Carnet secret de Lakshmi - Ari Gautier - E-Book

Carnet secret de Lakshmi E-Book

Ari Gautier

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Beschreibung

"Carnet secret de Lakshmi" raconte les périples d’une éléphante sacrée en quête d’émancipation, déterminée à échapper à un destin imposé. De sa brève célébrité dans le cinéma indien à sa servitude dans un temple, Lakshmi explore les multiples nuances de la liberté, oscillant sans cesse entre la résignation et la révolte. Son arrivée à Pondichéry, ville caressée par les vagues du golfe du Bengale, marque un tournant décisif. Là, elle rencontre Tripod Dog Baba, un chien errant, et Alphonse, un poisson volant, qui bouleversent le cours de son existence. À travers cette odyssée se dessine une critique fine des conventions sociales et des injustices subies par les animaux.

À PROPOS DE L'AUTEUR

D’origine indo-malgache ayant grandi à Pondichéry, Ari Gautier puise dans la richesse de ses expériences multiculturelles une inspiration unique. Après un séjour en France, il s’installe à Oslo, où son œuvre littéraire prend tout son essor. Monument de la littérature francophone indienne, Ari Gautier confirme ce statut par des interventions régulières dans des conférences internationales où il évoque le problème identitaire et le sentiment d’appartenance, notamment à l’Université de Harvard et Oxford et lors de différents festivals à travers le monde. Traduit en anglais par Sheela Mahadevane et publié par la prestigieuse Université Columbia en 2024, "Carnet secret de Lakshmi" conjugue avec subtilité symbolisme et introspection, illustré par l’histoire d’une éléphante de temple, reflet d’une méditation profonde sur la destinée. Défini comme « (…) L’un des plus grands conteurs de notre époque » par Alain Mabanckou, une chose est sûre, Ari Gautier, le vagabond-conteur n’a pas fini de raconter son histoire.

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Seitenzahl: 379

Veröffentlichungsjahr: 2025

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Couverture

Titre

Ari Gautier

Carnet secret de Lakshmi

Roman

Copyright

© Lys Bleu Éditions – Ari Gautier

ISBN : 979-10-422-5169-7

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Irène.

Préface

C’est un lieu où se rencontrent d’étranges compagnons de route : l’Inde ancienne et la France coloniale. Pondichéry est un État paradoxal. Comment raconter ce paradoxe ? À travers les yeux des animaux, évidemment, eux qui voient tout, qui vivent toutes ces contradictions et ces métamorphoses, et dont le silence pourrait nous en dire bien plus que ce que nous savons, si nous voulons bien l’apprendre.

Pas d’allégorie à la Kipling. Ari Gautier plonge dans l’âme cachée des animaux et nous offre leur voix. Des transmigrations d’âmes humaines et animales aux éléphants forcés d’apprendre à jouer au football, au polo ou à tourner dans des films, avec des chaînes aux chevilles, par leurs nouveaux maîtres, et qui peuvent encore apprendre à aimer et aspirer à l’épanouissement, ce voyage ne ressemble à aucun autre.

Plein d’humour, il n’en est pas moins déchirant. Car qui est prêt à écouter leurs récits ?

La liberté a un prix, dit Lakshmi, l’âme innocente qui s’engage sur le chemin de l’apprentissage. Accepter la domination de l’homme, telle est la leçon. Jusqu’à ce que...

C’est un conte qui traverse les âges, mais qui nous touche aujourd’hui, alors que nous soumettons la nature à nos propres fins. Ari Gautier le fait à travers les offrandes magiques de la voix de Lakshmi.

Ananda Devi,

Prix Neustadt 2024

1

Pourquoi ? On dit que, sans cette question, la vie n’aurait aucun sens, que le monde ne serait pas tel qu’il est aujourd’hui, que l’être humain ne serait pas arrivé à ce stade d’évolution et que l’univers entier tournerait autour de cette question. Mais pourquoi cette question en particulier : « Pourquoi ? » Pourquoi pas qui, que, quoi, où, quand, et toutes les autres formes de questions ? Pourquoi ce pourquoi a-t-il le monopole sur la vie ? Et qu’aurait été la vie sans pourquoi ? Et pourquoi est-ce que je me pose cette question ? Et pourquoi, ne trouvant pas de réponse, dois-je la poser à Tripod Dog Baba qui, dérangé pendant sa sieste, ne daigne même pas me répondre, se contentant de rouler des yeux comme si ma question était la plus bête qu’on lui ait jamais posée, ou comme si la réponse était tellement évidente que la question ne mérite même pas d’être posée ? J’attends quelques instants, puis, n’obtenant pas de réponse, je le réveille d’un coup de trompe.

— Hé, Dog Baba, tu pourrais me répondre quand même ! Tu passes ton temps à dormir ; tu n’as rien à faire de la journée. Pourrais-tu réfléchir un peu ?

Tripod Dog Baba, couché sur le flanc, ouvre les yeux, s’étire, bâille un bon coup et commence à se lécher les testicules sans me donner de réponse. Il y a des jours comme ça où j’ai envie de l’attraper avec ma trompe, de l’envoyer en l’air et de faire une reprise de volée pour qu’il aille s’écraser contre la boutique d’en face. Cela me rappellerait ma période avec les Gajarastas qui m’ont appris à jouer au foot. En plus, c’est dégoûtant de le voir ainsi, avec ses trois pattes et demie, la patte arrière relevée et la demi-patte avant qui pend. Il a l’air ridicule.

C’est pour ça qu’on l’appelle Tripod : car il n’a que trois pattes ; enfin, trois pattes et demie. Et Tripod est devenu Tripod Dog Baba après son séjour à Rameswaram.

Une fois sa toilette terminée, il se met sur ses pattes arrière.

— Premièrement, tu as intérêt à m’appeler par mon vrai nom : Tripod Dog Baba ! Pas Tripod, pas Dog Baba et pas Tripod Baba non plus. Toute ma vie, j’ai souffert de ne pas avoir eu de nom ; maintenant que j’en ai un, je ne veux pas qu’on me l’écorche. Compris ? dit-il en grognant.

Il est d’une sale humeur.

— Mais, Lakshmi, reprend-il, je n’ai pas besoin d’y penser : je connais la réponse.

— Ah oui ? Quelle est-elle alors ?

En se léchant la demi-patte, il prend cet air arrogant et distant que je lui connais si bien.

— J’ai passé toute une vie de chien à me poser la question et je crois finalement avoir trouvé une réponse. Et encore, je ne suis pas sûr que ce soit la bonne ! Mais au moins, j’ai une théorie là-dessus. Et tu crois que je vais te la donner comme ça, aussi facilement ? Tu n’as qu’à te creuser la tête, espèce de grosse bête ! Tu es immense, mais tu as une cervelle de crevette.

Là, il mérite vraiment la reprise de volée ! Mais je vois qu’il est de mauvais poil parce que je l’ai réveillé de sa sieste. Car s’il y a une chose qui est sacrée pour Tripod Dog Baba, c’est bien sa sieste ! Je n’ai jamais vu un chien aussi fainéant. Ce chien est vraiment l’incarnation de la fainéantise, de l’inactivité ; il peut passer des journées entières à ne rien faire. Il ne connaît que deux positions : assis ou couché. Alors que les autres chiens déambulent partout, se battent entre eux ou font autre chose, Tripod Dog Baba ne fait rien. Il est allongé ou assis à mes côtés.

Il est vrai que Tripod Dog Baba est vieux et qu’il est à moitié aveugle, ce qui limite ses déplacements. Mais quand il s’agit de manger, enfin je veux dire d’aller chercher sa nourriture, il peut parcourir la ville entière, du boulevard du Sud jusqu’à celui du Nord, en évitant tous les dangers que cela peut représenter et de façon remarquable. Pourtant, Pondichéry est devenue une ville grouillante où se déplacer est quasi suicidaire pour un chien à trois pattes et à moitié aveugle.

Aussi philosophe et spirituel soit-il (c’est ce qu’il prétend être), Tripod Dog Baba adore manger. C’est un fin gourmet : il n’aime que la bonne cuisine. Enfin, quand je dis philosophe et spirituel, c’est l’air qu’il se donne ; je suis persuadée qu’il n’entend rien à ce genre de choses. Mais depuis son retour de Rameswaram, Monsieur se donne cet air de gourou et organise même, de temps à autre, des satsangs1 avec les autres chiens de la ville qui lui vouent une admiration et une vénération sans bornes.

Du coup, la plupart du temps, ce sont ses disciples qui se chargent d’aller lui chercher à manger. Il n’est pas étonnant que son restaurant favori soit le Satsanga, non pas à cause de son nom à caractère spirituel, mais du steak à la sauce au poivre vert que Ramesh, le cuisinier, réussit à merveille (il se vante aussi de connaître le cuisinier). Il a ses adresses : à chaque jour son restaurant. Par exemple : lundi, c’est Annapurna pour son curry de mouton à la façon Andhra ; mardi, Aristo pour son poulet moghol ; mercredi, Le Café pour son bœuf créole ; jeudi, Rendez-Vous pour son curry de poisson façon Mangalore ou son vindaloo de porc à la goanaise2 ; vendredi, Salem Briyani pour son fameux briyani3de mouton ; samedi, Satsanga pour ses steaks ; et dimanche, La Promenade, car le buffet est excellent et il se fait plaisir à engloutir un assortiment de différents plats.

Comment est-ce que je sais tout cela ? Tripod Dog Baba aime bien se vanter : il prend un malin plaisir à me donner des détails sur tout ce qu’il mange. C’est comme s’il avait besoin qu’un complice extérieur connaisse le secret de son vice. Car Tripod Dog Baba prétend être végétarien et fait semblant de manger les repas servis à l’ashram de Sri Aurobindo ou dans l’un des restaurants végétariens tenus par des cuisiniers brahmanes de l’autre côté du canal. Pourtant, il a déjà deux disciples qui lui sont voués et qui connaissent son secret. Pourquoi devait-il me mettre dans la confidence ? Pure vanité. C’est juste pour me montrer à quel point il est respecté et vénéré.

Tous les jours, sur le coup de 11 h, il envoie un disciple normal, soumis, en admiration pour le gourou, qui se fait un devoir d’aller lui chercher à manger. Et quand le chien revient avec son repas, Tripod Dog Baba le remercie avec sa moitié de patte en signe de bénédiction, touche à peine son repas et laisse le reste à son disciple. Celui-ci le prend et va le partager avec les autres chiens du coin comme s’il s’agissait d’un prasad4, persuadé que c’est un honneur de partager les restes du maître.

Tout le monde, y compris les voisins des alentours du temple, loue les qualités ascétiques du chien gourou qui se nourrit de très peu et qui consacre son temps à la méditation et la contemplation.

Mais vers 13 h, quand le temple ferme, lorsque la rue se vide et que les boutiques ferment, tandis que les mendiants se mettent à l’abri pour échapper au soleil accablant et que Pondichéry s’apprête à se mettre à l’heure de la sieste, apparaissent deux complices avec le vrai repas du maître. Les trois se cachent alors derrière le groupe électrogène du temple et se mettent à manger ces délices. Une fois leur repas terminé, ils prennent soin de cacher ou de déplacer le reste des os loin du temple, car si l’on venait à savoir que Tripod Dog Baba mange de la viande, il risquerait d’en être chassé. Alors, tout cet air de sainteté qu’il s’est construit serait anéanti. Il lui est facile de tromper ses semblables, les chiens, avec cette fausse sainteté et cet air de philosophe de pacotille, mais tromper les hommes est une autre affaire. Aussi, les deux complices veillent avec une grande attention à ce que Tripod Dog Baba ne soit pas démasqué. Surtout la chienne, qui, je crois, est plus ou moins amoureuse de lui.

Je l’ai d’ailleurs vue un jour recevoir des coups de pied et des jets de cailloux à cause de lui.

Tout cela parce qu’un jour, Tripod Dog Baba, après avoir ingurgité un briyani entier avec un bel os de mouton, s’était assoupi avec l’os encore dans la gueule. Et vers 16 h, à l’ouverture du temple, quand les premiers marchands commencèrent à s’installer et que le prêtre ouvrit les portes du temple, Tripod Dog Baba dormait encore avec son os. La chienne, s’en étant aperçue, sauta sur son gourou et lui enleva l’os de la gueule dans l’espoir de le cacher. Mais il était trop tard. Les gens aux alentours l’avaient prise en flagrant délit. S’en étaient suivis des cris, des coups de pied, des jets de cailloux, des coups de bâton et on avait vu la chienne s’enfuir, la queue entre les jambes, en poussant des couinements à n’en plus finir. Bien sûr, dans tout ce tapage, Tripod Dog Baba s’était réveillé, avait poussé quelques aboiements, faisant semblant de chasser la chienne. Personne ne mit en doute la sincérité ni la sainteté du chien gourou.

Je lui demandai un jour pourquoi il ne mangeait pas la nourriture de l’ashram et pourquoi il faisait tout ce cinéma. Tripod Dog Baba me regarda avec un sourire malicieux, abaissa la voix comme s’il allait me dévoiler un secret et me dit à voix basse :

— Tu sais, Lakshmi, ça se voit que tu n’as jamais goûté à la nourriture des hommes. Tu ne manges pas comme eux. Toi tu passes ta journée à manger de la canne à sucre, des bananes et je ne sais quoi d’autre. Je comprends que tu aies toujours faim. Si tu mangeais quelques kilos de vindaloo, tu verrais que c’est autre chose. Enfin, nous, les chiens, nous sommes les animaux domestiques les plus proches de l’être humain ; nous sommes leurs meilleurs compagnons. Nous mangeons exactement comme eux. Mes habitudes culinaires se sont développées par rapport à l’endroit où j’ai grandi. C’était viande, riz, poisson et des restes que les gens me jetaient. Pas le genre de nourriture servie à l’ashram. Celle de la cantine est insipide, incolore ; c’est tout ce qu’il y a de plus simple : un morceau de pain de campagne, un peu de dhal5, un peu de riz, une banane, un peu de yaourt et c’est tout. Ils appellent ça la nourriture satvique6 !

— Et pourquoi donc ?

Tripod Dog Baba se gratta l’arrière de l’oreille et prit son air de conférencier. Il se donnait toujours des airs quand on lui posait des questions.

— L’histoire dit qu’à l’époque, Aurobindo, après son arrivée à Pondi, avait décidé de se consacrer à sa sadhana7 et que tout ce qui était d’ordre pratique, la mère s’en occuperait. Tout allait très bien jusqu’au jour où une quasi-révolution faillit éclater au sein de l’ashram à cause de problèmes culinaires. Les disciples, qui avaient suivi le maître pour former l’ashram, venaient de différents États de l’Inde ; avec leurs différences culturelles, linguistiques et bien sûr culinaires. Chaque communauté voulait que la cuisine soit faite à sa façon ; chacun voulait rajouter son brin de masala8. Inutile de dire qu’il commençait à régner une atmosphère d’anarchie à la cantine… La mère essaya tant bien que mal de trouver une solution. Elle essaya toutes sortes de recettes, mais les disciples ne voulaient rien entendre. Chacun campait sur sa position ; ils voulaient même qu’une cantine soit installée pour chaque communauté, mais c’était tout simplement irréalisable. Tu imagines ? Une cantine pour les Gujaratis, une pour les Bengalis, une autre pour les Oriyas… Il y avait aussi des Européens parmi les disciples, et ainsi de suite. C’était de la pure folie. La mère, complètement désemparée devant cette attitude d’enfants gâtés, alla voir le maître et lui demanda conseil.

Il était reconnu que Sri Aurobindo, aussi vénéré qu’il fût en tant que grand yogi et maître spirituel se consacrant uniquement à sa sadhana, était d’un pragmatisme incroyable. Aussi dit-il à la mère :

« C’est très facile. Si tous ces disciples qui m’ont suivi sont là pour poursuivre une vie spirituelle et expérimenter mon yoga, eh bien, vous n’avez qu’à leur donner une nourriture spirituelle. Sans sel, sans épices, sans saveur : une nourriture simple qu’on appellera repas satvique. À partir de demain, vous donnerez la consigne aux volontaires qui s’occupent de la cuisine de jeter toutes les épices et vous verrez que le problème sera réglé. »

Ainsi dit, ainsi fait. Depuis ce jour, il n’y eut plus aucun problème à la cantine ; tout le monde était satisfait et même content de manger de la nourriture spirituelle.

Tripod Dog Baba termina son histoire en se recouchant et enchaîna ensuite pour se justifier.

— Mais vois-tu, Lakshmi, moi, je ne suis qu’un chien. Même si je suis un gourou, je ne peux pas manger ça : j’aime trop la viande, j’aime trop les épices. Tu ne connais pas le goût d’un bon curry de mouton ou celui d’un bon vindaloo de porc… Si la nourriture de l’ashram est spirituelle, ce que je viens de te citer est tout simplement divin. Mais il me faut être crédible dans mon rôle, sinon ils ne me respecteront pas. À leurs yeux, je suis le seul chien qui ne mange pas de viande. Je suis le seul à ne pas me battre pour un morceau d’os. Je suis le seul, non seulement à manger satvique, mais aussi à partager.

Ce n’était pas au hasard qu’il avait choisi ce temple parmi tant d’autres qui existent à Pondichéry. Car le temple de Ganesh se trouve dans le quartier de l’ashram. À deux pas de la tombe de Sri Aurobindo et de la mère, où une odeur de sainteté et de spiritualité flotte dans l’air avec celle de l’encens, du camphre et des fleurs fraîches. Le temple de Ganesh est le seul temple dans le quartier blanc. Il peut régner seul en maître absolu dans ce quartier où il y a très peu de chiens. Pas de concurrence, pas de bagarres, pas besoin de se fatiguer pour faire valoir son autorité et garder son territoire. En plus, la proximité du temple et de l’ashram ne fait que conforter son caractère spirituel et religieux.

Pendant très longtemps, je me suis posé la question de savoir pourquoi ce chien était là. Car le quartier de l’ashram est uniquement constitué de maisons et de bâtiments liés aux différentes activités de l’ashram. Ce n’est pas vraiment un quartier résidentiel où il est facile de se procurer à manger pour n’importe quel chien des rues.

Le quartier de l’ashram est regroupé autour de l’ancienne maison d’Aurobindo qui est actuellement sa tombe et celle de la mère. Cette bâtisse est le centre de l’ashram. Elle se trouve à l’angle de la rue de la Marine et de la rue Manakulla Vinayagar. C’est un immense carré qui s’étend de la rue de la Marine, où se trouve l’entrée principale, jusqu’à la rue François Martin, sur la droite, pour terminer sur la rue Saint-Gilles, derrière.

La légende de Pondichéry veut qu’à une époque très reculée, à cet emplacement précis, le sage mythique Agastya ait établi son ashram lors de sa mission d’hindouisation du Sud de l’Inde. C’était là qu’Aurobindo avait vécu ses derniers jours après avoir séjourné quelque temps rue Aurobindo en arrivant de son Bengale natal.

Le quartier principal de l’ashram s’étend du nord au sud de la rue Saint-Gilles jusqu’à la rue Rangapillai, et de l’est à l’ouest du quai de Gingy jusqu’à l’avenue Goubert. Il est constitué de différents départements : l’école, un garage, une parfumerie, la poste, la fameuse cantine, deux salles de sport, une librairie, une pâtisserie qui n’existe plus de nos jours… Enfin, un ensemble de bâtiments pour le bon fonctionnement de l’ashram. On peut les reconnaître facilement à leur couleur, gris et blanc, et ils sont tous plus ou moins identiques de par leur architecture coloniale.

Toutefois, quelques bâtiments se démarquent par leur couleur jaune ocre dans ce carré de gris. Ce sont les bâtiments officiels français comme le consulat, l’institut culturel français et le Foyer du Soldat, où se retrouvent les anciens combattants.

C’est justement le long du Foyer du Soldat que se trouve le temple de Ganesh où je travaille. Il fait l’angle de la rue Law de Lauriston et de la rue Manakulla Vinayagar9. C’est là que se trouve l’entrée principale. De toute façon, il n’y en a qu’une seule, car ce temple a une architecture bizarre.

Avant l’arrivée des Français et des missionnaires, le temple devait se trouver près d’une mare entourée de sable, d’où son nom : Manal Kulam. Il y a plus de 300 ans, Thollakadu Siddhar, un ascète hindou, rentra en Jiva Samadhi10 à l’endroit où le temple fut érigé. Les Français, qui arrivèrent en 1673, obtinrent la permission de construire un fort et des habitations aux alentours du temple. Plusieurs fois, le temple a failli être fermé et détruit. Dès 1699, les Jésuites s’indignèrent auprès du Conseil de Pondichéry de la présence des temples et demandèrent leur destruction. Pour des raisons d’intérêts commerciaux, l’administration refusa. Le 15 août 1702 était un jour de fête religieuse pour les catholiques ainsi que pour les hindous. Devant la persévérance des jésuites, le gouverneur François Martin interdit toutes cérémonies et manifestations publiques, puis se fit remettre les clés des pagodes. Le lendemain, pour afficher leur mécontentement, les habitants et quelques corps de métiers, surtout les tisserands, maçons et terrassiers, qui étaient directement impliqués dans les marchés à l’exportation et la construction du fort, se dirigèrent vers la Porte de Madras et voulurent s’exiler hors de l’enclave française de Pondichéry. François Martin se précipita devant les habitants et leur promit de ne plus interdire leurs coutumes religieuses. Les habitants rebroussèrent chemin et reprirent leurs activités. Les jésuites et missionnaires, dans un premier temps, cédèrent à la pression des habitants et du gouverneur, mais ils revinrent plus tard pour saccager le temple et battre le prêtre qui y officiait. Ce ne fut pas pour autant que les fidèles abandonnèrent leur ferveur pour leur dieu favori…

À l’origine, la divinité s’appelait Bhuvaneshar Ganesh, faisant référence à l’une des 16 formes du dieu Ganesha, et du fait que le visage de l’idole soit tourné vers l’est, faisant face à la côte du golfe du Bengale. Mais sa présence paisible allait être perturbée par la famille Montbrun qui s’était installée à Pondichéry dès le 19e siècle. Illustre famille originaire de la Principauté de Monaco ; Armand et Lucien Gallois Montbrun furent maires de la ville, que ses domestiques et la population de manière générale appelaient Bambaram Durai11, ne pouvant prononcer « Montbrun ». Armand fut maire de 1884 à 1893 tandis que Lucien occupa le même poste de 1931 à 1934.

Bambaram Durai, on ne sait lequel ; probablement le premier, d’après les dires des domestiques, ne pouvait supporter qu’un dieu païen se trouve à proximité de sa belle maison coloniale. Le templotin en effet se trouvait à côté de sa magnifique villa dont le mur droit était contigu à celui du temple. Excédé par le bruit des pèlerins et les odeurs d’encens et de camphre, il demanda à plusieurs reprises à ses domestiques d’aller jeter la statue à la mer. Mais chaque fois qu’on le jetait dans l’océan, Ganesh revenait, imperturbable, s’installait sur son petit socle et attendait qu’on le jette de nouveau.

Les domestiques, malgré leur zèle de frais convertis au catholicisme, ne voulaient pas s’attirer la malédiction de Ganesh. Certains même le vénéraient en secret ; en particulier, un des domestiques qui venait de Coimbatore : le jardinier. Or, c’était lui qui avait la charge d’aller jeter la statue dans la mer. Donc, ce domestique appelé Tanniglass12, mais Stanislas de son vrai nom, avait subi le même sort que Montbrun. Chaque fois, il partait, la statue sous le bras, la jetait et revenait les mains vides. Ensuite, la nuit, il allait la chercher et la remettait en place. Le lendemain, lorsque Bambaram Durai, furieux, constatait que Ganesh était encore là, Tanniglass se roulait par terre, pleurait, implorait son seigneur de le punir s’il mentait, jurait par tous les dieux (de toute façon, il n’en avait plus qu’un seul depuis sa conversion) que cela ne pouvait être qu’un miracle. Exaspéré, Bambaram Durai ne savait que faire face à cette situation. Il ne savait plus s’il fallait faire confiance à Tanniglass, si persuasif, ou s’il fallait le chasser à coups de pied bien placés, non seulement pour lui avoir désobéi, mais aussi pour l’avoir pris pour un idiot.

On ne sut jamais quel avait été l’état d’esprit de Bambaram Durai quand il prit la décision d’abandonner entièrement l’idée de se débarrasser de la statue. Était-ce l’absence de toute pensée rationnelle due à la chaleur tropicale ou tout ce mysticisme hindou auquel il ne comprenait rien ? À moins que ce ne soit, tout simplement, le bon sens pour éviter une autre révolte de la population locale. Car le supposé miracle était déjà populaire parmi les Tamouls de l’autre côté du canal.13

Or, un nouvel exode était tout simplement impossible : il aurait porté un coup fatal à toutes les activités de la ville, et surtout à la Compagnie des Indes.

Toujours est-il que Bambaram Durai décida de laisser Ganesh tranquille. Et bien plus tard, à l’achat de la villa par l’ashram, la mère fit don d’une partie de la villa au temple. Pied de nez à l’histoire, car c’est devenu le temple le plus populaire de la ville.

Avec la proximité de l’ashram, le week-end, les deux lieux sacrés sont très visités. Tout récemment, c’est même devenu le site religieux le plus fréquenté, aussi bien par la population locale que par les touristes. Alors, naturellement, des marchands s’y sont installés. Je me souviens encore, à l’époque de mes débuts au temple, il n’y avait qu’une seule boutique en face de l’entrée qui vendait le nécessaire pour les pujas14 : quelques noix de coco, des bananes, du camphre et des bâtons d’encens. Un peu plus loin, vers l’ashram, une dame vendait des nénuphars pour orner le tombeau du Sri Aurobindo, la fleur préférée des ashramites, car elle est aussi satvique que leur repas : sans odeur forte, mais belle. Les temples hindous préfèrent le jasmin et d’autres fleurs fortement odorantes.

Mais depuis cette soudaine popularité, d’autres marchands qui vendent un peu de tout se sont installés. Bien sûr, pour le principal, ce sont des articles religieux, mais il y a aussi des souvenirs destinés aux touristes. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de voir se côtoyer des photos de Ganesh, de Sri Aurobindo et de la mère, tout un bric-à-brac dans un bazar de coquillages, des chapelets de rudraksha15 et de santal, de lingams et d’autres figures religieuses. Quelquefois, en regardant bien, on peut même trouver des choses qui n’ont rien à voir avec le sacré. Qu’est-ce que les portraits de Rajinikanth16 et de Gandhi font là, au milieu de la famille de Shiva ? Moi, Lakshmi l’éléphante, je ne saurais le dire, mais cela paraît tout à fait normal.

Tout ce monde de marchands, établis ou ambulants, de chauffeurs d’auto rickshaws, de mendiants, avec l’éléphant qui bénit, le chien gourou à trois pattes… forme exactement ce que le touriste étranger recherche : le folklore. Le religieux qui côtoie l’absurde, l’absurde qui côtoie le non-sens, le non-sens qui côtoie la réalité et la réalité qui côtoie la vérité, car tout ceci est vérité, visible, palpable. Des habitants qui s’exilent hors de l’enclave française pour défendre leur dieu ; une statue de Ganesh, jetée à maintes reprises dans la mer, mais revenant à chaque fois ; l’esprit rationnel d’un Bambaram Durai faisant confiance à un Tanniglass, qui avait peur de ses anciens dieux malgré sa croix autour du cou ; un temple hindou faisant son apparition dans la partie la plus européenne de la ville ; une éléphante mendiante qui s’ennuie et un chien faux gourou fainéant. Tout ceci ne peut relever que de l’absurde.

À force de penser à l’histoire de Tripod Dog Baba et de ce temple, j’ai totalement oublié la question que je me posais au début. N’ayant toujours pas obtenu de réponse de ce pseudo-chien gourou, mes pensées se tournent vers moi-même, Lakshmi.

Pourquoi suis-je là ? Encore ce pourquoi… Pourquoi moi et non quelqu’un d’autre ? Par quelle fatalité, quels enchaînements de circonstances, suis-je arrivée là ? Si ma vie n’avait pas été aussi mouvementée, j’aurais pu être ailleurs. Et pourquoi ce temple ? Pourquoi dois-je passer mon temps à rester là, debout, à poser pour les touristes, à bénir des pèlerins, des enfants effrayés, en pleurs dès que je pose ma trompe sur leur tête ? Et pourquoi ces gens se font-ils bénir par un éléphant dans un temple de Ganesh ? J’aimerais bien les voir aller se faire bénir par un tigre dans un temple d’Ayappa, ou par un lion dans un temple de Kali, ou encore par un singe dans un temple d’Hanuman. Ils en sortiraient avec des coups de griffes et des morsures.

Qui a eu l’idée de ce rituel stupide qui n’a aucun sens ? C’est comme ces superstitieux qui viennent acheter les poils de ma queue pour en faire des bracelets ou des bagues ; il paraît que cela porte bonheur. Il faut vraiment être écervelé pour penser, premièrement, que le bonheur peut s’acheter et, deuxièmement, qu’il peut se trouver dans mon système pileux. Vous me voyez, moi, vous arracher les poils de la tête pour me constituer un bracelet ? Vous me voyez, moi, vous attacher à un arbre pour bénir tous les animaux de la forêt ? Qu’est-ce qui pousse l’être humain à ce stade de la bêtise ? Qu’est-ce qui le conduit à nous désanimaliser, nous, pour nous rendre plus proches de lui ?

Et pour me rendre encore plus ridicule, ce crétin de Tokuram, mon cornac, m’a fait faire un kolusu17, pour ma cheville avant gauche, qui est devenu un objet de curiosité pour les habitants. Je les entends parler à mon passage : « Oh, regarde comme Lakshmi est belle avec son kolusu ! Regarde comment elle est maquillée aujourd’hui ! » C’est moi qui gagne l’argent et c’est cet idiot de Tokuram qui le dépense pour me rendre encore plus ridicule.

Eh oui, je suis payée à faire la potiche. Non, je suis plutôt une mendiante : à chaque bénédiction, les gens glissent dans ma trompe leur argent sale que je dois remettre à Tokuram. Je pose pour les photos souvenirs des touristes. Du coup, je me retrouve parmi les clichés de conducteurs de rickshaw endormis, les pieds dépassant la banquette et qui pendent en-dehors du véhicule avec des orteils qui n’ont jamais connu de coupe-ongles. Ici, une photo de la vache prétendument sacrée. Oui, prétendument, car une vache sacrée ne mange pas dans les poubelles. Cela déambule en plein milieu de la rue avec son air de supériorité, en mâchant je ne sais quel sachet plastique. Là, une autre photo : cinquante enfants entassés dans un auto rickshaw qui s’apprêtent à partir pour l’école. Je dis bien s’apprêtent, car il n’est pas sûr qu’ils y arrivent. Et bien sûr, l’incontournable statue de Gandhi, lequel, dirait-on, vient tout juste de sortir d’une séance de gym avec ses rangées d’abdominaux à faire pâlir n’importe quel mannequin de Tantex.

Pensant à toutes ces choses, je sens la colère et la frustration monter en moi. Tripod Dog Baba s’est rendormi. Je le vois couché. Son flanc gonfle et dégonfle au rythme de sa respiration. C’est tout ce qu’il a à faire : attendre que son disciple vienne, lui serve à manger et emporte les restes avant de se remettre à dormir. Tandis que moi, je suis là à bénir mon énième pèlerin, j’ai mal aux pattes, j’ai faim, je suis fatiguée, j’ai envie de m’allonger et de ne rien faire. Ce qui me fait penser que ma vie est pire que celle d’un chien.

2

— Si tu continues comme ça, Lakshmi, tu finiras comme éléphant de cirque ! C’est ça que tu veux ? Vivre parmi les clowns, comme une nomade sans attaches, vivre sous un chapiteau et faire le pitre sur un tabouret, où tu dois te tenir sur une patte ?

Chaque fois que je faisais des bêtises, ma mère répétait ce fameux mantra, car pour elle, être ou devenir un éléphant de temple requérait une certaine forme de discipline et de retenue, de bonne éducation. Elle voulait absolument me transmettre cette tradition familiale, ou du moins cette tradition de notre caste. Oui, hélas, nous aussi avons notre système de castes. Personne n’y échappe. Fléau pour certains, ordre cosmique pour d’autres, ainsi est faite notre société, mais je ne suis pas là pour remettre en question ce système.

Notre structure sociale est exactement comme celle des hommes. Tout en haut de la hiérarchie, les Gajahramanes dont je suis issue, nous tenons notre rôle dans les temples, processions et cérémonies religieuses. Nous sommes le savoir et la sagesse. Lorsque Vyasa voulut composer le Mahabharata, c’est à nous qu’il fit appel. Viennent ensuite les Gajatryas, qui sont les éléphants guerriers. Ils se vantent encore d’avoir mis en déroute le Grand Alexandre. Depuis que les guerres ont cessé en Inde, ils sont utilisés pour les parades militaires et beaucoup se sont reconvertis comme joueurs de polo. Après, les Gajasyas représentent l’économie et le travail. Ils sont divisés en plusieurs sous-castes ; il en y a qui travaillent dans le tourisme, à transporter les gens sur leur dos pour la visite des palais, certains dans les parcs nationaux. Viennent ensuite les Gajasudras qui travaillent dans les forêts, à déboiser, dans les scieries, à transporter d’énormes troncs d’arbres, un travail d’esclave ; certains sont exposés au zoo,18 d’autres sont dans les cirques ; et c’est ce qui m’attend, si je continue comme cela. En bas de l’échelle, on trouve les Gajavasis, des sauvages qui vivent dans la forêt, qui passent leur temps à se battre entre eux et à saccager le travail des fermiers. Mais nous n’avons pas la mesquinerie, comme l’être humain, d’instituer une caste des parias.

Il y a très peu d’animaux en Inde qui peuvent se vanter de vivre comme les humains, avec une structure sociale proche de celle de l’homme qui se considère comme l’être le plus évolué de l’univers, ce qui reste à prouver. Si nous avons ce privilège, c’est parce que l’on considère que nous sommes dotés d’une intelligence particulière. D’ailleurs, c’est Ganesh qui a été fait à notre image et non l’inverse.

Mais je suis là pour parler de moi. Donc, ma mère, Meenakshi, travaillait au très ancien temple de Janardana Swami de Varkala, haut lieu du vaishnavisme, vieux de deux mille ans. Pour ceux qui connaissent Varkala, ce paisible village en bordure de mer était encore jusqu’à très récemment un endroit idyllique, connu pour ses écoles ayurvédiques et ses eaux sacrées qui vous lavent du péché.

Au nord du village, en longeant les falaises, on pouvait atteindre le lac Kapili avec ses backwaters19 qui se joignent à la mer et que nous appelions Sangamam. Nous partagions cet endroit avec les Gajavasis qui venaient aussi s’y baigner. C’est là que j’ai rencontré pour la première fois ces êtres bruyants, indisciplinés, querelleurs. Ce qui m’a frappé le plus, c’était ce sentiment de liberté. Même si je n’avais pas encore la notion d’emprisonnement ou de liberté, quelque chose en eux m’attirait. C’était peut-être leur légèreté, leur insouciance ou, peut-être même, leur sauvagerie. Alors que nous, éléphants de temple, étions beaucoup plus discrets, retenus dans nos gestes.

C’était le moment le plus agréable de la journée, car nous pouvions nous baigner à notre aise, nous asperger d’eau à volonté, nous rouler dans le sable, nous frotter aux arbres, enfin nous laver comme de vrais éléphants. C’était notre récréation à nous. Mais il nous était formellement interdit de nous mélanger aux Gajavasis. De toute façon, une bonne distance nous séparait d’eux, mais nous pouvions les voir, les entendre et aussi les sentir. J’adorais leurs barrissements, mais quand je me mettais à les imiter, ma mère me grondait : « Chut, tais-toi, arrête de barrir comme un sauvage ! ».

Le temple de Janardana était très fréquenté. Son festival était connu dans tout le Kerala, ce qui donnait un certain statut à ma mère. Car notre statut se mesure à la notoriété du temple auquel nous sommes attachés. Donc il était tout à fait normal que ma mère souhaite que je prenne la relève, et elle faisait tout pour que je suive une éducation d’éléphant de temple. Mais ma tête était ailleurs ; je voulais devenir n’importe quoi, mais pas suivre la trace de ma mère.

Devenir éléphant de temple n’est pas chose facile. Ce sont des années d’apprentissage et d’entraînement, à rester debout pendant des heures. Donner des ashirvads20 par-ci par-là. S’habituer aux festivals, avec les bruits, les odeurs et ces milliers de gens qui se bousculent. Se familiariser avec les feux d’artifice, les musiciens avec leurs tambours et trompettes qui jouent juste à côté de vos oreilles, et tout ceci dans un vacarme assourdissant. Il n’est pas étonnant que de temps à autre nous devenions violents et perdions le contrôle. Toute cette phase d’apprentissage est destinée à acquérir une bonne maîtrise de soi, apprendre à ne pas perdre la tête et, bien sûr, à garder une bonne tenue. Vous ne pouvez pas vous amuser à passer votre temps à manger, à faire vos besoins devant tout le monde. Un éléphant de temple doit refléter une certaine religiosité. Il doit inspirer le respect et pour peu que vous soyez affecté à un temple de Ganesh, le travail est encore plus délicat, car vous représentez le dieu lui-même.

Mon apprentissage commença très tôt. Chacko Chattan, le cornac de ma mère, était quelqu’un de très rigoureux et sévère, mais il existait entre eux une belle complicité, presque une histoire d’amour. Je ne l’ai jamais vu se mettre en colère contre ma mère, jamais vu la battre ni la piquer avec son cheru kol21. Il faut dire aussi que ma mère était la docilité personnifiée. Comme moi, elle était née en captivité. Elle était d’une nature douce. De plus, elle était très belle : de taille moyenne, avec une belle couleur qui virait plus au gris qu’au noir et non pas cette couleur rougeâtre qu’ont les Gajavasis à cause de leurs fréquents bains de boue. Si, par quelque coïncidence, elle avait eu cette couleur rougeâtre, on l’aurait traitée de sauvage et aucun mâle Gajahramane n’aurait voulu d’elle comme partenaire. Ma mère avait des yeux magnifiques, rieurs, dotés d’une certaine malice, en forme de poisson. D’où son nom : Meenakshi, comme la déesse de Madurai.

Lorsque Chacko Chattan la maquillait, on voyait bien qu’il prenait soin de ma mère. Il l’emmenait d’abord à Sangamam et lui laissait la liberté de se laver elle-même. Elle prenait son temps. C’est qu’elle était coquette, ma mère ! Pendant ce temps, il l’attendait avec patience, en fumant son beedi22. Une fois son bain fini, ma mère s’aspergeait d’eau et se laissait frotter par Chacko Chattan, en poussant des petits barrissements de plaisir. Pas le barrissement rustre des Gajavasis. De retour au temple, Chacko Chattan faisait en sorte de mettre en valeur ses beaux yeux avec du khôl de bonne qualité, pas le genre qui dégouline et vous laisse des traces en descendant le long de votre trompe.

Chacko Chattan était un bon maquilleur et choisissait les plus beaux motifs. Il avait d’ailleurs un manuel, une sorte de petit livre qu’il consultait pendant des heures. La beauté et l’élégance de l’éléphant étant aussi le reflet du cornac, il se devait d’avoir un bel éléphant. Il en prenait donc très grand soin.

Ma mère et Chacko Chattan avaient quasiment le même âge ; ils avaient grandi ensemble. Le père de celui-ci avait été le cornac de ma grand-mère et, à la naissance de ma mère, tout naturellement, il l’avait donnée à son fils pour qu’il s’en occupe. Ma mère a été formée au gouroukoulam23 de Kanjirappali, dans le district de Kottayam. Elle me parlait avec nostalgie de cette période insouciante où elle se baladait dans les plantations d’arbres de résineux et où elle avait appris à devenir une éléphante de temple. Elle me disait aussi que, même si l’apprentissage avait été dur (des journées entières à rester debout sur un tout petit périmètre, à contrôler ses besoins, avec une nourriture restreinte), elle avait adoré ces longues balades avec les autres Gajahramanes qui étaient là dans le même but qu’elle. Elle avait aussi aimé faire connaissance avec ceux qui allaient partager son destin. Destin auquel il était difficile d’échapper. Elle me disait que cela avait été la période la plus joyeuse qu’elle eût connue.

Il était tout à fait normal que Chacko Chattan décidât de m’envoyer au gouroukoulam. Mais depuis que ma mère était devenue éléphante du temple de Janardana, son statut étant meilleur, il n’était pas conseillé que je fréquente le même qu’elle. Il avait donc décidé de m’envoyer au gouroukoulam de Masinagudi, dans la forêt de Bandipur. C’est la crème de la crème des gouroukoulams, le plus prestigieux. Celui qui forme l’élite des Gajahramanes. Il est fréquenté uniquement par les enfants des éléphants de grands temples et est réputé pour être un des meilleurs du Sud de l’Inde par la qualité de son éducation et de son environnement, partagé avec d’autres créatures de la forêt. De temps à autre, ce gouroukoulam accueille aussi des Gajatryas et quelques Gajasyas, mais ceux-ci sont vraiment très privilégiés. Soit ils appartiennent à de grands rajas, soit ce sont des Gajasyas enfants de stars de cinéma. Quelquefois, ils sont prêts à monter d’un degré dans le système de castes.

Les éléphants stars de cinéma de la caste de Gajasyas sont parmi les éléphants les plus respectés et admirés. Nous sommes émerveillés devant ces chanceux. Gajahramanes ou Gajatryas, tous aspirent à se retrouver un jour dans un film ; même si nos castes l’interdisent.

Il était tout à fait naturel que, pendant mes rêveries, je me voie sélectionnée pour jouer dans des films avec les plus grandes stars indiennes.

J’attendais mon départ avec impatience, je trouvais cela très excitant. Il faut dire que je commençais sérieusement à m’ennuyer à Varkala, où il n’y avait rien à faire. À part nos bains dans les backwaters, rien de spécial. Je passais mes journées entre les jambes de ma mère, jusqu’à son départ au travail. Une fois qu’elle était partie, je restais seule dans la cour du temple à regarder les sculptures, jouer avec les écureuils, chasser les corbeaux et rêver. Car j’étais une grande rêveuse !

Il m’arrivait de m’enfuir par l’arrière du temple pour aller rêver tranquillement sur les falaises, ces magnifiques falaises qui surplombent cette belle mer. C’était là que mes pensées prenaient de l’essor, comme un oiseau. Dès que je m’installais au bord de la falaise et scrutais l’horizon, je me mettais à rêver que je devenais une star de cinéma ou une joueuse de polo. Je me voyais descendre ces hautes falaises et traverser la mer. Je me disais que, de l’autre côté, la vie devrait être plus excitante, qu’autre chose m’attendait, que je deviendrais autre chose qu’une éléphante de temple. C’était quelque chose d’indescriptible qui était en moi, une petite voix qui me disait que je n’aurais pas la même vie que ma mère. Qu’il fallait que je change le cours de ce destin qu’une main scélérate avait dessiné. Mais comment faire ? Par où commencer ? Fuir ? D’accord, mais où ? Je ne connaissais rien, je ne connaissais personne. Aussi gentils que soient ma mère et Chacko Chattan, aussi sécurisante que pouvait et pourrait être ma vie d’éléphante de temple, je me sentais triste. Emprisonnée dans ce village, aussi beau soit-il. Je voulais voir le monde, le découvrir par moi-même et non à travers l’œil de ma mère. De toute façon, que connaissait-elle ? À part sa plantation de Kanjirappali et son temple de Varkala, elle ne connaissait rien d’autre, la pauvre. Son destin s’était arrêté là, comme devant une impasse, devant un mur invisible, devant ces falaises. Comme si la même main scélérate qui allait écrire mon destin s’était arrêtée là, prise d’une crampe, refusant d’aller plus loin par manque d’inspiration, peut-être juste par fainéantise ou même par simple méchanceté.

Je sentais ma mère soucieuse et paniquée tout à la fois chaque fois que je lui parlais de liberté et que je lui demandais si elle était heureuse. Il m’était arrivé de la surprendre en train de verser des larmes en me voyant jouer sans me soucier du lendemain ni de mon avenir. Je savais ce qu’elle pensait. Je savais qu’elle ne voulait pas que je subisse le même sort qu’elle. Elle aurait bien voulu que je devienne autre chose, mais que faire ? Quand vous êtes né dans ce système, quelle est l’échappatoire ?

Lorsqu’elle était dans cet état de tristesse, je me blottissais contre elle ; j’avais moi aussi envie de pleurer. Alors, elle me prenait dans sa trompe, me berçait jusqu’à ce que je m’endorme. Et je sentais son regard maternel peser sur moi. Ce regard doux et chaleureux dont seules les mères ont le secret.

Autant j’aimais ma mère, autant j’avais conscience que tout cela allait avoir une fin, qu’une séparation était imminente. Que la vie n’était pas que bonheur et qu’il fallait tôt ou tard affronter sa violente réalité. Toutes nos attaches à des personnes, à des endroits, doivent un jour se défaire. Nous devons partir, voguer, affronter le calme ou la tempête et trouver notre propre port. Donc le plus tôt serait le mieux, avant que je ne sombre dans cette vie facile et dans cette torpeur sentimentale.

En même temps, je me refusais à une quelconque fatalité. C’était trop bête ; la vie ne pouvait pas se résumer à ce genre de dilemme. Je ne pouvais pas et ne voulais pas finir dans un temple, entre quatre murs, à bénir des gens et à écouter des mantras à longueur de journée. Non, il fallait absolument que j’échappe à mon destin. Je n’avais pas peur de l’ostracisme, je n’avais pas peur de ne plus appartenir à cette caste. De toute façon, je n’ai jamais adhéré à ce genre de système ; je n’ai jamais cru à un système qui vous emprisonne dans un seul mode de vie, où il n’y aurait pas d’échappatoire, qui vous interdise et qui vous oblige.

Ce système, aussi ancestral fût-il, ne correspondait pas à l’idée que je me faisais de la vie. Pour moi, la vie était synonyme de liberté. En même temps, je n’étais pas naïve : j’avais bien constaté que la vie était faite de concessions, de sacrifices, voire de souffrances. Mais tout cela, c’était à moi de le choisir si je le voulais. Personne ne devait me l’imposer. L’idée même qu’on nous impose une certaine forme de vie, un chemin déjà tracé, me révoltait.