Le malheur des uns - Frédéric Ernotte - E-Book

Le malheur des uns E-Book

Frédéric Ernotte

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Beschreibung

Renan Frost est agent immobilier. Du moins, c’est ce que pense son entourage. La réalité est tout autre. Cela fait plusieurs mois qu’il a perdu son emploi et qu’il mène une vie secrète. Sa véritable activité consiste à provoquer le malheur de parfaits inconnus pour satisfaire ses clients. Renan et son équipe multiplient les mauvais coups en toute impunité jusqu’à ce qu’un mystérieux ultimatum les mette au pied du mur. Un homme sait qui ils sont et ce qu’ils font. Quelqu’un qui leur veut du mal…

À PROPOS DE L'AUTEUR

Frédéric Ernotte est un « barman littéraire » qui mélange les codes du thriller pour surprendre. Les ingrédients du cocktail ? Un ton, une construction narrative millimétrée, une maîtrise des retournements et une bonne dose d’humour noir. Assistant social et journaliste de formation, Frédéric Ernotte compte trois ovnis à son actif : « "C’est dans la boîte" » (Éd. Avant-Propos), « "Ne sautez pas !"» (Éd. Lajouanie) et « "Comme des mouches" » (Éd. Lajouanie). Jusqu’à présent, il vécut heureux et eut beaucoup de lecteurs.

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Seitenzahl: 350

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Ähnliche


Couverture

Page de titre

Schadenfreude

Joie que l’on ressent face au malheur d’autrui

CHAPITRE 1

Renan est concentré.

Prêt à agir et à quitter l’église Saint-Brieuc sans se retourner dès que le travail sera terminé. Pas de fioriture. Immergé dans la foule, il récite le plan en boucle dans sa tête. Infaillible et impitoyable. Basé sur la triste prévisibilité du comportement humain. En balayant la salle du regard, il observe ces inconnus qui vont vivre un moment cruel et gratuit. Ils remuent leurs fesses moites sur des chaises inconfortables en guettant le moindre signe libérateur. Leurs beaux vêtements se froissent. Ils transpirent en priant pour qu’une jeune femme drapée de blanc apparaisse enfin dans l’encadrement de la porte. La musique. Les fleurs. Les alliances. Ces discours larmoyants dénués de spontanéité. Ces promesses pour le meilleur et pour le pire vont être mises à l’épreuve bien plus vite que prévu.

Renan déteste les gens.

Ce n’est pas de gaieté de cœur qu’il se l’avoue. On ne se réveille pas un matin avec cette noirceur blottie au fond des tripes. Elle s’est insinuée avec patience et sournoiserie, grignotant l’espoir qu’il plaçait en l’être humain. Quand et comment est-il devenu cynique ? Peu importe, c’est son business, et sa présence va indéniablement bouleverser la vie des personnes qui l’entourent. Renan a endossé le rôle de Léonard pour l’occasion. Les déguisements, c’est son truc. Ses cheveux châtains peignés avec soin laissent entrevoir la monture argentée de ses lunettes. Il n’a aucun problème de vue, mais il est le seul dans cette église à le savoir. Léonard aime mettre des chemises lignées. Vu qu’il n’existe pas, il se moque de devoir les repasser. Son petit nœud papillon en bois bien serré, il affiche un air guilleret de premier de classe, un jour d’examen.

Ces hommes et ces femmes n’ont pas la moindre idée de qui il est. Ou de ce qu’il fait assis là. Dans quelques minutes, Léonard aura disparu à jamais et deviendra un souvenir de plus en plus flou évoqué dans les conversations familiales. C’est la base de l’activité de Renan. Son principe fondateur. La première et seule règle indéboulonnable : être invisible. Il n’y a rien de personnel. Pas d’affect.

Des chuchotements dans les rangées brisent le silence de ce lieu sacré. Les sourires fusent pour détendre l’atmosphère. Deux familles qui se réunissent dans cette certitude que tout se passera bien. Que, malgré le stress, ils poursuivront cette journée en buvant et en dansant.

Renan aperçoit son client. A-t-il eu des regrets en nouant cette cravate rose autour de son cou de taureau ? Son naturel l’impressionne. Sa faculté à ne rien laisser transparaître de son dessein. Derrière un masque de fête, il dissimule un secret et une soif de vengeance. Personne ne le voit. Personne ne le sait.

Dès les premières notes jouées par l’organiste, une dame coiffée d’un immense chapeau bleu en toile légère tourne la tête vers l’entrée de l’église. Toutes les nuques se contorsionnent pour l’imiter. Apparue avec grâce, la mariée observe l’assemblée et la haie d’honneur qui se dresse devant elle. Il y a de quoi avoir le vertige. Pour retrouver de l’aplomb, elle se focalise sur la silhouette lointaine de son futur époux et prend une grande inspiration suivie d’un sourire nerveux. C’est le grand jour. Vingt-six ans pour arriver dans cette allée à sens unique. Des joies, des doutes… tout s’étiole au son de la marche nuptiale. Au bras d’un homme trapu aux cheveux gris, elle fait un premier pas sans vaciller. Le curé rayonne de bienveillance tout en se disant qu’un petit coup d’accélérateur ne serait pas superflu. Renan pense comme lui. Contrairement à ses voisins qui scrutent le visage radieux dominant la prestigieuse robe blanche, il ne voit qu’une malheureuse qui s’ignore encore. Elle est magnifique. Naturelle. Resplendissante. Pendant une seconde, il aimerait être un ami venu assister à une mémorable journée. Il aimerait que sa plus grande préoccupation soit de dégainer le téléphone qu’il a en poche et de prendre une photo médiocre. La vérité est différente, et les informations dont il dispose sont plutôt minimalistes. Elle s’appelle Claire, son mariage est prévu dans cette bâtisse difficile à chauffer et quelqu’un lui veut du mal. Business is business.

La musique s’apaise et tous les invités se rassoient, impatients d’écouter les conseils de Jésus sur la vie de couple au XXIe siècle. Sur ce foyer où doivent régner la bienveillance, l’entraide et l’écoute. Ce phare dans une vie agitée par les aléas du direct. L’assemblée opine du chef. Pendant que certains boivent les paroles du curé comme du petit lait, d’autres tentent de tuer l’ennui. Claire et Hugo sont côte à côte et ne se rendent compte de rien. Tout est en place. Tout se déroule comme sur le script qu’ils ont imaginé patiemment. Ce qu’ils ignorent, c’est que tout se passe comme prévu pour Renan aussi.

– Si quelqu’un a quelque raison que ce soit de s’opposer à ce mariage, qu’il parle maintenant ou se taise à jamais.

La phrase vient d’être lâchée par l’homme de foi comme l’aurait fait un automate, parce qu’il le faut bien. L’assemblée réagit par un léger soubresaut. Des têtes souriantes se tournent à gauche et à droite pour se rassurer. Puis se figent. Mâchoires serrées, Renan se redresse sans hâte, mais avec détermination.

– Moi !

Le brouhaha fait place au silence religieux. C’est l’incompréhension. Certains jaugent les faciès pour détecter un éventuel canular. Le regard de braise de Renan balaie les doutes.

Surpris par cette interruption, le curé perd de sa superbe. Les mots semblent bloqués à la frontière de ses lèvres et l’immense détresse qui le tourmente transpire par tous ses pores.

Fier de son entrée en scène, Renan répète la réplique de Léonard pour ne laisser aucun doute planer.

– Oui, je m’oppose à cette union, Hugo !

Claire et Hugo sont blafards. Qui est cet homme ?

L’assemblée se tourne comme un seul homme vers le fiancé devenu livide. Hagard, il cherche une explication rationnelle à la tournure que prend la cérémonie.

– Tu as cru pouvoir faire comme si je n’existais pas ? Tu m’as promis de la quitter et d’enfin faire ton coming out. Résultat de tes belles promesses ? Nous voilà réunis pour fêter votre mariage. Tu voulais que je disparaisse ? Que je me taise ? Tu peux rêver ! Je refuse, espèce d’enfoiré ! Si cette femme doit prendre ma place, alors je veux qu’elle sache qui tu es. Qui tu es vraiment…

Choquée par ces mots qui tombent comme des lames de rasoir sur sa peau, Claire dévisage cet inconnu avant de se tourner vers l’homme qu’elle s’apprête à épouser.

– Claire, ma chérie, je… je ne sais absolument pas qui est ce type. Tu dois me croire. Je… Je ne comprends rien.

– Hugo Capelier. Né le 12 juillet 1994. Tu as deux sœurs, Cassandre et Charline. Ton plat préféré est un ramen accompagné d’un assortiment de sushis, mais pas de thon, tu détestes ça. Tu aimerais visiter le Cambodge et ton chanteur préféré est Francis Cabrel… On ne se connaît pas, Hugo ? poursuit Renan sans vaciller. Vous savez quoi ? J’ai changé d’avis. Je ne m’oppose plus à ce mariage. Longue et belle histoire à vous. Vive les mariés !

Sur cette dernière phrase pleine de mépris, Renan transperce la rangée de chaises d’un pas décidé, sans se retourner, en bousculant les personnes qui se trouvent sur son chemin. Cette sortie magistrale est époustouflante. Renan aimerait dire à chaque femme et chaque homme présent qu’il mérite un Oscar, mais ce qui se passe à l’autre bout de l’église retient toute son attention. Une claque. D’une violence inouïe. Un geste de rage et de douleur qui ne laisse aucune place à la négociation. Hugo est sous le choc, la tête penchée sur la droite, la joue en feu. Des larmes acides fissurent le maquillage de sa fiancée au moment où elle emprunte la route tracée par Léonard quelques secondes auparavant. Claire arrache son voile et le jette au sol. Les invités hésitent entre se lever pour intercepter celle qui devait être l’héroïne du jour ou la laisser filer. Elle écarte sans ménagement une demoiselle d’honneur qui lui barre le passage. La jeune femme tombe à la renverse dans les pétales jonchant le sol. Claire ne se retourne pas. Son seul but est de quitter ce lieu maudit où elle vient d’être humiliée devant sa famille et ses proches.

Renan quitte l’église Saint-Brieuc alors que le chaos règne dans son dos. Son client doit être satisfait.

Renan retire son nœud papillon et le balance dans une poubelle en approchant de la voiture où s’impatiente Malice. Mains sur le volant, elle n’attend que deux mots pour démarrer.

– Ils se sont dit non ?

– Comme prévu…

CHAPITRE 2

La grand-mère de Renan disait toujours que les gens heureux ne perdent pas de temps à faire du mal aux autres. Que la méchanceté, c’est pour les frustrés, les envieux et les médiocres. Ce qu’elle ignorait, c’est que profiter de ces gens malheureux est une source d’enrichissement insoupçonnable. Une économie circulaire dans laquelle la victime d’hier sera peut-être votre revenu de demain.

Dans sa vie précédente, le boss de Renan soulignait sans relâche son excès de patience. C’est d’ailleurs une des raisons qu’il a évoquées le jour où il l’a mis à la porte pour service non-rendu. Renan était un piètre agent immobilier. Ses collègues voyaient du cachet partout pendant qu’il décortiquait les défauts des nids soi-disant douillets à fourguer aux premiers venus. À ses yeux, quand c’est petit, c’est petit. Quand c’est fissuré, c’est fissuré. Et quand c’est moche et bruyant, c’est moche et bruyant. Un vendeur en or !

Projeter des enfants fictifs dans des chambres colorées le terrorisait. Casser des murs, creuser des piscines et ajouter des dressings à tout-va… il n’en pouvait plus d’entendre les clients lui jeter leurs rêves au visage, le forçant à les ramener sur terre. Vendre des mètres carrés l’ennuyait. Son licenciement a propulsé Renan dans une réelle remise en question.

Quand il a décidé de réorienter sa carrière, la boussole est partie dans toutes les directions. En une heure, il a ouvert un restaurant, conduit un taxi, imaginé une chambre d’hôte avec un spa, ou encore, commandé un billet d’avion pour une île, si possible déserte. Pris dans un tourbillon d’idées, il est devenu trader, politicien, syndic et même pilote de drone. Puis, alors qu’il flânait en ville, une idée a balayé toutes les autres.

Renan la doit à une inconnue croisée dans la rue. Une jeune femme brune portant à bout de doigts un sac bien trop chargé. Renan le revoit craquer, laissant s’échapper son contenu en plein milieu du trottoir. Cette seconde où elle se demande pourquoi tout est soudain si léger. Celle d’après, quand tout le monde s’écarte. Entendre les impacts au sol lui vriller les tympans. Son portefeuille, ses lunettes et cette boule de Geisha pourpre qui se voulait sans doute beaucoup plus discrète. Les commentaires moqueurs qui fusent. Les hésitations dans le chef des bons samaritains qui observent cette scène banale sans savoir comment se comporter. La trentenaire qui réalise l’étendue des dégâts et qui se jette au sol pour rassembler son fatras. Et à quelques pas, l’indescriptible sourire de Renan… Cette sensation qui l’électrise et qui lui fait préférer sa place à celle de la malheureuse. Ce bien-être inavouable de constater que ses problèmes s’évaporent momentanément devant le visage rougissant de cette inconnue accroupie au milieu de ses emmerdes. C’est à ce moment précis qu’il a compris qu’il ne serait pas trader, politicien, syndic ou pilote de drone.

Schadenfreude !

Le plaisir que l’on ressent face au malheur d’autrui. Il y a un mot pour ça, et Renan a tout de suite flashé dessus. Si quelqu’un s’est donné la peine d’en mettre un sur ce sentiment malsain, c’est qu’il n’est pas le seul à en user et à en abuser. C’est qu’il y a une opportunité. C’est que devenir celui qui provoque le malheur des uns pour en satisfaire d’autres peut rapporter une fortune.

Les premiers mois, Renan trouvait ses futurs clients par l’intermédiaire d’un ami coiffeur. La plaque tournante des ragots dans le quartier. Ils riaient des malheurs des autres autour d’un verre. Le virtuose des ciseaux ne se doutait pas que son ami inscrivait mentalement chaque détail utile à son projet.

En quelques semaines, Renan est passé expert pour déterminer si une personne était, ou non, susceptible de payer pour restaurer l’équilibre de l’univers en jouant des sales tours à quelqu’un. Œil pour œil, dent pour dent. La Loi du Talion en fait saliver plus d’un. C’était son cas et Renan Frost est rapidement devenu le premier client de Schadenfreude en balançant des excréments sur la façade du 57, rue de la Pépinière. L’adrénaline circulant dans son corps à toute vitesse, il se demandait si le propriétaire au visage cadenassé sur la position sévère se réveillerait pour le canarder de plombs. Peu importe, Renan ne supportait plus que le quinquagénaire laisse traîner les crottes de son chien devant chez lui.

Il se rappelle encore que c’était un mardi. La nuit avait pris les commandes depuis plusieurs heures et il a craqué. Les gestes se sont succédé dans une frénésie qu’il ne soupçonnait pas. La boule de colère avait grossi au fil des jours et des semaines en apercevant les merdes de ce clebs sur le trottoir. Cette certitude qu’il n’en voulait pas au chien, mais au maître. Cette autre certitude que personne ne lèverait le petit doigt pour lui donner une leçon. Non ! Les gens aiment râler. C’est le carburant de leurs journées insipides où il ne se passe pas grand-chose.

Renan imaginait secrètement que son audace serait applaudie dans toutes les rues avoisinantes. Bien sûr, personne ne pourrait l’accuser pour la bonne et simple raison que personne ne pourrait imaginer qu’il soit capable d’un tel acte. Lui, le gentil Renan. Le voisin poli et souriant. En réalité, un homme passe-partout qui se mêlerait habilement aux habitants du coin pour étaler sa stupéfaction face à ce mur tâché de déjections.

Renan a contacté plusieurs clients potentiels en prenant soin de rester anonyme. Quelques contrats prometteurs ont suivi et la logistique pour encaisser les paiements s’est mise en place. À cette époque, Sam l’avait rejoint pour la comptabilité. Renan aurait pu gérer cet aspect sans aide, mais on ne laisse pas un ami d’enfance s’enliser dans les dettes alors que la poule aux œufs d’or frappe à la porte. Tôt ou tard, Renan aurait eu besoin d’aide et il a toujours préféré se tourner vers quelqu’un qu’il connaît par cœur. Sam l’a écouté sans broncher. Dans son regard flottait cette volonté de déterminer si Renan était sérieux ou non lorsqu’il énumérait ses premiers contrats. Quand le déluge de mots s’échappant de la bouche de son ami s’est arrêté, Sam a pris son verre de bière à une main, l’a englouti d’une traite et lui a demandé par quoi il devait commencer.

Hélas, l’exploitation des ragots ne dure qu’un temps et Renan l’a très vite compris. Trop tirer sur cette corde aurait inévitablement guidé les soupçons vers une personne du quartier. Il se sentait de plus en plus vulnérable car, chasser sur son terrain n’était pas son idée la plus brillante. L’impasse. La déception. Ce truc qui noue le bide et qui met en péril une excellente idée. Impossible de créer un site Internet visible de tous afin de promouvoir le malheur des uns en deux ou trois clics. Renan a pensé au Dark Web avant de se dire que c’était aussi flou pour lui que les escapades nocturnes des chats. Les affiches, non. Les spots publicitaires, non. Tout ce qui brise l’anonymat, non !

Renan et Sam se sont creusé les méninges. Une question au centre de toute cette réflexion : comment savoir qui en veut à qui ? Qui détient les secrets ? Un prêtre ? Un assistant social ? Un policier ? Un chauffeur de taxi ? Un politicien ? Si on ne supporte pas son collègue ou son voisin, qui le sait ? La réponse est venue de Sam. Une idée brillante qui tient en un surnom : Malice !

CHAPITRE 3

La montagne de dossiers en équilibre sur le coin du bureau de Renan laisse présager une excellente journée au cœur de la mesquinerie humaine. Marie-Alice ne ménage pas ses efforts pour leur dégoter des contrats, et ce n’est pas pour rien que tout le monde la surnomme Malice.

La jeune femme ajuste une longue mèche brune derrière son oreille, et tire sur la chaise qui fait face à son patron en baissant légèrement les yeux. Tout son corps dégage une peur qui la consume, héritage d’une jeunesse passée à ne vouloir provoquer aucune vague. Pourtant, Marie-Alice a toujours accompli ce qu’on attendait d’elle. Sans briller. Sans décevoir. Fiable et transparente aux yeux de nombreuses personnes. Renan a tout de suite vu en elle un potentiel qu’elle ne soupçonne pas.

– Comment ça va au tribunal ? interroge-t-il.

– La routine. Les dossiers s’entassent sur mon bureau. Je les analyse, puis je les classe.

– Ils ne se doutent de rien ?

– Non.

– Tu es certaine de ne prendre aucun risque ?

– Il y en a toujours, mais ça va.

Renan a longuement cherché pourquoi Marie-Alice avait accepté de les rejoindre alors que son poste au service de médiation du tribunal lui assure l’essentiel. La réponse est banale. L’argent. Toujours lui. Mais qu’en fait-elle ? Personne ne le sait vraiment.

– Tiens, lui dit Renan en tendant une enveloppe du bout des doigts.

Elle jauge le rectangle de papier un instant à travers ses immenses lunettes bordées de noir avant de le saisir et de l’ouvrir avec la dextérité d’une employée de bureau expérimentée. Le genre de profil dont ils raffolent au tribunal. Sa principale mission consiste à gérer la montagne de plaintes qui transite par la justice. Le carré VIP des conflits entre les citoyens. Une mine d’or. La mine d’or de Schadenfreude.

Renan voit son entreprise comme une alternative ambitieuse au principe de la médiation. Sachant que les autorités ne vont pas pouvoir réconcilier tout le monde, il s’est donné pour mission de calmer les frustrés. Les plaintes non-recevables se comptent par camion, et laisser ces gens et leur argent sans perspectives n’est pas concevable.

– Une augmentation ?

– Oui.

– Pourquoi ?

– Parce que tu fais un excellent travail. Les affaires marchent bien pour nous et ton rôle est capital.

– Mais… je n’ai rien demandé.

– Il n’y a rien à demander, Malice. Tu mérites cet argent, point barre.

– Je croyais que c’était une mauvaise nouvelle.

– Tu t’es trompée… pour une fois. Va fêter ça comme il se doit. Je suis heureux de te compter parmi nous.

Sans lui laisser l’opportunité d’ajouter quoi que ce soit, Renan se lève et lui ouvre la porte. Le soleil couchant qui tapisse son visage souligne la satisfaction du chef d’entreprise. Son agenda déborde de futurs clients à convaincre.

Marie-Alice dissimule mal le petit sourire de fierté qui se dessine sur son visage. Une augmentation. Elle qui a vu tant de collègues lui passer devant en basant leur stratégie sur le culot et le bluff pendant qu’elle misait tout sur le travail. Malheureusement, on ne repère les fourmis que quand elles ont disparu.

En montant les marches vers l’appartement qu’elle partage avec sa maman, Malice accélère. La jeune femme réservée bouillonne à l’idée de tout raconter à la seule personne que cela intéressera. Elle entend déjà le bruit du bouchon de vin expulsé de la bouteille. Les rires. Les chips qui craquent.

Marie-Alice est consciente que sa motivation est obscure pour les membres de l’équipe. Sa pudeur l’empêche d’ouvrir les portes de son jardin secret. C’est très bien ainsi, même si l’employée du service de médiation du tribunal sait que les spéculations vont bon train sur son éventuelle double vie. Elle les entend parfois chuchoter à propos de dettes de jeux, de secte, d’œuvres caritatives… Malice n’a rien d’une sainte ou d’une toxicomane. Elle est simplement la bouée de sauvetage d’une mère sur laquelle le sort s’acharne. Amyotrophie spinale. Deux mots barbares pour des conséquences qui le sont tout autant. Rien que le nom de cette maladie génétique rare est déprimant. Marie-Alice s’est toujours demandé pourquoi ne pas appeler ça la guimauve étoilée. Le quotidien serait peut-être moins pénible, mais la réalité reste la même. Les neurones moteurs de la moelle épinière paient l’addition. Les muscles s’atrophient inexorablement et les mutuelles détestent ce qui est rare et inexorable. La prescription de Spinraza coûte des centaines de milliers d’euros par an, dont seulement une partie est remboursée. L’argent généré par Schadenfreude est providentiel et voir l’état de santé de sa maman se dégrader donne à Marie-Alice la motivation nécessaire pour bafouer la plupart des valeurs issues de son éducation. Quelle ironie !

– Maman ! Devine quoi !

Le silence répond à l’excitation. Marie-Alice dépose son sac en essayant de retrouver une respiration moins chaotique. Elle fixe le fauteuil que Gersende ne quitte pratiquement plus. Vide.

– Maman ?

Marie-Alice avance de quelques pas et tout s’accélère. Dans l’encadrement de la porte de la salle de bains, elle aperçoit les jambes nues de sa mère étendue à même le sol. Marie-Alice se précipite vers elle, à peine ralentie par la chaise qu’elle percute au passage. Ses genoux tapent le carrelage sans retenue alors qu’elle place ses mains sur le visage de sa mère.

– Maman ! Réveille-toi ! Maman, tu m’entends ?

La quinquagénaire relève les paupières à grand-peine. Son corps n’est que douleur et une petite bosse s’est formée sur son crâne. Marie-Alice lui caresse les cheveux avec tendresse.

– Je suis là, maman.

– Je suis désolée, ma chérie. Je pensais que… je voulais juste… j’avais soif et…

Gersende n’arrive pas à terminer ses phrases. Les sanglots agitent l’enveloppe charnelle qu’elle considère comme une épave.

– C’est pas grave, maman.

Marie-Alice redresse sa mère avec précaution. En l’installant sur son fauteuil, elle se raccroche à l’idée que l’argent promis par Renan lui permettra de multiplier les passages de l’aide familiale ou de trouver une résidence médicalisée digne de celle qu’elle aime plus que tout. La tristesse et la honte qu’elle voit poindre dans les iris de sa mère lui sont insupportables. Après avoir tant reçu, c’est à Marie-Alice de donner. Elle veut être digne de cette femme dynamique et brillante qui s’efface peu à peu. Quel qu’en soit le prix.

CHAPITRE 4

Renan propose un dernier verre à Sam après leur réunion de fin de journée, mais Sam prétexte être fatigué. Envie de rentrer. De dormir. Il ment. Comme toujours. En quittant la pièce, il sait qu’il va s’élancer sur ce trajet qu’il pourrait parcourir les yeux fermés.

Arrivé à destination, Sam caresse sa barbe soigneusement taillée en saluant Fanny qui s’affaire derrière son bar. Les secousses du shaker font dodeliner sa voluptueuse poitrine teintée par le vert tamisé des néons qui l’entourent.

– Toujours la même ? interroge Fanny.

– Toujours.

Quand Sam est entré la première fois dans cette salle plongée dans une pénombre verte et flavescente, il voulait juste décharger les tensions sans se prendre la tête. Court-circuiter l’envie de boire et de devenir une épave. Natacha venait de le planter après trois années de vie commune. Il n’avait pas compris. Pas accepté, non plus. Sam n’avait pas prévu de se garer devant le bordel. Pas prévu d’entrer et de demander une passe avec la première venue. Il n’avait surtout pas prévu Khaléa.

– T’es le genre de gars qui prend toujours le même plat au resto, non ? lance Fanny pour tirer Sam de sa rêverie. Je juge pas, hein. Il en faut des comme toi.

La patronne du DécolleThé a un plan très précis pour s’en mettre plein les poches. Jouer sur deux tableaux qui ont la cote : les salons de thé et le cul ! Au rez-de-chaussée, ambiance végétale. La musique lounge berce les tourments de la vie. Cocktails ou sachets flottant dans l’eau chaude, c’est le client qui voit. Seul indice de la débauche qui fait son œuvre un étage plus haut, les tenues du personnel. Ou plutôt l’absence de tenue.

– Tu tombes bien, Khaly est libre. Je l’appelle, mon beau. Fais comme chez toi.

Sam se pose dans un canapé. Le sachet « orgasme de rose » plongé dans son mug dégage une odeur enivrante. Voyant Khaléa apparaître dans l’escalier, l’homme sent à peine la chaleur intense irradier les paumes de ses mains.

Portée par de hauts talons noirs, la silhouette gracieuse de la jeune femme fait à chaque fois disparaître le décor du DécolleThé en une fraction de seconde. Ses longs cheveux noirs raides tombant en cascade sur ses épaules hypnotisent Sam, faisant presque oublier les maigres bandes de tissus dissimulant à peine les seins de la métisse. Étrangement, ce sont les yeux de Khaléa qui figent toujours le temps. D’un bleu intense, ils évoquent la vivacité et l’intelligence. Sa peau aux reflets dorés œuvre comme une invitation aux caresses.

Avec une infinie délicatesse, Khaléa tend ses longs doigts vers Sam comme si elle lui proposait un slow. Il se lève et se laisse guider sans un mot vers la chambre numéro 4. Il connaît le chemin, mais prend un malin plaisir à suivre celle dont il dévore les courbes qui ondulent à chaque marche gravie. Emprunter l’escalier dans le silence devient le premier préliminaire. Ses tympans titillés par les gémissements qui résonnent à l’étage, il imagine le string de Khaléa glisser le long de ses jambes dénudées. L’envie d’accélérer se mêle à celle de profiter de chaque seconde.

Khaly ouvre la porte et dévoile l’obscurité feutrée de la chambre. Deux lampes de chevet tentent de dissiper les ombres. La chambre numéro 4 va à l’essentiel. Un lit paré de draps aux teintes fanées règne en maître sur ce refuge éphémère. Sam s’y assied et fixe le dos de Khaléa. Face au mur lézardé, la métisse danse langoureusement en se caressant les fesses. Elle connaît ses goûts. Elle sait comment le provoquer. De plus en plus à l’étroit, Sam détache sa ceinture. Les bouts métalliques résonnent en s’entrechoquant sur le tapis usé, mais un tout autre bruit attire l’attention de Sam. Un hoquet. Presque imperceptible.

– Tu vas bien ? s’inquiète Sam.

Khaléa se tourne lentement, dévoilant à Sam les traînées de mascara qui serpentent sur ses joues.

– Je n’y arriverai pas…

Les sanglots de Khaléa agissent comme une douche froide sur Sam. Les envies primales sont balayées par le besoin de réconforter celle qu’il aime. La prostituée n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort ni à ouvrir le rideau sur ses faiblesses. Sam ne l’a jamais vue craquer. Ni en évoquant son parcours ni en lui confiant ses rêves.

– Tu as eu des nouvelles du notaire ? C’est ça ?

– Juste avant ton arrivée. Ils réclament 20 000 euros pour racheter le fonds de commerce. J’ai à peine 3 000, souffle-t-elle. Je ne quitterai jamais cet endroit. Ce boulot…

– Dis pas ça ! Il y a forcément un moyen de l’ouvrir cette boutique de jouets en bois.

– Je m’y revois, tu sais, dans cette ville rouge de Timimoun. J’avais une dizaine d’années quand je suis entrée la première fois dans l’échoppe avec ma maman. Un endroit simple. Ce vieux monsieur en tablier qui m’a fait penser à Geppetto. Ça sentait bon. Ça sentait la sciure. J’ai posé une main hésitante sur le berceau près du comptoir. Je ne savais pas si on pouvait. Je revois le sourire de cet homme s’élargir derrière sa grosse moustache blanche. C’est comme si c’était hier. Et ça ne sera jamais demain…

Khaléa avance vers le lit et s’assied sur les draps à côté de Sam. Il entoure ses épaules nues d’un bras réconfortant. Tête posée sur le cou de cet homme, elle ferme les yeux et s’évade sans ajouter un mot. Elle sait que, contrairement aux autres, Sam ne lui en voudra pas.

CHAPITRE 5

6 h 23

« J’suis en feu, j’suis en feu, Oh, j’suis en feu ! »

6 h 24

La tête incrustée dans l’oreiller, Renan tend le bras pour faire taire Soprano. Cette fonction « réveil aléatoire » finira par le tuer, il en est convaincu. Il sait qu’il a sept minutes pour rester dans le timing. Les paupières collées, il fait voyager sa main sur son corps presque nu. Autre matin, même rituel. Il dégage sa tête et jette un regard flou vers celle qui le rend fou. La position d’Annabelle est toujours identique au réveil : sa chevelure brune en bataille déborde des draps et la fait ressembler à un pain au chocolat.

6 h 25

Plus que trente secondes. Approche furtive. Bisous. Grognements. Sourire. Si large. Si radieux.

6 h 25 et 30 secondes

Zia passe la porte et se jette sur le matelas comme seule une enfant de six ans peut le faire. Renan soupçonne sa belle-fille de faire le guet en attendant le top départ du juke-box virtuel. C’est une lève-très-tôt et Renan fait de nombreux paris sur l’adolescente qu’elle deviendra.

6 h 29

Renan s’extirpe du lit et se dirige vers la salle de bains pour enfiler le déguisement de l’agent immobilier, fantôme de son passé. Playlist « la vie est belle » diffusée sur son téléphone et un coup de rasoir, mais pas trop. La barbe de deux jours fait vendre. Les dents blanches aussi. Il frotte. Crache. Relève la tête, satisfait. Il sort de la douche et, comme tous les jours, Annabelle lui a préparé son costume. Il déteste cette attention qui transpire la fierté et les encouragements. Elle ne se doute pas que chaque vêtement suspendu lui rappelle son secret.

Mentir à sa famille est la partie la plus compliquée de l’activité de Renan. Pour Annabelle, il est toujours l’agent immobilier qu’il n’était déjà plus au moment de leur rencontre, lorsqu’elle est devenue un contrat de Schadenfreude impossible à honorer.

7 h 06

Renan dévale les escaliers et prend sa tasse Yoda remplie de café au lait. La chorégraphie est millimétrée. Le grille-pain crache une tartine croustillante. Bisou sur le front de la petite. Bisou sur les lèvres de la grande. À peine le temps de les croiser qu’elles prennent possession de la salle de bains.

7 h 20

Le planning de la journée défile dans l’esprit de Renan. Une boîte aux lettres à incendier. Les vaches d’un fermier à libérer. Écrire « Lucifer arrive » sur le pare-brise d’une voiture avec du rouge à lèvres. Rencontrer une cliente potentielle. Et, comme chaque jour, aucune maison à vendre ne figure sur cette liste…

8 h 15

Imité par Annabelle, Renan agite une dernière fois la main en direction de Zia. La petite fille traverse la cour pour rejoindre ses amies. Renan met un point d’honneur à être présent chaque matin à l’école et à subir stoïquement cette foule de parents. Schadenfreude doit attendre.

8 h 45

Annabelle s’éloigne et passe la grille de l’école où elle enseigne la biologie. Comme chaque matin, Renan a traversé la ville pour la déposer au travail. Comme chaque matin à 8 h 45, le masque tombe et son autre journée peut commencer. Renan contrôle cette situation. Il se demande souvent ce qu’il adviendrait de son quotidien si Annabelle découvrait sa véritable activité. Un frisson le traverse et il se rassure invariablement avec les quatre mots dont il a fait un mantra : le mirage est parfait. Mode avion désactivé.

CHAPITRE 6

– Ça sent vraiment mauvais, vous comprenez ?

La haine dégouline de chaque mot. Les premiers rendez-vous de Schadenfreude se déroulent toujours sous haute tension. Cette appréhension d’être piégé par la police noue les tripes de Renan. L’éventualité que cette cliente aux rides prononcées n’en soit pas une est bien réelle. Il marche sur des œufs. Sam lui répète sans cesse qu’il faut déléguer cette partie du travail à un comédien. Impossible pour Renan de s’y résoudre. Cela tient à son passé d’agent immobilier. L’amour du contact avec celles et ceux qui mettent le beurre dans ses épinards. Juger et jauger les gens. Leurs intentions. Leur motivation, aussi.

– Et le juge qui me dit : « c’est un compost, Madame. On ne peut pas faire autrement ». Vous appelez ça un jugement, vous ? Vous appelez ça une médiation ? J’exige une vraie justice. Qu’on retire ce maudit compost qui empeste.

Renan acquiesce en prenant garde de ne pas faire vaciller la perruque qui recouvre son crâne. Il n’a pas le budget d’Ethan Hunt dans Mission impossible, mais il rivalise d’ingéniosité pour dissimuler son identité à chaque mission. Ces cheveux gris factices lui donnent dix ans de plus. Après les avoir peignés de longues minutes, le côté savant-fou en cavale a complètement disparu. La monture noire de ses lunettes lui donne un air sévère qui n’est pas pour lui déplaire. Les déguisements ont cet avantage de révéler son charisme. Il affectionne cette armure discount. Chaussures brunes tirant sur l’orange, pantalon vert foncé à carreaux discrets, veste de costume qui prolonge ses épaules en lui conférant une carrure qu’il n’a pas, Renan écoute cette dame définir avec précision la justice avec un grand « J ». Ses yeux sont devenus bruns pour l’occasion. C’est l’artifice que Renan préfère dans toute sa panoplie. Changer de regard et croire qu’on ne peut plus rien lire en lui.

– J’aimerais que vous lui fassiez bouffer son compost ! Le mieux, ce serait que vous le mettiez dedans une bonne fois pour toutes et qu’il pourrisse lentement. Si j’étais plus jeune, c’est ce que je ferais.

– Nos services ne vont pas jusque-là, Madame.

– Et c’est bien dommage… Vous savez, quand le téléphone sonne, c’est la plupart du temps pour réaliser un audit énergétique chez moi, pour savoir si je suis satisfaite de mon Internet ou pour que je vienne chercher un lot dans le cadre d’un concours auquel je n’ai pas participé. Votre appel après le classement sans suite de ma plainte contre cette ordure était tout aussi étrange, mais beaucoup plus intrigant. Vous me demandez ce que j’aimerais ? Qu’il crève la bouche ouverte dans son maudit compost ! Malheureusement, je n’ai que vous et je devrai m’en contenter. Personne d’autre ne m’a proposé d’envoyer mon voisin, l’ami des plantes, bouffer les pissenlits par la racine.

Le jardin public qui les entoure est splendide. La sérénité se dégage de chaque feuille qui jonche le sol. Les allées sont tapissées de copeaux de bois atténuant les pas des promeneurs. Le papillon floral au centre de ce havre de paix a toujours captivé Renan. À cette saison, il est rouge et jaune. Il se demande souvent si un battement de ses ailes en pétales aurait la moindre conséquence sur le futur. C’est en tout cas face à lui que Renan échafaude des plans qui changeront la vie de nombreux inconnus dans des proportions définies par la richesse de la personne qui leur veut du mal. Comment un endroit aussi apaisant peut-il faire naître un tel chaos ? Comment peut-il abriter des discussions teintées d’autant de malveillance ?

– Son compost attire les rats, vous comprenez ? Mon Reblochon s’est fait mordre la semaine dernière. Vous croyez que c’est un hasard, vous ? Qui va payer pour ça ?

– Votre… Reblochon ?

– C’est mon bébé d’amour, un Yorkshire terrier… regardez cette photo. Vous voyez comme il est beau ? Comme il est gentil ? Il n’a pas été éduqué à survivre dans un combat de rue avec des saletés de rats ! De la sciure de bois pour atténuer l’odeur du compost, pouah ! C’est tout ce qu’il propose, ce vaurien. Cette puanteur fait même fuir les oiseaux qui nichaient au fond de mon jardin.

– Quelle est la pire odeur qui existe, selon vous ?

La dame interrompt son réquisitoire et dévisage Renan. Elle ajuste son sac à main sur ses genoux. La question l’intrigue et le silence reprend ses droits. La bouche en biais, elle fait défiler les odeurs dans un carrousel mental prenant de la vitesse. Alors qu’elle s’apprête à partager le fruit pourri de sa réflexion, Renan l’arrête d’un léger mouvement de tête. Un homme approche en profitant de la nature. Un pas de poète s’attardant sur chaque brin d’herbe. Renan l’observe discrètement avec cette incommensurable envie de lui botter le cul. Il faut attendre qu’il s’éloigne pour poursuivre la discussion. La frontière est ténue entre prudence et paranoïa, mais Renan joue la sécurité.

– Avez-vous pu lire le roman dont je vous ai parlé à notre dernière rencontre ? Vous savez, le premier tome de la trilogie consacrée au marquis de Sade ?

– Qu’est-ce que vous me chantez ? Vous perdez la tête ou quoi, mon vieux ?

Renan ne peut retenir un soupir qui semble dire à son interlocutrice de jouer le jeu pendant le passage du promeneur qui n’est plus qu’à deux mètres du banc.

Se rendant compte que l’homme d’une quarantaine d’années arrive à leur hauteur, elle fait un clin d’œil qui horripile Renan et répond qu’elle n’a pas eu le temps de découvrir ce livre, mais qu’elle se l’est effectivement procuré.

Le regard aux reflets d’acier de l’homme se pose sur Renan. La voix est enrouée, mais le bonjour se veut jovial. Sans demander son reste, le promeneur continue son chemin en longeant le parterre de fleurs.

Vue de l’extérieur, la future cliente de Renan ressemble à une personne charmante aimant préparer de bons gâteaux pour une ribambelle d’enfants. Coquette. Pimpante. Ce sont les qualificatifs qui viendraient spontanément. On l’imaginerait volontiers vêtue d’une robe à fleurs, accroupie dans son jardin pour chouchouter ses rosiers.

– Un fromage qui pue… l’Époisses, par exemple. Il porte bien son nom, celui-là.

Sa grimace de dégoût la transforme instantanément. Adieu, mamie Gâteau… Immobile et silencieux, Renan attend de voir si d’autres réponses fusent de sa bouche venimeuse. Le fromage. Pourquoi pas…

– Qu’envisagez-vous de faire, au juste ?

– Je dois encore y réfléchir. Vos habitations sont-elles mitoyennes ?

– Grand Dieu, non !

– Parfait. Une fois l’acompte payé, je vous expliquerai notre plan. Nous ne ferons rien sans votre accord.

– Vous avez peur que je vole votre idée ?

Impassible, Renan ne réagit pas. Elle perçoit le sérieux de la situation et opine du chef pour signifier qu’elle a compris.

– Je veux être clair avec chaque client. Nous sommes une organisation professionnelle et sérieuse. Si vous avez la mauvaise idée de parler de nous à qui que ce soit ou de ne pas payer le solde une fois le travail réalisé, ce sera à vos risques et périls. Comme garantie de votre silence, sachez que notre conversation est enregistrée, et je vous rappelle que vous venez de menacer votre voisin de mort. Nous savons qui vous êtes et où vous habitez. Nous n’utiliserons ces informations qu’en cas d’absolue nécessité. Il est préférable que nous n’en arrivions pas là car, croyez-moi, nous sommes très créatifs.

Ce moment est le préféré de Renan. Celui où tout peut basculer. Le visage fermé, la sexagénaire comprend qu’elle vient d’être menacée. Les émotions se mélangent. La peur devient de l’excitation, puis redevient de la peur au fil des secondes qui s’égrènent dans un silence pesant. Faire marche arrière ? Elle le pourrait. Il lui suffirait de se lever et de quitter le parc sans se retourner en niant avoir voulu commanditer un acte malveillant envers son voisin. Ou rester et laisser les manettes au démon en elle. C’est toujours la même rengaine. Toujours cette étincelle qui annonce une décision.

– Combien ça va me coûter, tout ça ?

– À vous de le décider. Quel prix êtes-vous disposée à payer pour vous venger ? Chez Schadenfreude, le malheur des autres est à la portée de toutes les bourses, mais il y a malheur et malheur, vous comprenez ? En fonction de votre budget, nous vous proposerons la meilleure vengeance possible. Souhaitez-vous un moment de réflexion ?

– 500 euros… Je ne peux pas mettre plus. Si j’avais une somme plus conséquente, c’est un tueur à gages que je solliciterais. Que pouvez-vous me proposer de satisfaisant pour cette somme ?

– Nous reprendrons contact avec vous par téléphone dans les 48 heures. Je vous souhaite une excellente fin de matinée, chère Madame.

Dubitative, elle regarde Renan ajuster sa veste et prendre la direction de la grille du parc. Il a en sa possession toutes les informations utiles à la réalisation du devis. Son cerveau tourne déjà à plein régime. Les mains ancrées au fond de ses poches, il liste les odeurs qui lui retournent l’estomac en triturant un tube de colle forte logé dans sa poche. Crevettes avariées à l’Époisses sur son lit de fumier et son vinaigre gasoil. Aucune pastille à la menthe ne pourrait y survivre.

Plongé dans ses pensées, Renan ne se préoccupe pas du promeneur croisé plus tôt, et dépasse le banc sur lequel il est en train de lire. La tête pensante de Schadenfreude a une dernière mission avant de retrouver Annabelle et Zia. Une promesse est une promesse, il doit être rentré pour manger les crollés en famille. La petite ne retient pas le nom fusilli et dire « crollés » permet d’éviter les postillons. Le monde semble plus simple à six ans. Il l’est aussi quand on ignore certaines vérités. Chaque fois qu’Annabelle raconte leur premier rendez-vous les yeux remplis d’étoiles, une boule de stress essore les intestins de Renan. Cette fête foraine. Ce nounours gagné de haute lutte pour établir le contact et l’approcher. Être un parfait inconnu alors qu’il l’observait depuis plusieurs jours et qu’il pouvait énumérer avec précision ses habitudes. La mission ne nécessitait aucun contact avec Annabelle ou Zia. La demande formulée par l’ex-mari de la jeune mère était d’une banalité affligeante et pouvait être exécutée sans délai par le premier venu. Subjugué par cette femme, Renan a restitué l’argent à son client en comprenant que son seul et unique échec au sein de Schadenfreude venait de devenir son plus beau contrat.

En remontant la rue, Renan aperçoit la cible. Une berline immatriculée 1-NAZ-985. Même place, même heure. Les gens ne se rendent pas compte que leur soif de routine les expose au pire. Il ralentit et vérifie les alentours. Pas une âme qui vive. Timing parfait. Renan fait sauter le bouchon du tube de colle. Arrivé à la hauteur de la voiture, il tend la main vers le caoutchouc de l’essuie-glace. Le geste est précis. Incisif. Rien d’étonnant pour une manipulation maintes fois répétée. Il n’y a aucune hésitation. Aucun regret. Il colle l’essuie-glace au pare-brise avec une précision chirurgicale. Il n’a pas besoin de ralentir. Pas besoin de vérifier. Arrivé à l’autre extrémité du véhicule, il traverse la chaussée et plonge dans la rue perpendiculaire sans se retourner.

Il est l’heure de manger les crollés.