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Quand elle a décidé d'invoquer un démon pour se venger de ses camarades de classe, Charlie ne s'attendait pas vraiment à ce que cela fonctionne. Et encore moins à ce que le puissant Arioch se retrouve coincé dans le corps de Jumbo, son bouledogue français. Une catastrophe n'arrivant jamais seule, l'arrivée d'Arioch n'est pas passée inaperçue, et un mystérieux ordre de chevaliers est à leurs trousses. La petite fille et le démon vont devoir collaborer pour se sortir de cette situation périlleuse. ATTENTION : L'auteure dédouane de toute responsabilité dans le cas où vous décideriez d'emprunter la même voie que Charlie : apparition de démon, possession d'animaux de compagnie, ou, plus vraisemblablement, parents furieux car vous avez saccagé le sol de votre chambre.
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Seitenzahl: 375
Veröffentlichungsjahr: 2022
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« Qu’est-ce que signifie "apprivoiser ?", dit le Petit prince.
— C’est une chose trop oubliée, dit le renard. Ça signifie "créer des liens…" »
Antoine de Saint-Exupéry.
ATTENTION : L’auteure se dédouane de toute responsabilité dans le cas où vous décideriez d’emprunter la même voie que Charlie : apparition de démon, possession d’animaux de compagnie ou, plus vraisemblablement, parents furieux car vous avez saccagé le sol de votre chambre.
Chapitre 1
Chapitre 2
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Chapitre 9
Chapitre 10
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Chapitre 23
Chapitre 24
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Chapitre 32
Chapitre 33
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41
Chapitre 42
Chapitre 43
Chapitre 44
Chapitre 45
Chapitre 46
Chapitre 47
Chapitre 48
Chapitre 49
Chapitre 50
Chapitre 51
Chapitre 52
Chapitre 53
Chapitre 54
Chapitre 55
Chapitre 56
Au vu de la facilité pour acquérir les bases de la démonologie, il est possible pour quiconque d’apprendre à invoquer les démons. Mais, attention, « possible » ne veut en aucun cas dire que tout se passera forcément bien.
Je poussai un soupir. Si seulement c’était si simple d’invoquer un démon… Tous ces idiots du collège riraient moins si je possédais une telle créature à mes côtés. Malheureusement, les monstres, la magie, ça n’existait que dans les romans. Je le savais, et pourtant… Je rêvais toujours de voir débarquer la chouette qui m’apporterait ma lettre d’admission à Poudlard ou qu’on vienne m’annoncer que j’étais la fille d’un dieu comme dans Percy Jackson, mais rien de tout ça n’était encore arrivé. Je me contentais donc de vivre ces aventures par procuration dans les livres en attendant que la mienne commence.
J’avais trouvé celui-ci au CDI, glissé entre deux bouquins sur l’histoire des religions. On aurait dit un grimoire, avec sa couverture en cuir et ses pages épaisses recouvertes d’une écriture irrégulière. Il s’agissait probablement d’une blague d’un élève, car cette vieille bigote de documentaliste n’aurait jamais fait l’acquisition d’un truc pareil. D’où mon « emprunt », que je m’étais bien gardée d’enregistrer sur ma carte. Déjà qu’elle me regardait d’un air suspicieux quand j’épluchais attentivement les rares ouvrages de sciences ou d’anatomie que j’avais réussi à dénicher. À croire que s’intéresser au fonctionnement du corps humain ou du monde en général témoignait d’une déviance quelconque. Mais quelle mouche avait piqué ma mère pour qu’elle m’inscrive dans un établissement catholique ?
J’avalai une nouvelle cuillère de céréales et repris ma lecture.
Un démon, selon son rang, est capable d’exaucer les demandes du conjurateur. Richesse, pouvoir, vengeance, tu peux obtenir tout ce dont tu rêves. Il suffit pour cela de tracer un cercle de protection au sol, d’invoquer le démon adéquat au cours d’une cérémonie et, une fois qu’il sera apparu, de négocier avec lui ce qu’il désire en échange d’un service.
Voilà qui semble plutôt fastoche, n’est-ce pas ? Mais, si tu penses que cela cache bien des dangers, tu as entièrement raison. Voyons ensemble comment les éviter.
— Charlie. Charlie, tu m’écoutes ?
Je relevai la tête de mon livre. Debout à côté de la cafetière, Mégane m’observait, l’air légèrement agacé. Mégane, c’est ma mère. Elle travaille comme infirmière à l’hôpital. Elle dit souvent qu’elle a toujours voulu aider les gens, qu’il s’agit de sa « vocation ». Moi, les gens, je m’en fiche un peu mais, bon, chacun ses passions. En ce qui concerne mon futur métier, je me verrais bien vétérinaire… ou écrivain… ou peut-être archéologue, j’hésite encore.
Je parle, je parle, mais je ne me suis toujours pas présentée. Je m’appelle Charlie et j’ai dix ans. Mégane répète souvent que je suis spéciale – sa petite fille « extraordinaire » –, les profs que j’ai des « facilités ». Les autres enfants, eux, me trouvent juste bizarre. Mais le terme clinique adéquat est « Haut Potentiel avec tendance autistique ». En gros, mon cerveau fonctionne différemment de celui du commun des mortels, une histoire de câblage et de connexions neuronales. Pour faire simple, je peux effectuer facilement des tâches qui vous paraîtraient totalement impossibles, comme multiplier de tête des nombres à plusieurs chiffres ou apprendre plusieurs pages de l’annuaire téléphonique par cœur, alors que je galère avec des choses super simples comme attraper un ballon ou lacer mes chaussures.
— Charlie, insista Mégane. J’aimerais que tu m’écoutes. Et pose ce livre, tu vas être en retard au collège.
— Je mets dix-sept minutes pour aller au collège. Considérant qu’il faut arriver cinq minutes en avance, avec une marge de cinq minutes en cas d’imprévu, il me reste très précisément onze minutes pour finir de déjeuner. Et je peux très bien t’écouter et lire en même temps.
— Oui, bien sûr, Charlie. C’est pour ça que j’essaye de te parler depuis plus de cinq minutes sans que tu daignes me répondre.
— Ça ne compte pas, j’étais perdue dans mes pensées, répliquai-je en trempant mes lèvres dans mon lait au chocolat.
— Tu es toujours plongée dans tes pensées, Charlie, soupira Mégane. Je sais que tu n’y peux rien, mais j’aimerais que, de temps en temps, tu fasses l’effort de redescendre dans le monde réel avec moi. Tu crois que tu pourrais y arriver ?
Je haussai les épaules. Le monde réel, comme elle l’appelait, ne présentait que peu d’intérêt mais, pour elle, j’acceptai de faire un effort.
— Je vais essayer, promis-je. Qu’est-ce que tu avais à me dire de tellement important ?
— Je prends ma garde à onze heures. Je serai de retour vers vingt et une heures. J’ai mis cinq euros dans la poche de ton sac si tu veux t’acheter un goûter. Le reste du gratin d’hier est dans le frigo, il n’y a plus qu’à le réchauffer. N’oublie pas de sortir Jumbo en rentrant du collège.
— Comme si j’étais du genre à oublier quelque chose, répondis-je en caressant le petit bouledogue assis à côté de ma chaise.
Heureusement qu’il ne savait pas parler car, si mon cerveau était une éponge capable d’ingurgiter des quantités impressionnantes de données et que, d’un point de vue strictement technique, je n’oubliais jamais rien, il m’arrivait relativement fréquemment de me laisser absorber par mes pensées au point d’en perdre la notion du temps. Jumbo ne semblait pourtant pas m’en tenir rigueur. Cet amour inconditionnel qu’il me portait faisait de lui le meilleur ami dont on pouvait rêver. Aucun risque qu’il me tourne le dos ou décide de se trouver une maîtresse un peu plus normale qui ne l’embarrasserait pas devant les autres enfants, lui.
J’avalai ma salive pour chasser ce goût amer que je sentais monter dans ma gorge.
— Je n’oublierai pas, c’est promis.
Mégane me sourit tendrement.
— Je t’aime, ma chérie. Tu es mon extraordinaire petite fille, murmura-t-elle en m’enlaçant.
Je commençai à compter. Un, deux, trois… sept, huit, neuf, dix. Voilà qui devrait suffire à satisfaire son besoin de contact physique. En tout cas, moi, cela me semblait plus que suffisant.
— Il faut que j’y aille. Je vais être en retard au collège, déclarai-je en me dégageant.
Une dernière gratouille derrière les oreilles pour Jumbo et j’attrapai mon sac.
— Charlie, attends, me retint Mégane.
Je stoppai net, la veste déjà sur le dos, prête à sortir.
— Quoi, encore ?!
— Tu as du chocolat juste là, dit-elle en se touchant le haut de la lèvre.
Je jetai un coup d’œil au miroir accroché à côté de la porte d’entrée. Effectivement, j’avais une belle moustache. Je l’essuyai avec ma manche.
— Charlie, combien de fois devrai-je te dire de ne pas t’essuyer sur tes vêtements ?
Oups. J’échangeai un regard avec Jumbo qui avait profité de la distraction pour grimper sur ma chaise et s’apprêtait à avaler mon reste de Chocapic.
— Oh, maman, regarde Jumbo, le dénonçai-je.
Désolée, mon vieux, mais, dans ce genre de situation, c’est chacun pour soi.
— Oh, Jumbo, vilain chien, s’exclama Mégane en se précipitant pour le faire descendre.
Le chien s’échappa avant qu’elle puisse l’atteindre, renversant dans sa hâte le bol qui s’écrasa sur le sol dans une explosion de lait et de céréales. Comprenant qu’il avait commis une grosse bêtise, l’animal courut se réfugier dans ma chambre, la queue entre les pattes – du moins, il l’aurait eue si la sienne avait mesuré plus que quelques centimètres. J’attrapai mon sac et quittai l’appartement avant que Mégane ne retourne son attention sur moi. Sept heures trente et une, j’étais en avance.
Au moment de démarrer l’invocation, deux cas de figure s’offrent à toi :
soit tu connais le nom du démon que tu souhaites invoquer,
soit tu te fies au hasard, cette solution étant fortement déconseillée à cause du risque de voir répondre à l’appel un démon trop puissant pour que tu parviennes à le contrôler et des conséquences pour le moins désagréables que cela impliquerait. Pour t’éviter tout désagrément de ce type, tu trouveras en annexe une liste non exhaustive des démons, leur nombre étant trop conséquent pour les lister tous.
— Quelqu’un peut-il me dire à quel groupe appartient cet animal ?
Je relevai la tête de mon bouquin quelques secondes pour jeter un coup d’œil à la photo que monsieur Pierlot projetait au tableau. Un scorpion. Quatre paires de pattes, des chélicères autour de la bouche et une paire de pinces, les pédipalpes, il s’agissait donc d’un arachnide. Le scorpion se distingue cependant des araignées par la taille de ses pinces, son corps, divisé en segments et recouvert d’une carapace, ainsi que sa queue articulée dont le bout possède un aiguillon pour injecter le venin. Il en existe plus d’un millier d’espèces différentes, comme le scorpion noir à queue jaune, fréquent en Europe du Sud, ou encore le rodeur mortel dont le venin peut facilement tuer un enfant. Je me gardai pourtant bien de me porter volontaire pour répondre à la question posée par le professeur. Personne n’aimait les miss je-sais-tout, on me l’avait souvent répété. De toute façon, les professeurs ne m’interrogeaient jamais.
— Personne ? Charlie ?
Je rectifie. Personne ne m’interrogeait jamais, sauf monsieur Pierlot. Tous les regards étaient maintenant braqués dans ma direction. Génial. Moi qui voulais passer inaperçue.
— Le scorpion est un arachnide, marmonnai-je.
— Pourrais-tu parler plus fort, Charlie ? Je doute que tous tes camarades aient entendu.
— Le scorpion est un arachnide.
— Bonne réponse. Pourrais-tu expliquer ton raisonnement au reste de la classe ?
Je poussai un long soupir et refermai mon livre. Le regard de monsieur Pierlot se posa sur la couverture en cuir noir et, l’espace d’un instant, je crus voir un léger sourire étirer ses lèvres. Ou peut-être était-ce parce que, contrairement à mes camarades, je connaissais la réponse à sa question.
— Comme on peut le voir sur la photo, le scorpion… commençai-je.
— Charlie, l’intello, s’exclama quelqu’un depuis le fond de la classe.
Jordan. Du haut de ses douze ans, il se prenait pour un caïd. Comme si avoir redoublé son CM1 et sa première sixième avait quoi que ce soit de glorifiant. Mais, bizarrement, les autres ne semblaient pas se rendre compte d’à quel point il était pathétique. Les filles ne cessaient de parler de ses yeux bleus ou de ses cheveux blonds et se transformaient en créatures idiotes et gloussantes dès qu’il apparaissait. Quant aux garçons… Ils le suivaient partout comme des poules après un coq. Tout ça parce qu’il avait, soi-disant, embrassé une troisième l’été dernier. Quelle affaire. De un, je ne connaissais personne qui avait assisté à l’exploit, ce qui laissait planer un sacré doute sur la véracité de cette histoire. De deux, qu’est-ce que j’en avais à faire d’où cet abruti avait fourré sa langue ?
Le sourire niais qu’il arborait tandis que ses copains ricanaient bêtement me mettait en rage. Malheureusement, je ne pouvais que serrer les poings et attendre que ça passe. Montrer que cela m’atteignait l’encouragerait à continuer. Mon regard se posa sur Samir, mon Samir, qui riait avec les autres. Lui et moi avions grandi ensemble, nous étions inséparables mais, à l’entrée en sixième, tout avait changé. Du jour au lendemain, Samir avait commencé à m’éviter. Il ne venait plus me chercher le matin pour que nous allions au collège ensemble, ne s’asseyait plus à côté de moi en cours. C’était à peine s’il m’adressait encore la parole. Il traînait maintenant avec Jordan et sa bande, à leur lécher les bottes comme un chien en manque d’affection.
— Le scorpion a quatre paires de pattes… repris-je en essayant de chasser la boule qui m’obstruait la gorge. Il a aussi…
— Merci, Charlie, mais ton camarade semble avoir besoin de s’exprimer. Jordan, pourquoi ne viendrais-tu pas au tableau ?
— Quoi ? Mais, monsieur, c’est pas juste. Je n’ai rien fait.
— Tu crois vraiment que, parce que tu te caches derrière ton classeur, je ne reconnaîtrais pas ta voix ?
— Je… balbutia Jordan, pris de court.
D’ordinaire, les professeurs auraient ignoré son intervention ou se seraient contentés d’un simple rappel au calme.
— Tu préférerais peut-être que je t’exclue pour avoir perturbé le cours ?
Un silence de mort s’abattit sur la classe. Monsieur Pierlot était plutôt du genre cool. Cela ne lui ressemblait pas de menacer un élève d’exclusion.
— Monsieur, c’était juste une blague, tenta l’un des garçons, mais un regard glacial le dissuada de poursuivre.
— Alors, Jordan, quelle est ta décision ?
— J’arrive.
Après la SVT, nous enchaînâmes avec les cours de musique, de français, puis d’anglais. Enfin, la sonnerie retentit, annonçant la fin de la matinée.
— Enjoy your meal! nous souhaita mademoiselle Singer. Et n’oubliez pas de réviser vos verbes irréguliers pour notre contrôle hebdomadaire.
La classe se dispersa sans vraiment l’écouter. Il faut dire que, le mardi, c’était le jour des frites à la cantine. Je pris mon temps pour ranger mes affaires dans mon sac et, bientôt, il ne resta plus que moi et mademoiselle Singer qui finissait d’effacer le tableau.
— Est-ce que tout va bien ? me demanda-t-elle.
Je haussai donc les épaules, baragouinai un truc qui ressemblait vaguement à un oui et me dirigeai vers la sortie. Je n’aimais pas beaucoup mademoiselle Singer, sans doute parce que l’anglais n’était pas vraiment ma matière préférée. À vrai dire, il s’agissait de la seule où j’éprouvais des difficultés. Avec l’EPS, bien entendu, mais, honnêtement, pouvait-on vraiment considérer le sport comme un vrai cours ?
— Charlie, attends, me retint le professeur.
Je m’arrêtai à contrecœur. Mademoiselle Singer posa sa brosse et me contourna pour se placer face à moi. Avec ses cheveux blonds attachés en queue de cheval et son pull rose, elle ressemblait à une poupée. Une gentille poupée au regard plein de compassion. Des profs qui venaient me voir avec plein de bonnes intentions, j’en avais connu toute ma scolarité. Je les détestais. Je croisai les bras, attendant le discours qui ne manquerait pas de suivre. Toujours le même, année après année. « On s’inquiète pour toi », « Tu devrais essayer de plus te mêler aux autres enfants », « Tu sais que tu peux venir nous parler si tu en as envie ». Comme s’il y avait la moindre chance qu’ils comprennent ce que je ressens.
— Je m’inquiète pour toi. Tu es toujours si seule, tu ne te mêles jamais aux autres.
Je serrai les poings, les enfonçant bien profondément dans les poches de mon sweat.
— Je ne sais pas si tu le sais, mais monsieur Pierlot et moi avons monté un club d’échec. Nous nous réunissons tous les mardis après la cantine. Je me disais que, peut-être, tu voudrais te joindre à nous ?
Ah ça, voilà qui changeait de d’habitude. D’ordinaire, on m’invitait plutôt à m’inscrire dans un club de sport ou à faire des activités en plein air. Parce que j’étais petite, frêle comme un moineau mal nourri et que ma peau avait la pâleur de celle d’un cadavre, ils supposaient que je passais mon temps terrée chez moi, le nez dans les bouquins. Bon, sur ce dernier point, ils n’avaient pas entièrement tort. Mais je sortais, ne serait-ce que pour promener Jumbo. J’évitais juste de trop m’exposer au soleil. Un autre désavantage des rousses, outre les moqueries et les taches de rousseurs : ma peau ne bronzait pas, elle brûlait. Littéralement. À la moindre négligence, je me transformais en tomate bien cuite.
— Alors, d’accord, poursuivit mademoiselle Singer, pour l’instant, nous avons essentiellement des quatrièmes et des troisièmes mais, malgré ça, je suis sûre que tu pourrais y trouver ta place. Qu’est-ce que tu en dis ?
— Je… Je vais y réfléchir. Je dois y aller ou il n’y aura plus rien à manger. Bonne journée. Au revoir.
— D’accord. Bon appétit. La séance se tient dans la classe de monsieur Pierlot. N’hésite pas à venir jeter un coup d’œil. Tu n’es pas obligée de participer si tu n’en as pas envie.
Je sortis sans demander mon reste. Je traversai le hall où s’alignaient des casiers de toutes les couleurs pour rejoindre la file du self. Des dizaines et des dizaines d’élèves attendaient déjà leur tour. J’avais supplié Mégane de me laisser rentrer à la maison le midi, mais elle avait refusé. J’étais donc obligée de subir ce calvaire chaque jour, me mélanger à cette foule bruyante et agitée qui ne cessait de me bousculer, remplir mon plateau de trucs dégueus qui méritaient à peine le nom de nourriture et me faufiler dans le réfectoire à la recherche d’une place libre. Toute seule. Le mardi, cette tâche s’avérait encore plus dure que d’ordinaire. Je finis quand même par trouver et m’assis à côté d’un petit groupe de cinquièmes qui terminaient leurs desserts. Ils m’adressèrent à peine un regard avant de se désintéresser de moi et de reprendre leur conversation, un débat animé à propos d’une émission de télé débile que je n’avais pas regardée. Je délaissai l’entrée, une assiette de macédoine qui ne m’inspirait rien de bon, et ce machin qu’ils osaient appeler de la viande et dont je ne parvenais pas à deviner de quel animal cela venait, ce qui, vous l’admettrez, était rarement bon signe. Je grignotai donc quelques frites avant de repousser mon assiette et de sortir mon livre.
Avant d’invoquer un démon, tu dois IMPÉRATIVEMENT prendre les précautions nécessaires afin que tout se passe bien. Les cercles de protection et de confinement en sont les maillons essentiels.
Le cercle de protection : Il a pour rôle de protéger l’invocateur de toute interaction indésirable avec ce qui se trouve à l’extérieur (créatures de l’enfer, énergie néfaste, mauvais sorts et autres joyeusetés…).
Pour tracer ton cercle de protection, tu dois te procurer les outils suivants :
une boussole afin de repérer les quatre points cardinaux,
un bol de sel ou de terre que tu placeras au Nord, le domaine de la terre,
de l’encens que tu placeras à l’Est, le domaine de l’air,
une chandelle allumée que tu disposeras au Sud, pour représenter – je te le donne en mille – le Feu, bien sûr.
du côté Ouest, une tasse ou un bol d’eau suffiront à évoquer cet élément.
Confection du cercle : Commence par délimiter ton périmètre. N’oublie pas qu’une fois celui-ci tracé tu ne pourras plus en sortir sous peine de devoir tout recommencer depuis le début, alors prends bien garde à ne rien oublier.
Délimite le périmètre du cercle en marchant simplement dans le sens des aiguilles d’une montre et en imaginant un cercle de lumière qui se dresse autour de celui-ci.
Un cercle de lumière. Sérieusement ! Et pourquoi pas un mur de feu ? Je soupirai. Cela serait tellement chouette de pouvoir invoquer un démon. Je lui demanderais de flanquer la trouille de leur vie à Jordan et à ses abrutis de copains. Ces idiots auraient une telle frousse qu’ils en pisseraient dans leur froc et, alors, ce serait à mon tour de me moquer d’eux devant toute la classe. Malheureusement, je doutais de la fiabilité des informations contenues dans ce livre. Il faudrait que j’effectue quelques recherches à propos de l’auteur – comment s’appelait-il, déjà ? Je jetai un coup sur la page de garde. Petit manuel de démonologie à l’usage des débutants par Zérius, le sage ? Quel nom bizarre ! Et qui se nomme lui-même « le sage », d’abord ? Même moi, je ne ferais pas un truc aussi prétentieux.
— Oh, mais regardez ça, ne serait-ce pas cette petite intello de Charlie ?
Et zut ! Jordan. Je ne l’avais pas entendu se faufiler derrière moi. Je refermai vivement mon livre. Trop tard.
Jordan me l’arracha des mains.
— C’est à moi ! m’écriai-je en me levant pour tenter de le récupérer. Tu n’as pas le droit d’y toucher.
Je savais que, si Jordan comprenait de quoi il s’agissait, je n’échapperais pas aux moqueries.
Malheureusement, à presque treize ans, Jordan mesurait quelques têtes de plus que moi. Il me repoussa comme il l’aurait fait avec un insecte et commença à le feuilleter en ricanant.
— Petit manuel de démonologie. Comment invoquer un démon ? Mais, ma parole, notre Charlie est une sorcière.
— Rends-le-moi, dis-je d’une voix que je voulais autoritaire, mais qui me parut pathétiquement aiguë et tremblante.
La centaine d’élèves présents dans le réfectoire avaient maintenant les yeux rivés sur nous. Pas que les sixièmes, mais tout le collège. Samir aussi était là, juste derrière Jordan. Quand nos regards se croisèrent, il détourna la tête. Je ne pus en supporter plus, je pris mes jambes à mon cou.
Les larmes me brûlaient les yeux, floutant le décor autour de moi. Je ne voyais plus rien. J’entendais juste les rires qui me poursuivaient et les exclamations de mes camarades. Charlie. Charlie la sorcière.
— Charlie, attends, me lança quelqu’un.
Monsieur Pierlot. Je ne ralentis pas. Je ne voulais voir personne, et surtout pas l’un de mes professeurs. Dans ma précipitation, je heurtai un gars, envoyant son plateau au sol. Le type m’insulta, mais je continuai à courir. Je traversai le hall d’entrée sans m’arrêter. À cette heure-ci, la porte était fermée. Impossible de quitter l’établissement. Je poursuivis donc ma course, mes pas résonnant dans les couloirs déserts. Je finis par m’arrêter au troisième étage, devant la salle d’arts plastiques. Je me laissai alors tomber, mes jambes refusant de me porter plus longtemps. Je restai là à sangloter, incapable de me calmer. Je me sentais misérable. Je n’aurais pas dû, pourtant. Je savais que je valais mille fois mieux que ce crétin de Jordan. Alors, pourquoi est-ce que, lui, tout le monde l’aimait ? Pourquoi est-ce que Samir l’aimait ? Jordan pouvait-il, comme avec moi, discuter avec lui pendant des heures d’informatique ou de sciences ? Connaissait-il par cœur le nom de tous les oiseaux qui vivaient dans la forêt près de chez nous ? L’avait-il aidé à construire ces précieuses maquettes d’avion ? Encore que, sur ce coup-là, je ne m’étais pas montrée d’une grande utilité non plus. À cause de ma dyspraxie, j’éprouvais quelques difficultés pour les travaux de précision.
Des éclats de voix dans l’escalier me tirèrent de ma séance d’auto-apitoiement. Et zut, le mardi était le jour des activités. Arts, musique, foot… et échecs. Au moins n’aurais-je que peu de chance d’y croiser Jordan et sa bande. Je me levai et essuyai mes larmes. Pas question que quiconque me voie dans cet état, surtout pas ces dégénérés du collège.
Quelques secondes plus tard, les membres du club d’arts débarquaient. Aux messes basses et aux regards en coin qu’ils me lancèrent, je compris que le récit de l’épisode d’aujourd’hui ne tarderait pas à circuler à travers tout le collège. Je serrai les poings et, rassemblant tout mon courage, fendis la foule pour rejoindre la salle de monsieur Pierlot.
Quand j’entrai dans la classe, le silence se fit. J’étais à deux doigts de m’enfuir à nouveau quand miss Singer se précipita vers moi.
— Charlie. Je suis si contente que tu sois venue.
— Vous avez dit que je n’étais pas obligée de participer, mis-je tout de suite les choses au point.
— Bien sûr. Installe-toi où tu veux et n’hésite pas à poser des questions.
Elle me sourit gentiment avant de se diriger vers un couple d’élèves occupés à disputer une partie. À l’attroupement qui s’était formé autour d’eux, je supposai qu’il s’agissait en quelque sorte des stars du club. Je décidai donc de m’approcher. Je n’y connaissais pas grand-chose aux échecs, mais le jeu paraissait bien avancé. Plusieurs pièces gisaient déjà sur le bord du plateau. Autant de blancs que de noirs, d’après ce que je pouvais en voir.
— Apolline et Enzo sont les deux meilleurs joueurs du collègue, dit monsieur Pierlot en s’approchant de moi.
Je le saluai d’un signe de tête avant de retourner à mon observation. Apolline était une grande brune, le genre déléguée de classe, à la fois belle et intelligente. Je la détestai aussitôt. Enzo, lui, je le connaissais. Du moins, de vue. Comme tout le collège. Il s’agissait du garçon en fauteuil. Monsieur Dehaene, notre prof de math, nous avait parlé de lui. Comme moi, il avait sauté une classe, ce qui ne l’avait pas empêché de remporter les olympiades régionales de mathématiques dès la sixième, contre des élèves bien plus âgés que lui. L’année dernière, il était même allé jusqu’au niveau national. Je le voyais comme une sorte de rival, un adversaire à ma hauteur que je me devais de surpasser même si, pour l’instant, il ignorait totalement mon existence. Car, contrairement à moi, ni son handicap ni ses bons résultats scolaires n’avaient fait de lui la cible des moqueries de ses camarades. Les filles, surtout, semblaient l’apprécier. En tout cas, il y en avait toujours une pour pousser sa chaise roulante à l’intercours. Il faut dire que, avec ses cheveux noirs et ses longs cils, il ressemblait à un personnage de manga.
— Tous deux feront partie de l’équipe du collège au concours départemental, poursuivit monsieur Pierlot.
— Le concours départemental ? demandai-je sans détacher mes yeux du plateau.
Enzo venait de déplacer son cavalier face à la tour d’Apolline. La jeune fille se mordit les lèvres, visiblement décontenancée par cette action. Elle avança la main vers l’un de ses pions, fronça les sourcils et suspendit son geste. En face d’elle, Enzo souriait.
— C’est un concours qui regroupe les équipes de tous les collèges du département. Les trois meilleurs sont sélectionnés pour le concours régional qui donne ensuite accès au concours national. Ça te plairait d’y participer ?
— Je ne connais même pas les règles.
— Les règles, ça s’apprend. Il y a quelques ouvrages pour les débutants au CDI. Je ne crois pas me tromper en présumant que tu sauras te débrouiller pour les trouver.
Sa remarque m’arracha un rictus amusé. En effet. À vrai dire, vu ma consommation de livres et mes intérêts pour le moins éclectiques, c’était même étonnant que je ne les aie pas encore dévorés.
— J’irai voir ça demain.
— Dois-je en conclure que je peux te compter parmi les membres du club d’échecs du collège ?
Je haussai les épaules tandis que, un peu plus loin, le joli visage d’Apolline se tordait en d’horribles grimaces. Rien que pour ça, le spectacle valait le détour. De toute façon, la présence d’Enzo avait suffi à me convaincre.
En face de moi, Apolline finit par pousser un profond soupir.
— J’abandonne, dit-elle en tendant la main vers Enzo. Tu es trop fort pour moi.
Et, en plus, elle était bonne joueuse. Décidément, cette fille m’exaspérait au plus haut point. Autour de nous, les élèves se mirent à applaudir, se pressant auprès des joueurs pour leur poser des questions sur la partie. De vraies groupies. Enzo se tourna alors vers moi :
— Eh, la nouvelle. Tu veux faire une partie, qu’on voie un peu ce que tu vaux ?
Un séisme ne m’aurait pas plus surprise que ça. Il me parlait, à moi ?! S’il y avait bien une règle au collège que tous les élèves respectaient, c’était que les quatrièmes et les troisièmes n’adressaient jamais la parole aux sixièmes. Et encore moins quand il s’agissait de quelqu’un de populaire comme Enzo. Je restai donc plantée là comme une idiote, les joues brûlantes, sans réussir à articuler un mot tandis que tout le monde me regardait.
L’arrivée d’une surveillante me tira de cette situation embarrassante.
— Oh, Charlie, tu es là. Je t’ai cherchée partout. Le principal veut te voir dans son bureau. Tout de suite.
Le principal ? Dans son bureau ? Pourquoi ? Je n’avais rien fait de mal.
— Tant pis, la prochaine fois alors, me lança Enzo en accompagnant sa remarque d’un petit sourire désolé.
Mon cœur s’accéléra. La prochaine fois. Il me restait donc environ une semaine pour apprendre à jouer aux échecs. Loin de m’effrayer, ce défi me remplit d’énergie, chassant de mon esprit le souvenir de cette matinée pourrie et l’inquiétude que provoquait chez moi cette convocation inattendue chez le proviseur. Déjà, mon cerveau s’activait, rassemblant et triant le peu d’informations que je possédais sur ce jeu.
La surveillante me conduisit jusqu’à une partie du collège où je n’avais plus mis les pieds depuis mon entretien d’admission presque un an plus tôt. Elle frappa à la porte d’un petit bureau avant de me pousser dans le dos pour que je pénètre à l’intérieur.
— Nadia, je te confie Charlie. Le principal m’a demandé de la convoquer.
La dame, que je reconnus être la secrétaire de l’école, me sourit avec bienveillance.
— Oui, il est occupé pour le moment mais il ne devrait plus tarder. Tu n’as qu’à rester un peu avec moi en l’attendant.
À contrecœur, je posai mes fesses sur la chaise qu’elle me désignait. La secrétaire cessa alors de prêter attention à moi et recommença à taper sur son ordinateur. Je restai là, immobile, tandis que ses doigts volaient au-dessus du clavier. Il faisait chaud dans la petite pièce, et je ne tardai pas à me sentir mal. Mon cœur battait bien trop vite, et mon estomac semblait sur le point de rendre les trois frites que j’avais avalées au déjeuner. C’était la première fois que j’étais convoquée chez le principal et, même si je n’avais rien à me reprocher, je ne pouvais m’empêcher d’y voir une source probable d’ennuis. Il fallait que je pense à autre chose. Je me concentrai, et l’échiquier aperçu dans la salle de monsieur Pierlot apparut devant mes yeux. Devant moi, les pièces renversées se relevèrent pour reprendre leur place initiale. Elles ressemblaient à une armée et, moi, j’étais leur général. Un général pour l’instant bien ignorant des règles qui régissaient ce jeu.
— Charlie… Charlie.
Le visage inquiet de la secrétaire traversa le jeu d’échecs, dissipant l’illusion.
— Tu vas bien ? Cela fait trois fois que je t’appelle sans que tu réagisses.
— Je… Je réfléchissais.
La femme me dévisagea un instant, puis elle secoua la tête, ce qui, chez les adultes, voulait souvent dire qu’ils renonçaient à comprendre mes bizarreries.
— Le principal a terminé avec ton camarade. Il est prêt à te recevoir.
En sortant du bureau de la secrétaire, je tombai nez à nez avec Jordan. Celui-ci me jeta un regard noir avant de s’éloigner. Aïe. S’il estimait qu’il avait été convoqué chez le principal par ma faute, j’allais le payer cher. Très cher. Je poussai un long soupir et toquai à la porte de monsieur Goodman.
— Bonjour, Charlie, me salua-t-il, assieds-toi.
Le téléphone sonna à ce moment-là.
— Excuse-moi une minute, dit-il avant de décrocher.
J’en profitai pour jeter un rapide coup d’œil autour de moi. La pièce était à l’image de son propriétaire. Au sens littéral du terme. Il y avait des photos de lui partout. À la pêche, à la montagne, à la mer, avec toujours ce même sourire mielleux qui me donnait envie de vomir… L’une d’entre elles, en particulier, attira mon attention. Il y posait en compagnie d’une grande et belle blonde et de trois garçons souriants en uniforme de scout. Et à côté du cadre, bien en évidence, comme un contraste avec sa jolie famille modèle, il y avait mon livre, celui-là même que Jordan m’avait volé. Je grimaçai. Voilà qui ne m’inspirait rien de bon quant à la teneur de cet entretien.
— Désolé, il s’agissait de ma femme. Notre petit dernier a une vilaine fièvre, mais je suppose que ma vie privée ne t’intéresse pas.
Pas le moins du monde, mais le souligner aurait sans doute paru impoli.
— J’imagine également que tu sais pourquoi je t’ai convoquée aujourd’hui.
Mon regard se posa à nouveau sur le manuel d’invocation des démons. Mon manuel !
— L’incident avec Jordan à la cantine ?
— Sache que je vais contacter ses parents. Nous prenons la situation très au sérieux. Son comportement à ton égard est intolérable, surtout que des professeurs m’ont rapporté qu’il ne s’agissait pas d’un cas isolé. Le harcèlement scolaire est quelque chose de très grave, qui va totalement à l’encontre des valeurs que le corps enseignant et moi-même essayons de transmettre à nos élèves. Cependant…
Et voilà, nous y étions. Le fameux discours. Trois coups frappés à la porte l’empêchèrent de poursuivre. Avec un peu de chance, un élève s’était fait renvoyer de sa classe, et monsieur Goodman expédierait mon cas au plus vite afin de régler le problème. Ouais, sauf que les cours n’avaient pas encore repris… Cela ne voulait pas dire que quelqu’un n’avait pas trouvé le moyen d’être envoyé chez le principal mais, tout de même, c’était peu probable.
— Entrez.
La porte s’ouvrit sur le père Franck, réduisant à néant mon espoir que la conversation se limite à un simple encouragement à me montrer plus sociable. Outre les cours de catéchisme dispensés le vendredi après-midi, l’aumônier avait la charge, selon ses propres dires, de la bonne santé spirituelle et psychique des élèves de l’établissement. En gros, il s’agissait d’une sorte de psychologue scolaire version catho. Et, croyez-en ma longue expérience, l’intervention d’un psychologue, scolaire ou non, n’amène jamais rien de bon.
— Ah, mon père. Je suis heureux que vous puissiez vous joindre à nous. Je m’apprêtais justement à expliquer à Charlie que ses professeurs et moi-même nous inquiétions beaucoup pour elle. Je crois – et son regard se posa sur mon livre – que son âme est troublée.
Le père Franck se tourna vers moi et m’adressa un sourire compatissant. Je me tassai sur mon siège. J’aurais nettement préféré qu’il se fâche, me dise que ce genre de lecture ne pouvait être toléré au sein d’un établissement comme le nôtre. La colère est une émotion facile à cerner et à affronter. La compassion en revanche s’avère plus perfide, plus insidieuse. Elle engendre, chez ceux qui en sont l’objet, un sentiment d’infériorité. Je détestais ça plus que tout au monde.
— Mon enfant, cela nous arrive à tous de nous sentir perdus, d’avoir l’impression que Dieu nous a abandonnés. Parfois aussi, nous ne nous sentons pas dignes de son amour. Mais sachez qu’Il nous aime tous d’un amour inconditionnel. Et que – son regard se posa à son tour sur le livre – ce genre de rébellion ne vous apportera rien. Je sais, et monsieur Goodman me rejoindra sans doute là-dessus, que vous êtes une enfant intelligente, bien plus que la plupart de vos camarades. Dieu vous a donné ce don mais, comme toute bénédiction, cela peut parfois s’apparenter à un fardeau. Je suis sûre que vous pourriez trouver du réconfort dans la prière. N’hésitez pas à venir me trouver si vous avez besoin de parler de quoi que ce soit.
Je serrais les poings si fort que mes ongles s’enfonçaient dans ma peau. Devant mon silence buté, le principal reprit la parole.
— Merci, père Franck. Je suis sûr que Charlie ne manquera pas de venir vous trouver. Charlie, tu conviendras avec moi que je suis obligé d’appeler ta mère pour lui parler de notre inquiétude à ton sujet.
Appeler ma mère ! Non, ce n’était pas juste. Je n’avais rien fait de mal, alors pourquoi avais-je le droit à la même punition que Jordan ?
— Ce n’est pas une punition, insista monsieur Goodman comme s’il avait lu dans mes pensées. Nous ne voulons que ton bien, Charlie.
La sonnerie retentit à ce moment-là. Je me levai.
— Je dois y aller, je vais être en retard en cours.
— D’accord, nous avions terminé de toute façon. Tu peux y aller.
Il se tourna ensuite comme s’il suffisait qu’il me congédie pour que je disparaisse.
— Père Franck, maintenant que vous êtes là, nous devrions parler du pèlerinage annuel. Que pensez-vous de Notre-Dame du Lac ? Les élèves avaient beaucoup apprécié il y a trois ans.
Il parut enfin remarquer que j’étais toujours là.
— Oui, Charlie. Y a-t-il un problème ?
— J’aimerais récupérer mon livre, monsieur.
— Je ne sais pas, Charlie. Cela ne me semble pas une lecture adaptée à une enfant de ton âge.
Je serrai les poings encore plus fort.
— Avec tout le respect que je vous dois, ce livre m’appartient, monsieur. Vous n’avez pas le droit de le garder.
Le visage de monsieur Goodman se tordit en une grimace désapprobatrice. Je l’agaçais. Tant mieux. Je préférais mille fois un adulte irrité que faussement compatissant.
— Mademoiselle, ce n’est pas à vous de décider ce que j’ai le droit de faire ou non. Maintenant, retournez en classe.
— Non.
— Comment ça, non ?
— Je suis désolée, monsieur. Je ne partirai pas d’ici sans mon livre.
Une veine palpitait sur la tempe de monsieur Goodman, signe qu’il était très, très en colère. J’avais peut-être poussé le bouchon un peu loin mais, de toute façon, comme le disait parfois Mégane, « quand le vin est tiré… ». Je ne pouvais pas revenir en arrière, donc autant aller jusqu’au bout.
— Georges. S’il vous plaît, rendez donc son bien à cet enfant, intervint le père Franck. Vous savez aussi bien que moi l’effet que l’interdit exerce sur les jeunes esprits. Et, avec internet, elle n’a guère besoin de ce livre pour trouver les informations qu’elle recherche.
— Très bien, céda le principal. Mais soyez sûre, jeune fille, que votre mère entendra parler de votre insolence.
Quand j’arrivai devant la salle de monsieur Dehaene, tous les élèves étaient déjà rentrés. Je les entendais discuter, signe que le cours n’avait pas encore vraiment commencé.
Je restai quelques secondes devant la porte, le cœur battant à tout rompre à l’idée de me retrouver à nouveau au centre de l’attention. Je me forçai à respirer. Comme dirait Mégane : « Si tu ne peux pas reculer, avance et garde la tête haute. » Je rassemblai donc tout mon courage et appuyai sur la poignée. À peine entrai-je que tous les regards se braquèrent sur moi. Monsieur Dehaene ne me demanda pas pourquoi j’étais en retard. Il se contenta de m’envoyer m’asseoir, signe que ma « situation » avait dû faire l’objet de discussions en salle des profs.
Bien sûr, toutes les places du milieu étaient déjà occupées, et je fus obligée de m’installer au premier rang face au tableau. Les joues brûlantes, je sortis mes affaires tandis que monsieur Dehaene envoyait Bruno corriger les exercices du jour. Au fond de la classe, Jordan passa son doigt sur sa gorge en me fixant d’un air menaçant. Un geste universel qui signifiait : « Toi, à la sortie, tu es morte. »
Les deux heures passèrent rapidement. Je n’aimais rien tant que de me plonger dans un problème jusqu’à trouver la solution. Je me gardais cependant d’afficher le plaisir que j’y prenais et grognai comme les autres quand monsieur Dehaene annonça que, le lendemain, nous aurions un contrôle sur les fractions. La sonnerie vint interrompre les exclamations outrées de mes camarades. Je fourrai mon cahier et mon livre dans mon sac avant de m’élancer vers la sortie sans écouter les dernières recommandations du professeur. Je me mêlai à la centaine d’élèves qui se déversaient dans les couloirs puis sur la pelouse.
Devant moi, les montagnes se détachaient sur le ciel bleu. Un temps idéal pour une sortie en forêt. Heure prévue pour le coucher de soleil : 18h56. Mégane m’avait interdit de traîner dans les bois aussi tard, mais ce n’était pas Jumbo qui allait cafter. Les voisins, en revanche… Il y avait toujours deux ou trois petits vieux qui restaient à leur fenêtre comme s’ils n’avaient rien à faire de leur journée et qui ne manquaient jamais de rapporter mes faits et gestes à ma mère. Parce que – vous vous rendez compte ? –, la pauvre, ce n’est pas facile d’élever un enfant toute seule… surtout une enfant, vous savez – glissez là un échange de regards entendus –, une enfant différente.
Jumbo m’attendait derrière la porte, son regard de chien martyr démenti par son bout de queue qu’il ne cessait de remuer dans tous les sens.
— C’est bon, Jumbo. Pas la peine de jouer les malheureux, on y va, dis-je en attrapant la laisse.
« Dépêchons-nous avant que Jordan n’arrive », ajoutai-je mentalement. Car, oui, j’ai oublié de vous dire : non content de me mener la vie dure au collège, Jordan habitait à quelques mètres de chez moi, dans le bloc à côté du mien. Si, ça, ce n’était pas un signe que le destin s’acharnait à me mettre à l’épreuve…
La route en bas de chez moi montait en pente douce. Un camion me dépassa et s’engouffra sur le chantier d’un lotissement en construction. Partout en ville, les immeubles poussaient comme des champignons, pour accueillir les flots de travailleurs qui venaient de toute la France, et même d’ailleurs, pour profiter de la prospérité de la Suisse voisine. Je traversai le pont qui surplombait la voie rapide et, soudain, les bâtiments laissèrent place à des champs. Je lâchai Jumbo qui en profita pour courir après les oiseaux. Ceux-ci s’envolèrent bien avant qu’il puisse les atteindre. Mon chien essaya de les poursuivre sur quelques mètres avant de rendre les armes et de me rejoindre en trottinant.
Côte à côte, nous prîmes le chemin qui menait au bois. En ce mois d’octobre, les arbres donnaient l’impression d’être en feu avec leur feuillage orangé. Il avait plu dans la nuit, et la terre humide emplissait l’air de son parfum à nul autre pareil. Je jetai un coup d’œil à mes tennis et au bas de mon jean. Oups. Peut-être aurais-je dû mettre mes bottes. Mon regard se posa ensuite sur Jumbo qui m’observait, fièrement plongé jusqu’au poitrail dans l’eau boueuse de la mare. Re-oups. Croyant que je voulais jouer, cet abruti de chien se précipita vers moi et me sauta dessus, finissant de crotter mon jean.
— Jumbo ! protestai-je. Vilain chien !
Preuve de l’autorité que j’exerçais sur lui, Jumbo s’allongea sur le dos pour que je lui gratte le ventre.
— Pas question. Tu es tout mouillé et couvert de gadoue.
Jumbo gémit tout en se tortillant comme un ver de terre pour attirer mon attention.
— D’accord, cédai-je, mais juste une.
Je me baissai et, surmontant ma répulsion, grattai son poil mouillé. Beurk. Content de lui, Jumbo se releva d’un bond et s’en alla flairer une odeur. Je le laissai faire sa petite affaire et me trouvai un rocher sur lequel m’asseoir. Je ressortis alors mon livre de mon sac.
Nous ignorons beaucoup de choses sur les démons : leur nombre, comment ils vivent ou même leur nature exacte. Nous pouvons cependant affirmer sans trop de risques de nous tromper qu’il existe une hiérarchie entre eux.
D’après les informations que je suis parvenu à récolter, onze démons règnent sur les enfers.
Leur chef suprême a pour nom Belzébuth. Viennent ensuite Satan et Lucifer, ses seconds, puis Moloch, prince du pays des larmes, Eurynome, prince de la mort, Pluton, le prince du feu, Pan et Lilith, respectivement à la tête des incubes et des succubes, Léonard, grand-maître des sabbats, Baalberith et enfin Proserpine, princesse des esprits malins.
Pourquoi est-ce que je te raconte ça ? La raison est simple. Tu ne dois jamais entrer en contact avec l’un de ces démons.
Un gémissement de pure détresse me tira de ma lecture.
Je relevai la tête et découvrit Jumbo, les deux pattes posées sur le tronc d’un arbre comme s’il voulait y grimper. Un peu plus haut, bien à l’abri sur sa branche, un écureuil l’observait. Il s’excitait tellement que je craignis qu’il finisse par s’étouffer. Je rangeai donc mon livre et lui remis sa laisse.
— Laisse tomber, mon vieux, il ne descendra pas. Allez, viens, on rentre.
Le chien me suivit à regret, non sans lancer une série de menaces à ce petit impertinent qui osait le défier. Nous prîmes ensuite le chemin du retour.