer la forêt. Elle préférait se faire la main sur quelques missions pour novices.
— Je propose qu’on évite le premier village. Il va être pris d’assaut par les accros du shopping et de la bière, déclara-t-elle.
— Je te rappelle que la spécialité locale est le cidre de pays Hespéride, répliqua Marxia d’un air savant. D’ailleurs, j’ai pris un dépliant sur les visites guidées dans les cidreries et je…
Poise sauta sur ses pieds et s’éloigna d’un pas énergique. L’archère, boudeuse, marcha sur ses talons. Tout en cheminant, la demi-elfe se plongea dans la lecture d’un livret d’explications sur les points de quête.
Les premiers villages acceptaient l’argent civil. En dehors de cette zone, les consommations devraient être payées en unités locales : les points de quête. Ceux-ci se trouvaient transférés sur les cartes d’aventuriers dès la réussite d’une mission. À titre d’exemple, deux cents points de quête gagnés correspondaient à deux cents unités à dépenser. Récolter des points permettait également aux aventuriers de passer les différents paliers d’expérience. La carte indiquait en permanence le nombre total de points – additionnés jusque-là – et le nombre d’unités à dépenser, en soustrayant les achats au fur et à mesure.
Les paliers étaient référencés comme suit : 50 points : première récolte – palier bleu ;
100 points : rapine facile – palier vert ;
500 points : butin novice – palier rose ;
1 000 points : pillerie satisfaisante – palier violet ;
5 000 points : joli pactole – palier rouge ;
10 000 points : début de richesse – palier orange ;
50 000 points : conquête – palier jaune.
La plupart des aventuriers ne dépassaient pas la « pillerie satisfaisante ». La carte prenait la couleur du palier de son propriétaire, ce qui permettait aux commerçants et chasseurs de têtes de savoir en un coup d’œil à qui ils avaient affaire.
— Les deux premiers niveaux ont l’air faciles à passer, ensuite, ça doit se corser, supputa Poise.
— Quand tu atteins le dernier palier, tu reçois ton accréditation pour attribuer des points d’expérience, la renseigna Marxia, le nez dans sa lecture.
— Ah ouais ?
L’elfe noire fit un écart pour laisser passer une troupe féminine court vêtue. Elle leva les yeux au ciel. Les boutiques d’aventuriers mettaient toujours en avant des combinaisons pour femmes qui couvraient le moins de peau possible.
— Et ensuite, tu peux passer les concours pour devenir régisseur de quêtes, continua Marxia, absorbée par son livret.
L’elfe noire s’imaginait très bien envoyer des néophytes faire ses courses à sa place, leur vendant la chose telle une quête prestigieuse. « Un peu de mise en scène et le tour serait joué », ricana-t-elle dans sa barbe. « Vous allez participer à l’accomplissement du rituel du grand Tian de légumes ! Pour cela, vous devrez dénicher du fromage de chèvre de premier choix, des tomates bien mûres, ainsi que des oignons et des courgettes vertes et jaunes ! » Les naïfs partiraient au triple galop, un panier sous le bras, direction le marché le plus proche.
— Poise, tu m’écoutes ?
— Hein, quoi ? répondit l’intéressée, l’image d’un plat à gratin disparaissant de son esprit.
De fins flocons s’étaient mis à tomber sur le sentier principal.
— Je te disais qu’il faut payer une licence pour ouvrir un commerce dans un PAR, ou bien atteindre le dernier palier.
Poise se lassait de tous ces détails techniques. Elle rabattit sa capuche sur ses épaisses boucles.
— Super, si jamais on veut se lancer dans la confection d’abat-jour.
— Ce que tu peux être rabat-joie, soupira sa comparse.