C'était écrit - Wilkie Collins - E-Book

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Wilkie Collins

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Beschreibung

Iris Henley est brouillée avec son père: Celui-ci souhaite la voir épouser Hugues Montjoie, profondément épris d'Iris. Mais Iris aime un autre homme, Lord Harry. Malheureusement, la vie dissolue de celui-ci rend le mariage impossible, et elle a renoncé à le voir. Mais les circonstances de la vie vont faire que les chemins d'Iris et de Lord Harry vont à nouveau se croiser, alors que celui-ci est pourchassé par une association d'Irlandais qui rejettent l'occupation anglaise. Lord Harry, marginalisé, à court d'argent, va entraîner Iris dans ses turpitudes...

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C'était écrit

C'était écritL'ŒuvrePage de copyright

C'était écrit

 Wilkie Collins

I

En 1881, par une matinée brumeuse et peu après le lever du soleil, Denis Howmore fut réveillé en sursaut par ces mots prononcés à voix haute à travers la porte :

« Le patron veut vous parler sur-le-champ. »

L’individu chargé de ce message connaissait à coup sûr les lieux, car, arrivé en haut de l’escalier, il s’était arrêté droit devant la chambre à coucher de Denis Howmore, premier clerc de sir Giles Montjoie, banquier à Ardoon, jolie petite ville d’Irlande.

Il se lève aussitôt, s’habille en deux temps, prend ses jambes à son cou et se dirige vers le faubourg où demeure son patron.

La physionomie de sir Giles trahissait les soucis et même l’anxiété. Sur son lit, l’on voyait une lettre ouverte ; son casque à mèche, posé de travers sur sa tête, témoignait d’une grande agitation ; oubliant, dans sa précipitation, jusqu’aux règles ordinaires de la politesse, sir Giles se borna à répondre au « Bonjour, monsieur », du maître clerc :

« Denis, je vais vous charger d’une chose qui exige autant de promptitude que de discrétion.

– S’agit-il d’une affaire à traiter, monsieur ?

– Sotte question ! interrompit sir Giles en faisant un haussement d’épaules. Il faut que vous ayez perdu la tête, ma parole d’honneur, pour supposer qu’on puisse s’occuper d’affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : la première borne milliaire, sur la route de Garvan, vous est-elle connue ?

– Oui, monsieur.

– Parfait. Eh bien ! fit-il d’une voix brève, transportez-vous là, et après vous être assuré que personne ne surveille vos faits et gestes, regardez derrière cette borne et, si vous y découvrez un objet qui paraisse avoir été laissé là intentionnellement, apportez-le-moi au plus vite ; rappelez-vous que j’attends votre retour avec une impatience sans égale. »

Pas un mot ne fut ajouté à ces étranges recommandations.

Aussitôt dit, le maître clerc détale rapidement. Les tendances nationales de l’Irlande aux conspirations et même aux assassinats, servaient de thème à ses réflexions. Sir Giles, pensait-il, ne jouit pas d’une grande popularité ; l’on sait qu’il paie ses impôts sans récriminer et, autre circonstance aggravante, qu’il cite même avec complaisance, ce que l’Angleterre a fait en faveur de l’Irlande depuis cinquante ans. Il se disait encore, chemin faisant, que, si l’objet en question semblait suspect, il aurait soin de se garer sur la route, des coups de fusil dont on pourrait le saluer au passage.

Arrivé à la borne milliaire, il aperçoit par terre, un tesson. Un instant, Denis hésite. Il se livre à des calculs et tire des conclusions. Une babiole d’aussi mince importance pouvait-elle avoir le moindre rapport avec les instructions de son patron ? D’autre part, l’ordre qu’il avait reçu, était aussi péremptoire dans le fond que dans la forme. Bref, tout pesé, il ne vit qu’une seule chose à faire : se résigner à l’obéissance passive, au risque d’être reçu par sir Giles comme un chien dans un jeu de quilles, lorsqu’il le verrait arriver ce tesson à la main.

Or, cette crainte ne se réalisa point et après l’avoir tourné et retourné, sir Giles avertit Denis qu’il allait le charger d’une autre mission, sans condescendre sur cette énigme.

« Si je ne me trompe, ajouta-t-il, les portes de la bibliothèque publique ouvrent à neuf heures. Soyez-y à l’heure tapante. » Puis, il fit une pause, considéra la lettre ouverte sur son lit et dit : « Vous demanderez le troisième volume de Gibbon sur la chute de l’empire romain, vous l’ouvrirez à la page 78 et, au moment où le gardien aura le dos tourné, si vous avisez un morceau de papier entre cette feuille et la suivante, vous me l’apporterez. Rappelez-vous que je me meurs d’impatience jusqu’à votre retour. »

D’ordinaire, le maître clerc n’avait garde d’insister sur les égards dus à sa personne, mais comme ce maître clerc était doublé d’un galant homme, ayant conscience de la considération à laquelle sa situation lui donnait droit, il perdit patience. Le mutisme blessant de son patron, qu’aucun mot d’excuse ne vint compenser, lui arracha la protestation suivante :

« Il m’est très pénible, sir Giles, je ne vous le cache pas, de voir que vous ne me tenez plus dans la même estime ; après avoir été chargé par vous de la surveillance de vos clercs et de la direction de vos affaires, je me croyais en droit de mériter votre confiance pleine et entière ! »

Le banquier à son tour, piqué au jeu, riposta :

« D’accord ! je suis le premier à respecter vos droits, lorsqu’il s’agit de votre autorité dans mon étude, mais, à l’époque où nous vivons, époque de lutte ouverte entre le patron et l’employé, il est une chose, cependant, que celui-là n’entend pas abandonner à celui-ci : c’est le privilège de garder pour lui-même ses propres secrets. Je ne sache pas que ma conduite envers vous justifie en rien vos plaintes ! »

Sur ce, Denis, remis à sa place, salue et s’esquive.

Cette humilité apparente impliquait-elle que Denis se soumettait ? Non, puisqu’il en était arrivé, au contraire, à cette conclusion, qu’un jour ou l’autre, le secret de sir Giles Montjoie cesserait d’être un mystère pour lui.

II

Se conformant ponctuellement aux instructions de son patron, Denis consulte le troisième volume de l’importante histoire de Gibbon et trouve effectivement entre les pages 78 et 79, une feuille de papier de fabrication raffinée, perforée d’une quantité de petits trous de différentes dimensions. S’étant emparé subrepticement de ce curieux document, Denis se mit à réfléchir. Un morceau de papier percé d’une façon inintelligible, était en lui-même chose suspecte. Or, en Irlande, avant la suppression de la ligue agraire, qu’est-ce que ce fait devait suggérer à un esprit investigateur, sinon l’idée de la police ?

Avant de rentrer chez son patron, Denis alla voir l’un de ses vieux amis, journaliste de profession, homme d’expérience et de grande érudition. Il le pria d’examiner le singulier morceau de papier et de découvrir avec quel instrument on l’avait pu perforer de la sorte. Ce lettré se montra digne, en tout point, de la confiance qu’on lui témoignait, si bien qu’en quittant les bureaux du journal, Denis, bien et dûment éclairé, était prêt à fournir des informations à sir Giles. Poussant un soupir de soulagement, il s’écria d’une façon irrévérencieuse : maintenant, je le tiens !

Le banquier, ébaubi, tournait la tête de droite à gauche, les yeux fixés tantôt sur le maître clerc, tantôt sur le morceau de papier. Soudain, il dit :

« Ma foi, je n’y comprends rien, et vous ? »

Denis, tout en conservant un air humble, demanda la permission de considérer un instant le document. Peu après, il prononça ces mots :

« Attendez encore un ou deux jours et le mystère sera probablement éclairci. »

Le lendemain, aucun fait ne se produisit, mais le surlendemain, une seconde lettre vint mettre la patience, déjà très ébranlée de sir Giles Montjoie, à une épreuve nouvelle.

L’enveloppe même présentait une énigme. Le timbre portait : Ardoon. Autrement dit, le correspondant, ou son complice, s’était servi du facteur comme d’un commissionnaire, attendu que le bureau de poste n’était distant que d’une minute de marche de la maison de banque.

Cette fois, les caractères illisibles semblaient tracés par la main d’un fou. Les mots mutilés d’une façon barbare et les phrases incohérentes n’avaient ni queue ni tête. Vaincu par la force des circonstances, sir Giles fit enfin à son clerc l’honneur de ses confidences.

« Commençons par le commencement, dit-il. Voilà la lettre que vous avez vue sur mon lit, quand je vous ai mandé pour la première fois. Je l’ai trouvée sur ma table à mon réveil, et j’ignore qui l’y a mise. Veuillez en prendre connaissance. »

Denis lut ce qui suit :

« Sir Giles Montjoie, j’ai à vous faire une communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membres de votre famille ; mais avant de rien révéler, il me faut une garantie de votre bonne foi. En conséquence, je vous prie de remplir les conditions suivantes et cela au plus vite. Je n’ose vous donner ni mon adresse, ni signer mon nom, car la moindre imprudence de ma part pourrait avoir des conséquences fatales pour l’ami dévoué qui écrit ces lignes. Si vous dédaignez de prendre cet avis en considération, vous le regretterez toute votre vie. »

Inutile de rappeler les conditions auxquelles la lettre faisait allusion ; elles avaient été remplies le jour de la découverte de l’objet cité plus haut. Primo : le tesson derrière la borne milliaire ; secondo : la feuille perforée entre les pages de l’histoire de Gibbon !

Sir Giles, un nuage au front, avait déjà conclu qu’il s’agissait d’un complot contre sa vie et peut-être aussi contre sa caisse. Le maître clerc en homme avisé, désignant du doigt le papier perforé et le grimoire illisible reçu le matin, s’écria :

« Ah ! si nous pouvions réussir à déchiffrer le tout, vous seriez mieux fondé à débrouiller les choses et à les tirer au clair.

– C’est juste ; mais qui peut être assez habile pour cela ? dit le banquier.

– En tout cas, j’essaierai, monsieur, si vous m’autorisez à tenter la chose. »

Sans sonner mot, sir Giles fit un signe de tête affirmatif. Trop prudent pour dévoiler d’emblée l’information qu’il avait préalablement obtenue, Denis ne se décida qu’après plusieurs tentatives à faire sa communication à qui de droit.

Prenant la feuille perforée, il la plaça délicatement sur la page couverte de caractères illisibles : mots et phrases parurent alors au travers des trous, très correctement écrits et orthographiés. Voici en quels termes l’expéditeur s’adressait à sir Giles : « Je tiens à vous remercier, monsieur, de vous être conformé aux conditions que je vous ai dictées. Désormais, je ne saurais suspecter votre bonne foi. Toutefois, il est possible que vous hésitiez à accorder votre confiance à quelqu’un qui ne peut vous mettre dans le secret de ses confidences. La position périlleuse où je suis placé m’oblige à attendre encore deux ou trois jours avant de vous fixer un rendez-vous. Surtout, prenez patience et, sous aucun prétexte, ne demandez aide et protection à la police. »

« Ces derniers mots, déclara sir Giles, sont concluants. En réalité, plus tôt je serai sous la protection de la loi, mieux cela vaudra. Portez ma carte aux bureaux de la police.

– Puis-je auparavant vous dire un mot, monsieur ?

– Quoi ? cela signifie que vous ne partagez pas mon opinion ?

– Parfaitement.

– En conscience, Denis, vous êtes entêté comme un casque et votre obstination augmente tous les jours. Voyons, tâchons d’éclaircir l’affaire. Quelle est, d’après vous, la personne que désignent ces diablesses de lettres ? »

Le maître clerc lut la phrase du commencement : « sir Giles Montjoie, j’ai à vous faire une communication qui intéresse au plus haut degré l’un des membres de votre famille ». Denis répéta ces mots d’un ton emphatique et en articulant bien chaque syllabe : l’un des membres de votre famille ? Son patron, l’air ébahi, fixait sur lui des yeux hagards.

« L’un des membres de ma famille ? répétait-il de son côté. Que diable ! je suis un vieux célibataire endurci et je ne me connais pas de famille.

– Mais vous avez un frère, monsieur ?

– Il est en France, loin, bien loin des misérables qui me poursuivent de leurs menaces. Ah ! que ne suis-je avec lui plutôt qu’ici !

– Il ne faut pourtant pas, non plus, sir Giles, oublier les deux fils de votre frère, dit le clerc d’un ton calme.

– Même de ce côté, rien ne peut, je le sais, me donner la moindre inquiétude. Mon neveu Hugues est à Londres et n’a reçu, que je sache, aucune mission politique. J’espère apprendre prochainement son mariage, si la plus jolie et la plus excentrique des misses anglaises consent à agréer ses vœux ; en somme, tout cela ne me semble pas effrayant ?

– J’entends seulement parler, monsieur, de votre autre neveu. »

Sir Giles fit un mouvement de corps en arrière, s’esclaffa de rire, puis s’écria :

« Allons donc ! Arthur en danger ! lui, le garçon le plus inoffensif du monde. Le seul reproche qu’on lui puisse adresser, c’est de perdre son argent à faire de l’agriculture à Kerney.

– Mais, je vous ferai remarquer, se hâta de dire Denis, qu’à l’heure qu’il est, personne ne voudrait recevoir de l’argent de sa main. J’ai rencontré hier au marché des amis de M. Arthur. Votre neveu est boycotted !

– Ma foi, tant mieux ! s’écria l’obstiné banquier ; cela le guérira de faire de l’agriculture envers et contre tous. C’est par trop bête ! De guerre lasse, vous verrez qu’il finira par venir occuper la place que je lui destine dans mon bureau.

– Que le ciel vous entende ! » s’écria Denis avec chaleur.

Cette exclamation produisit sur sir Giles un grand effet. Regardant son interlocuteur avec étonnement, il reprit d’un ton interrogateur :

« Pour l’amour de Dieu, avez-vous appris quelque chose que vous m’ayez caché ?

– Non pas, mais je me rappelle simplement un fait que vous avez, je crois – pardonnez la liberté grande, – totalement oublié.

« Le dernier fermier à Kerney est parti en mettant la clef sous la porte. En conséquence, M. Arthur a dû prendre une ferme evicted. J’ai donc la conviction bien arrêtée, poursuivit le maître clerc en s’échauffant, que la personne qui vous a écrit ces lettres, connaît M. Arthur, sait pertinemment que votre neveu court des dangers, et essaie de lui sauver la vie – en faisant appel à votre influence, – au risque de compromettre sa propre sécurité. »

Secouant la tête, sir Giles reprit :

« Voilà ce que j’appelle chercher midi à quatorze heures ! Si ce que vous dites est vrai, pourquoi l’auteur de ces lettres anonymes ne s’est-il pas adressé à Arthur plutôt qu’à moi ? Cet individu apparemment le connaît.

– C’est juste. Eh bien alors ? »

Sans se rebuter, Denis reprit :

« Quand on connaît le pèlerin, l’on sait que, bien que doué de toutes sortes de bonnes qualités, le jeune homme est un braque ; de plus, il est têtu et téméraire comme pas un et si quelqu’un prétend qu’il est en péril dans sa ferme, c’est une raison pour qu’il s’y incruste ! Vous, monsieur, vous avez au contraire la réputation bien établie d’être prudent, clairvoyant et discret. » À cette énumération flatteuse, il aurait encore pu ajouter : poltron, entêté, obtus et outrecuidant. Or, l’espèce de culte qu’il rendait depuis des années à son supérieur, avait fini par envelopper son jugement d’un voile épais. Si un homme naît avec le cœur d’un lion, un autre peut naître avec l’esprit d’une mule ; or, le patron de Denis appartenait à l’une de ces deux catégories…

« Très bien parlé ! répondit sir Giles en se rengorgeant. Le temps nous apprendra si un individu d’aussi peu d’importance que mon neveu court ou non le risque d’être assassiné ! Tout beau, Denis ! Cette allusion à l’un des membres de ma famille, n’est qu’un biais destiné à me jeter sur une fausse piste. Le rang, l’influence sociale, et mes principes inébranlables, ont fait de moi un homme de notoriété publique. Allez, je vous prie, de ce pas, demander au chef de la police qu’il m’envoie tout de suite un policeman ayant déjà fait ses preuves. »

Le bon Denis Howmore se dirigea alors du côté de la porte. Avant qu’il eût atteint l’autre extrémité de la pièce, l’un des employés de la banque vint prévenir sir Giles que miss Henley désirait le voir.

Agréablement surpris, le banquier se lève allègrement, les deux mains tendues vers la jeune fille.

III

Quand Iris Henley viendra à mourir, elle laissera, selon toute probabilité, des amis qui se la rappelleront et aimeront à en parler.

Les femmes, en particulier, seront prises de curiosité en entendant discourir sur cette étrange créature, mais personne ne pourra leur en donner une idée nette et précise. Son charme principal consiste en une mobilité d’impression qui reflète toutes les sensations d’une nature féminine, délicate, douce, sensible, vague, flottante, ondoyante et diverse !

Par cela seul, il ne saurait exister la moindre ressemblance entre les différents portraits d’Iris Henley. Seuls, les amis intimes du peintre consentent, par condescendance pour son talent, à convenir de la ressemblance. À Londres et en province, on l’a photographiée en maintes occasions. Or, ces images, toutes dissemblables, ont l’insigne honneur de rappeler sous ce rapport, les portraits de Shakespeare, lesquels offrent cette particularité singulière, d’être tous absolument différents. Le souvenir qu’Iris laissera à ceux qui l’ont connue, sera de même rempli de contradictions. Quel charmant visage ! Somme toute, un peu banal. – Ah ! le joli ovale ! – Mais avec un teint médiocre, blafard et pourtant transparent, son regard trahissait une nature emportée, un cœur tendre, une volonté ferme, une sensibilité maladive, une bonne foi inébranlable, et hélas ! aussi, un entêtement phénoménal !

Elle était peut-être un peu brève de taille ? Non pas ; ni trop grande ni trop petite ; élégante, quoique habillée pauvrement. Dites plutôt, d’une simplicité voulue, recherchée, théâtrale parfois, avec l’intention visible de se distinguer toujours du commun des martyrs.

Au demeurant, ce frêle spécimen des contradictions humaines excitait-il, oui ou non, la sympathie ? l’on pouvait répondre affirmativement au nom du sexe masculin, mais, toutefois, en faisant des réserves : lui témoigner plus d’affection eut été une conduite cruelle. Quand la pauvre enfant s’est mariée (s’est-elle réellement mariée ?) en est-il parmi nous à avoir assisté à la cérémonie ? non, pas un seul. Quand elle est morte, combien l’ont regrettée ? tous, sans exception. Quoi ! toutes les divergences d’opinion se sont-elles donc écroulées devant sa tombe ? Oui, et que Dieu en soit béni !

Retournons en arrière et laissons la parole à Iris, alors que, encore dans la fleur de l’âge, elle avait devant elle une carrière orageuse à fournir.

IV

Sir Giles, parrain de miss Henley, pouvait passer pour un être privilégié. Posant ses mains velues sur les épaules de sa filleule, il l’embrassa sur les deux joues. Après ces démonstrations de tendresse, il demanda par suite de quelles combinaisons extraordinaires elle s’était décidée à quitter Londres, pour venir lui rendre visite à sa maison de banque d’Ardoon ?

« J’avais la volonté bien arrêtée de m’éloigner de la maison paternelle, répondit Iris Henley ; n’ayant personne à aller voir, j’ai pensé à mon parrain, et me voilà.

– Toute seule ? s’écria sir Giles.

– Non pas, avec ma femme de chambre.

– Rien qu’elle, hein ? Vous avez sûrement des camarades parmi les jeunes filles de votre rang ?

– Des connaissances, oui, des amies, non.

– Votre père a-t-il approuvé votre plan ? demanda le banquier en regardant attentivement son interlocutrice.

– Voulez-vous m’accorder une faveur, parrain ?

– Oui, si c’est chose possible.

– Eh bien ! n’insistez pas sur ce point délicat », répondit-elle.

La légère coloration, qui s’était répandue sur le visage de la jeune fille au moment de son entrée dans la pièce, s’était dissipée tout à coup. Ses lèvres serrées révélaient cette volonté inébranlable qui provient, le plus souvent, du sentiment de ses torts. En somme, elle paraissait avoir dix ans de plus que son âge.

Sir Giles la comprit, il se lève, arpente la chambre de long en large, puis soudain, il s’arrête. Enfonçant ses mains dans ses poches, il dit d’un ton interrogateur, en dévisageant sa filleule.

« Je gage que vous aurez eu une nouvelle querelle avec votre père ?

– Je n’en disconviens pas, répondit la jeune Iris.

– Qui a tort de vous deux ?

– La femme a toujours tort, répondit-elle, un sourire triste effleurant ses lèvres.

– Est-ce votre père qui vous a dit cela ?

– Mon père s’est borné à me rappeler que j’ai atteint ma majorité depuis quelques mois et que je suis libre d’agir à ma guise, je l’ai pris au mot, et me voilà.

– Vous comptez retourner sous le toit paternel, hein ?

– Ah ! quant à cela, je n’en sais rien », dit miss Henley d’un ton sérieux.

Sir Giles recommença alors à marcher de long en large. Sa physionomie atrabilaire révélait les luttes et les épreuves de son existence.

« Hugues, dit-il, m’avait promis de m’écrire, mais il n’a pas tenu sa promesse. Je sais ce qu’il faut inférer de son silence, et pourquoi et comment, vous avez fait sortir votre père des gonds, mon neveu a demandé votre main pour la seconde fois et pour la seconde fois vous l’avez éconduit ! »

Le visage d’Iris se détendit, un air de jeunesse et de grâce l’embellit de nouveau.

« Vous l’avez dit », fit-elle d’un ton triste et soumis.

Sir Giles, perdant patience, s’écria :

« Que diable avez-vous donc à reprocher à Hugues ?

– C’est bien là ce que mon père m’a demandé et presque en termes identiques. Quand j’ai essayé de lui donner les raisons qui m’ont décidée à l’éconduire, il s’est emporté, or, je ne veux pas risquer de vous mettre en colère à votre tour. »

Sans paraître écouter la jeune fille, son parrain poursuivit :

« Voyons, Hugues n’est-il pas un excellent garçon, au cœur affectueux et aux nobles sentiments ? Et un bel homme par-dessus le marché !

– Tout cela est l’exacte vérité ; j’avoue qu’il m’inspire de la sympathie, voire de l’admiration ; je dois à sa bonté pour moi, je le reconnais, quelques-uns des meilleurs jours de ma triste existence et je lui en ai une profonde reconnaissance.

– Parlez-vous sérieusement ? demanda sir Giles.

– Très sérieusement.

– Alors votre décision est inexcusable. Je déteste qu’une jeune femme fasse le mal pour le mal. Pourquoi, diable, n’épousez-vous pas Hugues ?

– Ah ! que ne pouvez-vous, en regardant dans votre âme, lire dans la mienne. Hélas ! Hugues ne peut m’inspirer d’amour ! »

Le timbre de la voix d’Iris était plus expressif que ses paroles mêmes.

Le mystère douloureux de sa vie était connu également de son père et de son parrain.

« Enfin, nous y voilà ! fit le banquier d’un ton rébarbatif ; vous convenez que vous ne pouvez aimer mon neveu, mais sans dire le motif de votre détermination ; la douceur de votre nature répugne à l’idée d’exciter ma colère. Tenez, Iris, sans y aller par quatre chemins, je vais vous dire le nom de son heureux rival : c’est lord Harry ! »

La jeune personne s’observa si bien, que rien en elle ne vint confirmer les paroles de son parrain ; elle se borna à incliner la tête et à croiser les mains. Une résignation inébranlable à tout supporter, semblait lui raidir le corps, mais c’était tout.

Sir Giles, résolu à ne pas épargner sa pupille, poursuivit :

« Que diantre ! il est avéré que vous n’avez pas encore triomphé de votre folie pour ce vagabond qui vous a ensorcelée. Où qu’il aille, soit dans les lieux mal famés, soit avec des gens de sac et de corde, votre cœur le suit partout. Malheureuse enfant ! n’êtes-vous pas honteuse d’un attachement pareil ?

– Que Harry soit un pilier de tripot, un panier percé, que sa conduite à l’avenir soit pire que dans le passé, c’est très possible. Je me décharge sur ses ennemis du soin de mesurer la profondeur de l’abîme où l’ont précipité sa mauvaise éducation et la mauvaise société qu’il a fréquentée ; mais je certifie qu’il a des qualités qui rachètent ses défauts. Malheureusement, les gens de votre acabit, fit Iris d’un ton dédaigneux, ne sont pas assez bons chrétiens pour être bons juges. Grâce à Dieu ! il lui reste des amis qui sont moins sévères que vous. Votre neveu est de ce nombre ; les lettres que Arthur m’écrit en font foi. Accablez lord Harry de reproches, si bon vous semble : dites qu’il est un gaspilleur de temps et d’argent, moi, je répéterai, de mon côté, qu’il est capable de repentir et un jour – trop tard malheureusement – il justifiera mes pronostics. Nous sommes séparés pour toujours probablement. Je ne saurais songer à devenir sa femme. Eh bien ! c’est le seul homme que j’aie jamais aimé et que j’aimerai jamais ! Si cet état d’esprit vous semble impliquer que je suis aussi perverse que lui, ce n’est pas moi qui vous contredirai. Existe-t-il une créature humaine qui ait conscience de ses défauts ?

« Avez-vous eu des nouvelles de Harry depuis peu, mon parrain ? »

Cette transition soudaine d’un chaleureux plaidoyer en faveur d’un jeune homme, à une question banale sur son compte, causa une singulière impression à sir Giles. Pour le moment, il ne trouvait rien à dire, Iris lui avait donné ample matière à réflexion. Qu’une jeune femme ait assez d’empire sur elle-même, pour arriver à dominer ses sentiments les plus violents, juste au moment où ils menacent de l’emporter, c’est une chose peu commune. Comment parvenir à avoir de l’influence sur elle ? C’était là un problème compliqué, qu’une volonté patiente et attentive pouvait seule résoudre. Par obstination plutôt que par conviction, le banquier se flattait, qu’après avoir été déjà éconduit deux fois par Iris, son neveu finirait par avoir ville gagnée.

Venue le trouver à son bureau et cela de son propre mouvement, elle n’avait point oublié les jours de son enfance, alors qu’elle trouvait chez son parrain plus de sympathie que chez son père. Sir Giles sentit qu’il avait fait fausse route. Par intérêt pour Hugues, il résolut d’essayer, dorénavant, de la douceur, des égards et de l’affection. Dès qu’il s’aperçut qu’elle avait laissé sa femme de chambre et ses bagages à l’hôtel, il offrit gracieusement de les faire prendre, disant : « Tant que vous serez à Ardoon, Iris, j’entends que vous vous considériez chez moi comme chez vous ».

D’une part, l’empressement avec lequel elle accepta l’invitation plut à sir Giles, mais, d’autre part, la question relative à Harry ne laissa pas de l’ennuyer ; il se borna à répondre sèchement :

« Je suis absolument sans nouvelles de lui, et vous ?

– Pour moi, j’espère de toute mon âme que mes informations sont fausses ; je les tiens d’un journal irlandais ; à en croire cette feuille, lord Harry fait partie d’une société secrète, ou plutôt d’une bande d’assassins connue sous ce nom : Les Invincibles. »

Au moment où Iris prononce le nom de cette association formidable la porte s’ouvre, Denis paraît, il vient prévenir sir Giles qu’un sergent attend ses instructions.

V

Iris voulut se retirer, mais son parrain la retint avec courtoisie.

« Attendez ici que j’aie expédié le sergent que l’on vient de m’annoncer. Pour tout ce qui est dépense à l’hôtel, mon clerc se chargera de régler le compte. Il me semble, ma chère enfant, que vous n’avez pas l’air satisfait. Ma proposition vous aurait-elle déplu ?

– Comment ça,… je vous en ai, au contraire, une grande reconnaissance, mais vos rapports avec la police me font craindre que quelque danger ne vous menace. Après tout, il ne s’agit peut-être que d’une bagatelle ? »

Une bagatelle ! se dit à part lui sir Giles. Il était doué de trop de pénétration, pour ne s’être pas aperçu que l’une des lacunes de l’étrange nature de sa filleule, consistait à ne pas tenir en assez haute estime la situation sociale de son parrain. À preuve, la désinvolture avec laquelle elle venait de parler du complot en question. Or, exciter chez son insensible filleule des sentiments d’inquiétude, voire d’admiration, en jouant le rôle d’un homme de grande importance était une tentation à laquelle la vanité du banquier ne pouvait résister.

Il s’avisa donc, avant de s’éloigner, d’enjoindre à son maître clerc de mettre Iris au fait de la situation, afin qu’elle pût juger par elle-même s’il avait tort ou non d’être en éveil au sujet d’un péril qu’elle traitait si cavalièrement de bagatelle.

Denis Howmore entama son récit ; il aurait fallu être dépouillé de toute faiblesse humaine, pour livrer les faits dont il avait eu connaissance, sans leur imprimer le reflet de ses propres impressions. Il constata, non sans surprise, que le visage de son interlocutrice changeait d’expression lorsqu’elle lui entendait prononcer le nom de Arthur Montjoie.

« Vous connaissez donc M. Arthur ? interrogea-t-il.

– Ah ! si je le connais ! nous étions camarades de jeux aux jours de notre enfance et je lui ai conservé une affection fraternelle ; dites-moi sans circonlocutions si sa vie court réellement des dangers ? » Sur ce, Denis répéta textuellement à la jeune fille ce qu’il avait dit à sir Giles.

Miss Iris, qui partageait les alarmes du maître clerc, se promit d’avertir Arthur du complot ourdi contre lui. Or, le village voisin de sa ferme était dénué de tout réseau télégraphique. Il ne restait donc à la jeune fille d’autre parti à prendre que d’écrire, c’est ce qu’elle fit immédiatement ; ajoutons que ses craintes provenaient de certains sentiments qui l’empêchaient de communiquer sa lettre à Denis. Connaissant de longue date l’étroite amitié qui unissait lord Harry et Arthur Montjoie, et aussi la nouvelle donnée par la feuille irlandaise relativement à l’affiliation de lord Harry à la société des Invincibles, elle en inféra que le noble vagabond devait être l’auteur de la lettre anonyme qui avait si sérieusement éveillé les inquiétudes de son parrain.

Lorsque sir Giles revint chercher sa filleule, ce qu’il lui raconta de sa conversation avec le sergent, ne fit que raviver les appréhensions de son interlocutrice. Le lendemain pas de lettre ! À quatre jours de là, il arriva à sir Giles de faire grasse matinée. Son courrier lui fut donc apporté de la banque chez lui, à l’heure du déjeuner. Après avoir pris connaissance de l’une des lettres, il envoya en toute hâte requérir la police.

« Tenez, Iris, lisez ces lignes », dit-il à sa filleule, en lui passant la lettre dont voici la teneur :

« Des événements imprévus me décident, au risque même de courir un véritable péril, à vous demander un rendez-vous nocturne à la première borne milliaire sur la route de Garvan. Veuillez vous y trouver au lever de la lune, sur le coup de dix heures du soir. L’obscurité est mon seul espoir de salut en cette dangereuse occurrence. Inutile de prononcer votre nom. Le mot de passe est Fidélité. »

– Comptez-vous y aller, mon parrain ?

– Autant me demander si je veux offrir ma gorge au couteau des assassins ? s’écria sir Giles sur le ton d’un homme dont la bile commence à s’échauffer ; ma chère enfant, il faudrait parler avec plus de circonspection. Pardieu ! le sergent ira à ma place !

– Et fera arrêter l’individu qui vous a écrit ? demanda Iris d’une voix perplexe.

– Certainement. »

Cette réponse stupéfiante une fois lancée, le banquier s’esquiva rapidement, afin d’aller conférer avec l’agent de police dans la pièce voisine. Iris se laissa tomber sur le siège le plus proche. Le tour que cette affaire venait de prendre la révoltait au plus haut degré.

Peu après, sir Giles reparaissait calme et souriant. On était convenu qu’aux lieu et place du banquier, le sergent, revêtu d’un costume civil, se rendrait à la borne milliaire à l’heure indiquée et donnerait le mot de passe. Deux agents de police, prêts à lui prêter main-forte, auraient l’oreille aux écoutes, l’œil au guet.

« Je tiens à considérer le misérable lorsqu’il aura les menottes, fit le banquier en se frottant les mains ; il est entendu que le policeman passera à ma banque avec son gibier de potence. »

Iris ne voyait qu’un moyen de sauver le malheureux qui, après avoir évoqué les sentiments d’honneur du banquier, était déjà bel et bien trahi par lui ! Jamais encore elle n’avait aimé lord Harry – le transfuge qu’on lui avait justement interdit d’épouser – comme elle l’aimait en ce moment ! Au risque d’encourir un châtiment exemplaire, cette femme d’énergie décida que le sergent ne serait pas seul à se rendre au rendez-vous et à donner le mot de passe. Lord Harry avait un ami dévoué en qui il pouvait avoir pleine et entière confiance, et cet ami, c’était Iris !

Dès que sir Giles eût installé sa filleule chez lui, il retourna à sa maison de banque. De son côté, Iris attendait patiemment que la cloche ait sonné le souper des domestiques, pour se diriger vers le cabinet de toilette de son parrain. Elle ouvrit la garde-robe, y trouva un vieux manteau espagnol aux amples plis et un chapeau de feutre aux larges bords qu’il portait à la campagne. L’obscurité aidant, ces deux objets suffiraient à la rendre méconnaissable. Toutefois, avant de s’esquiver, elle s’avisa d’une mesure de prudence que lui dicta son esprit fécond en ressources. Sans perdre un instant, elle avertit sa femme de chambre qu’elle avait des emplettes à faire et sortit. Dès qu’elle fut dans la rue, elle demanda la route de Garvan à la première personne respectable qu’elle rencontra. Son but était de pousser une reconnaissance jusqu’à la première borne milliaire ; il lui suffisait d’y aller une fois, pour être en état de la retrouver facilement. En effet, en reprenant la direction de la maison de son parrain, elle observa différents points de repère qu’elle eut soin de garder présents à sa mémoire. À mesure que le moment de l’arrestation approchait, sir Giles en proie à une agitation trop grande pour rester patiemment chez lui, se rendit au bureau de police, se demandant si les autorités n’auraient point déjà eu vent de quelque nouveau complot.

À cette époque de l’année, le jour tombait dès huit heures du soir. Les gens de service se rendaient à l’office, à neuf heures, en attendant le moment du souper.

Une chose s’imposait à Iris : précéder l’agent de police au lieu du rendez-vous. En conséquence, elle s’équipa de son accoutrement de fantaisie et, à neuf heures précises, elle réussit à sortir de chez son parrain sans éveiller l’attention de personne. La lune, à son déclin, ne faisait que de rares trouées au milieu des nuages, lorsque la jeune Iris gagna le chemin de Garvan. Bientôt la brise s’élève et les échancrures des nuages s’élargissent très grandes !

Pendant un moment, les lueurs de la lune mourante blanchissent la terre du chemin. Iris estime qu’elle a franchi plus de la moitié de la distance qui sépare la petite ville de la borne milliaire. Peu après, les arbres, les bâtisses, prennent des teintes confuses et quelques gouttes d’eau rafraîchissent la température. À la faveur des observations faites par Iris pendant la journée, elle sait que la borne milliaire se trouve à droite de la route, mais la couleur grise de la pierre fait qu’il est difficile de rien distinguer. Elle craint un instant d’avoir dépassé le but ; elle constate en regardant le ciel que toute menace de pluie a disparu ; pour l’instant, la lune blême jette ses dernières clartés sur la terre engourdie. Devant Iris, la route se déroule à perte de vue et c’est tout ; enfin, la jeune fille n’est plus qu’à quelques pas de la borne milliaire. Un mur de pierres brutes borde les deux côtés du chemin. Une brèche, fermée partiellement par une claie, est visible précisément derrière la fameuse borne. Un petit aqueduc à moitié en ruine, jeté sur le fossé, à sec pour l’instant, conduit à un champ. Les agents de police n’avaient-ils pas déjà choisi cet endroit comme refuge ? Un sentier et au delà la masse sombre d’un bouquet de bois, étaient tout ce que l’œil pouvait percevoir.

Au moment que Iris faisait ces découvertes, la pluie recommença à tomber ; les nuages se rapprochèrent en bloc et la lune se cacha ; c’est alors qu’une difficulté, que la jeune imprévoyante n’avait pas prévue, se présenta à son esprit.

Lord Harry pouvait arriver à la borne milliaire par trois voies différentes, l’une venant de la ville, l’autre de la campagne et enfin la troisième aboutissait au petit aqueduc et au champ dont nous avons parlé ; surveiller à la fois ces trois débouchés par une nuit noire était chose impossible. En pareil cas, un homme guidé simplement par la raison, avant d’arriver à une décision satisfaisante, eût pu perdre un temps précieux en tergiversations ; au contraire, une femme, obéissant au sentiment de l’amour, résolut en un instant le problème. Elle prit le parti de se poster bravement près de la borne milliaire et d’attendre là, de pied ferme, que les agents la vissent et l’arrêtassent. Eh bien ! en supposant que lord Harry fût exact au rendez-vous, il se ferait alors un tel tumulte, qu’il en profiterait pour s’éloigner. Iris allait prendre position, quand elle avisa sur le champ voisin une tache noire ; puis elle observa que cette ombre marchait. Elle courut dans cette direction et put se convaincre que c’était un homme. En effet, une voix masculine lui demanda d’un ton mystérieux le mot de passe. « Fidélité », répondit-elle.

L’obscurité ne permettait pas de distinguer les traits du survenant, mais Iris l’avait reconnu à sa haute stature et aussi à son accent. Se figurant à tort avoir affaire à un homme, il recula d’un pas. Sir Giles Montjoie avait une taille au-dessus de la moyenne et l’individu enveloppé d’un manteau était grand plutôt que petit :

« Sûrement, dit-il, vous n’êtes pas celui que je croyais rencontrer ici. Qui donc êtes-vous ? »

La tentation de se faire reconnaître de lord Harry et de lui révéler l’acte de dévouement qu’elle venait d’accomplir afin de lui sauver la vie, débordait du cœur d’Iris, mais un bruit de pas l’empêcha de trahir son secret. Elle n’eut que le temps de lui dire à mi-voix :

« Sauvez-vous…

– Merci, qui que vous soyez ! » répondit-il.

Sur ce, il disparaît en courant à toutes jambes.

L’idée vint alors à Iris de se réfugier sous l’arche de l’aqueduc, là où le sol était à sec ; se dirigeant prestement de ce côté, elle allait arriver au but, lorsqu’une lourde main lui prend le bras :

« Je vous fais prisonnier », cria l’individu.

Sur quoi, on l’obligea à faire volte-face. Le sergent qui venait de faire cette capture donna un coup de sifflet d’avertissement et aussitôt arrivèrent ses deux acolytes cachés dans le champ.

« De la lumière, camarades, fit-il, et voyons quel genre d’oiseau nous avons capturé. »

Le jet d’une lanterne sourde fut alors projeté sur le visage du prisonnier ; les agents frappés de stupeur ne soufflaient mot.

En véritable Irlandais qu’il était, l’édifiant sergent s’écria : « Jésus-Maria ! c’est une femme ! »

Les sociétés secrètes d’Irlande enrôlent-elles donc les femmes maintenant ? Serait-elle une nouvelle Judith, écrivant des lettres anonymes et préméditant d’assommer un Holopherne banquier ? Quelle explication allait-elle pouvoir fournir ? Comment se trouvait-elle seule en cet endroit solitaire par une nuit pluvieuse ? Elle se borna à répondre : « Conduisez-moi chez sir Giles ! »

Le sergent muni des menottes se disposait à les fixer aux poignets de sa prisonnière, mais ayant constaté la finesse de ses attaches, il remit l’instrument de torture au fond de sa poche. S’adressant d’un air d’importance à ses subalternes, il leur dit : « À coup sûr, c’est une vraie dame ».

Les deux satellites suivaient d’un œil narquois les faits et gestes de leur chef. Il faut dire que la liste des vertus pieuses du sergent, comprenait un faible pour le beau sexe et une propension à mitiger les rigueurs de la justice lorsqu’il s’agissait d’une criminelle en jupons. « Nous allons vous reconduire chez sir Giles », dit-il, en présentant son bras et non les menottes à la jeune captive.

Iris comprit et accepta. Les agents de police étaient positivement ébaubis du silence profond dans lequel la jeune fille s’opiniâtrait en regagnant la ville. Bien qu’ils l’entendissent pousser des soupirs bruyants, ils étaient à cent lieues de soupçonner ce qui se passait en son esprit. Dame ! ses réflexions n’étaient pas couleur de rose. Une fois qu’elle fut assurée que lord Harry avait la vie sauve, sa pensée, libre de toute anxiété, se tourna vers Arthur Montjoie. Il était évident que le rendez-vous donné à sir Giles à la borne milliaire, n’avait pour but que de détourner le péril qui menaçait les jours du malheureux jeune homme. Un poltron est toujours plus ou moins méchant. De fait, l’embûche, combinée par l’égoïsme perfide et cruel de sir Giles, avait empêché la réalisation du plan de lord Harry. À la vérité, il était possible, horriblement possible, que Arthur Montjoie n’eût pu être préservé du sort fatal qui l’attendait, qu’à la seule condition de mettre le temps à profit. Surexcitée par ses perplexités, Iris se mit à marcher avec une telle rapidité que son escorte avait peine à la suivre au pas de course.

Sir Giles et son clerc, Denis Howmore, attendaient de pied ferme les nouvelles à la banque. Le sergent entra seul dans le cabinet du banquier, afin de lui faire le récit de ce qui s’était passé. Or, la porte étant restée entr’ouverte, Iris put entendre la conversation. Sir Giles, se tournant vers le sergent, demanda vivement :

« Vous êtes-vous emparé de votre prisonnier ?

– Oui, monsieur.

– Et vous n’avez pas négligé de lui mettre les menottes, hein ?

– Faites excuse, monsieur, reprit l’agent d’un ton mal assuré, mais ce n’est pas un homme.

– Vous plaisantez ! fit le banquier avec un mouvement de surprise. Que diable ! ce ne peut être un enfant.

– En effet, monsieur, car c’est une femme !

– Comment ?

– Oui, une femme, reprit l’agent de police, et une femme jeune, s’il vous plaît ! Elle a demandé à vous parler.

– Faites-la entrer », dit le banquier.

Iris n’était pas de ces personnes qui attendent qu’on les introduise ; donc, elle entra de propos délibéré.

VI

« Que Dieu me confonde ! s’écria sir Giles. Comment, Iris mon manteau jeté sur l’épaule ! mon chapeau à la main ! Sergent, vous avez été le jouet d’une fatale erreur. C’est ma filleule…, miss Henley.

– Nous l’avons trouvée à la borne milliaire, monsieur, mais personne autre. »

Sir Giles, s’adressant alors personnellement à Iris, dit :

« Parlez ! Que cela signifie-t-il ? »

Au lieu de répondre, la jeune fille dirige ses regards vers le sergent, lequel ayant conscience de la responsabilité qui lui incombait, tenait ses yeux braqués sur le banquier. Du reste, sa physionomie, où perçait une pointe de raillerie, prouvait que la réputation de gens indisciplinables faite aux Irlandais, était justifiée, en ce qui le concernait, mais en même temps il ne montrait aucune intention de lâcher pied. S’avisant que Iris, elle aussi, était déterminée à ne fournir aucune explication en présence de l’agent de police, sir Giles dit :

« Inutile d’attendre ici plus longtemps, sergent, veuillez vous retirer.

– Que dois-je faire du prisonnier, s’il vous plaît, monsieur ? »

Le banquier éluda cette question superflue, d’un geste de la main, il sentait que sa responsabilité était triplement engagée : 1° comme chevalier ; 2° comme banquier ; 3° comme magistrat.

« C’est moi, dit-il, qui me chargerai de mener miss Henley devant le magistrat si sa présence est requise. Bonsoir. »

Une fois sa responsabilité à couvert, le sergent fit le salut militaire, après avoir, toutefois, salué la jeune fille avec une galanterie mêlée de respect ; puis il se dirigea vers la porte.

« Maintenant, reprit sir Giles, puis-je espérer recevoir de vous l’explication de votre conduite et savoir pourquoi vous êtes venue à la borne milliaire ; que signifie ce manque de convenance et quel était votre dessein ?

– Sauver la vie de celui qui vous avait donné rendez-vous, répondit Iris d’une voix très ferme. Pour préserver votre neveu des dangers dont il était menacé, cet homme n’a pas craint, sachez-le, de risquer ses jours. Ah ! sir Giles, vous avez fait une bien mauvaise action en lui refusant votre confiance ! »

Au lieu d’excuses faites d’un ton humble et confus, excuses auxquelles sir Giles s’attendait, sa nièce lui jetait des reproches d’un ton indigné, la rougeur au front et les larmes aux yeux. Sir Giles, du haut de son orgueil blessé, levant la voix, s’écria :

« À quel individu faites-vous allusion, mademoiselle, et quelle est votre excuse, s’il vous plaît, pour vous être transportée à la borne milliaire dans cet accoutrement grotesque ?

– De grâce, mon parrain, ne perdons pas de temps en questions oiseuses ; il vous appartient de pouvoir réparer encore le mal que vous avez fait, en vous rendant immédiatement à la ferme de votre neveu. C’est, notez bien ceci, poursuivit-elle d’une voix émue, votre seul moyen de le sauver. »

En ce moment, sir Giles affecta, en parlant à sa filleule, un ton de modération et d’obséquiosité ironiques.

« Puis-je me permettre, dit-il timidement, de hasarder une observation ? daignerez-vous m’écouter, Iris ?

– Sachez que je ne veux entendre à rien, répondit-elle. Il faut que vous partiez tout de suite.

– Voyons, ne savez-vous donc pas que le dernier train a filé depuis plus de deux heures ?

– Qu’importe ! poursuivit Iris en jetant à son parrain un regard indigné. Vous êtes assez riche pour payer un train spécial. »

Bref, fatigué de jouer cette comédie, sir Giles se détermina à reprendre son ton habituel. Tirant un vigoureux coup de sonnette, il dit à Denis Howmore :

« Veuillez prendre la peine d’accompagner miss Henley à la maison », puis se tournant du côté d’Iris, il ajouta : « Je sens que la nuit porte conseil ; je compte sur vos excuses demain matin. »

Or, quelle ne fut pas sa déception, le lendemain, quand, à neuf heures, il se trouva seul à table !

À l’heure du déjeuner, la servante tout effarée vint raconter qu’étant montée chez miss Henley, elle avait constaté qu’elle était partie, accompagnée de sa femme de chambre. Néanmoins, les lits étaient défaits ; sur les bagages, on lisait ces mots : « Remettre ces malles au porteur qui doit venir les chercher de l’hôtel ». C’était là tout l’adieu formulé par Iris. On alla à l’hôtel et d’après l’interrogatoire que l’on fit subir au maître de l’établissement et à ses gens, il résultait que miss Henley et sa camériste avaient fait une apparition dans la matinée, qu’elles portaient des sacs de voyage à la main et que miss Henley avait confié au directeur de l’établissement, la garde de ses bagages jusqu’à son retour. Quant à savoir la direction qu’elles avaient prise, personne ne la connaissait.

Si sir Giles eût été moins en colère, il se fût rappelé ce que sa filleule lui avait dit la veille et il aurait su le motif de son départ. « Que diantre ! se dit-il, son père s’en est débarrassé ; ma foi ! j’ai bien le droit d’en faire autant. » Sur ce, il donna l’ordre à ses gens de refuser sa porte à miss Henley, si son audace l’entraînait à vouloir en franchir le seuil.

VII

Dans l’après-midi du même jour, Iris atteignit le village situé près de la ferme d’Arthur Montjoie.

La fièvre politique, c’est-à-dire la haine de l’Angleterre, sévissait jusque sur ce coin de terre. À la porte de la petite chapelle, un prêtre, un simple paysan, haranguait ses concitoyens. Tout Irlandais, disait-il, qui paye son propriétaire se rend coupable de lèse-patrie. Un Irlandais qui affirme son droit de naissance sur le sol qu’il foule, est un patriote éclairé. Tels étaient les principes que le révérend développait devant un auditoire attentif. Désirait-on qu’il fût plus explicite, ce chrétien modèle leur citait, à l’appui, Arthur Montjoie, mis à l’index sur toute la ligne : « Ne lui achetez rien, ne lui vendez rien, évitez tout contact avec lui, en un mot, forcez-le d’abandonner la place ; enfin, sans qu’il soit nécessaire de vous dire brutalement ma pensée, vous la comprenez, n’est-il pas vrai ?… »

Écouter cette péroraison sans protester, était une terrible épreuve pour Iris et, de plus, après ce qu’elle venait d’entendre, elle était convaincue qu’Arthur était perdu si l’on tardait à le secourir. Elle jette une pièce blanche à un gamin loqueteux et pieds nus, à qui elle demande le chemin de la ferme. Le petit Irlandais ébaubi s’empresse de se rendre utile à la généreuse étrangère, en se mettant à marcher devant elle : au bout d’une demi-heure, on arrive à destination. Ne voyant à la porte, ni heurtoir, ni timbre, ni sonnette, signes probants de civilisation, il frappa plusieurs petits coups secs. Dès qu’il entend le bruit d’un grincement de serrure, il décampe. Ah ! c’est que pour rien au monde, il n’eût voulu qu’on le surprît, parlant à l’un des habitants de la ferme évictée.

Une femme d’âge très respectable demande d’un accent anglais prononcé :

« Qu’y a-t-il pour votre service ?

– M. Arthur Montjoie ?

– Il n’est pas ici, répondit-elle en essayant de refermer la porte.

– Attendez un moment, reprit Iris ; sans doute les années vous ont peu changée, mais il y a en vous quelque chose qui ne m’est pas complètement inconnu. Êtes-vous madame Lewson ? »

Après un signe affirmatif, la personne répliqua :

« Comment se fait-il alors, que vous soyez une étrangère pour moi ?

– Si vous êtes depuis longtemps au service de M. Arthur Montjoie, vous devez lui avoir entendu parler de miss Henley ? »

À ces mots, le visage de Mme Lewson s’illumine. Poussant un cri d’allégresse, elle ouvre la porte toute grande :

« Entrez ! miss, entrez ! Miséricorde ! je suis toute saisie de vous voir en cet endroit. Oui, j’étais, en effet, la servante chargée de surveiller vos jeux enfantins, lorsque vous et vos petits compagnons, MM. Arthur et Hugues, vous vous amusiez à jouer ensemble. »

En ce disant, les regards de la vieille femme se reposaient avec joie sur celle qui était naguère sa préférée. Miss Henley comprit l’expression de ce regard et tendit sa joue à baiser à la pauvre servante, dont les yeux se remplirent de larmes ; au demeurant, elle crut devoir s’excuser de ce mouvement d’attendrissement.

« Ah ! je me demande comment j’aurais pu oublier cet heureux temps, alors que vous vous en souvenez encore ! »

Une fois Iris entrée dans le parloir, le premier objet qui frappa ses regards fut sa lettre à Arthur Montjoie. Le cachet n’en n’avait pas été rompu.

« Donc, il est sûr et certain qu’il est parti ? demanda la jeune fille avec un sentiment de soulagement.

– Oui, il a quitté la ferme depuis une semaine au plus, répondit son interlocutrice.

– Ciel ! Dois-je en conclure qu’il a été invité par une lettre, à chercher le salut dans la fuite ? »

À ces mots, la physionomie de Mme Lewson exprima une si réelle stupeur que son interlocutrice se crut obligée de lui expliquer les motifs qui l’avaient déterminée à venir jusqu’à la ferme. Elle s’informa ensuite d’un ton anxieux si véritablement ce bruit qu’Arthur courait de grands périls méritait créance ?

« Hélas ! à coup sûr, l’on en veut à sa vie ; mais vous devez assez connaître M. Arthur, pour savoir qu’alors même que tous les land leagueurs seraient ligués contre lui il ne broncherait pas ! sa manière à lui, c’est de braver le danger et non de le fuir ; de tenir tête à l’ennemi et non de lui tourner le dos. Il a quitté sa ferme pour aller voir des amis établis dans le voisinage. De fait, je soupçonne même une jeune personne qui demeure chez eux, d’être l’attache qui retient aussi longtemps M. Arthur dans ces parages. En tout cas, ajouta-t-elle, il doit revenir demain. Je voudrais qu’il fît plus attention à lui et qu’il allât chercher refuge en Angleterre pendant que cela se peut. Ah ! si les sauvages qui nous entourent doivent tuer quelqu’un, eh bien ! je suis là. Mon temps sera bientôt fini, ils peuvent m’expédier !

– Arthur est-il en sûreté chez ses amis ? interrogea Iris.

– Dame ! je ne saurais vous le dire. Tout ce que je sais, c’est que, s’il persiste à revenir ici, il court de réels dangers,… on peut l’assassiner sur la route ! Oh ! le pauvre jeune homme, il n’ignore pas plus que moi ce qui l’attend, mais que voulez-vous, avec des hommes comme les land leagueurs, il n’y a rien à faire, rien ! Il se promène à cheval tous les jours, malgré mes remontrances ; il n’a garde, naturellement, d’écouter les avis d’une femme d’expérience comme votre servante. Quant aux amis dont il pourrait prendre conseil, le seul, pour notre malheur, qui ait franchi le seuil de notre porte, est un coquin qui eût mieux fait de restez chez lui ; vous n’êtes probablement pas sans avoir entendu parler de ce bandit. Son père, de son vivant, était connu sous un nom odieux. Or, le fils justifie le proverbe : tout chien chasse de race.

– Ce n’est pas de lord Harry qu’il s’agit ? »

La camériste, tout en écoutant en silence ce dialogue, ne laissa pas d’observer l’agitation à laquelle miss Iris était alors en proie.

D’autre part, la femme de charge, loin de dissimuler sa pensée, s’adressa en ces termes à miss Henley :

« Il n’est pas de Dieu possible que ce bandit soit l’une de vos connaissances ? Vous le confondez probablement avec son frère aîné, homme très honorable, paraît-il. »

Miss Henley se dispensa de répondre à ces questions, mais l’intérêt que lui inspirait l’homme qu’elle aimait, perçait malgré elle ; Iris reprit :

« Les liens d’amitié qui unissent votre maître avec lord Harry font-ils courir des risques au banquier ?

– Il n’a rien à redouter des misérables qui infestent le pays ; le seul danger qui le menace, est la police et ses agents, si ce que l’on dit de lui, est vrai. Toujours est-il, que lors de sa dernière visite à M. Arthur, il est venu ici la nuit, subrepticement, comme un voleur. J’ai entendu mon maître reprocher à son ami une certaine action qu’il avait faite, mais laquelle ? je l’ignore. Ah ! miss Henley, de grâce, brisons là, et qu’il ne soit plus question de lord Harry entre nous. Toutefois, j’ai une prière à vous adresser : Tenez ! en supposant que je vous garantisse confort et sécurité sous notre toit, consentiriez-vous à y venir demain, afin d’avoir un entretien avec M. Arthur ? ah ! s’il est une personne qui puisse avoir de l’influence sur lui, c’est vous. »

Iris acquiesça volontiers à ce désir. Elle fit la remarque que tout en vaquant à ses occupations, Mme Lewson semblait très préoccupée.

« Voyons, Rhoda, ne commencez-vous pas à vous repentir de m’avoir suivie dans ce lieu retiré ? » demanda miss Henley à sa femme de chambre. D’une nature calme et aimable, cette dernière ébaucha un timide sourire, et reprit :

« Oh ! non ; je songeais, à l’instant même, à un gentleman de haute naissance, tout comme celui dont a parlé Mme Lewson ; il a mené, paraît-il, la vie la plus dissolue, la plus scandaleuse du monde. C’est du moins ce que j’ai lu dans le journal avant notre départ de Londres. »

VIII

Rhoda fit, ainsi qu’il suit, le récit de ce qu’elle venait de lire :

« Un vieux comte irlandais avait deux fils, dit-elle. Le plus jeune était connu mystérieusement sous le sobriquet du sauvage lord. On accusait le comte de n’avoir point été un bon père et même on disait qu’il s’était montré cruel envers ses enfants ; le cadet, abandonné à lui-même, eut une jeunesse des plus aventureuses ; sa première prouesse fut de s’évader du collège ; puis, il réussit à être embarqué comme mousse ; il apprit vite le métier et se fit bien voir du capitaine et de l’équipage, mais le contremaître, homme brutal s’il en fut, infligea au jeune matelot des punitions corporelles qui non seulement l’humilièrent, mais le décidèrent à aller chercher dame Fortune à terre. Là, une troupe de comédiens ambulants se l’adjoignit et bientôt, il obtint de véritables succès sur les planches ; or, le contact perpétuel des acteurs et l’autorité d’un directeur, lui firent prendre le métier en grippe ; d’une nature emportée et indépendante, il se jeta après cela dans le journalisme, mais une malheureuse affaire d’amour le fit renoncer à la presse.

« À peu de temps de là, il fut reconnu comme maître d’hôtel d’un paquebot transatlantique, faisant le service entre Liverpool et New-York. Puis, il donna des séances de médium ; or, le médium d’outre-mer abusait étrangement de l’irrésistible ascendant que les sciences occultes exercent à notre époque, sur certains esprits faibles. Bref, pendant un certain temps, on n’entendit plus parler de lui. Enfin, un jour l’on apprit qu’un voyageur égaré dans les prairies du Far West, avait été trouvé moitié mort de faim : c’était le sauvage lord ! Il ne tarda pas à avoir maille à partir avec les Indiens et il se vit abandonné par eux à son malheureux sort.

« Ainsi finirent ses équipées.

« Dès qu’il eut recouvré la santé, il écrivit à son frère aîné, que la mort du comte venait de mettre en possession du titre et de la fortune, lui disant qu’il voulait mettre un terme à la vie de bohème qu’il avait menée jusque-là ; il ajoutait qu’on ne pouvait mettre en doute son désir de s’amender. Or, le voyageur qui lui avait sauvé la vie, disait qu’il se faisait garant de sa bonne foi et de sa sincérité.

« Par l’entremise de son notaire, le nouveau lord fit savoir à son frère, qu’il lui envoyait un chèque de 25 000 francs, somme qui représentait intégralement le legs qui lui revenait de son père. Il lui faisait savoir en outre, que s’il s’avisait jamais de lui écrire, ses lettres resteraient non ouvertes. En un mot, fatigué des frasques de ce vagabond, il n’entendait plus avoir de rapport avec lui.

« Après s’être vu traité de cette façon cruelle, le sauvage lord parut avoir à cœur de ne plus tenter aucun rapprochement avec sa famille. Il reprit ses anciens errements, se lança dans de nouveaux paris avec les bookmakers. D’entrée de jeu, dame Fortune sembla le favoriser ; or, avec l’infatuation habituelle des gens qui risquent le tout pour le tout, il usa et abusa de sa chance ; bref, une nouvelle saute de vent le laissa sans un sou vaillant ! Alors, il revint en Angleterre où il fit l’exhibition de l’un de ces bateaux microscopiques sur lequel son compagnon et lui avaient accompli la traversée de l’Atlantique. À quelqu’un qui lui adressa une observation à ce sujet, il répondit qu’il avait espéré faire naufrage et commettre ainsi un suicide en rapport avec la vie abracadabrante qu’il avait menée jusque-là. De toutes les versions qui circulaient sur son compte, aucune ne semblait digne de foi. À tout prendre, il y avait gros à parier que les nihilistes américains n’eussent englobé le sauvage lord dans les filets d’une conspiration politique. »

La femme de chambre, lorsqu’elle eut fini son récit, put constater chez sa maîtresse une émotion qui ne laissa pas de la surprendre. D’un air de bonté attristée, elle félicita Rhoda de sa bonne mémoire, puis garda le silence.

Des bribes de conversations avaient déjà mis miss Henley au fait des folies de lord Harry, mais ce compte rendu détaillé d’une vie dégradante, lui fit comprendre que son père avait eu raison de lui enjoindre de résister à cet attachement fatal. Or, il est un sentiment plus fort que le respect de l’autorité paternelle, plus fort que les lois impérieuses du devoir : c’est l’amour ! Oui, c’est une passion maîtresse, souveraine, toute-puissante, qu’aucune influence artificielle ne détermine et qui ne reconnaît de suprématie que dans la loi même de sa propre existence ! Cependant, si Iris ne se reprochait en rien l’acte héroïque accompli par elle à la borne militaire, elle n’en reconnaissait pas moins la supériorité de Hugues Montjoie sur ce cerveau brûlé ! Cependant son cœur, son misérable cœur restait fidèle à son premier amour, en dépit de tout ! Elle s’excusa brièvement et alla se promener seule dans le jardin.

Il y avait un jeu de cartes à la ferme, aussi les trois femmes essayèrent-elles, mais en vain, d’en faire un moyen de distraction.

Le sort d’Arthur pesait lourdement sur l’esprit de Mme Lewson et de miss Iris ; même la jeune camériste, qui l’avait seulement vu lors de son dernier séjour à Londres, prétendait qu’elle désirait vivement que la journée du lendemain fût déjà passée. Le caractère doux, la belle tête, l’aimable enjouement d’Arthur, disposaient tout le monde en sa faveur. Mme Lewson s’était donc décidée à quitter sa bonne installation en Angleterre, pour devenir femme de charge chez lui, alors qu’il était décidé à prendre une ferme en Irlande.

Iris donna la première le signal de la retraite. Le silence pastoral du lieu avait quelque chose de sinistre ; ses craintes au sujet d’Arthur n’en étaient que plus poignantes ; elles éveillaient même dans son esprit des craintes de trahison ; tantôt elle entendait le bruit de balles sifflant dans l’air ; tantôt, les cris déchirants d’un blessé et ce blessé était… Iris frémissait à la pensée seule de ce nom ! Ayant eu un moment de vertige, elle ouvre aussitôt la fenêtre afin de respirer l’air frais de la nuit et aperçoit un individu à cheval rôder autour de la maison. Ciel ! était-ce Arthur ? Non, la couleur claire de la livrée que portait le groom était facile à reconnaître ; avant même qu’il eût frappé à la porte, un homme de haute taille s’avança à Iris vers l’obscurité et demanda :

« Êtes-vous Miles ? »

Iris reconnut aussitôt la voix de lord Harry.

IX

Donc, au moment qu’Iris était le plus résignée à ne jamais revoir le lord irlandais, et à l’oublier, il s’offrit inopinément à sa vue, réveillant les premiers souvenirs de leur amour et de leurs aveux mutuels. La crainte de se trahir, l’intérêt que lui inspirait lord Harry la retenaient dissimulée derrière le rideau.

« Tout va bien à Rathco ? demanda le survenant en faisant allusion à sir Arthur.

– Parfaitement, milord : M. Montjoie nous quittera demain.

– Compte-t-il revenir à la ferme ?

– Oui, malheureusement.

– Savez-vous s’il a fixé le jour de son départ pour son voyage ?

– Oui, milord, répondit Miles en fouillant avec ardeur les profondeurs de ses poches. Il a écrit un billet à Mme Lewson pour l’en informer et m’a recommandé de le lui remettre en allant au village. »

Mais, que diable ! cet homme allait-il faire à cette heure nocturne ? Chercher en hâte un médicament pour l’un des chevaux malades de son maître ? Tout en parlant, il finit par retrouver la petite note de sir Arthur.

Iris vit Miles passer à lord Harry la lettre destinée à Mme Lewson.

Celui-ci riposta d’un ton plaisant :

« Ah ! çà, croyez-vous que j’aie le don de lire à tâtons ? »

Sur ce, Miles détache de sa ceinture, une petite lanterne sourde.

« Quand il fait nuit noire, certaines parties de la route sont loin d’offrir de la sécurité », fit-il observer en soulevant l’abat-jour à charnière de la lanterne.

Alors le sauvage lord prend la lettre, l’ouvre et la parcourt sans se presser : « Ma bonne vieille, attendez-moi demain à dîner à trois heures. Bien à vous. »

Après une courte pause, lord Arthur reprit :

« Y a-t-il des étrangers à Rathco, Harry ?

– Oui, deux ouvriers qui travaillent au jardin. »

Un nouveau silence suivit ce court dialogue. Puis, lord Harry murmure ces mots : « Comment puis-je le protéger ? »

Évidemment, il soupçonnait les deux inconnus (des espions sans doute) d’avoir déjà fait savoir à leurs affiliés l’heure à laquelle partirait Arthur Montjoie. Enfin, Miles se hasarde à dire :

« J’espère, toutefois, milord, que vous ne m’en voulez pas ?

– En voilà une bêtise ! Voyons, me suis-je jamais fâché contre vous, au temps où j’étais assez riche pour vous avoir à mon service ?

– Ah ! milord, vous étiez le meilleur des maîtres, s’écria Miles avec conviction, aussi ne puis-je me résigner à vous voir exposer votre précieuse vie comme vous le faites.

– Ma précieuse vie ? répéta lord Harry d’un ton désinvolte ; c’est à celle de M. Montjoie que vous pensez en parlant ainsi. Il mérite assurément d’être sauvé, nous verrons bien. Mais quant à moi !… »

Sur ce, il se mit à siffloter, comme le seul moyen d’exprimer le peu de cas qu’il faisait de sa propre existence.

« Milord, milord ! reprit Miles avec obstination. Les Invincibles n’ont plus autant confiance en vous. Si l’un d’eux vous apercevait rôdant autour de la ferme de M. Montjoie, il vous tirerait un coup de fusil à bout portant, quitte à se demander après ça, s’il a eu tort ou raison de vous envoyer ad patres. »

Après avoir héroïquement sauvé lord Harry du guet-apens de la borne milliaire, apprendre que votre vie ne tient plus qu’à un fil, était une épreuve au-dessus des forces d’Iris. Une fois de plus l’amour l’emporta sur la prudence. Donc, un instant encore et miss Henley eût joint ses instances à celles de Miles, si lord Harry ne l’en eût inopinément empêchée, en usant d’un procédé auquel elle était loin de s’attendre.

« Éclairez-moi, dit-il, et je vais écrire un mot à M. Montjoie. »

Il déchire alors la feuille blanche du billet adressé à Mme Lewson, et trace à la hâte les lignes suivantes :

« Je vous exhorte à changer l’heure fixée pour votre départ de Rathco, et à ne communiquer à âme qui vive vos nouveaux plans. Ayez soin de seller vous-même votre cheval. »

(Comme de juste, les mots étaient tracés d’une écriture déguisée.)

« Remettez ce billet à Montjoie en personne ; s’il demande le nom de celui qui l’a écrit, n’hésitez pas à répondre que vous l’ignorez ; d’autre part, si le destinataire s’avise que l’enveloppe a été ouverte et veut savoir par qui, mentez encore. Bonsoir, Miles, et surtout pas d’imprudence sur la route. »

Le groom referme précipitamment la lanterne et Miles s’empresse alors de se servir du manche de son fouet, pour frapper à la porte :

« Une lettre de M. Arthur », s’écria-t-il.

Mme Lewson prend la missive, l’examine à la lueur d’une chandelle, puis, montrant au porteur l’enveloppe déchirée, elle dit :

« Quelqu’un l’a déjà lue, ça se voit, mais qui ça ? »

Fidèle à la consigne qu’il vient de recevoir, Miles répond :

« Je l’ignore. »

Sur ce, il pique des deux et décampe.

Avant même que la porte fût refermée, Iris descend l’escalier, si bien que Mme Lewson s’empresse de lui exhiber la lettre d’Arthur, et de dire :

« J’ai le plus grand désir de répondre à cette lettre et d’inviter M. Arthur Montjoie à se garer des hommes armés jusqu’aux dents ; ils pourraient lui jouer un mauvais tour sur la route ; mais la difficulté, c’est de me faire comprendre. Ah ! que vous seriez bonne de me venir en aide. »

Iris accéda volontiers à ce désir : une lettre de cette femme au cœur chaud, tendre et dévoué, ne pouvait que consolider l’effet produit par la lettre de lord Harry à Arthur. Il fallait inférer de la sienne, qu’il serait de retour à trois heures. De plus, la question adressée au groom par lord Harry : « Y a-t-il des étrangers à Rathco ? » et sa réponse : « Oui, deux ouvriers qui travaillent au jardin », se présentèrent instantanément à l’esprit d’Iris. Elle en conclut, comme lord Harry, que le mieux était de conseiller à Mme Lewson d’écrire à Arthur Montjoie, en le conjurant de changer l’heure de son départ, sans en rien laisser transpirer, bien entendu, et de quitter Rathco à la muette.

Mme Lewson approuva en tout point le plan proposé par Iris et sans perdre de temps, elle va s’enfermer dans le parloir, afin d’y griffonner la missive en question. Elle pria même miss Henley d’attendre, pour remonter chez elle, que la lettre fût terminée. Le fond de la pensée de la brave dame, c’était qu’Iris pût prendre connaissance de l’épître, avant qu’elle fût adressée au destinataire.

Restée seule dans le hall, Iris, la porte ouverte devant elle, les yeux levés vers le ciel, songeait.

La vie des deux êtres qui lui inspiraient le plus vif intérêt, quoique à des titres très différents, était également menacée. Pour l’instant, celui qui courait les dangers les plus réels, c’était lord Harry, ce réprouvé, cet insurgé, ce révolté, dont le passé ne pouvait être facilement percé à jour, mais, disons-le à sa décharge, qui était prêt à risquer sa vie pour sauver celle de son ami. Au cas où lord Harry voudrait courir les champs à l’aventure, en ce voisinage dangereux de la ferme, sans soucis des assassins qui pouvaient être postés derrière les haies, Iris, seule, se targuait de posséder assez d’influence sur lui pour le décider à fuir ces parages, très loin ! Lorsqu’elle était venue rejoindre Mme Lewson dans le hall, c’était la réflexion à laquelle elle s’était livrée. L’instant d’après, sa résolution étant prise, elle sortit déterminée à mettre son plan à exécution.

Iris commença par faire le tour des bâtiments, poussant à travers l’obscurité, tantôt une pointe par-ci, tantôt une pointe par-là, tantôt enfin balbutiant le nom de lord Harry. Pas une créature vivante ne parut ; aucun bruit de pas ne troubla le calme de la nuit. Évidemment, lord Harry s’était éloigné de ces lieux redoutables.

Ce fait inespéré mit au cœur de la jeune fille une douce sécurité et une grande joie !

Tout en regagnant la maison, elle se représenta, chemin faisant, combien l’acte généreux qu’elle venait d’accomplir était téméraire et insensé !

Ah ! si lord Harry et elle s’étaient rencontrés, aurait-elle eu la force de nier le tendre intérêt qu’il lui inspirait ? N’aurait-il donc pu inférer de sa conduite, qu’elle lui avait pardonné ses erreurs, ses égarements, ses vices, et qu’il était d’ores et déjà autorisé à lui rappeler leurs engagements et à demander sa main ? Elle tremblait en songeant aux concessions qu’il eût pu lui arracher ! En résumé, si le hasard les eût rapprochés, sa responsabilité n’y eût eu aucune part. Iris était rentrée à la ferme, et même elle avait eu le temps de relire sa lettre à Arthur, quand l’horloge sonna l’heure d’aller se coucher ; mais, cette nuit-là, Mme