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Dans la France ou l’Angleterre du XXIe siècle, les femmes luttent encore pour préserver leur vie intérieure alors qu’elles sont malgré elles exposées au retentissement du passé ou à la violence de l’actualité. Avec Claire, Katharina, Estelle, Cécile, Sophie, Astrid ou les multiples « elle » qui habitent ses pages,
Brèves de conte analyse ces expériences féminines en contraste avec l’intimité du ressenti, souvent secret, qui s’y trouve alors exposé.
À PROPOS DE L'AUTEURE
Très jeune,
Evelyne Hanquart-Turner écrit son premier roman illustré. L’intérêt qu’elle porte aux belles lettres influence alors ses études et plus tard son métier. Particulièrement passionnée par l’Inde contemporaine et sa littérature anglophone, elle s’en inspire pour partager avec les lecteurs le combat quotidien de ses héroïnes.
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Seitenzahl: 293
Veröffentlichungsjahr: 2022
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Evelyne Hanquart-Turner
Brèves de conte
Nouvelles
© Lys Bleu Éditions – Evelyne Hanquart-Turner
ISBN : 979-10-377-6095-1
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Il était entré dans sa vie avec une salade.
C’était jour de marché et les maraîchers de la banlieue venaient apporter leurs produits, frais, bio, appétissants, encore humides de la rosée du matin. Chaque semaine, elle venait faire une petite provision de convivialité et de naturel qui lui donnait bonne conscience comparée à ses achats plus courants au supermarché. Munie d’un grand panier d’osier acheté lors des dernières vacances à l’Île-aux-Moines, elle se sentait un peu plus libre de son temps tandis qu’elle arpentait les allées à la recherche de fruits, légumes et salades encore craquantes, qui la réjouiraient cette semaine-là, se rassurant sur ses capacités à être encore une meilleure ménagère soucieuse de bien-être et de santé, comme il est politiquement correct en ces temps.
Elle avait donc choisi cette superbe et gigantesque scarole avec soin et l’avait déposée sur le haut du panier avant d’affronter les trois étages (sans ascenseur) qui montaient à son petit appartement. Elle s’apprêtait à ranger mécaniquement, mais selon les règles de la chaîne du froid, ces provisions toutes fraîches sur les diverses étagères du frigidaire, lorsque sa main, saisissant la salade, tomba sur quelque chose de dur et de légèrement visqueux ; elle la retira dans un geste de surprise dégoûtée avant de l’apercevoir.
C’était un très bel escargot de Bourgogne, la coquille rendue encore plus brillante par l’humidité de la scarole. Sphérique ou plutôt bulbaire comme un clocher orthodoxe avec l’esquisse de sa petite pointe au sommet, finement striée presque perpendiculairement à ses volutes de différentes teintes de brun allant jusqu’au bringé sur un fond plutôt beige. Elle offrait par sa rondeur et sa solidité un contraste plaisant avec le corps élastique et linéaire qui en sortait par un large portail arrondi comme une arche romane. Le corps tendu vers l’avant dont les bords se rétractèrent lorsqu’elle saisit la coquille, d’un gris tirant vers le jaunâtre, pouvait sembler sans beauté. Pourtant le caractère lisse de son pied était en soi une perfection contrastant à son tour avec l’aspect écaillé du haut du corps terminé par quatre antennes, les deux plus grandes, orientées vers le haut, d’une extrême mobilité dont l’apparente fragilité soulignée par la finesse d’un trait noir central aboutissant aux deux minuscules boules des « yeux » l’attendrit aussitôt qu’elle l’observa : tandis que les deux petites cherchaient à tâtons un contact avec un sol hypothétique, elles semblaient explorer d’un regard quelque peu inquiet l’univers inconnu de la cuisine.
Elle hésitait sur son destin. Allait-elle mettre fin à ses jours dans la poubelle par souci hygiéniste, ou bien avec une certaine magnanimité écologique, lui rendre sa liberté sur le balcon, par exemple ? Mais alors, quid de ce qui lui donnait l’illusion d’un jardinet au bord de sa fenêtre et des quelques plantes qui acceptaient d’y vivre dans l’air parisien ?
Lui, qu’elle avait tiré de sa somnolence maraîchère, sans inquiétude sur son destin immédiat, s’était mis à avancer silencieusement sur le plan de travail qui recouvrait le frigidaire. Elle le trouvait beau, avec son assurance lente et obstinée qui bientôt fit revenir à sa mémoire des jeux d’enfants, des cousins, des vacances… Une année, ils s’étaient constitué une écurie d’escargots « de course » dont ils observaient pendant plusieurs jours les compétitions sur un « escargodrome » de leur fabrication, jusqu’à ce que les compétiteurs disparaissent mystérieusement ou qu’ils retrouvent des coquilles vides après les avoir négligés pendant quelques jours pour d’autres jeux plus excitants. Elle lui fit don d’une ou deux feuilles de cette scarole qui l’avait conduit jusqu’ici et d’un grand plat creux qui serait son abri temporaire dans un coin discret du plan de travail. Lâchement, elle se désintéressa de lui dans sa cuisine, au moins pour quelque temps.
Le lendemain matin, bien entendu, le plat était vide. Elle regarda tout autour, par terre, pour ne pas l’écraser, lorsqu’elle l’aperçut tout près du frigidaire, probablement un endroit plus frais et humide que l’espace dont elle l’avait gratifié. Il était là, paisiblement, dans sa coquille un peu moins brillante, certes, mais toujours aussi rond et aussi beau, les stries de la coquille toujours aussi nettes et élégantes. Après l’avoir reconduit chez lui, elle lui fit à nouveau don d’une feuille de scarole fraîche, s’attendant à le voir sortir, toutes cornes dehors, pour aller vers elle. Il n’en fit rien et, haussant mentalement les épaules devant ses espérances puériles, elle passa à autre chose.
Lorsqu’elle rentra le soir, il n’était plus dans son plat creux, mais la feuille de salade, quelque peu défraîchie, avait visiblement trouvé grâce à ses yeux. Elle le suivit à la trace, des yeux tout d’abord, puis, se retournant prudemment, elle se dirigea vers le frigidaire. Il avait retrouvé son coin favori et s’était mis à escalader cet Everest lisse avec application. Puisqu’il semblait avoir une attraction particulière pour cette partie de la cuisine, elle y installa son plat et, puisqu’il était toujours là, elle décida de le baptiser Ambroise, en souvenir du Manège enchanté. Toutes ces innovations le laissaient indifférent, persévérant dans son ascension avant qu’elle y mette terme et le repose chez lui, recroquevillé cette fois dans sa coquille, son pied, si lisse et adhérant pendant qu’il avançait, ayant pris une position concave et étriquée devant la soudaineté brutale de son intervention.
Quelques jours se passèrent ainsi, ponctués, à ses retours, par de prudentes recherches pour retrouver Ambroise au cours de ses lentes pérégrinations dans la cuisine et par ses tentatives pour le remettre à la place que sa toute-puissance lui avait arbitrairement assignée. Elle avait ainsi circonscrit son domaine, poussée par la curiosité de voir combien de temps durerait leur cohabitation et soucieuse toutefois de ne pas lui livrer le reste de l’appartement. Outre la cuisine, ils partageaient la salade. Au marché suivant, elle en rapporta une autre, tout aussi fraîche et craquante que la première mais cette fois inhabitée. Elle en fut presque déçue, amusée qu’elle était par sa découverte de la semaine précédente. Ambroise menait sa petite vie tranquille, la plupart du temps à proximité du frigidaire, sans se préoccuper d’elle ni de ses interventions despotiques ou de ses attentions qu’il devait sans doute considérer comme naturelles.
Un escargot n’est pas un animal domestique après tout, et même si sa présence la divertissait et si elle aimait bien admirer les couleurs et les stries de sa coquille, lorsqu’on se soucie de préserver la nature, il vient un moment où l’on doit laisser celle-ci reprendre ses droits. Elle décida donc, en toute bonne conscience écologique, de mettre dehors Ambroise, escargot des champs devenu au hasard d’une scarole escargot des villes. Pour son bien-être, elle se sentait prête à sacrifier les plantes aromatiques de sa jardinière sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Elle se disait qu’il n’irait pas bien loin une fois installé dans ce pays de cocagne à la terre humide et à la verdure sur pied. En effet, pendant deux ou trois jours, elle le vit plus ou moins clairement entre les tiges de plus en plus dégarnies et les feuilles abîmées du persil, du cerfeuil ou du basilic qu’elle était prête à partager avec lui.
Puis un soir, il ne fut plus là. Elle regarda tout autour en vain, jusqu’au moment où elle eut l’idée de lever les yeux. Ayant délaissé, pour on ne sait quelle raison, la jardinière qui devait pourtant être si accueillante, Ambroise avait repris ses activités d’alpiniste et escaladait avec la même persévérance qu’il avait mise dans l’ascension du frigidaire, le mur blanc qui s’élevait vers le quatrième étage. Elle se saisit de lui et le ramena, manu militari, dans sa jardinière. Recroquevillé dans sa coquille comme à chacune de ces interventions, il regagna pour cette fois sa résidence surveillée. Le lendemain et les jours suivants, le manège se répéta, jusqu’au soir où, lorsqu’elle leva les yeux, elle dut admettre qu’Ambroise l’avait devancée. Sa détermination à l’escalade avait été si forte qu’il avait dû battre des records de vitesse et était parvenu à grimper si haut que sa main ne pouvait plus l’atteindre. Elle se résigna donc à ce qu’il préfère les géraniums du quatrième à ses herbes aromatiques et elle lui dit mentalement adieu.
Elle ne sut jamais s’il était parvenu jusqu’au nouveau territoire de sa convoitise, car le lendemain il avait disparu, tombé du mur comme dans une crevasse alpestre ou victime de la jungle des villes, proie d’un pigeon parisien, ou bien avait-il été adopté par la locataire du quatrième ? Elle n’eut jamais l’audace de le lui demander.
La maison du docteur était une modeste gentilhommière à l’orée du village. La côte sauvage n’était pas loin, et le soir, quand s’étaient tus les bruits familiers de la vie ordinaire, on entendait les vagues se briser sur les rochers et le vent du large souffler jusqu’aux vieux tilleuls qui bordaient le jardin. Dominique m’y avait invitée pour quelques jours de détente en attendant les résultats de l’agrégation. Elle avait trouvé ce remplacement d’été, son tout premier, grâce à un camarade de fac dont le parrain, médecin de campagne depuis des années, avait enfin décidé de mettre la voile vers les Caraïbes pour changer d’air et d’océan pendant quelques semaines.
J’avais à peine posé ma valise et terminé mon installation dans une des chambres de l’étage que Dominique reçut un appel qui l’obligeait à rentrer précipitamment à Paris.
« Je suis désolée, mais je ne peux pas faire autrement. Ce n’est que pour un jour ou deux, évidemment. Tu n’as qu’à rester m’attendre. Je ne serai pas longue. Je vais contacter un collègue pour les urgences. Tu seras tranquille et tu auras la maison pour toi. »
Pourquoi pas, après tout ? La route avait été longue dans ma petite voiture, et j’avais grande envie d’un calme que ce cadre paisible et non dénué d’élégance ni de confort semblait me promettre. Après tous ces mois passés enchaînée à mon bureau dans mon petit studio parisien, l’appel des grands espaces, intérieurs et extérieurs, était fort. Je décidai d’aller me promener et prendre un peu la mesure de mon nouveau domaine. Évitant de passer par le village pour échapper aux éventuels regards interrogateurs des gens d’ici (je ferai connaissance lorsque je serai reposée), j’optai pour la solitude et pris l’étroit chemin au tracé chancelant qui passait à travers la lande une fois franchie la petite porte du jardin. Les ajoncs n’étaient pas encore en fleur, mais leurs petites têtes piquantes se teintaient de ce jaune franc dont la luminosité réjouit le cœur. Je marchais d’un pas vif malgré les irrégularités du sentier, ravie de cette détente après les heures de confinement du voyage. Très vite, je le vis. Il était là, à mes pieds pour ainsi dire, après les quelques mètres où le sentier rejoignait le chemin des douaniers. L’océan d’un bleu ardoisé à cette heure, moiré par endroits, jusqu’à l’infini. En approchant, je voyais la côte, les rochers de granit acérés, brillants dans la lumière du soir de l’eau qui les recouvrait périodiquement.
Avec constance et régularité, les vagues les attaquaient et pourtant produisaient à chaque assaut des gerbes d’eau et d’écume de forme et d’intensité différentes dont la beauté et la puissance me charmaient. Sur le chemin, qui serpentait cette fois parallèlement à la côte, j’avançais à pas plus lents, savourant le vent sur mon visage et l’odeur de liberté et de force solide que, selon ses caprices, il portait vers mes narines avides. Ce parfum unique d’herbes sauvages grillées par le soleil de la journée mêlé à celui des embruns, iodé, incomparable, rappelant à mon corps le bien-être animal de l’enfant en vacances. J’exultais doucement au fond de moi de cette solitude complète et rassurante, de cette liberté d’être sans arrière-pensée. Bientôt, trop tôt, me sembla-t-il, je remarquais le déclin du jour. Cette impression se trouva confirmée par mes efforts vains pour lire ce qui était gravé sur une belle stèle de granit que je venais de découvrir, face à la mer, au bord du chemin. « … 27 juin 1795… », cela n’évoquait rien pour moi, mais l’ancienneté de la date, et l’incongruité du lieu, cette solitude battue par les flots, piquaient ma curiosité et je me promis de revenir pour lire cette inscription en pleine lumière. Le soir tombait lentement, de cette lenteur délicieuse des soirs d’été, mais il était grand temps de rebrousser chemin si je ne voulais pas passer la nuit dans la lande et/ou me tordre une cheville ou pire encore sur le petit sentier entre les ajoncs !
Je ne me tordis pas la cheville et je n’eus pas à dormir dans la lande. Le petit sentier ne fut difficile ni à retrouver ni à parcourir, mais j’étais heureuse lorsque les cheminées de la gentilhommière dessinèrent leur ombre devant moi. Il était tard, la journée avait été longue, et il fallait maintenant que je m’organise toute seule dans une maison accueillante mais inconnue. Le frigidaire de Dominique était confortablement garni. Amie attentive et à l’esprit pratique, elle avait prévu un généreux dîner d’accueil que, hélas, j’entamais seule ce soir, dans la cuisine campagnarde aux vastes proportions, où résonnait le bruit du moindre ustensile dans le silence de cette solitude. Je n’avais jamais été seule dans une aussi grande demeure et je me sentis gagnée par une sorte de conscience de soi un peu étrange. Peut-être que le petit salon d’angle où j’avais bavardé avec Dominique en arrivant serait moins intimidant ; peut-être gardait-il encore un peu de sa présence ? Il était charmant, ce petit salon, avec son parquet ciré qui lui donnait un parfum vieillot, ses quelques meubles Louis XV, élégants fauteuils ou petit secrétaire, qui portaient ici et là les marques du temps et de l’usage. Je m’y installais et observais avec soin son ameublement confortable et la discrétion de sa décoration. Tout semblait y avoir une place exacte et séculaire qui allait de soi, et pourtant tout semblait vivant et chaleureux. Je m’y sentais bien en attendant le moment du coucher. À l’étage, ma chambre, vaste et haute de plafond, donnait sur la cour d’entrée, tournée vers l’océan. Comme les autres chambres de la maison, elle ouvrait sur un très long couloir qui se terminait par la salle de bain. Cet agencement plutôt incommode me parut révélateur de l’âge de la demeure, témoignage d’une époque où la conception du confort était quelque peu différente. La nuit était belle ; je décidai de garder la haute fenêtre ouverte quitte à être réveillée par la lumière du jour naissant.
Dans le grand lit carré, je me sentais toute petite, écoutant le murmure régulier de l’océan et celui plus fantasque du vent dans les tilleuls plusieurs fois centenaires, basse continue qui mettait en valeur tous les bruits furtifs et légers d’une nuit d’été à la campagne, quand les petites créatures cachées dans la journée prennent possession du monde que notre sommeil leur laisse enfin entier. C’était doux et reposant ; le crucifix orné du buis béni des Rameaux me rappelait la chambre de ma grand-mère. Je m’endormais souriante et calme lorsqu’un sanglot improbable parvint à ma conscience. Un sanglot profond, désespéré et sourd, incongru et inquiétant qui perça mon demi-sommeil et me ramena, attentive et troublée, au monde des humains. C’était impossible. Je me levai et scrutai la cour. Il n’y avait personne. Évidemment, j’avais dû rêver. Par prudence cependant, je fermai la fenêtre et, les sens en éveil, j’épiais le moindre craquement de la maison qui, comme la plupart des demeures anciennes, n’en était pas avare. Mais bientôt, la même impression de plainte et de sanglot fut perceptible en sourdine dans l’univers clos de ma chambre.
« J’ai beaucoup trop d’imagination et les imprévus de cette journée peu ordinaire m’ont déstabilisée. Je sais que je suis seule ici. Je sais que j’ai fermé toutes les portes et toutes les fenêtres. Ce ne sont que les bruits inoffensifs d’une vieille maison qui ne m’est pas familière, voilà tout, et je vais m’endormir sans plus rien écouter. Et pour être sûre d’y parvenir facilement, pourquoi ne pas prendre un bon verre de lait ». Mais il fallait pour cela parcourir une bonne partie du long couloir et descendre jusqu’à la cuisine. Cela demandait réflexion dans ces circonstances. Pourquoi ne pas simplement rester couchée dans ce grand lit protecteur et attendre le sommeil ? La raison restait toutefois inopérante et je pensais entendre toujours ces sanglots sourds et déchirants à intervalles irréguliers, de vagues échos étouffés d’affrontements, de meubles renversés, et de portes tambourinées sans merci. Dans l’attente de ces bruits incertains, je ne parvenais pas à me rendormir, oscillant entre la peur et l’irritation face à ma pusillanimité. Après tout, j’étais un être pensant et réfléchi, une intellectuelle rationnelle, et je n’allais pas me laisser envahir par une peur primitive complètement infondée simplement parce que je croyais entendre des bruits inhabituels. Agacée, je me résolus enfin à chercher le verre de lait salvateur de mes insomnies enfantines. Que pouvait-il bien m’arriver ? Mais le couloir à peine éclairé n’était guère favorable à la sérénité. Les craquements du plancher semblaient eux aussi réveiller d’autres bruits sourds de tumulte et de lutte, bruits mats de chocs et de chutes, bruits grinçants de métaux qui s’affrontent, tous faibles certes, mais perceptibles à l’oreille de mon imagination.
Je m’efforçais de rester calme, me sermonnant sur les ravages d’une émotivité et d’une imagination débordantes, mais cet effort de volonté n’était pas facile. Ayant bu avec application le verre de lait chaud, je retournai dans la chambre qui, somme toute, était moins inquiétante que le reste de la maison habitée par la nuit. Je me réveillai au grand jour ensoleillé, dans une chambre riante et amicale. La journée s’annonçait bien et je me levai allégrement pour en prendre possession. Ce beau matin d’été breton, clair et tonique, repoussait au fond de ma mémoire les angoisses nocturnes et je résolus d’aller à la plage pour en profiter pleinement. Je traversais le village aux austères maisons de granit sombre égayées par des profusions de fleurs multicolores qui mettaient en valeur la sobriété de bon aloi et la solidité des bâtisses, pour la plupart fort anciennes, comme la fière simplicité de leurs habitants. Ils me saluaient poliment, avec une curiosité certaine, et je me doutais bien qu’ils ne tarderaient guère à savoir, s’ils ne le savaient déjà, que j’étais en visite dans la maison du docteur, que temporairement du moins je ferai partie de la vie du village ; que je n’étais pas une touriste ordinaire.
La plage de sable fin était longue et plate, ponctuée ici et là d’herbes maigres et folles puis d’algues qui séchaient au soleil à mesure qu’on se rapprochait de l’eau ; je lui préférai une petite crique adjacente à demi encerclée par des rochers inégaux, fruste muraille où des flaques laissées par la marée hébergeaient discrètement toute une population de coquillages et de crevettes dans de petites algues découpées comme des mousses. Elles aussi faisaient remonter par bouffées des souvenirs heureux de vacances et de camaraderie enfantine. La crique avait en outre le mérite d’être totalement inoccupée et de me donner ainsi un sentiment encore plus fort de liberté et d’aventure. Je m’y allongeai dans le sable chaud qui collait à ma peau lorsque je le faisais couler entre mes doigts, comme autrefois, ne laissant que quelques grains brillants qui collaient sans vouloir se détacher lorsque je me frottais les mains dont ils rendaient, paradoxalement, la paume encore plus douce. Les yeux fermés, j’écoutais le ressac égrener le temps à un rythme plus lent que celui d’une vieille horloge, et laisser s’installer un présent absolu que je savourais paisiblement. Le temps aboli, la caresse du vent, le corps étendu sur le sable chaud, je me sentais vivante et épanouie, ne faire qu’un avec les forces de cette nature que j’absorbais dans la lumière du soleil. La magie de ces instants fut brisée par mon propre désir de courir vers l’eau, d’entrer dans les vagues et faire partie du bruit du ressac qui rythmait la vie comme le souffle du monde. La fraîcheur de l’océan me fit tressaillir, la sensation des courants sur mes jambes comme une nouvelle caresse, m’entraînait vers plus d’eau et de contact. Je me mis à nager en longues et lentes brasses, détendue et souple, consciente de toute l’harmonie de mon corps. Le bonheur…
… Lorsque je regagnai ma petite crique et regardai ma montre, je compris que l’éternité du moment n’avait qu’un temps et que les heures du monde des hommes n’avaient pas cessé de passer. J’avais aussi grand-faim, et le retour dans la vaste cuisine campagnarde était une perspective bienvenue.
Quand je repris le petit sentier à l’arrière du jardin et décidai d’aller à la recherche de la mystérieuse stèle aperçue hier, cette fois en plein jour, l’après-midi était bien entamé. Je la retrouvai sans peine en suivant le chemin des douaniers. Elle n’était pas très ancienne. De proportions agréables, elle était taillée en forme de menhir, avec des éclats marqués là où le burin l’avait choisi. D’aspect rugueux mais élégant, elle se dressait à quelques pas du chemin, le texte gravé face à la mer. Bref mais précis, il disait en capitales : « À L’AUBE DU 27 JUIN 1795, DEUX RÉGIMENTS ÉMIGRÉS DE L’ARMÉE CATHOLIQUE ET ROYALE ONT FOULÉ LE SABLE DE CETTE PLAGE. » Oui, bien sûr ! J’avais oublié ! Nous ne sommes pas loin de Quiberon ici. Cependant, je devais m’avouer que l’école de la République avait été plus que discrète sur cet épisode de notre histoire et que je ne savais pas grand-chose ni sur les guerres de Vendée et de Bretagne ni sur les émigrés. Il n’est pas si fréquent de commémorer les vaincus ! Cette stèle montrait pourtant bien que ces événements vieux de deux siècles avaient laissé un impact certain sur les mentalités locales comme sur les lieux qui en avaient été les témoins. Ma curiosité satisfaite, je repris ma promenade sans plus penser au sobre monument à la mémoire des vaincus d’une lutte fratricide et particulièrement cruelle qui pour moi ne représentait plus grand-chose.
Trois jours se passèrent ainsi, où je me laissai pénétrer par la beauté du paysage, les odeurs iodées, la douceur ou la force de la brise, la chaude lumière du soleil sur mon visage ou mes épaules, tantôt marchant le long des plages, tantôt parcourant la lande, explorant à l’envi ces étendues où j’étais presque toujours seule, ne rentrant qu’à la tombée du jour dans cette maison à la fois hospitalière et inquiétante. Car les bruits mystérieux de ses nuits étaient toujours perceptibles à mes sens en alerte dès que je me retrouvais dans ma chambre. Mais comme rien de plus étrange ne se produisait, je m’y étais presque habituée lorsque Catherine revint enfin. Elle voulait se faire pardonner son abandon provisoire et entreprit de me distraire par tous les moyens que lui suggérait son imagination, m’entraînant avec elle dans ses tournées vers des fermes isolées de l’intérieur, ou dans les petits restaurants qu’elle avait repérés le long de la côte. Nous étions gaies et contentes d’être ensemble, d’échanger nos expériences depuis notre dernière rencontre qui remontait à ces quelques mois d’une année universitaire que nous n’avions pas partagée.
***
Quand nous arrivâmes enfin chez Charles, on entendait les vagues se briser sur les rochers et le vent du large souffler jusqu’aux tilleuls qui bordaient le jardin. Notre marche avait été longue et pénible, ralentie par les blessures de mon compagnon. Il avait perdu son sang en abondance malgré ses pansements de fortune, et ma jambe brisée par une balle qui me faisait horriblement souffrir dans l’effort m’empêchait de le soutenir aussi efficacement qu’il eût été nécessaire. Nous avions traversé la lande déserte, terrain autrefois de nos jeux d’enfants, par petites étapes entrecoupées de pauses haletantes, en nous cachant au mieux, et ce fut avec un soupir de soulagement que nous vîmes la silhouette trapue et les hautes cheminées de sa demeure se dresser devant nous. Nous allions enfin pouvoir être soignés dans ce lieu accueillant où mon ami et frère d’armes retrouverait sa famille et moi ma chère Camille dont la pensée avait soutenu mon courage au long de ces mois impitoyables qui avaient vu notre misère londonienne et nos espoirs plusieurs fois déçus de retrouver enfin la terre de France, la traversée sur les vaisseaux anglais parmi des étrangers souvent méprisants et insensibles à nos inquiétudes et à nos interrogations devant ce baptême du feu imminent où notre honneur de Bretons et de Français allait être engagé sur la terre même de notre naissance, où le sort de nos familles et celui du royaume allaient se jouer.
Il devait être midi passé au soleil et tout paraissait calme dans le domaine. Toutefois, ignorants du sort des armes, nous entrâmes discrètement dans la cour pour n’alerter personne. Le seuil franchi, nous nous dirigeâmes vers le petit boudoir d’angle où Mme de Priautais s’installait tous les jours après le repas en compagnie de sa sœur et de ma chère Camille. Nous ouvrîmes doucement la porte, mais au petit grincement familier qu’elle fit, Mme de Priautais leva les yeux de son ouvrage. Nous devions faire piètre figure, car à notre vue elle réprima un cri, se dressa, et son visage prit une pâleur mortelle. Elle se ressaisit aussitôt devant l’effroi perceptible de Mlle de La Saudrais et de Camille. Nous installâmes Charles dans la petite bergère où il se laissa tomber avec un soupir de douleur et de soulagement. Tandis que Mlle de La Saudrais et Camille s’affairaient autour de lui, Mme de Priautais appela Maria, la vieille nourrice de mes deux amis, servante de confiance en ces temps de trouble et d’incertitude. Sans un mot, on nous aida à monter jusqu’à l’étage où Charles retrouva la chambre qu’il avait quittée quelques années auparavant pour rejoindre, comme moi, les pages de monseigneur le comte d’Artois. On me conduisit à la chambre voisine. Bientôt, ces trois femmes admirables prirent soin de nos blessures, Mme de Priautais au chevet de son fils terriblement pâle et affaibli mais stoïque et silencieux face à la douleur de ses multiples blessures, Mlle de La Saudrais et Camille auprès de moi, tandis que Maria s’activait dans la maison pour quérir discrètement le nécessaire à ces soins, le tout sans un mot pour n’éveiller l’attention d’aucune autre domestique. Lorsque nous fûmes lavés, pansés et rafraîchis, Mme de Priautais rejoignit ma chambre pour s’enquérir de la situation, car il était clair que Charles était trop faible pour parler et ne demandait qu’à s’assoupir.
Après s’être excusée de ne pouvoir nous offrir que l’attention et les soins des femmes de la famille qu’elle savait bien limités confrontés aux blessures de son fils et à ma cuisse brisée qui, heureusement avait cessé de saigner assez rapidement mais me faisait atrocement souffrir après l’effort de notre marche forcée dans la lande, elle expliqua que l’abbé Brunet, d’habitude officiant aussi comme « médecin », était parti il y avait quelque temps déjà avec M. de Priautais et ses hommes rejoindre l’armée de Cadoudal avant notre débarquement. M. de Priautais, comme mon père, était officier de la Royale. Tous deux s’étaient trouvés en mer lorsque les Bleus avaient pris le pouvoir à Paris, et à leur retour, quelques mois plus tard, avaient rejoint leurs domaines d’où ils avaient appris avec effroi et incompréhension la folie dévastatrice qui avait envahi le pays, la mort du Roi, et les atteintes meurtrières à la foi catholique et à ses défenseurs. Vieux amis, tous deux s’étaient alors concertés et lorsque leurs paysans étaient venus les chercher, ils n’avaient guère hésité à les mener pour rejoindre l’armée catholique et royale qui se formait en Bretagne.
À mon tour, je lui contais notre fuite hors du royaume avec la maison de monseigneur d’Artois, notre misère grandissante à travers l’Europe de Turin à Coblence puis à Londres, où notre condition de pages et d’obscurs gentilshommes bretons n’avait guère rencontré d’assistance ni de considération malgré notre jeunesse. Je lui dis aussi notre espoir lorsque la rumeur nous était parvenue qu’un débarquement était prévu pour arracher notre cher pays aux mains sanguinaires des Bleus dont les cruautés et les turpitudes étaient elles aussi parvenues jusqu’à nous. Je lui relatai comment cet espoir fut à maintes reprises déçu, jusqu’au jour où nous apprîmes enfin que les Anglais avaient donné leur accord et que nous allions débarquer, chez nous, en Bretagne, comment enfin Charles et moi, forts de nos attaches familiales, avions obtenu l’autorisation de monseigneur de nous mettre aux ordres de M. de Talhoët, colonel du régiment du Léon, dont les officiers et les hommes étaient tous bretons et souvent membres de la Royale. Nous étions désormais des soldats, impatients de nous battre pour notre Dieu et notre Roi, de prouver que nous étions dignes de notre sang et de notre terre. La traversée se fit sans incident jusqu’au large de Groix où nous eûmes notre baptême du feu lorsque les vaisseaux des Bleus engagèrent le combat avec notre flotte. Ce fut à nos yeux une petite affaire puisqu’il ne s’agissait que de canonnades, certes spectaculaires, mais dont nous n’étions en fait que les spectateurs, d’autant plus que la victoire de la marine anglaise fut des plus rapides et des plus nettes. Les Bleus battus à plate couture, nous poursuivîmes notre route au sud, et quelques jours plus tard, Charles émerveillé me fit savoir qu’il reconnaissait la côte sauvage qui allait jusqu’à la baie de Quiberon. Son émerveillement s’accrut encore lorsqu’il comprit que nous allions débarquer près de Carnac, à quelques lieues de chez lui. Nous étions impatients de débarquer ; il fallut cependant attendre deux jours et la première victoire des troupes de l’intérieur pour que l’on nous y autorisât. Nous avions l’impression de perdre un temps précieux et nous brûlions de nous battre tandis que nos généraux débattaient.
Enfin, notre premier engagement contre une petite troupe de Bleus eut lieu près d’Auray. Charles et moi nous étions jurés de combattre côte à côte comme les guerriers de Sparte, et dans les jours qui suivirent, les escarmouches se succédèrent, se concluant toujours en notre faveur. Nous étions heureux, fiers d’accomplir notre mission et sûrs de notre victoire ultime. Mais l’arrivée de leur général, Hoche, changea la donne en ravivant leur courage. Une nouvelle bataille près d’Auray, d’une ampleur bien plus grande que ce que nous avions vu jusqu’alors s’engagea ; les nôtres perdirent bientôt du terrain, Charles et moi nous trouvâmes séparés dans la mêlée. Je reçus un méchant coup de pistolet d’un officier Bleu qui me brisa la cuisse juste au-dessus du genou. Je m’effondrai de douleur, fauché par la violence de l’impact. Lorsque je revins à moi, on n’entendait plus que les gémissements des blessés. Les nôtres n’étaient plus là, de vagues silhouettes en uniforme sombre étaient visibles à distance. Je me traînai comme je pus à la recherche de Charles. Il n’était pas bien loin, adossé à un muret, perdant son sang et blessé de partout, son épée encore à la main. Il me reconnut et sourit faiblement. Abandonnés au milieu des morts et des agonisants, surpris d’être encore en vie, de ne pas avoir été achevés par les vainqueurs, nous entreprîmes de fuir ce champ de carnage et de mort, désormais sans espoir pour nous. Charles nous savait assez près de chez lui, une lieue peut-être, pour espérer y parvenir et être secourus. Il connaissait bien la lande et c’est ainsi que, grâce à ses directions, je parvins à le soutenir suffisamment pour que nous arrivassions, après plusieurs longues heures d’une marche par petites étapes haletantes et douloureuses, jusqu’à La Priautée.
« Mes pauvres enfants, comme vous aussi vous avez souffert. Maintenant, nous allons nous occuper de vous, mais les temps sont durs et les Bleus ne sont pas loin. Ils sont sans pitié ni honneur, et il va nous falloir être tous prudents. Votre présence ici, si elle était connue, serait un danger pour tous. Je crois sincèrement que personne n’a vu votre retour. Dès cette nuit, nous vous installerons dans une cachette sûre où nous pourrons vous soigner dans les semaines qui viennent, car Charles est fort mal en point et votre jambe, mon cher Louis, va prendre longtemps à se réparer. »
À mon tour, je me laissai aller à mon épuisement en attendant la nuit. Lorsque tout fut calme dans la maison et dans les dépendances, les quatre femmes nous conduisirent discrètement dans une cache aménagée en entresol. On y accédait par une porte dissimulée dans les boiseries du petit boudoir où se tenait habituellement Mme de Priautais une partie importante de la journée. L’ouverture se faisait en introduisant une petite pièce de bois dans une sculpture du lambris, celle-ci était innocemment posée dans un petit tiroir du secrétaire, lui-même fermant à clef.
La cache était une pièce assez basse, voûtée, sans fenêtre ni porte autre que celle qui donnait sur le boudoir, meublée de deux petits lits de fer d’une table et de deux chaises. Nous nous y installâmes, épuisés par les efforts qu’il nous avait été nécessaire pour descendre l’escalier depuis nos chambres.