C'est dans la boîte - Frédéric Ernotte - E-Book

C'est dans la boîte E-Book

Frédéric Ernotte

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Beschreibung

Le premier roman de Frédéric Ernotte dans une édition comprenant une nouvelle inédite Dinette royale : La Boîte Noire... Dans cette ultime édition de son tout premier roman, Frédéric Ernotte vous emmène découvrir un huis clos secret entre inspecteurs dans un chalet isolé. Un jeu malsain où différents destins se croisent. Une réunion entre des inconnus en mal de découvertes. Une nuit durant laquelle soulever le couvercle d'une boîte remplie d'objets insolites peut vous laisser des traces indélébiles.


À PROPOS DE L'AUTEUR


Frédéric Ernotte est un « barman littéraire » qui mélange les codes du thriller pour surprendre. Les ingrédients du cocktail ? Un ton, une construction narrative millimétrée, une maîtrise des retournements et une bonne dose d’humour noir. Assistant social et journaliste de formation, Frédéric Ernotte compte trois romans à son actif : C’est dans la boîte, Ne sautez pas ! (Éd. Lajouanie) et Comme des mouches (Éd. Lajouanie). Jusqu’à présent, il vécut heureux et eut beaucoup de lecteurs.


CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE

"Un roman aux apparences trompeuses tant l'auteur se joue des attentes de ses lecteurs avec maestria" - Michel Dufranne - Critique littéraire RTBF

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EPUB

Veröffentlichungsjahr: 2021

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Couverture

Page de titre

CHAPITRE 1

Cette lumière m’aveugle ! Comme un spot braqué sur un suspect, mon écran me met en examen. Ma vie n’est plus une vie. Mes paupières sont lourdes, mais ne se ferment plus. Depuis maintenant huit mois, il faut m’appeler Inspecteur Jeff Marnier. Je savais parfaitement bien que la brigade criminelle me changerait des carrefours où les chauffards se croisent en braillant. J’ai signé en connaissance de cause pour un aller simple dans la folie de l’espèce humaine.

Il est presque quatre heures du matin. Et rien ! Je scrute minutieusement les méandres de la toile à la recherche d’une piste, d’un indice ou d’un contact… Je suis sur une sale affaire. Le tueur aux piercings, comme la presse l’a surnommé. C’est un nom stupide, mais la publicité engendre l’envie de popularité. Avec de la chance, cette envie conduit un tueur à la précipitation, et celle-ci ouvre la porte aux erreurs qui nous font coffrer ces esprits malades plus vite.

Les photos placées en quinconce sur mon bureau témoignent de la violence déployée. Justine Viltour est méconnaissable. Sa jolie tête blonde vient gonfler le tableau de chasse du meurtrier. Déjà six cadavres à son actif en Belgique. Toutes des femmes d’une vingtaine d’années sauvagement mutilées. Des atrocités à vous dépuceler le plus téméraire des inspecteurs. Imaginez le tableau : des dizaines d’anneaux maladroitement insérés dans la peau des victimes. Dans le ventre, les bras, les jambes, la poitrine, les doigts et même le visage. Des anneaux rouillés la plupart du temps. Les plaies et l’infection mènent à une mort lente et douloureuse. Le bâillon sur la bouche des malchanceuses étouffe tout espoir de crier la douleur lorsque le fil barbelé qui serpente entre les anneaux étreint brutalement la chair.

Je ne compte plus le nombre de sites et de forums que j’ai parcourus cette nuit. Je vais devenir un véritable spécialiste du piercing. C’est vrai que si un jour, au cours d’un repas, j’arrive à caser que la tribu Mursi, en Éthiopie, a pour coutume de placer des labrets en pierre au niveau de la lèvre inférieure ou aux lobes des oreilles de certaines femmes, je vais en impressionner plus d’un. Génial ! Ça ne fait pas avancer mon enquête d’un iota.

Les minutes s’égrènent machinalement. Ce petit réveil digital posé en équilibre sur les piles de fardes et de dossiers me nargue. Les chiffres rouge vif m’hypnotisent. Je les regarde défiler en cherchant l’inspiration. « www.fashion-piercing.com », « www.passion-piercing.fr », « www.piercing-abondance.com ». Combien y en a-t-il ? Je recoupe les indices récoltés sur les scènes de crimes avec les informations que je collecte. À première vue, ce n’est pas un spécialiste. Peut-être un pierceur sans licence ? Un vétérinaire psychopathe ? Un boucher à la recherche de nouvelles expériences ? Pourquoi pas un instituteur de quarante ans ? Tout cela n’a aucun sens. Je dois me changer les idées.

Je secoue nerveusement la souris pour réduire les innombrables fenêtres ouvertes sur mon écran. On peut vraiment trouver de tout sur Internet. Il y a deux jours, j’ai entendu des collègues discuter d’un espace sur la toile réservé aux gens comme moi. La curiosité guide mes clics. Google à la rescousse. Sur base des maigres informations dont je dispose grâce à mes collègues, je vais pianoter « forum » et « Boîte noire ». La chance me sourit. Au milieu d’un nombre pharaonique de liens en tous genres, le forum dont ils parlaient existe. C’est une initiative un peu spéciale, mais intrigante. Le forum regroupe des enquêteurs du monde entier. Ironiquement appelé La Boîte noire, ce cercle d’initiés ouvre des discussions sur les affaires criminelles les plus tristement célèbres de l’histoire. Une mine d’or !

Je dois m’inscrire. Immédiatement. Je me sens revivre par ce lieu virtuel qui s’offre à ma curiosité. Une page sombre se dévoile. Des lettres blanches apparaissent progressivement pour former l’inscription La Boîte noire dans un style gothique. Au centre de la page, une boîte vient de surgir. Elle est fermée. Fermée ? Mais pourquoi ? Non ! Je veux entrer. J’ai l’impression que les concepteurs du site aiment les énigmes. OK, Sherlock, c’est parti.

Première étape : scruter le terrain. Je vais passer cet écran au peigne fin. Il doit y avoir un bouton quelque part. J’allonge le cou pour suivre les va-et-vient de mon curseur. Encore plus près. Il n’y a rien. Absolument rien ! Je ne peux pas réfléchir les fesses figées sur ma chaise. Deuxième étape : un verre de vodka à la main, j’entreprends les cent pas en marmonnant face à ce casse-tête. Boîte noire. Noire boîte. Une boîte qui est noire. Noir est la couleur de cette boîte.

Une inscription codée vient d’apparaître. Je parie que les déplacements de la souris bloquaient le mécanisme qui verrouille l’accès au site. Quand tu hésites, ne touche à rien. C’est la règle dans notre profession. Ingénieux. Maintenant, reste à trouver comment remplir les trous. « _ _ _ _ _ _ _ _ _ – _ ». Visiblement, certaines personnes se sont donné beaucoup de mal pour qu’on ne rentre pas sur le forum comme dans un moulin. Mais bon, après tout, l’endroit est censé être réservé aux inspecteurs. Je suis stupide. Ça crève les yeux. 44 61705 93 – B… mon matricule ! On dirait que la base de données qui contient les références des inspecteurs du monde entier est intégrée au site. Je ne peux pas nier que j’ai autant d’affinités avec l’informatique qu’avec les tenues du groupe Abba. Les prouesses technologiques, je les laisse à d’autres. Je ne sais pas comment ils ont fait. Pour tout vous dire, je m’en moque royalement. Ce qui m’importe, c’est d’être enfin entré dans la boîte.

Je vous avoue que je n’ai jamais été particulièrement inspiré par les sites de rencontres ou les forums, mais, je dois l’admettre, cette Boîte noire me procure une excitation insoupçonnée. J’avance dans le formulaire d’inscription avec la même passion qu’après m’être résolu à m’abonner dans une salle de sport. Vous voyez sans doute de quoi je parle… Le genre de résolution que l’on crie sur tous les toits le jour de l’An et puis que l’on murmure au fur et à mesure que les jours défilent.

Pour cette inscription, mon petit doigt me dit que les choses vont être différentes. Cette expérience s’annonce instructive. Il me faut un pseudo. Je vais devoir me creuser la tête pour en trouver un qui soit adéquat. C’est sans aucun doute le moment le plus pénible d’une inscription sur la toile. J’ai l’impression qu’on me triture le cerveau avec une cuillère à glace. Faut-il faire de l’humour ? Chercher un pseudo codé ? S’enfoncer dans l’intellectualisme forcené à la recherche d’une combinaison subtile de lettres pour prouver au monde toute l’étendue de sa culture ? Fermer les yeux et enfoncer les touches du clavier à tâtons ? J’opte pour l’option la moins énigmatique : les poncifs.

Sherlock2801 est maintenant connecté à la Boîte noire. Veuillez patienter pendant que votre profil d’utilisateur est mis à jour. Cette opération peut prendre quelques minutes.

Regardez-moi ce spectacle affligeant. Je suis là, affalé sur cette vieille chaise branlante. Le temps qui passe s’imprime sur mon visage à la longueur de ma barbe. Je ne compte plus les nuits amputées des heures de sommeil indispensables à tout être humain. Comme un collègue me le disait, avec les valises que tu as sous les yeux, tu pourrais faire trois fois le tour du monde sans escale. On ne peut pas dire que je sois une fashion victime. Pour un inspecteur, ce serait le comble d’être une victime. J’aime mon vieux jeans délavé, ma chemise à rayures bleues d’où dépassent les quatre poils que j’ai sur le torse et mes inévitables sandales de Jésus. Pas étonnant que Charlotte soit partie. Je reste positif, le célibat a de nombreux avantages aussi.

Je pense surtout que c’est mon travail qui lui a donné l’idée de claquer la porte de l’appartement pour ne jamais y revenir. C’est aussi pour ça que je trouve l’idée du forum très pratique. Parler de son travail est nécessaire dans la vie. Imaginez-vous une seconde un repas entre amis où j’explique mes journées. Ça pourrait donner des haut-le-cœur au plus vaillant. Oh, vous savez, ce n’est pas si horrible que ce qu’on imagine. À part peut-être le jour où nous avons retrouvé un homme sectionné en six morceaux dans son abri de jardin. Entre le plat et le dessert, je pourrais vous expliquer comment nous avons découvert onze têtes d’enfants plantées sur des pieux le long d’une prairie. Je ne vous parlerai même pas de l’enquête sur un tueur surnommé le pyromane. Un petit pousse-café pour digérer, chers amis ?

Leurs visages se pétrifieraient de dégoût ou de curiosité malsaine. Pourtant, j’adorerais parler de mon travail. De la promotion que je n’aurai jamais. De mon entente fraternelle avec mes collègues. Des lieux que je suis amené à fréquenter. La vérité, c’est que cela n’intéresse personne.

La vie bouscule parfois les itinéraires qu’on rêvait d’emprunter. Je me suis toujours imaginé une vie bercée par une routine apaisante. Barbecue en famille les dimanches où le soleil se fait clément. Des amis, une maison, un labrador qui perd ses poils partout, des vacances le long des plages de sable fin et des soirées à dévorer les épisodes des Experts… Au lieu de cela, je suis devenu l’expert de la solitude. Un fantôme sans famille et sans amis. C’est le prix à payer pour porter ma plaque. Combien de temps faudrait-il pour que quelqu’un remarque mon absence si je décidais de quitter cette morne destinée ?

Je suis à deux doigts de sombrer. Des feuilles, des stylos, une agrafeuse… comme oreiller, on peut sans doute trouver mieux.

Mes rêvasseries n’ont pas été infructueuses. Je suis maintenant connecté au site. Tout ça n’a pas l’air sorcier à utiliser. Vous avez un nouveau message. Le modérateur du site me souhaite la bienvenue. Charmante attention. Automatisée certes, mais charmante.

Les sujets sur le forum ne manquent pas. Faire face à son premier cadavre, Mes amis ne comprennent pas mon métier, Accepter l’odeur de la mort, Je ne dors plus, L’humour noir en dix leçons… je vais me régaler.

Hercule Poirot souhaite chatter avec vous. Accepter ou refuser ? Comment refuser la discussion avec ce brave Hercule ? Dialogue accepté.

CHAPITRE 2

Déjà trois mois que je fais partie de cette communauté virtuelle. Ma drogue, mon opium… J’en ai besoin. À peine franchi le seuil de mon cinquante mètres carrés, je presse le bouton de la délivrance. Le son du ventilateur de mon portable berce mes nuits. Les yeux rivés à l’écran, je fais claquer les touches de mon clavier avec vivacité. En peu de temps, je suis devenu un des membres les plus actifs de la Boîte noire. Mes messages fusent telles des balles tirées à bout portant. Coups de gueule sur coups de gueule, je fais vivre cet espace virtuel de ma verve.

Au fil des sessions, Sherlock2801 s’est fait connaître. Sans doute un paradoxe pour un homme dissimulant son identité derrière un pseudonyme grotesque. Impossible de dénombrer les heures où je deviens ce personnage plein d’assurance connu et respecté de tous.

L’enquête sur le tueur aux piercings est au point mort. Plus un crime depuis des semaines et toujours aucune piste solide. Les médias ont sans doute effrayé l’auteur de ces cruautés infâmes. Une part de moi souhaite qu’il ne réapparaisse jamais. Et pourtant, d’autres crimes nous permettraient peut-être d’avancer et de coincer ce fumier. En attendant, le dossier est au frigo, solidement figé entre les donuts et les bières.

Depuis deux semaines, une tout autre terreur s’est installée dans l’esprit des inspecteurs de la zone de Police de Gaume. Deux d’entre nous y sont déjà passés. Un profiler et un expert en balistique. Quelque part dans nos rues, un psychopathe se promène sereinement en imaginant des pièges machiavéliques contre nous. Nous sommes des cibles. Des proies. C’est une sensation étrange. Je devrais sans doute être terrorisé, mais au fond de moi, je sens que cela ne sert à rien.

Pourquoi nous viser ? Les raisons plausibles sont légion. Nous avons peut-être affaire à une personne frustrée de notre inefficacité redondante. Je n’aime pas dénigrer, mais si je devais comparer mon parcours professionnel à la pêche, je dirais que notre seau est rempli de truites qu’il faudra relâcher et que pour les espadons, nous attendrons la semaine des quatre jeudis. Notre homme pourrait bien être un aspirant refoulé lors de nos tests de sélection. Notre homme pourrait bien être une femme, après tout. C’est peut-être tout simplement quelqu’un qui a du temps à tuer et qui aime les défis.

Dans notre profession, la solidarité est sans bornes. Mis à part Gilles Penbaume et Alicia Trod, mutés à leur demande dans des contrées réputées plus accueillantes, tous les autres n’ont plus qu’un seul objectif : boucler le tueur de flics. Tant d’abnégation force le respect. Cyniquement, on pourrait espérer une débauche d’efforts similaire sur chaque affaire. Mais la nature humaine est ainsi faite. Le boucher s’octroie les meilleurs morceaux de viande, les contrôleurs dans les trains voyagent à l’œil et les ouvreuses dans les cinémas voient tous les films gratuitement.

Les affaires qui concernent des tueurs de flics ne manquent pas dans nos archives. L’histoire de notre profession regorge de ces heures sombres qui marquent l’esprit des jeunes recrues qui entrent à l’académie de police. Vous n’aurez peut-être jamais d’explications, mais vous serez des cibles. C’est sur ces mots que mon instruction d’inspecteur a débuté. En plein dans le mille ! Le temps des enquêteurs bedonnants qui se grattent la tête en fumant leur pipe à la recherche d’une solution est révolu. Bienvenue dans le monde des cinglés en tous genres et des psychopathes plus imaginatifs les uns que les autres. D’ailleurs, la Boîte noire déborde d’histoires qui prouvent à quel point notre société est malade. La Gaume ne fait pas exception. Notre belle région ne purifie pas tous les esprits.

Je déambule entre les pages de la Boîte noire à la recherche des dernières actualisations. 187 personnes inscrites dans la communauté. Mais d’où viennent-elles, en fait ? J’ouvre les profils au hasard. Belgique, France, Canada, Suisse, Luxembourg… En trois mois, je ne m’étais pas encore rendu compte de la diversité géographique de mes interlocuteurs.

Il est déjà 1 h 43. Le temps passe si vite. Les journées sont épuisantes, et je ne récupère plus. La pénombre me berce et m’invite à rejoindre les rivages ensoleillés de mes cauchemars. Je viens d’éteindre l’ordinateur. L’acte de bravoure par excellence pour notre XXIe siècle. Frustré et soulagé que cette pièce soit plongée dans le noir, je me lève et tente de rejoindre maladroitement ce rectangle moelleux que j’appelle mon lit. Je n’ai pas envie d’enlever mes vêtements. Je m’effondre comme une masse sur les draps chiffonnés en faisant claquer les lattes de bois qui soutiennent le matelas. À peine le temps d’un soupir et je m’endors.

Bbbrrrrrrrr… Bbbrrrrrrrrr… Bbbrrrrrrrrr… Bordel ! Je te hais, foutu téléphone. Le vibreur résonne sur la table basse en verre comme le bruit d’un rasoir électrique en manque de puissance. Je te hais. Je te hais. Je te hais ! Je soulève le petit appareil en l’injuriant de plus belle. Les yeux embrumés, je regarde péniblement qui me dérange. Mauvaise nouvelle. C’est la seule chose qui m’est venue en tête lorsque j’ai dû encoder le numéro du boulot dans mon répertoire.

— Ouais allô.

— Jeff ?

— T’as vu l’heure ?

— Jeff. Il nous a encore eus. C’est un carnage. On a besoin de toi tout de suite sur les lieux.

Mon sang ne fait qu’un tour. Comme par magie, la fatigue disparaît pour laisser place à une colère indescriptible. Comment a-t-on pu se faire avoir ? Tout le monde est prévenu qu’il faut faire gaffe à ses fesses.

— Où ?

— Place des Chasseurs ardennais à Étalle.

— Je suis là dans 15 minutes. Que personne ne touche à rien, Chris !

CHAPITRE 3

Les couleurs virevoltent dans cette nuit étoilée. Le rouge et le bleu se mêlent aux phares aveuglants des voitures. Je viens de passer la première pour me faufiler au cœur de ce son et lumière morbide. Comme plongé dans l’eau, je n’entends plus les sirènes. Tout semble se dérouler au ralenti sous mes yeux. Des pompiers courent en file indienne. Les curieux sont arrivés tout autour de la place et tentent désespérément de voir quelque chose. Les journalistes sont déjà rivés à leurs calepins tandis que des cameramen à la recherche d’hémoglobine se font refouler par les agents de sécurité. Les portes des ambulances sont grandes ouvertes.

Je progresse à pas d’homme dans cette foule opaque. Les visages couverts de suie et de sang me fixent en quête de réconfort. Que s’est-il passé, nom de Dieu ?

Je coupe le contact. Comme le comédien qui va entrer en scène, je remplis mes poumons d’oxygène. Un soupir. Ma main attrape la poignée de ma portière et, d’un coup, le son m’envahit à nouveau. J’ai l’habitude et pourtant je ne m’y ferai jamais. La machine se relance et tout s’accélère.

— Chris !

Entouré de policiers, d’ambulanciers et de pompiers, Chris a l’air d’un enfant perdu au milieu d’un supermarché. Il vient d’avoir 24 ans. Comme à tous les bleus, on lui a collé la garde de nuit. Si j’avais su…

— Il me faut le topo complet. C’est quoi ce bordel ?

— C’est lui. C’est ENCORE lui. J’en suis certain. Un homme nous a appelés à deux heures pour signaler un corps sans vie sur la place. Il avait l’air effrayé. Il nous a expliqué qu’une jeune femme était couchée sur le sol, la tête baignant dans son sang.

— Un piège ?

— J’ai envoyé deux patrouilles et une ambulance. J’étais en contact avec eux par radio. Ils se sont approchés du corps. J’ai entendu Pastarello hurler le nom de Catherine.

— Catherine ? Notre Catherine ?

— Oui. L’inspecteur Feiyan. C’est bizarre parce qu’elle est en repos ce soir. À peine le temps d’essayer de comprendre et j’ai entendu une explosion par l’intercom. On est parti immédiatement, mais il était trop tard.

— C’était quoi cette explosion ? Ça venait d’où ?

— D’après les éléments dont je dispose, c’est…

Chris est à bout de nerfs. Ses mains tremblent, et sa voix a perdu toute l’assurance du jeune loup arrogant que je connais.

— Chris, j’ai besoin de toi sur ce coup. Reprends-toi.

— On pense que le corps qu’on nous a signalé est celui de Catherine. Difficile d’être affirmatif à cent pour cent. Il faudra attendre les analyses du labo. Le corps est en lambeaux. On t’a attendu pour commencer le travail, mais l’hypothèse des légistes, c’est que son corps a été vidé pour y placer des explosifs.

— Quelle merde !

— Tout a explosé. Les quatre agents et les deux ambulanciers sont morts.

Rester maître de soi en toutes circonstances, c’est vite dit. Le travail du chef d’orchestre commence avec la douleur en fond sonore. Des cris, des pleurs, des essoufflements de panique… Beethoven ne connaît pas sa chance d’avoir évité cette sinistre mélodie lancinante.

Les priorités sont simples. Cadenasser les vautours de la presse, relever les indices, interpeller toutes les personnes sur les lieux et rester en vie. J’ai déployé froidement les hommes disponibles sur ces tâches. C’est mon job. Les indices sont soigneusement photographiés et étiquetés. Les flashes crépitent dans tous les coins. Les témoins sont interrogés. Les fouineurs relégués en seconde zone. Les mains occupées empêchent souvent les esprits de s’égarer dans des réflexions dévastatrices.

J’arpente le bitume à la recherche de la vérité. Le rayon de ma lampe de poche au xénon se faufile entre les débris provoqués par l’explosion. Cette forte lumière bleue m’hypnotise. Les yeux rivés sur ce rond lumineux qui évolue avec agilité sur les pavés, je retourne les éléments dans ma tête. Catherine est une amie. Ma meilleure amie. Quand je suis arrivé à la brigade, elle m’a tout de suite accueilli et aidé. Je repense à toutes ces soirées que nous avons passées à décompresser dans les bars ensemble. Une joueuse de poker à toute épreuve. Au fil des semaines et des mois, elle est devenue ma grande sœur. Une grande sœur que je connais par cœur. Elle n’a pas pu se faire avoir comme ça. Des jolies brunes de 32 ans, il y en a un nombre incalculable. Ce n’est pas elle. Pastarello s’est trompé. Je me distrais tout seul.

Une chose est sûre, notre client est ingénieux et déterminé. Le piège était redoutable. L’explosion précise. J’imagine que le tueur a des connaissances poussées en explosifs. Les débris montrent clairement que la bombe a été orientée volontairement. Il savait par où approcheraient les policiers et les ambulanciers. Il a créé une scène de théâtre dans les moindres détails. La bonne question est de savoir où étaient les spectateurs. Je suis prêt à parier ma plaque qu’il est resté pour déclencher l’explosion et admirer le feu d’artifice. Si le corps de la jeune femme était à droite du monument, que les policiers sont venus de la rue du Moulin, la meilleure vue c’est…

— Jeff !

Plongé dans mes pensées, j’observe les différents endroits d’où le tueur aurait pu assister à la scène et, par la même occasion, nous laisser un indice.

— Jeff ! Près de ta voiture…

— Attends deux secondes, Chris.

— Non ! Je pense que tu devrais y aller immédiatement.

— OK, c’est bon, j’y vais. Qu’est-ce qui se passe ?

— Tu vas devoir rester calme.

— Quoi ?

Le silence de deux secondes m’a semblé durer deux heures.

— QUOI ?

La réponse n’a pas le temps de quitter les cordes vocales de Chris. L’attroupement autour de ma voiture me fait paniquer. Sans aucune consigne de mon cerveau, mes jambes s’actionnent machinalement dans une course effrénée. Slalomant entre les débris comme un skieur qui descend un super G, je sens les battements de mon cœur s’accélérer et mon souffle se perdre dans l’atmosphère à chaque foulée. En quinze mètres à peine, des gouttes de sueur perlent sur mon front. Et à cette seconde précise, tout s’est arrêté. Ce petit objet scintillant me nargue. Il semble se moquer de ma douleur. Les yeux de mes collègues me fixent avec compassion. Ils souffrent et se retiennent pour moi. Accroché au rétroviseur extérieur de ma voiture, le petit pendentif de Catherine virevolte avec insouciance. Je le lui avais offert quelques années plus tôt, le jour de la Saint-Valentin. Personne n’occupait la Suite Présidentielle de son cœur depuis bien longtemps. Le métier est exigeant. Les sacrifices nombreux. Au nom de notre amitié, j’avais décidé de marquer le coup. Ce bijou était devenu son porte-bonheur. Mon corps ne réagit plus. Je sens le moindre de mes muscles se tendre nerveusement. Le regard rivé sur le sol, j’évite que les autres ne voient mes larmes. C’est idiot. Ils ont tous compris depuis longtemps. Charlotte aussi avait compris. D’un coup, mon poing droit s’enfonce dans la portière. La rage sur le visage, je ne sens pas la douleur envahir mes phalanges en miettes. Tout le monde s’est écarté d’un pas. Je sens une main maladroite sur mon épaule, mais je ne peux plus rester là.

Avec assurance et en tentant de contenir mes sanglots, j’ouvre la portière que je viens de défoncer.

— Prends le relais, Chris.

Le temps de mettre le contact, et je pars en trombe.

CHAPITRE 4

Étalé sur le sol comme une baleine échouée sur une plage, je fixe mon plafond à la recherche de sérénité. Je ressens chaque pulsation de mon cœur avec puissance. Mes tempes s’agitent spasmodiquement comme si un étau broyait mon cerveau. Mes larmes troublent ma vue et me donnent le sentiment étrange que je me trouve au milieu d’une avenue brumeuse de Londres dans une nuit dépourvue de lune. J’ai attaché le pendentif de Catherine autour de mon cou. J’ai l’impression qu’il pèse des tonnes. Deux parties légèrement courbées s’enlacent et, entre elles, se trouve un signe chinois. Amitié. Je sens mon cœur étouffer au fil des secondes.

Immobile, je repense à Catherine. Je regrette de ne pas lui avoir dit plus tôt ce que je ressentais pour elle. J’imagine qu’elle s’en doutait, mais… Comment ce pendentif a-t-il pu arriver sur mon rétroviseur ? L’instinct de l’inspecteur reprend soudain le dessus sur l’épave à la dérive. Il était toujours là. Parmi nous. Il a dû ressentir un plaisir jouissif à nous voir à quatre pattes dans les débris. À me voir fracasser cette portière. Il était là. Je le sais. Comment ai-je pu me laisser avoir de la sorte ? Pourquoi personne n’a rien vu ? Il doit être loin maintenant. Sans doute satisfait de sa brillante réussite. Il me faut un verre !

En traînant les pieds, je progresse péniblement vers le bar, dans le séjour. Vieux cliché contre le mal-être, la vodka me semble appropriée. Je prends un verre et tente de verser le breuvage, mais mon bras vacille. Mes doigts sont à l’agonie. Dans cette nuit silencieuse, le verre se fracasse, projetant des éclats sur le sol. D’un pas maladroit, j’arpente les débris coupants en inclinant frénétiquement le goulot de la bouteille vers ma gorge. Je sens le liquide me brûler les boyaux. Les cheveux ébouriffés et le regard vide, je rejoins mon bureau en zigzaguant. Les minutes passent, et la bouteille est presque vide. Une gorgée après l’autre, j’assomme un peu plus mon organisme.

Comme une veilleuse qui rassure les enfants après une histoire de monstres, une lumière bleue très légère filtre par la fenêtre. Elle semble m’accompagner passivement dans cette interminable nuit. Je suis affalé sur mon bureau. Mon ordinateur portable est posé dessus. Bien que mes forces se soient envolées, la lucidité reste. Je dois peut-être cette faculté à de trop nombreuses soirées pendant lesquelles j’ai enfilé les verres sans réserve. Je suis dans la fleur de l’âge. 35 ans et une santé de fer ! Une santé à faire des mélanges d’alcools plus fourbes les uns que les autres. Soyez rassurés, je reste droit comme un « i ». Je vous l’accorde, un « i » écrit en italique la plupart du temps. Mais ça reste un « i ». Et puis à quoi bon me justifier ? Viens par ici, bouteille !

Je relève la tête et pianote maladroitement les touches de mon clavier. Que raconte la Boîte noire ? Alors que j’allais relever mes messages pour me changer les idées, un détail retient tout de suite mon attention. Un nouveau bandeau a fait son apparition sur le site. Découvrez la ronde des boîtes. Intrigante, cette publicité. Ma curiosité guide le curseur sur le lien.

Nous vous convions à notre événement La ronde des boîtes. Cette aventure unique vous permettra de passer du virtuel à la réalité l’espace d’une nuit. À l’écart de tout, huit membres de la Boîte noire se retrouveront pour des heures inoubliables. Chaque participant devra se munir d’une boîte à chaussures. Son contenu : cinq indices concernant une affaire élucidée ou non. Pièces à conviction, photographies, évocations d’objets liés à l’affaire… Tour à tour, chacun dévoilera le contenu de sa boîte à l’assemblée sans la moindre explication. Le groupe aura pour mission de découvrir la vérité qui se cache derrière les emballages. Une fois la nuit passée, les participants se quitteront en signant le pacte que cette soirée n’a jamais eu lieu.

Excellent ! Moi qui avais justement besoin de prendre le large. L’occasion est trop belle. Sous l’explication, le bouton inscrivez-vous semble me tendre les bras. Une bouée de secours dans cet océan de vodka. Je souris. Le site annonce que cette nuit se déroulera le 21 mars. Une édition réservée aux membres francophones de la Boîte noire. Cela me laisse une dizaine de jours pour prendre mes dispositions. Je pense que mon état psychologique actuel nécessite au minimum deux semaines de repos. Avec la petite scène de tout à l’heure lorsque j’ai aperçu le pendentif de Catherine, je ne devrais pas avoir trop de mal à convaincre mes équipiers que je ne leur serai d’aucune utilité sur le terrain dans les prochains jours.

Ma maman a toujours été formelle sur ce point : il ne faut jamais remettre à plus tard ce qu’on peut faire le moment même. Il est 4 h 50, oui. Et alors ? Où est ce maudit téléphone ? Rien sur le meuble. Rien à terre. Concentre-toi, Jeff. Dans un soupir d’exaspération, mes mains heurtent mes cuisses. Mon visage s’illumine d’une expression béate. Un petit objet rectangulaire solide est l’heureux locataire de ma poche droite. Il ne pouvait pas être bien loin. Le téléphone portable, c’est un peu comme un membre du corps à part entière. Une prothèse électronique sans laquelle nous ne pouvons plus vivre. Ce petit objet si vicieusement affectueux a su nous apprivoiser et devenir notre inséparable ami. Plus de jus dans la voiture, il est là. En retard pour un repas préparé amoureusement par votre femme, il est là. Vous voulez prendre deux semaines de congés pour vous rendre à une réunion secrète avec des inconnus dans un lieu mystérieux ? Il est là. Dans votre poche. Tout simplement.

— Allô chef, c’est Jeff. Je vais avoir besoin de quelques…

— Tu as trois semaines. Tu te reposes. Tu te retapes. Et tu reviens avec les idées claires.

— Merci.

— Je sais ce que tu ressens, petit. On l’aimait tous et on trouvera l’enfoiré qui a osé faire ça. Il faudra que tu passes voir la psy à ton retour. Simple formalité. Tu connais la musique.

— OK. Si vous trouvez quelque chose pendant mon absence, appelez-moi.

— Compte sur moi. Oh, Jeff ! Une dernière chose : je te conseille de partir quelques jours faire le vide. On aura besoin de toi. Et couvre tes arrières. Ce malade nous a pris pour cible, et je ne veux pas d’autre perte.

— Merci pour les conseils et désolé pour l’heure.

Je vais m’inscrire dès cette nuit pour être certain d’avoir ma place dans cette petite aventure. Huit personnes pour huit boîtes. Autant d’histoires pour voyager dans l’imaginaire tordu des meurtriers. Et dire que certains se prélassent sans but sur les transats au bord des piscines de pays bercés par un soleil torride. Piégés comme du bétail dans des parcs à touristes aseptisés. Tout ça pour quoi ? Ressembler à des croque-monsieur sur pattes et se targuer d’avoir atteint la perfection en matière de bronzage. Très peu pour moi.

Je vais soumettre l’inventivité de notre tueur aux piercings à l’ingéniosité de mes convives. Il me reste à décider du contenu de ma boîte. Mon puzzle doit être assez complexe pour les tenir en échec un maximum de temps.

Dans le fond d’une armoire, je dégote une vieille boîte à chaussures. Juste la taille adéquate pour contenir les indices. Je vais commencer par un morceau de fil barbelé. Un bout de corde. Notre tueur prend un malin plaisir à fixer solidement ses victimes sur une chaise. Il me faudrait aussi un peu de foin. Non ! Je ne vais pas leur faciliter les choses. En plus, je vois mal où dégoter du foin dans mon appartement en plein centre-ville. Un petit cheval de plomb ? Ce serait beaucoup plus énigmatique pour expliquer l’étable. À moins que je trouve une photo de fourche sur Internet. Ils penseront que mon tueur utilise les pointes meurtrières dans ses crimes. Je vais ajouter un anneau. Mes recherches de ces dernières semaines m’ont permis de me constituer une véritable collection. Il y en a vraiment pour tous les goûts. Je regarde ces anneaux briller en imitant Golum du film Le Seigneur des Anneaux. Mes précieux ! Trêve de plagiat vocal, il me faut encore un cinquième élément.

En panne d’inspiration, je ferme les yeux pour visualiser une scène de crime. J’y ai passé tellement d’heures que je m’en souviens dans les moindres détails. Chaque millimètre passé au crible me revient. Avant même de franchir cette énorme porte en bois, je ressens la mort. Sous l’éclairage de cette lune laiteuse, nos ombres progressent lentement. Nos bottines piétinent les herbes folles qui jonchent encore le sol de ces terres inhospitalières. Le vent s’engouffre entre les poutres de cette immense étable et produit des craquements lugubres. Le genre de sons qui hantaient mes nuits d’enfant. J’inspecte les contours de l’entrée avec ma lampe de poche. Les araignées ont patiemment tissé leurs œuvres de perfection. J’aurais aimé avoir leur sens de la géométrie. Ces vieux remparts grouillent d’insectes en tous genres. Bienvenue dans l’Éden des parasites. L’Arche de Noé pour les créatures nuisibles. Pas étonnant que notre client soit attiré par ce genre d’endroit.

Trois policiers baraqués soulèvent la poutre qui bloque la porte. Un grincement strident déchire la nuit. Je sens les poils de mes avant-bras se dresser, comme lorsque madame Petry manipulait maladroitement sa craie sur le tableau pendant le cours de français.

Dans la pénombre, je l’aperçois. Immobile. Une odeur pestilentielle envahit mes narines et s’engouffre dans chaque centimètre cube de mes poumons. C’est une senteur infecte d’effluves de cadavre. Mon cœur vacille à chaque mètre foulé dans cet enfer olfactif. Je m’approche prudemment de la victime. Une image de plus qui restera à jamais figée dans la collection traumatisante des horreurs de mon parcours d’inspecteur. Son visage me fixe. Ses grands yeux bleus écarquillés laissent transparaître toute la souffrance que cette jeune femme a dû endurer. Solidement sanglée sur une vieille chaise, cette magnifique jeune fille blonde n’est plus qu’un amas de chair perforé par des dizaines d’anneaux. Un travail bâclé et douloureux. Le long de son corps dénudé, des larmes sanglantes se sont écoulées des nombreuses plaies. Ses cheveux sont trempés. Ses pieds baignent dans un mélange sanguinolent. Une flaque abondante. L’eau est glacée. Des gouttes continuent de perler des mèches de la victime et ruissellent sur sa peau bleutée. Qu’a-t-elle fait pour mériter de mourir comme ça ? Le tueur n’a pas reculé dans l’escalade de sa folie. Minute après minute, il a dû percer ce corps fragile avec patience. Subir les lamentations de désespoir sans broncher. Garder son sang-froid et parachever ce qu’il appellera très certainement son œuvre. J’imagine qu’il a pris son pied au son des supplications d’une proie sans défense, mutilée sans remords.

Sur les visages des policiers présents, on peut lire le dégoût et l’incompréhension. Le fil barbelé circulant entre les anneaux encercle complètement la jeune femme. Un véritable sapin de Noël pour psychopathe. Dans un coin de l’étable, une meule de foin est esseulée. Le tueur s’est positionné là. Juste là. Admirant le bouquet final de son travail, les hormones en ébullition. Les yeux rivés sur ce corps charcuté gigotant frénétiquement au rythme des lacérations, il a attendu le dernier souffle de sa victime. Une dernière bouffée d’adrénaline avant de quitter les lieux.

Mes yeux s’ouvrent brusquement. Un morceau de fil barbelé, une corde, une photo de fourche, un anneau… Je vais ajouter l’eau puisqu’il s’amuse à arroser ses victimes comme s’il s’agissait de plantes vertes. Je pourrais remplir une éprouvette de notre précieux H2O, mais pour compliquer les choses, je vais prendre le bulletin météo des trois prochains jours. Pluie, pluie et pluie ! Un petit clin d’œil à ma Belgique natale. Mon casse-tête est maintenant complet.

CHAPITRE 5

Les aiguilles de ma montre indiquent 18 h. L’excitation m’envahit comme pour un môme qui attend ses cadeaux de Noël. Dans deux heures, nous serons à huis clos dans un gîte rural pour une soirée inoubliable. Le vrombissement du moteur résonne dans la rue. Direction : Dochamps. On peut dire que j’ai de la chance. Ce petit village des Ardennes belges n’est qu’à environ une heure de route de là où je me trouve. Les nuages ont assiégé le ciel avec une facilité déconcertante aujourd’hui. L’épais tapis grisâtre recouvre l’horizon, laissant poindre par endroits quelques meurtrières isolées dans le château céleste.

Je n’ai emporté que l’essentiel. Un sac de sport contenant quelques vêtements et ma brosse à dents. Sur le siège arrière, un manteau imperméable roulé en boule me rappelle que le froid des mois précédents n’est pas si loin. J’ai également emporté mon arme. J’ai pris pour habitude de me préparer à toutes les éventualités. Juste à côté, ma modeste boîte à chaussures attend son heure de gloire. Le mystère qu’elle contient fait toute ma fierté.

J’avoue que le sens de l’orientation n’est pas mon principal atout. Depuis les premiers tours de roue que j’ai effectués en voiture, je sais que le meilleur ami de l’homme n’est pas le chien, mais bien le GPS. Une paisible voix à l’accent robotique vous guide en toute quiétude vers la destination souhaitée. En toute décontraction, vous arpentez des rues et des villages dont vous ne connaissez même pas le nom. Insouciant, vous avalez les kilomètres en terres inconnues. Dans trois cents mètres, tournez à droite. Au prochain rond-point, prenez la troisième sortie. Bien entendu, il est préférable de garder deux ou trois neurones actifs pour éviter de prendre malencontreusement une rue à sens unique ou de griller un panneau de déviation qui vous indique que vous allez entrer dans une zone minée par les crevasses. Grâce à ce petit gadget, je ne devrais pas avoir trop de difficultés à rejoindre le gîte de la Vieille Grange.

Aucun voyage n’est possible sans musique. Au premier virage, mon index droit presse machinalement le bouton de la délivrance. Dire Straits est le remède idéal contre le silence. Sur les premières notes de Sultans of Swing, les vitesses s’enchaînent. Les solos de guitare signés Mark Knopfler me font planer.

J’ai décidé de me rendre directement à notre lieu de rendez-vous. Les organisateurs ont pensé à tout. Ceux qui le souhaitent peuvent se rendre à l’aéroport de Charleroi et louer une voiture pour rallier Dochamps. Je suppose que certains participants viennent d’autres pays.

Je me demande sur qui je vais tomber. Les pseudonymes des uns et des autres révèlent peu de choses sur mes futurs acolytes. D’ailleurs, j’ai pris la peine de changer le mien sur le site. Sherlock2801 n’est plus. Paix à son âme. J’ai opté pour une suite de chiffres énigmatiques. De quoi embrouiller les esprits. En cinq clics, 947612539 a pris le relais d’un Sherlock devenu bien pâle.

Quand j’ai vu 947612539 en cinquième position sur la liste des invités de la ronde, un sourire de satisfaction s’est imprimé sur mon visage. J’adore le chiffre cinq. Il m’a souvent porté chance.

J’avale les kilomètres à vive allure. Les longues routes sinueuses bordées d’arbres m’apaisent. Je n’ai jamais été un grand spécialiste de la végétation forestière. Chênes, hêtres, charmes, bouleaux… peu importe. Un tronc avec des feuilles, c’est un arbre. Ce paysage me change agréablement des immeubles à appartements qui s’enracinent dans mon quotidien.

Je suis en pleine forme. Exceptionnellement, j’ai dormi comme un loir. Je me suis offert trois jours de repos avant mon départ. Téléphone déconnecté. Télévision et connexion Internet bâillonnées. C’était nécessaire, car la nuit s’annonce captivante et dormir ne fait pas partie de notre programme en terre ardennaise.

Connaissez-vous Dochamps ? J’imagine que non. En deux mots, c’est un petit village belge reculé au cœur de la nature. Un havre de paix des temps modernes. Les chants des oiseaux remplacent les coups de klaxon nerveux. D’après ma carte, le gîte de la Vieille Grange doit se situer quelque part aux abords de la forêt de Chlorophylle. Quel nom charmant. Cette poésie dénote des sobriquets que l’on donne aux différents quartiers aux alentours du mon appartement. Il y a le « coupe-gorge ». Il y a aussi « Dash », le royaume de la poudre blanche. À deux rues de là, on peut visiter le quartier surnommé « Banqueroute ». Un assortiment de quatre rues où un homme peut facilement dilapider son salaire mensuel en moins d’une heure dans des plaisirs charnels plus inavouables les uns que les autres.