Chris Neurosis - Narkis - E-Book

Chris Neurosis E-Book

Narkis

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Beschreibung

Narkis nous conte la force de l’amour d’une mère que rien n’arrête pour permettre le bonheur de sa fille, même à ses propres dépens

Dans l’air du temps, entre champagne et hôpital psychiatrique, Adrianna, le personnage principal de ce roman, nous raconte avec humour et féminité une tragédie grecque moderne : la sienne.

Sous le soleil du Brésil et la bruine parisienne, Narkis construit un ouvrage au parfum savoureux, l’odeur du scandale exhale. Entre le monde de la luxure et celui du divin, il n’y a qu’un pas et il est franchi : le ciel et l’enfer s’embrassent sous les talons aiguilles.

Mais c’est aussi et surtout l’histoire d’une femme et son combat. Le lecteur lira, derrière ces mots espiègles, la douleur de la mère et l’ambition d’être femme, deux amours, Hannah et Chris. Deux idéaux parfois antinomiques, inséparables pourtant.

« La justice écoute aux portes de la beauté. » A. Césaire

Un récit  troublant  à trois voix sur le besoin d’amour et de paraître

EXTRAIT

Alors que je reprenais un deuxième verre de cet excellent Chablis, entourée de quelques amis proches, le téléphone sonna. Je réponds, on me passe ma fille.
C’est le service de psychiatrie de l’hôpital Henri Ey dans le 13e arrondissement de Paris.

Il s’agit, si l’on veut bien le prendre comme ça, de la nouvelle demeure de ma fille Hannah… moins luxueuse j’en conviens, mais plus adaptée à son tempérament aujourd’hui plus qu’inadapté face à la vie et à ses proches. Elle y est soignée pour une dépression nerveuse depuis plus de six mois, mais en réalité cela fait des années qu’elle perd pied sans que moi, sa mère, celle qui l’a vu grandir, je m’en aperçoive. Et cette sonnerie de téléphone, comme un cri que l’on m’enfonce à nouveau dans le cœur à chaque appel, me confronte encore à cette dure réalité : ma fille va mal. Elle est malade. Et ce doux breuvage que j’absorbe avec délectation ne saurait me la faire oublier.

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Narkis

Chris Neurosis

ISBN 9782876835375

Catégorie : Roman Psychologique

www.compagnie-litteraire.com

C

C’est moi, Adrianna, qui vais vous raconter mon histoire, j’aime que les choses soient claires, désormais les présentations sont faites, nous pouvons commencer!

Alors que je reprenais un deuxième verre de cet excellent Chablis, entourée de quelques amis proches, le téléphone sonna. Je réponds, on me passe ma fille.

C’est le service de psychiatrie de l’hôpital Henri Ey dans le 13e arrondissement de Paris.

Il s’agit, si l’on veut bien le prendre comme ça, de la nouvelle demeure de ma fille Hannah… moins luxueuse j’en conviens, mais plus adaptée à son tempérament aujourd’hui plus qu’inadapté face à la vie et à ses proches. Elle y est soignée pour une dépression nerveuse depuis plus de six mois, mais en réalité cela fait des années qu’elle perd pied sans que moi, sa mère, celle qui l’a vu grandir, je m’en aperçoive. Et cette sonnerie de téléphone, comme un cri que l’on m’enfonce à nouveau dans le cœur à chaque appel, me confronte encore à cette dure réalité : ma fille va mal. Elle est malade. Et ce doux breuvage que j’absorbe avec délectation ne saurait me la faire oublier.

Un jour, Hannah est allée jusqu’à lancer une potiche en terre depuis la terrasse de son appartement, faisant preuve d’une impétuosité à la hauteur de son mal; et, inconsciente de la gravité de son geste, elle s’étonnait que les policiers viennent l’intercepter. Elle ne comprenait pas qu’elle aurait pu tuer quelqu’un.

Hannah souffre d’anorexie, aujourd’hui elle ne pèse plus que 40 kilos, un péché pour la si ravissante jeune fille qu’elle était et qui resplendissait du haut de son mètre soixante. Elle n’est plus que l’ombre d’elle-même. Avec le recul, je me rends compte avec horreur que cette situation était peut-être prévisible et qu’elle s’était écrite au fil des ans, au fur et à mesure qu’Hannah choisissait de se détacher de moi pour se terrer dans sa douleur et dans un manque d’amour de soi qui ne faisait - en rien! - partie de l’éducation qu’elle avait reçue de nous. Adoptée, aimée et choyée, elle avait toujours été traitée comme une véritable petite princesse. Mais peut-être est-ce ce conte de fées ornementé de richesses et de caprices qui l’a conduite entre les murs de cet hôpital… Cet univers aseptisé et merveilleux dans lequel elle a vécu était sans doute d’une luxure immaculée et bien trop inadapté à la vie réelle, et cette vie à laquelle elle n’avait pas été préparée lui a laissé des séquelles qu’elle m’a toujours renvoyées au visage, moi, la mère, le miroir, la protectrice, donc la fautive. Hannah s’était éloignée de moi peu à peu, et cela s’est accentué après le décès de son père adoptif, mon mari.

À l’époque, encore enfiévrée par la perte de cet homme qui avait partagé ma vie pendant de si nombreuses années, aveuglée par ce départ soudain, je ne voyais pas le manque terrible qui venait de se creuser dans le cœur de mon enfant. Elle n’avait plus de repères et une lumière dans ses yeux s’était éteinte laissant, à sa place, un vide immense.

J’avais énormément souffert de voir mon mari mourir brusquement d’une crise cardiaque, m’étant alors retrouvée seule, j’imaginais qu’un tel événement ne pourrait que nous rapprocher Hannah et moi car les malheurs ont la faculté de rapprocher les êtres chers. Mais il n’en fut rien.

Il faut dire qu’Hannah s’était éloignée de nous depuis bien longtemps déjà, voulant construire sa vie « à sa manière » : une vraie catastrophe. J’étais très permissive, elle fréquentait beaucoup de garçons que je trouvais sympathiques, mais en aucune façon je n’intervenais dans sa vie amoureuse : elle était majeure et libre de sa personne. Mon mari, lui, déplorait son manque d’agressivité quant à l’idée même de travailler. En effet, ma fille a fréquenté l’Université, elle parlait l’anglais couramment, se piquait d’avoir une licence de droit, mais malgré ces nombreux atouts, nous contribuions largement au fait qu’elle vive dans un très bel appartement dont nous assurions le loyer régulièrement.

On me passe Hannah : « Maman, je ne peux prendre un kilo, je suis trop malheureuse, ne parlons pas de nourriture, je suis gavée de paroles, la seule chose que je veuille que tu m’apportes ce sont mes médicaments, je ne peux vivre sans médicaments. » Et moi je n’entends qu’un bourdonnement infernal, toujours le même refrain : ses médicaments. Elle me parle en boucle, dans sa tête tout s’entremêle, divagation et réalité. Elle réclame des médicaments pour une mycose qui, évidemment, n’existe pas; des dragées spéciales contre les palpitations et des produits dermatologiques pour de l’eczéma qu’elle n’a pas.

Auparavant, j’avais déjà lu des rapports consternants sur un certain nombre « d’agressions » sonores qu’elle avait souhaité dénoncer : une main courante déposée à l’encontre du gardien de son immeuble, qui, soi-disant, faisait trop de bruit; elle en dépose une seconde contre ses voisins car leurs ébats amoureux la gênaient toute la nuit, d’autant plus qu’elle est insomniaque. Elle s’était également plainte d’une autre voisine qui passait son temps à discuter bruyamment avec son amant lorsqu’elle ne se livrait pas à des joutes érotiques. Cette enfant pourrie gâtée qui s’offusquait du moindre bruit et avait une tendance aiguë à la paranoïa, c’était ma fille.

Cette femme perdue et déboussolée, moi seule l’avais élevée. Alors, que faire avec ça?

Avoir honte? Certainement pas. Il fallait avancer. Ne pas la laisser tomber, car il n’y avait plus que ça à faire : demeurer présente, même au loin, et espérer. Nous lui avions tout donné, nous n’aurions pas pu faire mieux et malgré cela ça ne pouvait guère être pire! Mais je ne suis pas d’une nature à me laisser aller : ni physiquement, ni moralement.

Un beau jour – heureusement qu’il faisait beau d’ailleurs! Mais lisez donc la suite – on a même retrouvé Hannah à demi nue dans la rue, essayant d’échapper à je ne sais quels démons… J’ai alors appris avec étonnement qu’elle était déjà internée depuis des jours; moi qui m’inquiétais de son silence. La petite fille que j’avais vu naître sous le soleil rougissant du Brésil, dans ce pays rayonnant d’amour et de liberté, se consumait aujourd’hui dans ses propres flammes. Phénix atrophié, ma fille me devenait chaque jour un peu plus étrangère, consumée par ses propres peurs, ses visions, ses cauchemars. Elle me raccrochait au nez parce que je refusais d’accréditer ses histoires délirantes. J’essayais malgré tout de rester en contact avec elle afin de la maintenir tant bien que mal dans la réalité, la nôtre, pas la sienne. Et c’était une douleur terrible que cette lutte incessante, une lutte que je menais pour son bien, mais elle ne le voyait pas. Au contraire, elle me traitait de tous les noms : plus je restais forte et sereine, plus elle m’en voulait. C’était une spirale diabolique et infinie : moi qui prenais toujours soin de moi, choisissant avec goût aussi bien mes tenues que mes compagnons, je devenais cette autre détestable qu’elle prenait à partie. En effet, pour elle je n’avais qu’un seul tort mais il était immense : aimer la vie et m’aimer. Ma fille n’a jamais su s’aimer alors elle n’a jamais compris que je puisse et l’aimer, et continuer à vivre : être sa mère, inquiète et combative, tout en étant une femme, tantôt maîtresse, parfois muse. Un parfum, un brushing, une touche de mascara, autant de gestes que ma fille jugeait futiles avec un air furieux, m’envoyant d’un regard lointain la force profonde de son mépris. Elle ne comprenait pas que le feu qui brûlait mon cœur lorsqu’elle était enfermée, je le dissimulais grâce au plaisir si doux que procurent le regard d’un homme et ses mains sur ma peau. Elle avait d’ailleurs – inconsciemment – pris ombrage du fait que je fréquentais depuis peu un jeune homme d’une grande beauté, et bien plus jeune que moi! Elle qui était plus jeune, plus belle, plus désirable que moi, elle bouillonnait de jalousie et d’incompréhension face à moi.

Les mois passent et Hannah se complaît dans son univers de maux imaginaires : de plus en plus caractérielle, elle « exige » d’être présentée à des médecins spécialisés pour des douleurs qui la tourmentent (alors que, physiquement, elle est en parfaite santé), pour des maux d’yeux qui l’empêcheraient de lire les journaux, des malaises inventés, des maladies diverses et variées qui progressent au rythme des saisons la faisant osciller entre tristes caprices et douce folie. L’image qu’elle a d’elle est aussi déformée que sa vision du monde : ébréchée, taillée en pièce, déchirée… par ce deuil toujours englué dans son être : la perte de son père adoptif, mon mari. Elle a perdu une nouvelle fois sa famille, l’équilibre, la confiance en elle que j’ai toujours voulu lui transmettre. Cette confiance qu’elle me jette au visage, trouvant sans doute que je survis trop bien, que ce n’est pas normal de continuer à vivre comme je le fais.

Cette enfant du Brésil que j’ai cajolée sous les rayons du soleil, cette enfant que je pensais éprise du vent de liberté qui m’a toujours portée, s’offusque du baiser d’un amant passager sur mes lèvres. Brésil, brûlant Brésil, pourquoi as-tu laissé en elle un feu qui la consume sans lui donner ta luminosité?

Elle flotte dans des vêtements trop grands pour elle. Soudain, face à sa psychiatre, une idée me vient, inspirée du moment je lui pose cette question : « Pourquoi un photographe ne l’a-t-il pas prise en photo? Cela permettrait de la mettre face à une image réelle afin qu’elle se regarde et qu’elle se juge. » La psychiatre m’a répondu que cela ne changerait rien. Quels que soient les moyens employés pour la confronter à son image, elle se focaliserait sur une réalité autre, imaginaire et erronée. Cela fait partie de sa maladie : elle ne se voit pas telle qu’elle est.

Après quelques semaines j’ai obtenu l’autorisation de l’hôpital pour l’emmener régulièrement au restaurant près du centre hospitalier. Hannah était ravie de sortir se promener et de se voir offrir quelques vêtements, mais si je lui posais la question « Tu aimes la cuisine chinoise? », elle me répondait avec froideur et désinvolture « Je mange très peu et cela ne m’intéresse pas ». Une réponse d’une banalité terrassante parce que je ne pouvais rien y faire et surtout pas la faire changer d’avis. Je connaissais bien cette réponse, c’était la même à chaque fois que nous sortions dîner quelque part. Hannah est anorexique. C’est un spectacle désarmant, l’anorexie. Le reflet d’un mal de vivre, une claque en plein visage pour la maman que je suis et qui la voit encore sourire d’un vrai sourire, celui que portait fièrement son joli minois avant qu’elle ne se fane et que ses traits tirés prennent l’aspect du reproche dans un morne soupir. Désapprobation, incompréhension, vide ou haine, peur et chagrin… elle passait en un instant d’une émotion à l’autre, trouvant en moi son unique bouc-émissaire, « mère » de toutes ses angoisses existentielles. Et ce poids qui, physiquement, lui faisait cruellement défaut, je pouvais le distinguer tout entier dans le regard qu’elle portait sur moi et sur le monde. Je pleure d’impuissance et de douleur devant ce désastre humain; je reste anéantie devant ma fille, entaillée par la vie, émiettée : mille et un morceaux pour moins de 40 kilos.

Aucune substance n’est assez forte pour engourdir la douleur qui stagne dans ma poitrine. Compagnes éplorées d’une mère qui pense avoir tout raté, les coupes vides sont les seules que j’ai brillamment décrochées pendant cette période de « notre » vie. Les bulles ont ce pouvoir étrange : elles redonnent au cœur une palpitation familière. Comme un fard à joues bien choisi, elles cachent toutes les imperfections, aussi maquillais-je mon cœur, prenant grand soin de ne rien laisser transparaître. C’était facile, j’en avais l’habitude. Et puis raconter cette histoire aurait pu effrayer mes amis, même les plus proches, et je n’avais pas besoin de cela. C’est une histoire pathétique, où deux victimes se trouvent inextricablement liées dans un dédale de maux et de sentiments à travers lequel Éros et Thanatos se donnaient la réplique sans jamais laisser présager de l’assaut final. L’issue nous sera-t-elle favorable? À regarder ma fille dépérir j’avais tendance à perdre mon optimisme habituel, je perdais l’appétit et le goût de vivre ma vie.

Mais si je m’efface elle n’est plus rien, pensais-je. Ses amies se sont enfuies les unes après les autres devant ce spectre de souffrance. Il ne lui reste plus que moi, qu’elle le veuille ou non. Et je me retrouve seule face à cet horrible doute : ma fille va-t-elle survivre?

Alors souvent j’arrêtais de penser, sortais de mes bulles et allais courir Paris. Je décidais d’aller au musée d’art moderne, en solitaire, passant incognito devant les œuvres de Keith Haring, un artiste en révolte, puissant et fatigué, mon miroir d’un jour. Ce peintre contemporain – mort du sida il y a quelques années – est un artiste engagé en constante lutte contre la surconsommation, la puissance du dollar ou encore les haines raciales. Cette rage qu’il expulsait dans ses œuvres, ses créations hurlantes de vérité et s’attaquant à l’indifférence des gens face à la misère humaine, me le rendent d’autant plus sympathique.

C’est également un excellent dessinateur, il utilise comme support du papier ou des tissages synthétiques. Enfin, je remarquais les dimensions de ses œuvres. Haring m’impressionne : il y a chez lui un grandiose proche de l’absurde, une présence lourde et caressante. Une tristesse colorée où des personnages sans visage se débattent dans des jeux d’enfants. Et moi je regardais les gens, dans ce musée, qui se sentent concernés par ce message de paix et d’amour pour son prochain, happés dans l’univers de Keith. J’étais émue par ce peintre en souffrance, mort trop jeune, qui recherchait désespérément un paradis perdu. Il devenait pour moi le reflet artistique du malaise de ma fille, les couleurs qu’il posait dessinaient d’un grand trait noir et gras les contours de sa propre inadéquation au monde. D’un monde sans communion pour elle, sans sphère de communication. Sans passion et donc sans faim. Seulement le soulèvement de cet homme, la force de son combat m’avaient redonné foi dans le mien, et je suis rentrée chez moi heureuse de m’être intéressée à l’importance d’inculquer au peuple, et à chacun d’entre nous, le respect d’autrui. Keith Haring me donna un nouveau souffle, et réveilla en moi le peintre qui sommeillait, en ébullition, dans l’intellect de la maman inquiète que je ne cessais d’être. J’eus envie d’essayer de reproduire sur un tissu synthétique un graphisme à l’encre de Chine qui me soulagerait de mes douloureuses appréhensions. Je tenais à préserver une partie de moi, celle qui n’était pas encore anémiée, et je voulais croire que ma volonté de vivre rejaillirait un beau jour sur mon trésor en perdition, mon enfant.

Je créais, en blouse de travail, écoutant un vieux disque de samba, et le rythme syncopé de cet au-delà rêveur et apaisant conduisait mon art. Je renaissais par instants tout en pensant à elle. Sensations, souvenirs… je revoyais les premiers jours après sa naissance et le soleil qui berçait si doucement nos âmes côte à côte. Qu’il était loin ce temps-là…

Le rythme de samba halait mes souvenirs et ils ressurgissaient au fur et à mesure des notes qui s’emparaient de mon corps. Je me laissais porter dans une somnolence où je revoyais tour à tour la mère d’Hannah et sa naissance, les premiers instants, la toute première fois où je l’ai portée dans mes bras. Quelle émotion alors! Mon cœur au galop, je vibrais, à l’unisson avec mon mari. Après tant d’efforts et de drames, nous avions enfin notre famille. Lui, Moi, Toi. Bien sûr, je savais que tu ne me ressemblerais jamais. Pas physiquement en tout cas. Tu garderais pour toujours cette beauté brésilienne et les cheveux bouclés de ta maman. Mais tes grands yeux noisette me regardaient déjà avec confiance. Et lorsque tu t’es endormie sur moi, confiante, le souffle tranquille de ta respiration a continué à guider nos pas. Nous t’avons élevée avec tout cet amour-là. Gardant toujours une place dans ton histoire pour ta maman partie trop tôt, elle qui n’avait pas eu de chance, pas eu la vie qu’elle désirait, mariée trop tôt et de force, elle qui n’avait pas choisi de te porter. Elle était devenue mon amie, et adopter sa fille – toi – c’était une promesse naturelle et bien facile à tenir puisque tu comblais tous mes désirs : moi qui ne pouvais pas avoir d’enfants, je devenais malgré tout ta « maman ». Petite déjà tu te blottissais tout contre moi et, comme un chaton rassasié, tu ronronnais, t’endormant dans un souffle d’éden. Cela ressemblait à l’idée que je me faisais du bonheur.

Le disque était fini, je me réveillais de ma transe au pays des souvenirs.

H

Hannah n’est plus désormais cette enfant douce et confiante, c’est une époque révolue. Seuls des souvenirs s’échappent et me rattrapent… je me rappelle son enfance, cette joie immense et indescriptible que nous avons ressentie, mon mari et moi, en devenant les parents d’une petite fille si adorable, véritable cadeau du ciel. Elle a été gâtée, peut-être même un peu trop, mais parfois les remords me rongent car je repense à toutes ces soirées passées loin d’elle, ces repas d’affaires interminables et ces bals splendides ne finissant qu’à l’aube… des événements auxquels je me voyais dans l’obligation de participer : mon mari avait un rang à tenir et son statut de chirurgien était lié autant à ses capacités qu’à l’image qu’il savait donner en public. Et cette image, c’était moi. Je me devais de jouer mon rôle, d’être à la fois l’amante ardente et la femme docile, une femme de Cour, qui sait recevoir et faire la conversation, rester à sa place, sourire et répondre courtoisement, abordant avec facilité n’importe quel sujet, art, politique, médecine ou langue… Un art exquis dans lequel j’excellais. Cependant, si je remplissais à la perfection mon rôle de femme, il m’était difficile d’être aussi présente auprès de mon enfant. Je ne disposais pas du temps nécessaire pour la choyer autant que je l’aurais voulu. J’avais dû me résoudre à choisir une nurse – la meilleure – pour m’épauler dans ce rôle. C’était pour moi un dilemme tragique, mais je ne pouvais en aucun cas faire fi de mes obligations mondaines. Avant d’être une mère j’étais la « femme de », et lorsqu’il n’a plus été de ce monde, soudain, je fus perdue car je redevenais une « femme tout court », sans particule et sans amour. Ce jour-là j’ai pris conscience du gouffre qui me séparait de ma fille chérie et que j’avais moi-même creusé, au cours des ans, par mon absence maternelle. Je m’en voulais, il était trop tard. Comme les notes qui filent dans la nuit et s’évaporent, la musique d’une vie ne se répète pas. Aucun refrain, on ne revient pas en arrière. Juste un mouvement lancinant et des mots flottant dans l’air chaud des souvenirs avortés : Que faire? Comment lui dire que je l’aime? Que faire? Cette enfant déjà grande me regarde avec méfiance. Que faire? Faire de mon mieux et sourire, comme toujours.