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Immersion dans cette région d'Inde, ancienne colonie française : Pondichéry.
Ce livre est le récit du destin tragique d'âmes errantes qui échouent sur le thinnai d'une petite maison de Pondichéry à la recherche d'un moment de répit dans leurs vies tourmentées. Sur ce thinnai, l'Histoire et les histoires se mêlent : des marins bretons font naufrage aux Maldives, des coolies partent vers les Antilles vivre des destins brisés, des enfants malheureux sont jetés dans des rues sordides de Bombay, et Gilbert Tata erre, muni d'une pierre précieuse funeste et mystérieuse.
Découvrez ce roman qui vous emmènera en Inde, sur les traces de destins tourmentés et tragiques.
EXTRAIT
Assis sur le banc de cette échoppe, dans cette rue malsaine, Jean-Pierre Nagalingam raconta l’histoire de sa famille jadis riche qui tomba dans des abysses infâmes où trahison, abandon, mensonges et déchéance devinrent un marécage duquel Jean-Pierre Nagalingam et Chandramukhi essayaient de s’extirper. Elle l’écouta sans l’interrompre, abasourdie par tant de malheurs. Ses larmes silencieuses qui tombaient comme des gouttes de pluie sur son sari se transformèrent en un déluge lorsqu’il arriva au passage de ce fameux soir de Deewali. La fille ne pouvait plus contenir ses larmes lorsqu’il évoqua la découverte du daawani.
— Arrête. Je n’en peux plus ! lui dit-elle entre deux sanglots. Son visage baigné par les larmes était meurtri par la tristesse. Elle agrippa ses mains et les garda dans les siennes. Jean-Pierre Nagalingam regarda l’horloge de l’échoppe de thé. Il était dix heures moins le quart ; le moment fatidique approchait. Le cœur soulagé, il fit ses adieux à la fille.
CE QU'EN PENSE LA CRITIQUE
"
Le Thinnai" offre une magnifique lecture à la découverte d'une ville dans ses profondeurs, loin de la carte postale. -
Atasi, Babelio
À PROPOS DE L'AUTEUR
Ari Gautier nous amène à Pondichéry où il nous avait entraîné une première fois avec
Carnet secret de Lakshmi. Ici, ses personnages réalistes vont côtoyer les grands qui ont modelé l'Inde.
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Seitenzahl: 523
Veröffentlichungsjahr: 2018
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Ari Gautier
Le Thinnai
Roman
Du même auteur
Carnet secret de Lakshmi, Éditions du Lys Bleu, 2017
© Lys Bleu Éditions – Ari Gautier
ISBN : 978-23-787-7228-4
Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
À mon père qui m’a révélé les secrets des mots,
À mon frère Madi qui a abreuvé mon enfance de ses histoires.
Prologue
Pris dans le piège du passé, le temps emprisonné dans une immense toile d’araignée se débattait furieusement pour se libérer des griffes méphistophéliques de l’oubli. Des souvenirs lourds et impérissables pendaient misérablement de ces fils fragiles qui ressemblaient à des guirlandes fanées d’une fête autrefois abandonnée. L’ombre du passé tapie derrière la porte muette cherchait désespérément à sortir de son exil lointain. La maison jadis grande ressemblait à une misérable hutte à côté de ces nouveaux bâtiments gris qui s’élevaient comme des géants malfaisants. Le vieil arbre Naga étalait ses vieilles branches sèches tel un vieillard frêle qui étendrait ses vieux bras noueux vers l’éternité. Ses feuilles jaunes malades rongées par des chenilles jonchaient le toit sec. Un corbeau funeste se balançait sur le fil électrique et poussait des croassements impétueux ; il s’envola bruyamment à mon arrivée. Des ombres furtives qui passaient me jetaient des regards inquisiteurs dans la rue presque déserte qui paraissait inhospitalière.
— Joue-nous Sappani ! La voix désagréable d’Émile Tête de Kozhukattai claqua comme un coup de fouet ; elle s’adressait à Trois Bourses Six Visages qui parut soulagé de ma présence. Ce dernier s’arrêta brusquement alors qu’il s’apprêtait à jouer le rôle de Kamal Hassan, le héros boiteux de 16 Vayadinilai. Il s’approcha de moi en boitillant ; dans la pénombre, son visage souriant apparaissait et disparaissait sous le réverbère défectueux qui clignotait.
— Ces jeunes ne respectent personne. Regarde ce que je suis forcé de jouer : Sappani ! Moi qui incarnais jadis le grand MGR ; j’en suis réduit à jouer maintenant Sappani le boiteux.
Trois Bourses Six Visages sautillait joyeusement autour de moi. Il avait l’air grotesque et n’avait pas beaucoup changé. Malgré son âge avancé, il portait encore le même short troué ; une chemise devenue trop petite moulait son corps d’adulte comme une camisole de force. Ses longs cheveux sales coupés en Step Cutting tombaient sur ses épaules larges qu’il caressait avec une certaine coquetterie. Frappé par un châtiment obscur, son visage conservait pour l’éternité ce sourire inepte. Une soudaine mélancolie s’empara de moi. J’eus à peine le temps de me détourner de lui pour regarder la maison, que Trois Bourses Six Visages commença sa litanie.
— Tu as vu la maison ? Tu as vu comment le quartier a changé ? On est envahis par tous ces ashramites. C’est malheureux, tout le monde est parti : Pascal Queue de Cochon, la famille d’Asamandi Baiyacaca Sonal, Un Œil et demi Joseph, Pattakka, la famille de Selvanadin, Karika Bhai... Tous ! Il ne reste plus que moi parmi les anciens ! Depuis que ton père nous a quittés, votre maison est devenue une ruine. Tel un glorieux guerrier solitaire invaincu sur un champ de bataille désert, Trois Bourses Six Visages exprimait sa désolation avec une certaine fierté comme s’il était le seul survivant d’une terrible catastrophe.
Je laissai balayer mon regard sur le quartier où j’avais passé mon enfance en l’écoutant distraitement. Malgré l’austère maison grise qui s’élevait à la place de l’ancienne hutte de Pattakka, le souvenir des odeurs du Kavapu, du Poritchundai et des Badjis me ramena à un passé lointain que ma mémoire avait capricieusement oublié. Je fermai les yeux afin d’essayer de rassembler les réminiscences de ce passé évaporé. Le visage furtif et souriant de Pattakka qui s’était effacé à jamais du coin de la rue apparut comme un mirage dans ma mémoire fanée. À ma gauche, la boutique de Karika Bhai et l’allée de la maison de la Veuve Meurtrière avaient disparu ; un propriétaire indubitablement atteint d’un daltonisme aigu avait construit une maison tellement hideuse que le maître d’œuvre s’était tué de désespoir. Plus loin, le panneau des illustres figures communistes pendait cruellement devant le bureau abandonné de Manickam Annan. Seule la hutte de Velankanni rappelait inexorablement cette époque révolue. Le terrain de jeux avec sa cocoteraie avait disparu pour faire place à un hangar hideux construit par la Municipalité dont tout le monde ignorait l’utilité. Ramu avait fermé sa boutique pour aller ouvrir une buvette aux alentours de la Mairie, laissant son beau-frère avec son atelier désuet. À l’ère des motos, plus personne ne venait réparer des vélos. Mais le malheureux qui ne savait faire rien d’autre était condamné à finir sa vie entouré de vieilles chambres à air dégonflées, de pédales sans roues, de dynamos privées de lumières et de chaînes rouillées suspendues pitoyablement sous un toit prêt à s’effondrer.
— Qu’est-ce que tu as changé ! Tu es devenu blanc comme un Vellakaran ! Tu sens bon ; tu sens la France ! Cela fait combien de temps que tu es parti ; 2 ans, 3 ans ? Tu es là pour combien de temps ? Trois Bourses Six Visages me criblait de questions et tournait autour de moi en caressant avec envie ma Ind-Suzuki.
— Je peux faire un tour ? Sa question m’agaça.
— Tu sais conduire ? Je lui répondis de manière abrupte. Après tant d’années, il avait toujours le don de m’exaspérer.
— Non, mais tu vas m’apprendre. Son éternel air puéril m’attrista. Je m’aperçus que malgré le changement, il y a certaines choses qui restent figées dans l’immensité temporelle. Soudain, Trois Bourses Six Visages venait de me prouver que le passé n’est pas ce qui n’est plus, mais qu’il peut vivre à travers le présent. Le jeune homme était le témoin vivant que le passé n’est que la création de la mémoire. Si la maison de Pattakka existait encore ; si les gens du quartier étaient toujours là, et si ma maison était encore occupée, le passé ne serait qu’une rêverie… Le temps a dû oublier Trois Bourses Six Visages. Il était le seul qui me confortait dans mon désir égoïste qui aspirait à l’immuabilité de mon adolescence que j’avais abandonnée. Tandis que j’avais grandi, mûri et voyagé à travers monts et océans ; à mon retour, je m’attendais à retrouver les mêmes vieilles huttes, les mêmes miséreux qui déambuleraient dans le quartier avec leurs souvenirs figés sur leurs visages meurtris.
— Qui habite ici ? Je lui posai la question en regardant le thinnai sans vraiment m’y intéresser, par peur de tomber dans des élucubrations philosophiques. À défaut de conduire la moto, Trois Bourses Six Visages la prit de mes mains et la poussa vers la maison. Il jeta un regard dédaigneux vers la bande d’Émile Tête de Kozhukattai.
Suspendue au toit délabré par une corde en fibres de cocotier, une vieille lampe-tempête à pétrole se balançait légèrement, menaçant de tomber à tout moment. La lueur qui oscillait se projetait sur des sacs en toile accrochés au mur et sur des livres soigneusement rangés sur une minuscule étagère. De la vaisselle en aluminium était parfaitement alignée selon sa taille ; un gobelet en plastique accroché au mur à l’aide d’un clou recroquevillé contenait des couverts en argent. Une planche de lecture adossée au mur m’interpella. La personne qui occupait le thinnai devait être méticuleuse et cultivée. Mais un détail me frappa. Les couverts… Qui pourrait utiliser des cuillères et fourchettes dans cette partie de la ville ; surtout sur notre thinnai ? La vue de ces objets me ramena à Gilbert Tata.
— Gilbert Tata est toujours… Ma question resta en suspens, car je venais de me rendre compte qu’il avait quitté le quartier bien longtemps avant mon départ.
— Tu te souviens encore de Gilbert Tata ? Trois Bourses Six Visages m’interrogea avec une fausse admiration. Je connaissais ce type de flatterie qui consistait à louanger la mémoire de ceux qui revenaient après une longue absence. C’était une manière perfide de leur rappeler qu’ils n’avaient pas oublié le passé.
Je sortis mon paquet de cigarettes et m’assis sur le petit thinnai qui maintenant me paraissait minuscule. En dépit de la pénombre, je me mis à observer ses moindres recoins sans daigner répondre à Trois Bourses Six Visages qui s’était installé sur la moto et faisait semblant de la conduire. Au mépris du temps, le thinnai avait réussi à garder le mystère de la temporalité. Des souvenirs poussiéreux emprisonnés dans les crevasses du mur du vieux thinnai s’échappèrent comme des sylphes soulagés d’une liberté longtemps rêvée.
Gilbert Tata arriva le jour de la Fête du Roi. Nul ne se souvenait pourquoi la ville célébrait la prise de la Bastille sous le nom d’une fête longtemps oubliée qui est la Fête de Saint Louis commémorée depuis le XVIIIe siècle le 25 août. Malgré cette anomalie anachronique, Pondichéry aimait s’adonner à cette liesse populaire dans une naïveté drapeautique. Cette journée restera gravée à jamais dans ma mémoire à cause de tous les évènements qui s’étaient déroulés ce jour-là.
Très tôt ce matin, Lourdes, notre domestique créole perdit sa virginité sous l’arbre centenaire Naga. Adossée derrière le minuscule temple qui se situait au pied de l’arbre, elle venait de succomber à l’opiniâtre Trois Bourses Six Visages qui rêvait de cette occasion depuis longtemps. Celui-ci fut surpris par mon oncle alors qu’il se trouvait encore sous la jupe retroussée de Lourdes. Le fautif se réfugia sur les hautes branches de l’arbre et ne sachant comment descendre, se prenait pour un macaque en sautant d’une branche à l’autre. Mon oncle furieux essayait de le déloger avec une grande perche en l’insultant de tous les noms et maudissant toute sa caste à aller forniquer avec les primates.
Dans une autre partie de la maison, mon père était en train de punir avec sa ceinture le père de Selvanadin qui était notre cuisinier du jour. Celui-ci venait de rater le civet de lapin qui était mon plat favori. En fait, il ne l’avait pas raté. Il avait tout simplement utilisé l’argent que mon père lui avait donné pour boire ; il avait tué le chat du voisin et lui faisait croire que c’était du lapin. Après l’avoir frappé, mon père l’avait attaché au pied du cocotier et le laissa rôtir sous le soleil à côté du poulet rôti qui était le plat préféré de mon frère.
De l’autre côté de la rue, Marie-Madeleine, notre voisine d’en face, était sur le point d’accoucher de l’enfant qu’elle portait depuis treize mois. Le bruit courait que l’enfant refusait tout simplement de sortir de ses entrailles pour une raison mystérieuse. Certains disaient que c’était une malédiction, tandis que d’autres accusaient l’éclipse solaire. Une certaine superstition circulait parmi la population qui croyait que toutes femmes enceintes devaient s’abstenir de tout travail physique durant l’éclipse solaire. Il leur était recommandé de ne vaquer à aucune tâche domestique. Et si par malheur la future mère enfreignait les consignes, l’enfant à naître aurait des traces de l’activité que celle-ci avait été occupée à faire.
Les gens du quartier étaient regroupés devant la maison de Marie-Madeleine pour assister à l’accouchement miraculeux de l’enfant de treize mois. La foule poussa un cri d’horreur lorsque celui fut déposé sur le drap sale. L’enfant venait de naître avec une tête grosse comme une pastèque. Non seulement la tête était d’une taille anormale, mais elle portait également des traces de doigts sur son crâne mou. Après ce moment de stupeur et d’horreur, la belle-mère de Marie-Madeleine penchée sur le drap sale se frappa la tête et la poitrine en criant : « Ayio, Tevudiya mundai ! Je t’avais bien dit de ne rien faire le jour de l’éclipse solaire. M’as-tu écoutée lorsque je t’ai interdit de toucher aux Kozhukattais ? Non. Tu t’es obstinée à confectionner ces putains de Kozhukattais pour ta salope de grand-mère qui n’a même plus de dents pour en manger. Regarde ce qui est arrivé maintenant. Non seulement tu viens de mettre au monde un enfant avec trois mois de retard, pour comble, il sort avec une tête qui ressemble à un Kozhukattai.Comment vais-je expliquer ça à mon fils ? » Ainsi naquit Émile Tête de Kozhukattai.
Tandis que la jeune maman s’évanouissait à la vue de l’enfant ; une bagarre éclata au bout de la rue. Le père de Bhuminadin, Pascal Queue de Cochon poursuivait Édouard Le Boiteux avec un couteau ensanglanté. Ce dernier, en essayant d’échapper à son assaillant, trébucha sur le corps inanimé d’Un Œil Et Demi Joseph, qui, saoul à son habitude, s’était effondré au milieu de la rue. Pascal Queue de Cochon agrippa Édouard Le Boiteux par sa jambe handicapée et le tirait vers sa hutte. Celui-ci s’accrocha à celle d’Un Œil Et Demi Joseph de peur d’être entraîné par Pascal Queue de Cochon qui le menaçait avec son couteau en lui criant : « Tevudiyamaganai, donne-moi l’argent des boudins ! Si tu ne les as pas vendus, au moins rends-moi les restes ; sans ça je te saigne comme un cochon ! » Bhuminadin vint au secours de son père. Le père et le fils étaient en train de traîner le boiteux et l’ivrogne vers leur hutte.
Les jours de grandes fêtes, Pascal Queue de Cochon, en dehors de son travail de cantonnier, préparait des boudins et les vendait dans les quartiers des alentours. Édouard Le Boiteux travaillait pour lui lorsqu’il avait de grosses commandes. Pourtant les deux hommes se haïssaient. Pascal Queue de Cochon accusait son employé de lui voler son argent ; tandis qu’Édouard le Boiteux l’incriminait de malhonnêteté. Toutefois soudés par un sort démoniaque, l’un ne pouvait se passer de l’autre. Malgré les protestations de sa femme, le père de Bhuminadin ne pouvait s’empêcher de faire appel à Édouard Le Boiteux lorsqu’il était submergé par son travail. Et à chaque fois, cela se terminait toujours de la même façon. Pascal Queue de Cochon pourchassait Édouard Le Boiteux dans les rues de Kurusukuppam avec son couteau et un torrent d’insultes ; ce dernier essayait de fuir, mais se faisait rattraper au bout de quelques mètres à cause de sa jambe infirme. Le plus drôle était que tout cela se terminait en bagarre à quatre. Les deux hommes se débattaient d’un côté, accompagnés de leurs femmes qui au début essayaient de les séparer, mais finissaient par se tirer par les cheveux de l’autre côté. C’était comme s’il y avait une entente tacite entre ces deux hommes. Le père de Bhuminadin qui ne pouvait s’empêcher de renouveler sa confiance, et Édouard Le Boiteux qui était condamné à la trahir. Les premières fois, les gens avaient tenté d’intervenir ; on les avait séparés et avait essayé de les raisonner ; il n’y avait rien à faire. Les deux hommes s’évitaient comme la peste jusqu’à la prochaine fête, mais se réconciliaient tout le temps.
Dès qu’Édouard Le Boiteux sentait l’odeur des boudins flotter aux alentours de la hutte ; tel un zombie, ses pas boitillants le ramenaient machinalement vers la maison de Pascal Queue de Cochon où il attendait devant la porte en se dandinant d’un pied à l’autre. Celui-ci sentait sa présence ; mais tel un seigneur méprisant, il gardait un silence révérencieux. De temps à autre, le père de Bhuminadin jetait un coup d’œil furtif vers l’entrée et disait à sa femme : « Dis à ce salopard de boiteux de dégager avant que je ne lui casse sa deuxième jambe. Je ne travaille pas avec des voleurs ! » Sur quoi, Édouard Le Boiteux répondait en se grattant la tête : il ne s’adressait pas directement à l’homme, mais à la mère de Bhuminadin : « Acka, s’il te plaît ! Dis-lui de me donner une dernière chance. Je jure sur la tête de mon fils que cette fois-ci, je reviendrai avec l’argent. Tu sais très bien que ce n’est pas de ma faute. À chaque fois que je termine ma tournée dans ce foutu Sarayakkadai, je suis tenté par le diable et je finis par dépenser l’argent à me saouler. Je te jure sur Saint François d’Assise, c’est le diable qui me pousse à boire. » En disant cela, il se signait et jetait un regard affligé vers Pascal Queue de Cochon. Et le manège recommençait. Édouard Le Boiteux repartait au bout de quelques minutes avec une corbeille remplie de boudins et revenait ivre titubant pour se faire assommer par le père de Bhuminadin.
Alerté par le cri de la foule attroupée autour de Marie-Madeleine et le beuglement d’Édouard le Boiteux, mon oncle abandonna sa perche et sortit pour voir ce qui se passait. Pendant ce temps, Trois Bourses Six Visages en profita pour s’échapper. Au lieu de descendre tranquillement de l’arbre et de s’enfuir, celui-ci avait concocté une autre stratégie. L’arbre Naga était grand, et ses vieilles branches dépassaient la limite de notre maison jusqu’à s’étaler au-dessus des huttes avoisinantes. Trois Bourses Six Visages avec son génie habituel avait espéré atteindre le bout de la branche sur laquelle il était assis afin de pouvoir s’approcher de sa hutte et glisser doucement le long du toit pour rentrer chez lui. Hélas, le sort a voulu que la branche ne supportant pas son poids se cassât. Et voilà que Trois Bourses Six Visages atterrit sur la hutte de notre voisine qui se trouvait derrière notre maison ; il passa à travers le toit de feuilles de palmiers et tomba comme une masse sur deux corps nus en sueur.
« Ayio, Ayio, Peyi, Pisasu !!! » La femme poussa un cri dès qu’elle aperçut une masse noire tomber du ciel. L’homme n’avait même pas cherché à comprendre ; il sortit en courant, nu comme un ver sans prendre le temps de se rhabiller. Effrayée, la femme partit se réfugier dans un coin de la hutte ; cependant elle eut le réflexe de saisir son sari qui traînait sur le sol pour cacher sa nudité. Lorsque Trois Bourses Six Visages se releva un peu sonné de sa chute, il constata qu’il avait atterri chez la Veuve Meurtrière sur qui il avait des yeux depuis longtemps. Profitant de l’effet de surprise et de la semi-nudité de celle-ci, il se jeta farouchement sur elle. Entre-temps, la Veuve Meurtrière s’était rendu compte que ce n’était ni un fantôme ni le diable qui était passé à travers le toit ; elle s’était ressaisie et rajusta son sari. Lorsqu’elle devina les pensées de Trois Bourses Six Visages ; elle le repoussa vivement, ensuite elle s’empara de la marmite dans laquelle bouillait une sauce de poisson, la déversa sur sa tête et le sortit avec un gros coup de pied au derrière.
« Ayio, Ayio, à l’aide ! Ma tête me brûle ! » Trois Bourses Six Visages s’étala devant la hutte. Puis, il se releva et courut vers la fontaine publique pour se nettoyer. Sa tête avec ses cheveux ébouriffés ressemblait à la tête de Méduse en feu. À la place des serpents pendaient des poissons, des tiges de coriandre et de Karuvaipilai.
Au même moment, Velankanni, la mère de Trois Bourses Six Visages était en train de se quereller avec quelques femmes au sujet de son tour pour tirer de l’eau à la fontaine. Car à Kurusukuppam, les habitants n’avaient pas d’eau courante chez eux. À part la maison de M. Michel et la nôtre, les autres n’avaient même pas de toilettes. Le quartier ne recevait l’eau que trois fois par jour dans la fontaine publique qui se trouvait sur la route principale. Enfin, la fontaine était juste un tuyau métallique qui sortait de la terre avec un robinet au bout. Cela ressemblait plus à un périscope sous-marin qu’à une fontaine publique. L’eau était distribuée le matin très tôt, entre cinq heures et sept heures ; en milieu de journée entre midi et treize heures et le soir entre quatre et six heures. Tout le quartier dépendait de l’eau de la fontaine. Donc les femmes avaient l’habitude de mettre leurs cruches en avance près du robinet et chacune attendait patiemment son tour. Il n’y avait pas un jour sans disputes, sans querelles où souvent les femmes en venaient aux mains. Il était assez fréquent de voir les femmes repartir de la fontaine avec leur cruche en argile sur leurs hanches qu’elles tenaient d’une main et la rallonge de leurs cheveux de l’autre en égrenant un chapelet d’insultes les plus abjectes qui puissent exister tout le long du chemin du retour.
Lorsque Velankanni vit Trois Bourses Six Visages se diriger vers le robinet avec sa tête d’où dégoulinait la sauce de poisson, elle laissa tomber sa cruche qui se cassa en mille morceaux. Elle prit son fils par la main et écarta d’un coup de pied les cruches qui se cassèrent à leur tour ; elle le nettoyait et le frappait en même temps sans même chercher à savoir qui l’avait mis dans cet état. Ce qui multiplia la colère des femmes avec qui elle venait de se disputer. Car, non seulement elle avait déjà passé son tour, mais de plus elle venait de briser leurs cruches. La situation qui jusque-là n’était qu’une dispute finit par dégénérer en bagarre. Les femmes tiraient Velankanni par les cheveux pour l’éloigner du robinet, tandis que celle-ci essayait d’enfoncer la tête de Trois Bourses Six Visages sous le périscope. Le cri de douleur de celui-ci, les insultes des femmes avaient fini par attirer l’attention de la foule attroupée devant la maison de Marie-Madeleine qui ne savait plus où donner de la tête.
Le père de Selvanadin couinait sous les coups de ceinture de mon père, Édouard Le Boiteux se faisait rosser d’un côté, Marie-Madeleine criait au diable, Trois Bourses Six Visages hurlait de douleur, la bagarre s’intensifiait autour de la fontaine et pour clore tout ça, Émile Tête de Kozhukattai venait de pousser son premier cri en couvrant les injures de sa grand-mère. Les gens se déplaçaient comme un banc de sardines d’un divertissement à l’autre. Dans tout ce brouhaha, personne ne fit attention à l’homme nu qui s’était échappé de chez La Veuve Meurtrière qui n’était nul autre que le père de Trois Bourses Six Visages.
Pour achever le tableau, le bouquet final partit de chez Asamandi Baiyacaca Sonal. Jean-Noël de son vrai nom, la vie du vieux retraité de la Deuxième Guerre mondiale était un mystère. Jean-Noël devint Jonal pour finir Sonal. Il était tellement vieux que plus personne ne connaissait vraiment son histoire. Certains disaient qu’il avait plus de cent ans ; d’autres, qu’il était plus vieux que notre arbre Naga ; sa famille se contentait d’un mutisme inconfortable et soupirait silencieusement qu’il ne fût pas encore mort. Tout ceci n’était que balivernes ; car dans ce quartier, le temps n’a jamais existé. Même mon oncle qui connaissait tout le monde et leurs histoires se perdait dans les dates lorsqu’il s’agissait d’Asamandi Baiyacaca Sonal. Mais tout le monde s’accordait sur la naissance et la jeunesse du vieil homme tant cette histoire était entrée dans la légende de Kurusukuppam.
Jean-Noël ne naquit non pas un jour de Noël comme on pourrait le croire, non il était né un jour quelconque dans une étable miteuse. En fait, ce n’était même pas une étable ; c’était juste un abri à vache qui se trouvait en face de la hutte où habitaient ses parents. Sa mère enceinte était partie voler de la bouse de vache chez le voisin pour fabriquer des Erumuttais. Elle fut prise de douleurs et mit au monde l’enfant sur l’excrément. Le père d’Asamandi Baiyacaca Sonal qui accourut en entendant les cris de sa femme comprit ce que sa femme était venue faire dans cet abri de vache. Il s’empressa de laver les mains de sa femme et courut dans tout le quartier pour annoncer que son fils venait de naître comme Jésus pour n’éveiller aucun soupçon de larcin. Lorsque la sage-femme arriva sur les lieux et souleva l’enfant, elle poussa un cri de dégoût : « Asamandi Baiyacaca ! » Ce qu’elle avait voulu exprimer était : « Ah ça mon Dieu, il sent le caca de Baiya (qui était le nom de la vache). Les personnes qui s’étaient attroupées autour de la mère et de l’enfant crurent que c’était le nom que la sage-femme venait de donner à l’enfant. Le jour du baptême, le prêtre avait failli perdre la tête lorsque le père insista pour qu’on nommât l’enfant prodige Jésus Noël. Le vieux curé furieux sortit la Sainte Famille avec des coups de pied bien placés et refusa catégoriquement de donner le nom du sauveur à cet enfant qui venait de naître dans une bouse de vache. Puis quelques jours plus tard, pris de remords, il baptisa l’enfant et lui donna le nom de Jean-Noël. Depuis ce jour, Jean-Noël devint Asamandi Baiyacaca Jonal ; au fil du temps, Jonal finit par devenir Sonal.
Il n’a pas fallu beaucoup de temps au père et aux gens de quartier pour se rendre compte que l’enfant était né abruti. Tout petit, le garçon donnait des signes de décervelage dépassant toutes les bornes. Il ne se passait pas un jour sans qu’Asamandi Baiyacaca Sonal ne fût battu par son père, excédé par cet étalage d’imbécillité. Mais, tout le monde savait que ce niveau d’ineptie ne pouvait qu’être héréditaire ; car le père n’était pas doté d’une intelligence particulière non plus. Du matin au soir, Asamandi Baiyacaca Sonal roué de coups allait se réfugier à l’église où son père ne mettait jamais les pieds. Le vieux prêtre pris de pitié, le prit sous sa protection et essaya de lui donner une certaine éducation. Rien à faire. Rien n’entrait dans la tête du jeune homme. Celui-ci pouvait passer des journées entières plongé dans les livres sans en comprendre un traître mot. Pour lui, les lettres et les chiffres n’étaient que des signes sans aucune signification. Paradoxalement, malgré la contiguïté de l’église, très jeune, le garçon développa un goût avancé pour la paillardise. Il n’était pas rare de le voir déambuler dans les rues de Kurusukuppam, ivre, balayant son regard lubrique sur toutes les femmes qu’il rencontrait. Le vieux prêtre ne sut rien de tout cela. Son père fut soulagé que son fils fût sous la tutelle du prêtre et arrêta de le battre. De toute façon, Asamandi Baiyacaca Sonal travaillait dur, contrairement à son père qui n’a jamais rien fait dans sa vie autre que chaparder dans le quartier. Il n’avait pas peur du travail manuel. Bâti comme un bûcheron, sa force physique était impressionnante. À lui seul, il pouvait faire le travail d’une dizaine de personnes. Il était devenu l’homme à tout faire dans l’église. Il était tour à tour maçon, électricien, menuisier, cuisinier, gardien de l’orphelinat, aide-sacristain, etc. Le prêtre était satisfait du jeune homme et se vantait même d’avoir réussi à faire quelque chose de cet abruti. Mais sa joie fut de courte durée. Son sang ne fit qu’un tour, lorsqu’un jour, la Mère Principale de l’orphelinat vint le voir affolée. Une dizaine de filles de l’orphelinat étaient prises de vomissements, de nausées et donnaient des signes de grossesse ! Le vieux prêtre ne savait que faire. S’il le punissait, l’abruti serait capable d’ameuter tout le quartier et tout le monde serait au courant de l’affaire. Ce serait un scandale et les gens l’accuseraient d’être responsable de cette situation. S’il le gardait malgré cette affaire, Asamandi Baiyacaca Sonal serait capable de transformer l’église en crèche. Ce serait un double scandale ! Il fallait coûte que coûte se débarrasser de ce crétin libidineux. Le vieux curé passa des nuits blanches ne sachant à quel saint se vouer. Dans ses cauchemars, il se voyait déjà révoqué par le diocèse, quitter cette petite église qu’il chérissait tant et surtout il avait peur d’être la risée des gens de Kurusukuppam. Le destin vint à son aide sous la forme d’un certain Charles André Joseph Marie de Gaulle.
Le soir du 18 juin 1940, dans une autre partie du globe, un message défiant radiodiffusé fut transmis par la BBC. La veille, le Maréchal Pétain avait prononcé le discours de la capitulation et venait de former son gouvernement à Bordeaux. Une semaine plus tôt, Charles de Gaulle, sous la demande du Premier ministre Paul Reynaud, fut envoyé à Londres pour demander de l’aide auprès de Winston Churchill. C’était le premier voyage du jeune officier en Grande-Bretagne et il se fit expédier sans ménagements par le Premier ministre britannique ; le futur général revint bredouille. À son retour, Paul Reynaud démissionna. Churchill fut désarçonné par cette décision, et lorsqu’il s’aperçut que rien ne pouvait arrêter le Maréchal Pétain de former le Gouvernement Vichy, il organisa l’enlèvement de Charles de Gaulle. Alors qu’il accompagnait Edward Louis Spears, un parlementaire et ami de Churchill à l’aéroport de Bordeaux pour lui faire ses adieux, le futur héros fut happé au moment du décollage et se retrouva à bord de l’avion qui volait vers Londres. Si le choix de Churchill s’était porté sur Charles de Gaulle pour incarner la résistance, ce n’était pas parce que ce dernier était jeune et dynamique ; la vérité était qu’il n’avait pas beaucoup de choix.
Le 23 juin 1940, assis à la fenêtre de son palais, le Gouverneur Bonvin, le regard perdu dans le jardin, était en proie à un difficile dilemme. Ses yeux épuisés avaient de la peine à distinguer l’Aayi Mandapam qui trônait au milieu du parc dont il avait l’habitude d’admirer les magnifiques arbres. Il n’avait pas goût à la contemplation depuis qu’il fut tiré dans son sommeil par le messager qui lui remit une lettre désastreuse. Elle provenait du Colonel Schomberg ; le consul général britannique le sommait de revenir sur sa décision. Car, plus tôt dans la journée, le gouverneur Bonvin avait reconnu le gouvernement de Vichy. Le message écrit d’une main amicale avait cependant un caractère menaçant. Plongé dans un profond désarroi, le gouverneur ne savait que faire.
Trois mois plus tard, le 7 septembre 1940, Bonvin, après avoir été informé la veille par le colonel Schomberg, annonça officiellement le ralliement de Pondichéry à la France libre. Grand fut le soulagement du vieux prêtre lorsque, quelques jours plus tard, il apprit par un de ses amis qu’Asamandi Baiyacaca Sonal s’était engagé dans l’armée et qu’il était sur le point de partir pour De Gaulle. Il s’agenouilla devant l’autel et passa des heures à pleurer, remerciant Dieu de Gaulle de lui avoir épargné la honte et la révocation.
Le Gouverneur Bonvin lisait et relisait avec ardeur le télégramme Numéro 74 qu’il venait de recevoir du Général de Gaulle en ce jour du 12 septembre 1940, tandis qu’Asamandi Baiyacaca Sonal quittait son quartier pour se rendre à la rue de la Cantine. Cette rue abondait de bars et de restaurants que les militaires de la Compagnie des Cipayes fréquentaient. Moyennant quelques menus services, le jeune homme se faisait offrir un peu d’alcool et de quoi manger. Il lui arrivait de gagner quelquefois un peu d’argent qu’il utilisait pour aller satisfaire ses besoins charnels auprès des prostituées. Ce jour-là, il se saoula plus que d’habitude. Pourtant de nature calme, l’effet de l’alcool le rendait violent et bagarreur. Souvent, il servait de divertissement aux militaires qui lui offraient à boire généreusement, puis s’amusaient à le voir se battre avec les autres garçons du quartier. Car il n’était pas le seul à rôder dans la rue de la cantine à la recherche de quelques pièceset d’alcool gratuit. Les militaires qui pressentaient le départ imminent pour la guerre étaient de nature généreuse, ce soir. Asamandi Baiyacaca Sonal fut sollicité partout. Il se démenait comme un forçat pour gagner le plus d’argent possible ; il s’arrêtait de temps à autre pour avaler de grandes rasades de whisky et d’autres alcools qu’il n’avait jamais goûtés. Tout se passa très bien jusqu’au moment où une bagarre éclata. Asamandi Baiyacaca Sonal venait d’assommer un militaire qui avait refusé de lui payer une course. Quelques hommes se jetèrent sur lui, mais sans succès. Le jeune homme se débattait comme un diable, et ne voulait pas se laisser faire ; la quantité d’alcool ingurgité décuplait ses forces. Non seulement celui-ci réussit à s’extirper de la prise des militaires, mais il parvint à leur arracher une baïonnette qu’il tenait à bout de bras et était prêt à égorger tous ceux qui osaient l’approcher. Certains prirent la fuite ; d’autres restèrent figés et stupéfiés devant le regard menaçant d’Asamandi Baiyacaca Sonal. Ce dernier était sur le point de sortir du bar à reculons lorsqu’une bouteille atteignit son bras droit qui fit tomber la baïonnette. Il n’eut pas le temps de réagir, qu’une meute de militaires s’abattit sur lui. Le dernier souvenir qu’il gardait de cette soirée était un objet dur touchant sa tête, et il avait senti du sang chaud se mêler au whisky qui lui coulait le long de la nuque. Quand il se réveilla le lendemain, il se retrouva pieds et poings liés dans une pièce sombre de la caserne de La Compagnie des Cipahis qui se situait dans la Rue Dumas. Ainsi partit Asamandi Baiyacaca Sonal avec les 950 autres Pondicheriéns pour De Gaulle.
Depuis son départ jusqu’à son décès, sa vie restera un mystère. Personne ne sut ce qu’Asamandi Baiyacaca Sonal avait vraiment fait toutes ces années sous les drapeaux. Tout ce qu’on savait de lui était qu’il revint avec un uniforme bardé de médailles et une retraite militaire. Le reste n’était qu’affabulations. Les versions étaient différentes. À certains, il disait qu’il fut engagé dans le 1er régiment d’artillerie de la 1re division française libre. Il aurait été débarqué à Beyrouth pour participer aux campagnes d’Égypte, de Libye, de Tunisie, d’Italie et de France où il aurait participé au débarquement en Provence le 15 août 1944 ; puis il aurait continué sa carrière militaire dans différentes colonies françaises. À d’autres, il se vantait d’avoir combattu sur tous les fronts ; Tripolitaine, Syrie, Palestine, Cyrénaïque, Tobrouk, Bir Hakeim, et El-Alamein. Le bruit courait qu’il avait été espion et avait été impliqué dans toutes les intrigues militaro-diplomatiques de la politique du Levant. Il se flattait d’avoir participé à la naissance d’Israël. Il se targuait d’avoir pris part à l’invasion de la Syrie. Il aurait été un intermédiaire important entre les différents groupes terroristes sionistes comme l’Haganah, l’Agence Juive, le Stern gang et la France qui avait délibérément armé et aidé ces groupes pour se débarrasser des Anglais. À d’autres, il racontait qu’il fut recruté et formé par Henri Vignes et qu’il aurait suivi ce dernier jusqu’en Amérique du Sud. Certains disaient qu’il avait pris le train avec les autres engagés jusqu’à Bombay et qu’au moment de l’embarquement, Henri Vignes l’aurait abandonné sur le quai à cause de son état d’ivresse. Alors, d’où lui venaient toutes ces médailles qu’il arborait fièrement pendant les fêtes nationales ? Comment se faisait-il qu’il touchât une retraite militaire ? À toutes ces questions se mélangeaient des histoires sordides de vol, de meurtre, d’escroqueries et d’autres versions invraisemblables. Néanmoins le vieux Asamandi Baiyacaca Sonal ne démentit jamais les rumeurs qui
Mais celui-ci tint bon ; le corps boursouflé par les coups de bâton qu’il avait reçus de sa femme acrimonieuse ne l’avaient pas fait plier. Devant la persévérance du mari, la vieille femme adopta une autre stratégie. Elle accepta sa rivale. Elle fit mine d’être affectueuse avec elle et se mit dans la tête que sa vengeance serait plus subtile. Elle mit en œuvre son plan machiavélique qui consistait à enlaidir la nouvelle venue. Car celle-ci, malgré l’âge avancé d’Asamandi Baiyacaca Sonal, était jeune et très belle. La vieille femme feignant la gentillesse avait poussé la jeune fille à la boulimie. Jour et nuit, elle l’avait incitée à engloutir des kilos et des kilos de mets succulents. La nouvelle venue ne s’était doutée de rien ; emportée par l’élan de bonté que la première femme lui témoignait, elle se laissa engraisser par gavage comme une oie.
La belle et jeune fille qui, il n’y avait pas longtemps, était l’objet de désir de tout le quartier était réduite à une montagne de chair qui ne bougeait plus. Son visage fin devint méconnaissable ; ses beaux yeux doux se cachèrent sous les replis de la chair et son corps prit la forme d’un immense tonneau rempli de graisse.
Pendant ce temps, la vieille femme jubilait intérieurement de voir son plan réussir. Asamandi Baiyacaca Sonal en fut malheureux. Progressivement il délaissa sa deuxième femme et s’abandonna de plus en plus dans la compagnie de l’alcool. Mais on disait de lui qu’il aurait été plus heureux s’il utilisait les muscles de son cerveau à la place de ceux qu’il avait entre les jambes. Or, rien à faire. Le vieil homme passait son temps à courir derrière les Paavadais plutôt que de prendre soin de sa famille. La vieille femme le laissa faire à sa guise tant qu’il n’en ramenait pas une nouvelle.
En ce jour de 14 juillet, la vieille s’alarma lorsqu’il revint avec une médaille manquante qui était la décoration dont il était le plus fier : la médaille coloniale avec agrafe Koufra qui fut sa première. Malgré son illettrisme, la vieille savait reconnaître les différents insignes de son mari. Alors que le vieux Asamandi Baiyacaca Sonal s’effondrait sous le tamarinier, la bouche ouverte où les mouches jouaient à colin-maillard, une jeune femme se présenta à l’entrée de l’ensemble des paillotes où était réunie la famille. La vieille femme perdit son sang-froid lorsqu’elle aperçut l’étrangère qui s’avançait vers la hutte, tenant un petit baluchon à la main. La bagarre autour de la fontaine avait à peine pris fin que la foule fut attirée par les cris de la marâtre. La vieille femme assise au milieu de la cour criait, gesticulait, insultait de tous les noms la nouvelle venue. Elle se frappait la poitrine, jetait des poignées de sable sur le corps inanimé du vieil homme comme si elle cherchait à l’ensevelir vivant. Son regard courroucé balayait la cour à la recherche d’un quelconque objet pour chasser l’indésirable. Elle s’approcha de la pile de bois de filaos qui se trouvait à l’entrée de la cuisine et agrippa un rondin qu’elle lança sur la jeune femme en criant : « Regardez ce qu’il m’a ramené, ce maudit mari ! Voilà ma récompense pour toutes ces années passées avec ce vieux porc : une Koratti ! Quel homme de bonne famille aurait l’idée de toucher une pareille vermine qui passe sa vie à coucher avec des animaux de la forêt. Regardez-moi comment elle est sale ! Heureusement qu’elle n’est pas venue avec sa boîte de Dalda accrochée à ses épaules ! Et vous, bandes d’incapables ! » Elle se tourna vers ses fils. « Venez, venez ici ; jetez cette Tevudiya et ce vieux pervers en dehors de ma maison. Je ne veux pas que ses pieds sales viennent souiller cette maison, et si par malheur elle entre ici, je vous jure que je mettrai le feu partout. Je brûlerai toutes les paillotes et vous avec. Il est hors de question que cette Koratti entre ici !
Tout le quartier regardait d’un air amusé le dernier acte du spectacle. Les gens ricanaient et faisaient des commentaires indécents sur la nouvelle venue. Le corps inanimé d’Asamandi Baiyacaca Sonal était recouvert de sable d’où dépassaient les médailles qui scintillaient sous les rayons de soleil. Ses petits-enfants se bousculaient à l’entrée pour apercevoir la Koratti tandis que les fils du vieux militaire faisaient semblant de mettre à l’abri le vieil homme ; mais en vérité, ils étaient en train de fouiller dans les poches du vieux safari à la recherche de l’argent. L’on apprit plus tard qu’Asamandi Baiyacaca Sonal qui avait ses habitudes dans le Kallukadai de la gare ferroviaire où habitait une communauté de Koravas avait troqué une de ses médailles contre la jeune Koratti.
Pendant tout ce temps, assis sur notre thinnai, je lisais tranquillement mon Astérix. Je ne voulais à aucun prix interrompre ma lecture. Après deux semaines de négociations et mille promesses faites à Éric, le fils du Directeur de l’Alliance Française ; j’avais réussi à lui emprunter « La Zizanie ». Il fallait que je finisse au moins la première lecture avant que mon frère vienne me l’emprunter. Il était trop occupé à tourner autour de son poulet rôti et s’inquiétait pour sa purée de pommes de terre, puisque le père de Selvanadin était toujours attaché au pied de l’arbre.
Lorsque je refermai mon livre avec la dernière image d’Assurancetourix attaché et bâillonné sous l’arbre de gui, je réalisai que Kurusukuppam ressemblait à ce village gaulois.
Kurusukuppam ou Kurichikuppam. Personne ne connaissait vraiment le vrai nom de ce quartier. Les autorités locales préféraient l’appeler Padmini Nagar. Il serait difficile de dire au sujet de Kurusukuppam si c’était un quartier ou un village. À l’origine, cet endroit fut un hameau de pécheurs. Certains disent que Kurichikuppam dérive de Kurichi qui est un poisson plat argenté de petite taille de vingt centimètres que l’on trouvait en abondance dans ce Kuppam qui voulait dire village de pêcheurs ou quartier habité par des personnes de basse caste. D’autres affirment que Kurusukuppam devait son nom à la croix qui surplombe l’église. Kurusu étant la croix, le village aurait pris le nom de Kurusukuppam. Ce hameau ne comprenait que quatre rues principales constituées de rares maisons en pierre ; la plupart des maisons étaient en terre battue. La première rue qui partait de l’est à l’ouest était le prolongement du Cours Chabrol qui n’avait plus de nom après la Distillerie. Au-delà se trouvait le hameau des pêcheurs, avec l’immense maison de l’ancien chef des bateliers Selvaraj Chettiar, et plus loin, le village de Vaithikuppam. La deuxième était la Rue Pappammal Covil qui commençait à partir du boulevard Nord et se terminait à la hauteur de l’église de Saint François d’Assise. La troisième rue était l’extension du quai de Gingy qui traversait le Boulevard Sud jusqu’au Boulevard Nord et au-delà. Anonyme, elle sillonnait tout Kurusukuppam pour aller mourir au niveau du cimetière. La dernière était la rue Avocat Chinnatamby, qui était perpendiculaire à ces trois premières. Elle commençait à partir de notre maison et continuait jusqu’à l’arrière-cour de la maison de Selvaraj Chettiar. Des petites ruelles insignifiantes sans nom complétaient ce quartier oublié ou inconnu des facteurs…
Notre famille, comme la plupart du quartier, n’était pas de Kurusukuppam. Mon arrière-grand-père qui était sacristain à l’église d’Ariyankuppam fut transféré pour venir servir à la chapelle de Saint François d’Assise où on lui accorda un morceau de terrain. Mon père nous racontait comment ses ancêtres originaires d’Arikamedu dans l’antiquité avaient commercé avec le monde gréco-romain, la Chine, la Thaïlande, l’Indonésie et le Sri Lanka. Les jours de mousson, il avait l’habitude de s’asseoir sur le grand thinnai et nous faire revivre les fabuleuses histoires d’Arikamedu en regardant la pluie tomber.
Tout petit, je connaissais déjà par cœur l’histoire de cette cité antique. Comme toutes les histoires et légendes, Arikamedu avait sa part de mystère qui commençait par son nom. Certains disaient qu’Arikamedu voulait dire la butte qui se ronge ; d’autres maintenaient que c’était à cause des moines Shramanas bouddhistes et jaïns qu’on appelait Arugan ; les derniers réfutaient les deux premières versions en disant que c’était à cause du dieu Murugan. Je savais aussi que cette ville avant de s’appeler Arikamedu s’appelait Podugai, et elle figurait dans les écrits de Ptolémée, Pliny et Strabon. Des noms que je n’arrivais même pas à prononcer, mais que je me récitais en silence pour me les rappeler.
La première partie de l’histoire que mon père nous racontait remontait à l’arrivée des Yavanas, ces commerçants et navigateurs venus de la Méditerranée et nous gardait en éveil ; mais dès qu’il rentrait dans les dédales de l’archéologie avec la première découverte de Guillaume Le Gentil, suivie des recherches de Jouveau Dubreuil, de Sir Mortimer Wheeler et de Jean-Marie Casal, nos yeux ne supportant plus le poids de l’histoire et de toutes ces excavations commençaient à se fermer. C’était comme si toute la poussière de ces fouilles nous remplissait les yeux et nous obligeait à les fermer. Lorsqu’il s’apercevait que nous étions sur le seuil du royaume du sommeil, il quittait la poussière des fouilles archéologiques pour nous embarquer vers les ports égyptiens de Myos Hormus et de Bernice d’où partaient des amphores remplies de vin méditerranéen, d’huile d’olive, de la poterie, de la vaisselle et de la sauce Garum dans des jarres espagnoles. Il nous faisait voyager par Feluk du Nil jusqu’à Coptos à dos d’âne et de chameau à travers le désert ; il nous embarquait à bord des bateaux qui descendaient la mer Rouge jusqu’au port arabe de Mouza. Nous suivions la côte de l’Arabie du Sud jusqu’à Karie. De là, une partie de la marchandise se dirigeait vers le nord-ouest de l’Inde et une autre partie descendait vers le sud. De temps à autre, il nous faisait naviguer par la côte somalienne du Cap Gauedafai. Fatigué par tout ce voyage, j’étais toujours le premier à entrer dans ma deuxième phase de sommeil. Mais mon frère me tenait en éveil, avec des pincements et quelques coups de pieds ; car il savait que la meilleure partie de l’histoire commençait. Il savourait ce moment de la traversée avec les brigands dans le désert et les pirates dans les hautes mers. Ces moments de bravoure de ces Yavanas qui affrontaient tous ces dangers pour venir chercher des épices, des pierres précieuses, du tissu et des bracelets de coquillages étaient la partie la plus attendue de mon frère. Alors que je m’allongeais doucement en posant la tête sur les cuisses de mon père, mon frère voyait arriver à travers le rideau de pluie les Yavanas avec leurs bras remplis de cadeaux.
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Notre maison, comme toutes les autres du quartier, était en terre battue avec un toit fait de feuilles de cocotiers. Elle était assez grande, avec à l’entrée deux thinnais de chaque côté qui étaient l’âme de la maison. S’il était une chose que tout le quartier jalousait dans notre maison, c’était nos thinnais ; surtout le grand. Du fait de sa position idéale placée à l’entrée du hameau, nos thinnais ne désemplissaient jamais. Il était fréquent de voir nos voisins ou des gens de passage l’occuper à leur guise sans que cela nous importune. À ses débuts, Lourdes ne pouvait supporter la présence des étrangers et des habitants du quartier qui envahissaient les thinnais de façon importune. Mais elle comprit rapidement que nos thinnais avaient la particularité d’être un refuge à toutes personnes indigentes qui sillonnaient les routes nébuleuses de l’existence.
Une fois rentrés, on passait par un salon où se trouvaient une table, quatre chaises et une magnifique bibliothèque comme uniques meubles. Le sol n’étant pas plat ; on avait placé des morceaux de pierres et des cartons sous les chaises et la table afin de les niveler. Sur le mur à droite, il y avait une petite étagère où siégeaient un vieux crucifix, deux minuscules chandeliers et un encensoir de Benjoin. Des icônes de la Sainte Famille et de la Vierge Marie étaient placées de chaque côté de l’étagère. Le mur de gauche était parcouru de quelques photos de famille et plusieurs images de différents saints. Trois chambres vastes et aérées se trouvaient à l’extrémité d’une grande cour avec sur la gauche une petite cuisine où siégeait un buffet noir comme unique meuble ; un mortier et une meule en granit étaient placés soigneusement le long du mur. La vaisselle était rangée parfaitement dans le buffet dont les étagères étaient recouvertes de papier journal que Lourdes s’efforçait de changer souvent. La porte de buffet s’ouvrait avec un couteau. Suite à une dispute avec mon frère, la poignée endommagée pendait cruellement, nous rappelant la punition de mon père qui avait refusé de la réparer. Les fours de terre cuite étaient à même le sol ; des piles de bois et des galettes de bouse de vache séchées étaient empilées sur le côté.
Tout au fond à gauche se trouvaient les toilettes. La cour était assez grande où un cousin de mon père qui travaillait comme jardinier à la Municipalité de Pondichéry avait planté le long des cloisons de feuilles de palmiers qui servaient de mur quelques tournesols, des bougainvilliers et d’autres plantes à fleurs. Et pour finir, au fond à droite se trouvait le majestueux arbre Naga vieux de plus de cent ans avec son minuscule temple à ses pieds.
Malgré sa conversion au catholicisme, mon arrière-grand-père avait tenu à planter cet arbre afin de rendre hommage à ses ancêtres Nagas. Le vieux sacristain n’avait pas pu se défaire de ses anciennes croyances aussi facilement. Les pujas pour Angalamma qui est notre déesse communautaire se poursuivaient communément sans nuire aux convictions catholiques de la famille. Le modeste temple protégé par un minuscule toit en tôle contenait en guise d’idole trois briques enduites de curcuma avec un cercle au centre dessiné au vermillon. En face du temple, mon oncle avait planté un Vel, qui était le symbole du dieu Murugan. Mais le culte d’Angalamma ne fut introduit que très récemment dans notre famille. Pendant très longtemps, ce fut Nagamma qui fut vénérée dans l’arrière-cour de notre maison. À l’époque du sacristain, un totem Naga tryptique gravé de serpents occupait le temple. Le premier panneau contenait un serpent à multiples têtes ; le deuxième était Nagamma, la déesse serpent qui possédait une queue de serpent et un torse humain. Elle était couronnée par un autre serpent à cinq têtes et deux autres serpents qui se faisaient face au niveau du coude de ses mains jointes. Et pour terminer, deux serpents entrelacés figuraient sur le dernier panneau. De temps immémorial, ce totem était l’idole de la famille. Sa présence fut pourtant menacée un jour.
Depuis toute jeune, pour des raisons inconnues, ma tante s’était toujours refusée à adorer Nagamma. Sa déesse préférée était Angalamma qu’elle vénérait en secret. Une dispute sans précédent éclata lorsque ma grand-mère lui offrit son Pambadam. Ma tante refusa de le porter sous prétexte que non seulement le bijou déformait les lobes d’oreille, mais de plus cela lui donnait un air tribal. En fait, la jeune fille coquette voulait rompre avec les traditions ancestrales des femmes tamoules ; elle avait aussi décidé que Nagamma ne serait plus son idole. Mon grand-père moins enclin à l’égard des divinités hindoues balaya d’un revers de la main les accusations de sa femme. Il voulait que sa fille soit élevée à l’européenne. D’ailleurs on disait dans notre entourage que ma tante fut habillée à l’européenne jusqu’à son mariage ; ce qui était rare à cette époque, surtout à Kurusukuppam. Mais personne ne savait que derrière ce masque de modernité se cachait la dévotion d’Angalamma que la jeune fille voyait apparaître dans ses songes. Après le décès de mes grands-parents, trois briques insignifiantes vinrent remplacer le totem Naga que mon oncle sauvegarda jalousement.
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Kurusukuppam fait partie de ces quartiers pauvres qui se situent hors des quatre boulevards de la ville. Les rares maisons en pierre ressemblaient à des palais dans cet ensemble de taudis dont certains n’avaient même pas de porte. Un morceau de toile de jute usé servait de rideau pour préserver l’intimité de la famille qui y vivait. Les jours de pluie et de vents forts, il s’agitait tristement, laissant échapper des soupirs trempés de misère. Les foyers étaient tellement minuscules que les habitants passaient plus de temps dans cette rue sinueuse en terre longue et étroite qu’à l’intérieur de leurs huttes qui se ressemblaient. Elles étaient exiguës et sans mur ; le toit était tellement affaissé qu’il touchait le sol avec une entrée basse où l’on était obligé de s’incliner pour y rentrer. L’intérieur était composé d’une seule et unique pièce qui servait de chambre à coucher pour toute la famille. Cette pièce était souvent séparée d’un muretin derrière lequel l’on cuisinait ; ce qui donnait l’illusion d’un semblant de cuisine. La salle de bain qui se trouvait à l’arrière de la maison était composée d’un carré de douche entouré d’une cloison en feuille de cocotier. Les chaumières étaient si petites que les hommes dormaient sur leurs thinnais ou à même la rue laissant leur place aux enfants et aux femmes.
Nos voisins de droite habitaient une maison avec une grande cour, où vivait une famille dont les deux frères passaient la majeure partie du temps à se quereller. L’aîné travaillait comme gardien au Pensionnat des Jeunes Filles, tandis que le cadet était employé à l’hôpital Jipmer. Tout le monde redoutait la fin de la journée quand les deux hommes éméchés rentraient du travail. Il ne leur fallait que très peu de choses pour alimenter leur acerbité et en venir aux mains, et finir par provoquer le trouble dans le quartier. Leur mère, une vieille femme acrimonieuse qui aurait pu être la sœur jumelle de l’épouse d’Asamandi Baiyacaca Sonal était constamment plongée dans un état d’ébriété. Assise sous le margousier hanté, ses journées brumeuses s’égrenaient au son du mortier et des échos d’injures qu’elle proférait à l’encontre de ses belles-filles.
La famille de Manickam Annan résidait dans la maison voisine. Personne ne savait ce que faisait ce dernier ; pas même sa compagne qui était une femme discrète. Il était toujours habillé d’une chemise blanche immaculée, ornée d’un stylo qu’il plaçait avec précaution dans sa poche droite ; son Veshti aussi blanc que sa chemise ne dévoilait aucun faux pli, et était savamment repassé par le blanchisseur qui le craignait comme le diable. Les gens se moquaient de lui en l’appelant M. Rin, faisant référence à la marque de détergent. Les cheveux étaient bien coiffés ; il était rasé de près et prenait grand soin à son apparence. Manickam Annan était de petite taille ; il avait la mâchoire carrée et un corps musclé que l’âge n’avait pas réussi à ramollir. Il marchait avec coquetterie en tenant dans la main gauche un pan de son Veshti pour dévoiler ses mollets fermes qui évoquaient une jeunesse athlétique.
Manickam Annan avait la manie d’écrire. Il suffisait qu’un passant lui demandât son chemin ; celui-ci prenait n’importe quel bout de papier qui lui tombait sous la main et esquissait un plan. Sa femme énumérait la liste des courses ; il l’écrivait sur un morceau de carton du paquet de Charminar. On lui demandait la date, il la griffonnait dans le creux de la main pour que la personne ne l’oubliât… Un jour, je demandai à mon oncle pourquoi Manickam Annan avait cette manie d’écrire ; celui-ci me répondit qu’il voulait signifier aux autres qu’il savait lire et écrire. Il avait cette obsession d’exposer son savoir afin de pouvoir se distinguer des ignares dont regorgeait le quartier. Mais mon oncle se dépêcha de préciser que son stylo lui servait plus pour se curer les oreilles que pour écrire.
« Quel est son métier, tonton ? » lui demandai-je un jour, curieux de savoir ce qu’il pouvait faire dans sa vie, puisqu’il ne sortait jamais du quartier. On le voyait tantôt assis sur le banc de l’échoppe de thé à lire le journal ; tantôt à arpenter les ruelles de Kurusukuppam à la recherche d’une raison d’être. Il lui arrivait de passer des heures à sermonner et donner des conseils à quiconque lui adressait la parole en élaborant passionnellement un meilleur avenir pour ce monde inique et affligeant.
« Manickam ? Il est communiste ! » répondit mon oncle agacé.
« Et, que fait un communiste, tonton ? » m’enquis-je, poussé par la curiosité sans faire attention à son irritation. Celui-ci eut l’air embarrassé. Il ne savait que répondre. J’eus l’impression qu’il cherchait désespérément une explication convenable. Son front se plissa ; ses sourcils montèrent et descendirent curieusement à la recherche d’un prétexte : car il ne savait pas comment l’expliquer. Il balaya du regard la rue dans l’espoir de voir venir quelqu’un qui pourrait le sortir de cet embarras.
« Un communiste ? rétorqua mon oncle. C’est un éternel révolté qui court après une révolution qui n’existe pas ! » Il quitta le thinnai brutalement, me laissant songeur. J’éprouvais une soudaine admiration sans bornes pour Manickam Annan sans vraiment comprendre la réponse de mon oncle. Les mots de révolte et de révolution avaient suffi à donner un caractère romanesque à notre voisin.
Pour mieux mener sa révolution utopique, Manickam Annan avait enfanté une armée de bolcheviks à qui il avait donné des noms soviétiques que personne n’arrivait à prononcer. Ainsi le célèbre Martov s’appelait Mantope (Mangueraie) Boulganine devint Bolkani, Kroutchev fut remplacé par Gouchov, Kossyguine se transforma en Koushni et ainsi de suite jusqu’au dernier Molto le Zèbre (Molotov) qui à lui tout seul était un cocktail de crétinerie. En tant que bon révolutionnaire, ce dernier avait gagné ce sobriquet victorieux grâce aux traces indélébiles des coups de bâton qu’il recevait à longueur de journée par sa mère. La femme de Manickam Annan de nature très discrète ressemblait à un kangourou à cause de sa perpétuelle grossesse ; elle avait toujours un rebelle dans son ventre qui attendait son tour pour rejoindre le bataillon bolchevik. Elle passait ses journées à courir derrière ses enfants et se quereller avec les voisins qui se plaignaient du caractère indocile des futurs dirigeants de la Sainte Russie.
La rue se terminait avec la dernière hutte de Pascal Queue de Cochon et sa famille qui d’habitude étaient des personnes sans problèmes tant qu’Édouard le Boiteux ne venait pas semer le trouble.
Notre voisine d’en face Pattakka était une femme douce et agréable. Sans mari, elle s’efforçait d’élever ses cinq enfants avec dignité par un dur labeur. Elle avait quatre filles et un garçon nommé Gandhi qui venait grossir la coterie des personnages illustres de la Nation de Kurusukuppam. Car, à part les bolcheviks et le fakir à demi nu, il y avait aussi d’autres garçons qui s’appelaient Nehru, Mountbatten, Netaji, Benito, Adolf… On n’avait jamais vu autant de grands hommes parader dans la crasse de ce quartier turpide.
La situation maritale de Pattakka était une énigme que tout le monde cherchait à déchiffrer, mais qu’on évitait par peur de la vérité. Lorsqu’on évoquait son mari, elle se contentait d’une réponse vague sur son départ. Parti où ? Au ciel, avec quelqu’un d’autre ou ailleurs ? Les voisins se consolaient de cette explication évasive et la regardaient avec une certaine tristesse. Mais tout le monde l’admirait et respectait son courage exemplaire. Elle travaillait dur et gagnait sa vie avec une grande décence dans ce quartier où il était facile de succomber à la décrépitude. Elle vivait de son petit commerce qu’elle tenait devant sa paillote à vendre des Idlis, des Dosas, des Appams le matin, et préparait des collations le soir.
La rue se réveillait très tôt avec l’odeur du Chutney de coco qui accompagnait les Idlis. J’aimais notamment l’arôme de graines de moutarde qui crépitaient dans les feuilles de curry, qu’elle versait ensuite dans le Chutney. Assis sur notre thinnai, je ne me lassais jamais de contempler le visage souriant de Pattakka dissimulé derrière la colonne de fumée qui s’échappait devant chez elle. Des perles de sueur apparaissaient sur son visage exposé aux rayons de soleil impitoyables et à la chaleur du four à côté duquel elle s’échinait toute la journée. Entre deux clients, elle s’essuyait le visage avec le pan de son sari. Il était difficile de savoir si c’était de la sueur ou des larmes qu’elle tentait d’effacer de son visage tant la vie avait cherché à dérober son sourire. Et le soir venu, l’odeur des Bhajis de poissons, de crevettes, d’œufs, et de Kavapus embaumait le quartier. Les habitants et les passants s’attroupaient devant sa modeste échoppe et repartaient les mains chargées de collations enveloppées dans du papier journal.
Les deux maisons suivantes étaient habitées par deux cuisiniers. Britto qui travaillait chez un professeur du Collège Français vivait dans la première avec sa femme Marie-Madeleine et sa mère ; tandis que le père de Selvanadin qui était engagé chez le Vice-Consul habitait dans la deuxième avec sa femme, ses trois filles Amala, Kamala et Vimala. Les deux étaient d’excellents cuisiniers tant que leurs âmes ne tombaient pas dans les griffes de l’alcool.