Chroniques d’un sud disparu - Philippe Savournin - E-Book

Chroniques d’un sud disparu E-Book

Philippe Savournin

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Beschreibung

À travers un style singulier, ce recueil littéraire témoigne d’une inspiration foisonnante, naviguant avec aisance entre différents genres. Il aborde des thèmes variés tels que la nature, les émotions et la société, tout en offrant une réflexion subtile et une perspicacité digne des esprits éclairés. Ces explorations, fruits d’une démarche à la fois intime et érudite, invitent à savourer chaque page avec la légèreté d’un moment ensoleillé, évoquant ainsi un véritable hymne à la liberté.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Savournin voit dans la littérature un moyen de raviver une vitalité en déclin. À travers une exploration de ses racines, parfois fantasmées, il renoue avec son passé pour donner davantage de sens à son existence, transformant chaque mot en un fil conducteur vers la résilience et la redécouverte de soi.

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Seitenzahl: 219

Veröffentlichungsjahr: 2024

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Philippe Savournin

Chroniques d’un Sud disparu

Contes

© Lys Bleu Éditions – Philippe Savournin

ISBN : 979-10-422-4822-2

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

À Miren

Lune

Ma squaw ma bien aimée nous avons été au bout de notre course nous nous étions promis cela il y avait longtemps avant même le temps des petits papooses avant même que nous ayons appareillé nous parlions déjà de ce jour et c’est vrai que j’étais renfrogné dans ma judéité inquiète que je n’étais pas trop bien sûr de ce que tu savais que la mort est un passage et qu’elle porte en elle la promesse de l’après nous avons tant vécu si ensemble si proches ma squaw ma bien aimée celle qui savait tout de moi la compagne inlassable la beauté et le rire celle qui me donnait des perles à contempler nous avons marché longuement comme au temps de notre jeunesse quand nous parcourions tous deux la Galilée le petit dans ton ventre que les villageois nous aimaient si fragiles nous nous l’étions promis quand nous avons su nous avons commencé notre marche à chaque pas ton sourire irradiait davantage nous avons dormi au hasard des chemins creux dans des granges à l’écart nous avons cheminé tendrement sans presque nous parler tes yeux à chaque pas t’éclairaient davantage nous regardions autour de nous les infinies variations de la lumière les ombres qui dévoraient les bois au loin les troupeaux de nuages qui rentraient au bercail le ciel était immense au-dessus de nos têtes nous ne savions plus où nous situer nous avancions vers la mer et sans l’avoir mentionné à quelque instant savions que nous arriverions au bord de la falaise où gronderait la mer en contrebas que tu serais vibrante comme une corde en résonance que tu boirais le vent les nuages affolés qui galopaient de tous les coins du ciel que tu serais une avec les embruns que le gris de tes yeux se fondrait dans cette aquarelle que tu serais arrivée au terme de ta course paisible et en repos emplissant ton âme par tes yeux de la vie qui bouillonne et se réagence au creux des éléments nous avons attendu heureux intimement proches comme jamais nos âmes se parlaient et s’aimaient nous ne parlions plus nos esprits se dilataient nous sentions nos cœurs qui embrassaient l’horizon le temps s’écoulait sans que nous en ayons conscience les jours succédaient aux jours ta lumière augmentait ton sourire te transfigurait chaque jour davantage je me repaissais de te contempler nous nous sommes allongés sous l’arbre tutélaire le génie des lieux qui gardait la falaise de ses branches torses laissant le filet de la vie s’écouler doucement hors de toi nous étions côte à côte ta main dans la mienne je sentais ta bonté rayonner à mon côté tu étais heureuse et belle tu brillais doucement la lune est arrivée d’abord timide puis s’enhardissant a envahi le ciel ton visage resplendissait de plus en plus nos yeux étaient enlacés quand le tout dernier filet de ton tout dernier souffle a passé ton sourire je suis demeuré à te contempler ton esprit restait à côté de nous dans une grande paix j’ai attendu qu’il soit prêt à s’éloigner doucement tendrement pour creuser au pied de l’arbre je t’ai posé dans un berceau de terre noire j’ai gardé ton visage à découvert jusqu’à ce que je sache qu’il était temps que je parte car tu m’appelais d’où tu étais.

In equo veritas

Riante campagne du Sud, en retrait du bord de mer.

La frange côtière, le long de cette mer si belle, où les dauphins joueurs apprennent à sourire, de voir le ruissellement irisé des vaguelettes, le miroitement du soleil – soleil joyeux, en ces lieux bénis, et aucunement implacable, différant de celui du désert, mangeur de chair et de vie − n’était pas encore ce qu’elle deviendra dans le cours progressif de l’accès universel aux pétaradants engins motorisés. Une brise légère dissipait aisément, le matin, les odeurs déplaisantes émanant des pots d’échappement, qui auraient demeuré de la nuit, chaude et vivante.

Les pêcheurs constituaient encore une corporation, et n’étaient pas devenus des déclassés, réduits par les règlements à mendier leurs revenus, car les couloirs, les zones et les quotas ne leur permettaient plus de vivre de ce qui les avait nourris des siècles durant. Ils partaient toujours à l’aube pour relever les filets, faisant crisser les longs et lourds pointus sur les galets, qu’ils arrivaient à mettre à l’eau et surtout à rehisser au sec par une longue habitude de l’effort bien dosé, et la maîtrise empirique des plans de roulements rustiques, constitués de tronçons de bois dur, acacia principalement.

Ils avaient encore une fonction dans la cité, qu’ils alimentaient chaque jour, sauf le dimanche, évidemment, en sardines ruisselantes, anchois de petite taille, la seule acceptée des connaisseurs, pageots, daurades, maquereaux. De loin en loin, un spécimen plus consistant se trouvait dans les filets, entraîné au milieu d’un banc dense, gros merlan, voire, plus rare, congre, ceux-ci ne quittant leurs crevasses qu’à regret. Pêche de cueillette, comme les peuplades nomades depuis que la Terre est foulée par l’homme : écologistes avant que le mot n’existât pour d’autres que les laborantins et les scientifiques, ils n’allaient pas jusqu’à remercier leur frère poisson d’avoir donné sa vie pour les nourrir, mais quelque chose de cette vision du monde transparaissait dans les messes votives à St Pierre, où l’on avait le sentiment que si l’ordre du monde était respecté à travers l’observation correcte des rites, les poissons se reproduiraient en grand nombre et seraient, osons le mot, collaborateurs de leur propre prise.

Le village vivait certes déjà du tourisme, dont les revenus irriguaient toutes les branches de l’économie. Mais il n’était pas encore devenu un parking à retraités de classe moyenne, s’offrant en fin de vie de venir attendre la faucheuse dans un lieu ensoleillé, aux températures clémentes, paraît-il, toute l’année – encore que certaines journées de novembre ou de janvier pussent être parfaitement glaciales –, déculturés, coupés de leur environnement familial, mais garantis d’une prolongation de vie balisée par l’abondance de l’offre médicale en tous genres : plus forte densité du pays en médecins, contraints de s’adapter, par nécessité commerciale, aux besoins de cette clientèle. Aussi, ceux-ci, pour rembourser les énormes emprunts que représentait l’achat d’un local à usage de cabinet, étaient-ils réduits à fidéliser une clientèle, l’entretenant savamment sur de petites choses, la dernière saillie de son caniche, lui aussi vieillissant, des conseils diététiques, et des visites quotidiennes pour prendre la tension.

Aux strates successives de populations exogènes déposées par la prospérité économique qui était venue petit à petit, liée entre autres à l’immobilier, et à l’intéressant tour de passe-passe qui permettait de transformer, par la magie de conseils municipaux compréhensifs, des terrains agricoles jusque-là dévolus à la culture des œillets et des roses en zones constructibles, génératrices d’excellentes taxes, était toujours mêlée la race vernaculaire, que les pagnolades ont accoutumé à stéréotyper comme galégeante, peu encline au travail opiniâtre, d’une fiabilité générale hautement suspecte, et d’une manière générale se comportant comme l’oiseau sur la branche, oiseau fortement anisé, de surcroît.

Il y a toujours une part de vérité, si ténue soit-elle, dans les a priori : le monde a changé très vite, et une population composée initialement de paysans, de pêcheurs, de petits commerçants, qui a construit un habitus, une manière de vivre, pendant des siècles, n’en change ni volontiers, ni aisément. À plus forte raison si elle a la conviction que ce qui lui est proposé est infiniment moins satisfaisant que ce qu’elle avait auparavant. La dernière guerre et l’invention de l’Europe en tant qu’échiquier d’échanges complexes ont accéléré la mutation d’un monde de traditions et de coutumes, assis sur un socle d’us éprouvés, où l’on pouvait ester en justice dans des cas gravissimes, détournement d’un canal d’irrigation, déplacement d’une borne de champ, mais où les affaires courantes se résolvaient d’ordinaire devant quelques anciens de la cité, reconnus pour leurs aptitudes de médiateurs et juges de paix.

Pagnol, auteur de tragédies, comme le lui avait prophétisé son ami Albert Cohen lors qu’ils étaient tous deux lycéens à Marseille, savait, en vrai fils du sud, la part grecque de l’héritage provençal, cette tenue noire des veuves et des mères amputées d’un enfant, qui rend compte constamment de la main cruelle des dieux et de leur perversité joueuse d’immortels irresponsables.

Il fallait quitter la mer, et, lui tournant le dos, grimper, et grimper encore, par cette ancienne route, qui suivait les terrasses de pierre sèche, édifiées patiemment par les inlassables fourmis des siècles passés, pierre à pierre, arrachée à la terre prospère et ingrate à la fois. Route humaine, qui montait, certes, mais montait comme une route tracée au temps des attelages, et des chevaux. Qui peut crever son attelage simplement pour rentrer chez lui ? Trois bonnes heures à traverser les bourgades somnolentes en plein juillet. L’imbécile combustible fossile contractait le temps, et quelques litres de liquide gaspillé comme s’il était inépuisable permettaient le même trajet en un quart d’heure. Les vallons à l’ombre, préservés des canicules, verdoyaient au cours du trajet. La petite propriété était en contrebas de la route, dans un creux de vallon. Maison simplissime de petit métayer, pierre sèche arrachée aux champs, une salle commune au sol couvert de grands carreaux de terre, posés à même la terre battue, et, l’assise s’étant détrempée et ayant bougé par endroits, ondulant par vagues. Un jour chiche entrant par la petite fenêtre au-dessus de la pierre à l’évier : le provençal craint le soleil et ne met d’ouvertures que minuscules. Deux chambres à l’étage. Poutres avec plancher visible en sous-face. Élémentaire, utilitaire, pauvre. Un badigeon de chaux vaguement colorée en jaune de temps à autre. Peu de meubles, nulle prestigieuse commode en noyer sculpté et ajouré : nous sommes bien loin d’Avignon et de Nîmes, ce sont les dernières cités provençales avant l’Italie, qui commençait, il y a bien peu, au Var, le fleuve maigrelet descendant des Préalpes et alimenté par les torrents impétueux qui bondissent depuis les sommets.

Mère, fille, fils. La mère était veuve de métier, l’attelage ayant roulé sur son bonhomme, un soir qu’il était rentré ivre, et avait basculé du charreton. Jamais un cheval ne piétinera un homme tombé à terre ; mais en l’occurrence, il était tombé du véhicule, et c’était une des roues cerclées de fer qui lui avait broyé la nuque. On peut s’étonner, connaissant le sixième sens, souvent carrément télépathique des chevaux, qu’ils ne se soient pas arrêtés avant que ce fût irréversible. C’est d’ailleurs ce qui accréditait la thèse, soutenue par certains, qu’il n’était aimé de personne, et encore moins de ses chevaux. Le fils, a contrario, par loyauté filiale, avait élaboré un mythe sur ce père si inopportunément décédé, qui s’était enrichi au fil des années, dans lequel le défunt revêtait à peu de chose près un costume de centaure : ses chevaux, affirmait-il, le connaissaient et l’aimaient tant qu’ils refusaient de manger s’il était malade.

Œil vif de paysanne à qui on ne la fait pas, et qui, depuis que ses ancêtres étaient assujettis à la taille, la gabelle, la capitation, et tous les ingénieux expédients que les dominants imposent à leurs dominés, sait que le petit, pour survivre, doit faire le dos rond, et se faire oublier, la mère était un petit tonneau court sur pattes, vêtue en tout temps d’une espèce de caraco, qui avait dû être blouse, dont les fleurs qui l’avaient égayé se distinguaient encore vaguement sous la patine. Un bonnet de laine feutré par la crasse sous des cheveux en filasse, des chicots jaunâtres aux surfaces masticatoires noires, quant à elles, barbue avec conviction, de longs poils blancs enroulés, elle se dandinait d’une jambe sur l’autre, oscillant de sa masse imposante sur deux colonnes de chair, tremblotantes et gélatineuses, pour se déplacer.

Les rejetons ne pouvaient dissimuler leur filiation avec leur génitrice, bâtis qu’ils étaient sur ce modèle courtaud et massif, la fille un peu moins dotée pileusement que la mère, désavantagée peut-être par son âge, ou d’hypocrites épilations loin de tout regard.

Depuis des lustres, et à tout le moins deux générations, correspondant au début de la pluie d’or qui commença de ruisseler sur ces contrées lorsque les paysans s’avisèrent que l’œillet et la rose, à travail égal, étaient achetés par les courtiers et les expéditeurs à des taux sans rapport avec celui du pois chiche et de la courgette, fût-elle de Nice, la famille avait concentré son activité sur la fleur et les chevaux. La fleur pour le rapport, les chevaux par passion.

Le fils, véritable continuateur de l’aspect équestre de la propriété, avait depuis toujours ces comportements pudiques et mensongers des vrais amoureux qui refusent de reconnaître qu’un feu les consume, fût-ce à eux-mêmes. Il inventait de fort ingénieuses justifications perpétuelles de la remarquable adéquation du cheval à l’exploitation de petites parcelles – le plus borné des analystes se fût rendu compte que nourrir un cheval à l’année pour l’utiliser au labour et à la moisson, et guère plus, n’était pas nécessairement très pertinent économiquement –. Mais là comme en d’autres domaines, l’amoureux déploie un talent sans limites, et d’une inventivité qui confine à la poésie : allez dire à l’amoureux que l’objet de ses feux bigle. Outre que vous risqueriez une riposte gestuelle immédiate, il vous expliquera, avec des soleils dans la voix, que chacun de ses yeux est une route unique, et que c’est un privilège merveilleux que de les accompagner. La velue aura, dans la même veine, une animalité sensuelle irrésistible.

Aussi le plus clair des revenus de la florale activité passait-il dans la danseuse du gaillard, sous les prétextes les plus variés. Étant bien entendu que l’économie domestique de subsistance était assurée par le petit jardin, les poules et les lapins, tâche immémorialement réservée aux femmes, qui, comme chacun sait, naissent pourvues du gène supplémentaire qui leur réserve de plein droit le privilège de l’entretien domestique.

Pour couper court aux velléités de protestation qui ne s’étaient jamais manifestées, mais dont on ne pouvait garantir qu’elles n’apparaîtraient pas un jour, les écoles contribuant à propager toutes sortes d’idées pernicieuses dans les têtes des filles, par nature moins à même de comprendre la part de propagande des propos, sur la nécessaire égalité entre filles et garçons, monsieur l’écuyer louait à la municipalité plusieurs attelages qu’il conduisait lors des manifestations locales, revenues très en faveur depuis que les badauds de n’importe où s’y pressaient en masses compactes, prestations qui généraient un petit revenu, et surtout justifiaient le maintien de son piquet. Il suffisait de jucher sur le dos des équidés restants quelques cavaliers de confiance, qu’il avait sous la main puisqu’il organisait des promenades dans les bois, et le tour était joué : comment se passer d’un seul cheval ?

À la différence du collectionneur aguerri, qui apprend, passée la période compulsive, qu’il n’est de collection de quelque intérêt que par l’élagage continuel, et que c’est la montée en qualité qui doit guider tout apport nouveau, à telle enseigne qu’en dernière analyse, on pourrait imaginer le collectionneur au bout de sa quête avec une seule pièce exceptionnelle, qui enferme toutes les beautés de toutes les autres, l’essence même de ce à quoi la collection est consacrée, le fils ne revendait pas ses chevaux moyens pour en acquérir de meilleurs. Amoureux compulsif, il était hors de question pour lui de se dessaisir d’un seul d’entre eux. Il est vrai qu’il les avait choisis avec beaucoup de discernement, et qu’objectivement tous étaient de qualité. Mais on ne peut mettre sur le même pied un fjord placide et un pur-sang arabes : hormis ses performances et la qualité de son modèle, c’est l’adéquation du cheval au travail qui lui est demandé qui doit guider le choix, même si, en vertu du qui peut le plus, un cheval de grande qualité excellera dans quasiment tout ce qui lui est demandé.

Autre difficulté, bien compréhensible pour un amoureux, il était hors de question que le premier quidam venu montât un de ses amis, car c’est ainsi qu’il les considérait.

Aussi tournait-il autour du pot quand des clients potentiels téléphonaient, s’efforçant, par des questions qu’il pensait habiles, et à tout le moins, utiles à éliminer les candidats inappropriés, de se faire une idée sinon des talents précis des postulants, en tous cas de leur innocuité. Dans quel club montaient-ils ? Qui les avait formés ? Montaient-ils régulièrement ? Pourquoi voulaient-ils monter chez lui ? Comme on le voit, toutes questions fort propres à générer une noria de postulants suppliants. Il eût fallu, en dernière fin, qu’il consentît à acquérir une quelconque haridelle qui n’aurait servi qu’à le convaincre du niveau réel du cavalier, sans risquer d’endommager ses précieuses montures. Encore que le risque demeurait, non négligeable, qu’il tombât aussi amoureux de la rosse, et qu’il l’adjoignît à son écurie.

Cheval qui travaille peu mange quand même : jamais le dicton n’a été aussi vrai. Pas question de refuser à ses chéris quoi que ce soit, ni fourrage, ni sellerie de qualité, ni soins coûteux, baumes pour les atteintes, maréchal-ferrant, qui ne ferrait qu’à chaud, bien entendu, pommades, fortifiants, confort dans les box – il les avait équipés de baffles et, prétendant que, à l’instar des humains, les chevaux ont des goûts musicaux bien précis, passait des heures à faire écouter à chacun toutes sortes de musiques –, s’efforçant de déterminer ses préférences, pour ensuite lui affecter un lecteur attitré pour lui diffuser SA musique.

Cela prit des années pour que l’affaire battît réellement de l’aile : la famille était frugale, produisait en grande partie ce qu’elle consommait, ne dépensait rien au-dehors, n’effectuait même pas les petits travaux d’entretien basiques sur la maison. Les femmes avaient gardé le souvenir de la fois où sur la requête de sa sœur, qui souhaitait dépenser un peu d’argent pour améliorer le confort de sa chambre, d’abord interloqué, il s’était mis à pleurer à gros sanglots en se tordant les mains, avec des phrases dans lesquelles elles discernaient que ses pauvres chevaux, eux, devaient se contenter de leurs box, alors qu’on avait de telles demandes. Il en était malade, et sincèrement. Tant de désespoir leur avait brisé le cœur, et comme elles étaient bonnes filles, elles se gardaient bien de recommencer.

Mais ce ne sont certes pas les Bataves qui me contrediront, une infime fissure dans une digue finit, à force de temps, par jeter tout à bas, si on ne la colmate pas. L’hémorragie dura longtemps, minime, suintante, peu perceptible : c’étaient des fins d’années où, sur le cahier d’écolier à petits carreaux, on se rendait compte qu’il allait falloir recourir à l’emprunt auprès de la banque, double hérésie pour des paysans. D’abord, on se méfie des banques, et si on dépose, c’est à la Caisse d’Épargne, parce qu’elle verse un intérêt. Emprunter constituait donc déjà une violence, emprunter pour reboucher un trou, plus encore.

Il est probable que les femmes, dès ce temps, aient supputé le déroulement inéluctable suivi du dénouement pitoyable : re-emprunt, re-problèmes de remboursement. Mauvaise année, et cela arrive, et le trou se creuse. Vient un jour où l’on engage sa maison par hypothèque, espérant une martingale hasardeuse : on va gagner beaucoup sur le défilé votif, on va bisser sur la fête des Mais. Il plut sur le défilé, et la fête des Mais n’eut pas le succès escompté, éclipsée par celle du village voisin, qui avait mis le paquet et fait venir un chanteur à succès d’audience nationale.

Vint le jour où, incapable de faire face à ses remboursements, après protêts sur protêts, la propriété fut mise aux enchères. Il se démena comme un diable pour que ses chevaux soient exempts du lot, jurant que s’ils étaient vendus, il les abattrait lui-même, et se pendrait ensuite. Il se voyait partant comme un boumian – le mot provençal pour romanichel –, avec carriole et chevaux, et ma foi, l’idée ne lui déplaisait pas. Des deux femmes perdant leur lieu de vie, surtout la vieille, la pensée ne l’avait même pas effleuré. Elles suivraient, voilà tout.

Le produit de la vente couvrit tout juste les dettes et les frais : ils furent mis en demeure de quitter les lieux, et il décida de faire un grand feu pour nettoyer toutes les cochonneries accumulées durant des générations dans les recoins de la grange. Sortant jougs cassés, morceaux de colliers dépareillés, brouettes sans roue, faux sans mancherons, et à la lame en bout d’usure. Un cadre dégoûtant dans le fond, contre la paroi.

— Qu’es aco, la mère ? Tu sais d’où ça vient ?

— Ô pauvre, fais voir… ah oui, c’est mon pauvre père. Il l’avait reçu d’un original qu’il avait ramené avec son attelage. Il lui avait porté ses meubles. Un temps, il l’avait mis à côté de la fenêtre, mais ma pauvre mère l’aimait pas. Elle l’avait fichu au poulailler, et c’est moi qui l’avais mis dans la grange, parce que quand même… une peinture…

— Il est crassous, té, je l’essuie un peu, oh couillon, il y a quelque chose d’écrit, té je le nettoie, esse, i, esse on dirait, èle, é, i grec, c’est quoi ça, Siselé ?

— Elle ressemble à rien cette peinture, s’exclama-t-il, c’est des champs, des arbres, et une rivière. Ça, c’est parce qu’il était même pas capable de faire la figure des gens et qu’ils se reconnaissent. Signature, aqueù de signature, je t’en fais tant que tu veux, moi, des signatures. Marchand de signatures…

Félix – eût-il su le latin que l’espoir lui fût revenu, de ce nom propitiatoire qui lui avait été si opportunément donné lors de son baptême, dans une fusion œcuménique des vertus attachées au vocable (celui qui est heureux) et du goupillonnage catholique, l’Église, avec son sens politique jamais pris en défaut ayant toujours compris que le meilleur moyen de combattre l’hérésie est de se l’amalgamer. Les saturnales vous gênent, avec la débauche incontrôlable qu’elles suscitent ? Faites-en la semaine de fin d’année, entre Noël et Jour de l’An. Les rites de fécondité autour d’autels phalliques marquent un peu mal, et font tiquer les évêques sourcilleux ? Repeignez-les en processions de pardon, et déguisez le phallus en croix votive : les villageoises savent bien, elles, ce qu’il y a dessous.

— Tu sais, commença sa mère, Fortunée – comment pouvaient-ils douter ? Avec de semblables prénoms ? – moi j’en ai entendu parler de ce Siselé, une fois que je portais des roses au Grand Hôtel, au village. Il y avait un type, un genre de ceusses qui font des livres, qui demandait au réceptionniste s’il connaissait des personnes qui pourraient lui parler du passage de Siselé sur la côte en 1891-92.

C’est pour ça d’ailleurs que j’avais pas voulu jeter la peinture et que j’avais toujours gardé l’œil dessus.

— Drôle d’œil la mère ! Dans la grange, avec la cagagne…

— S’il aurait fini au poulailler comme voulait toun payre, figure-toi un peu comme il serait, avec les poules qui auraient cagué dessus.

— Et tu crois que ça peut valoir quelque chose ?

— Pécaïre, tu sais pas que des fois les peintures, ça vaut plus que des maisons ? Tu te souviens pas de l’autre, là, à Cagnes, que ses tableaux ils les ont mis dans les musées à Paris, et que y paraît que celui qu’il en trouve un, il peut prendre la retraite ?

— Qui c’est qui pourrait nous renseigner et qu’on puisse lui faire confiance ? César ?

César tenait brocante dans un passage de la ville basse, où s’empilaient dans un capharnaüm invraisemblable une pléiade d’objets remontés des ventres de la cité. La côte méditerranéenne est une voie de circulation, et le seul moyen aisé de passage entre France et Italie : il n’y avait qu’un Hannibal pour avoir l’idée pour le moins étrange d’aller faire passer des éléphants par les cols savoyards, lorsqu’il était si simple et attrayant, compte tenu de la beauté des sites, l’accueil des populations et le charme des filles, de passer par le bas.

Les armées passent et repassent en ces contrées, un jour le petit caporal La Paille au Nez Buonaparte, partant vers Arcole, l’autre le reflux de troupes autrichiennes, puis les libérateurs, puis les envahisseurs… la tactique est éprouvée en ces lieux de circulation, quand les sauterelles sont passées, la vie reprend son cours. Il faut leur laisser quelques bricoles à piller, car sinon, frustrés dans leur toute-puissance de matamore, ils pourraient faire du grabuge, mais on sait comment il faut, comme le recouvre admirablement l’expression, faire la part du feu. Le lard certes, mais pas le jambon. Le vin de l’année, ah, messieurs les soldats, la vendange a été médiocre, il a grêlé, tandis que bonissent les bons flacons dans la grange, au frais, derrière les fagots. Tout un art séculaire, subtil et de négociation fine, pour, comme le terme de marine le décrit fort bien, étaler.

Les affreuses images d’Épinal des dragonnades, lorsque le bourreau Louis le Grand révoqua, honte à jamais sur son nom, l’édit de Nantes que son aïeul avait promulgué, et qui montre un soudard appliquant son mousquet sur la tempe d’un huguenot, avec la légende, en bas, avant les phylactères, lui faisant ricaner avec cynisme.

Qui peut me résister est bien fort

Rendent bien compte de ces temps, toujours et toujours recommencés, division Das Reich remontant de Montauban et brûlant, pour la bonne bouche, le village d’Oradour sur Glane, Pol Pot et son originale utilisation des bulldozers à écraser les contre-révolutionnaires.

Les ventres des cités du sud sont donc pleins de tout ce que l’on a caché, maquillé, soustrait à la fièvre pillarde des armées en campagne, y compris les armées de libération, largement aussi avides que les autres.