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Extrait : "Dans mon pays, lorsqu'un enfant refuse d'obéir à sa mère, lorsque, trépignant avec fureur il épart, de ses petites mains convulsives, la longue chevelure de sa jolie tête, sa bonne aïeule ne manque pas de lui dire, en appuyant un doigt sur ses lèvres septuagénaires : « Fi ! le vilain enfant : Marie Magreau va venir le prendre. » Et l'enfant se calme et se tait, et bientôt il retourne à ses jeux..."
À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :
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• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.
• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.
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Seitenzahl: 296
Veröffentlichungsjahr: 2015
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CHRONIQUE
Père et mère honoreras,Afin de vivre longuement.
Commandements de Dieu.
Dans mon pays, lorsqu’un enfant refuse d’obéir à sa mère, lorsque, trépignant avec fureur il épart, de ses petites mains convulsives, la longue chevelure de sa jolie tête, sa bonne aïeule ne manque pas de lui dire, en appuyant un doigt sur ses lèvres septuagénaires : « Fi ! le vilain enfant : Marie Magreau va venir le prendre. »
Et l’enfant se calme et se tait, et bientôt il retourne à ses jeux ; car, à cet âge de bonheur, les émotions sont trop vives pour être durables, les organes sont trop neufs pour conserver longtemps une impression. La sérénité succède subitement à la colère, et parfois la bouche naïve qui jette des cris de joie se sent humide tout à coup des larmes que faisait couler le désespoir, et qui n’ont point encore eu le temps de sécher.
Et savez-vous quelle était cette terrible créature dont le nom terrible sert encore d’épouvantail à nos enfants ? – ce nom transmis de l’époque la plus reculée jusqu’à nos jours, par les traditions maternelles ?
Pour vous le conter, il faut remonter bien haut : il faut aller chercher des temps bien reculés. Venez ici, tous autour de moi ; attiser le feu d’œillettes qui brûle dans la haute cheminée, ranimez la mèche du crasset qui, suspendu au plafond, nous donne une clarté si fausse et si vacillante. Bien ! Maintenant, taisez-vous. La pluie tombe par torrents, la tempête mugit en s’engouffrant dans les bois ; et il vaut mieux être abrité dans cette bonne et chaude ferme, qu’errer, la nuit, comme le faisait un pèlerin, jeune homme pâle et soucieux.
Il s’en vint heurter à la porte d’un petit ermitage bâti dans les environs du marais de Selles, et non loin du quartier maudit que l’on appelle Trou d’enfer. Il lui fallut plus d’une fois heurter de son bourdon à la grosse porte chevillée, avant d’obtenir une réponse, encore était ce : « Passez votre chemin, je ne puis ouvrir. »
Au son de cette voix, une grande émotion agita la physionomie sinistre du pèlerin, et il reprit de plus belle ses supplications pour obtenir un asile.
Et puis, voyant qu’il s’enrouait en vain, il alla ramasser une grosse pièce de bois qui se trouvait à quelques pas, et se mita en jouer si fort contre la porte de la masure, que l’ermite se hâta de l’ouvrir.
– Ah ! ah ! mon père, dit le jeune homme, c’est de la sorte que vous faites accueil à un pèlerin qui vient implorer Notre-Dame-de-Grâce de Cambrai. Sainte Vierge ! il n’y a que les gens d’église pour exercer comme il le faut et chrétiennement l’hospitalité que l’on doit à un frère malheureux.
L’ermite s’excusa de son mieux, alléguant combien il y avait de dangers à ouvrir sa porte à pareille heure, quand les routiers, les francs et autres gentes dangereuses erraient nuitamment pour butiner. Après quoi il offrit au pèlerin quelques bribes de pain noir et de l’eau puisée à une fontaine voisine.
Mais le pèlerin, au lieu de manger, considérait attentivement l’ermite, et portait autour de lui des regards sombres et curieux. Ces regards étincelèrent d’une joie féroce lorsqu’ils aperçurent, couché dans un coin de la cellule, un jeune homme qui, malgré son froc disgracieux, paraissait d’une beauté merveilleuse.
Et puis dissimulant l’émotion qui l’agitait, il tira de sa besace une botrine de grès, et versa quelques gouttes de la liqueur qu’elle contenait dans le vase de bois de l’ermite. « Tenez, dit-il, voici un philtre qui réconforte et qui fait dormir, qui calme et qui mène à bien un corps épuisé d’austérité comme le vôtre. » Ce disant, il vida la moitié du hanaps grossier, et offrit le reste à l’ermite qui but sans défiance et ne tarda pas à s’endormir.
« Tu m’appartiens maintenant, murmura le pèlerin, tu m’appartiens maintenant, Jacques Magreau ! Oui, corps et âme, paix et repos, désespoir et angoisses ; tu m’appartiens, car ta fille m’appartient. » Et s’asseyant près de l’enfant qui dormait, il l’attira tout doucement sur ses genoux, et se mit à lui murmurer à l’oreille, des paroles d’amour.
À demi-éveillée, la jeune fille, car c’en était une, étendit mollement les bras, et, dans ce mouvement, le froc qui la chaperonnait tomba et laissa échapper sur de blanches épaules demi-nues de longs et brillants cheveux noirs.
Et puis, se voyant dans les bras d’un étranger, elle fit un mouvement d’effroi, elle voulut se sauver, mais le pèlerin l’enlaça plus fortement encore de ses étreintes.
Le lendemain, à son réveil, Jacques Magreau se trouva seul dans sa cellule. Marie ! sa fille ! l’unique créature qu’il aimait au monde, Marie n’était plus là ; elle s’était enfui avec le pèlerin.
Jamais homme n’éprouva un pareil désespoir ! Jacques se tordait les mains, hurlait et criait, éperdu et hors de sens : Ma fille ! Marie ! rendez-moi ma fille !
Mais il eut beau la chercher, il eut beau s’enquérir en tous lieux de ce qu’était devenue Marie, nul ne put le lui dire ; et après un long voyage de six mois, il lui fallut revenir dans sa cellule déserte.
À quelque temps de là, cette cellule fut tout à coup entourée de larrons ; ils étaient conduits par une femme ivre, et qui, les bras nus, les cheveux épars et une dague au poing, était effrayante à voir. Elle se précipita sur l’ermite et le terrassa.
Lui, il jeta un horrible cri. L’abominable créature qui le foulait aux pieds, – c’était Marie.
« Oh ! oh ! vieux papelard, dit-elle, tu as de l’or caché dans ta cellule : une bonne somme. Tu me l’as dit plus d’une fois quand tu me tenais ici captive. Allons, de par le diable ! il mêla faut. Hâte-toi, ou nous trouverons moyen de te délier la langue.
– Marie ! Marie ! s’écria le vieillard souffrant ce que créature humaine n’avait jamais souffert, Marie, cet or, je l’ai dépensé pour tâcher de te retrouver, ma fille.
– Il ment, il ment ! Or sus, il faut qu’il parle. Donnez-moi la clef de ses paroles. Une bourrée de fagots dans l’âtre. Un lien. Bon ! que vous lui serrez mal les pieds ! Laissez-moi faire. » Et elle se mit elle-même à nouer les pieds de l’ermite et à les attacher à la crémaillère de l’âtre.
« Maintenant, flambe comme il faut, mon beau fagot. Brûle lentement ; mais avec grande douleur, les pieds de ce bigot. Allons, allons, vieux avare, ton or, ton or. »
Et Jacques Magreau hurlait et se démenait, criant merci, et disant à sa fille des paroles qui auraient attendri le diable d’enfer lui-même. Mais rien n’y put, et elle continua à attiser tranquillement le feu.
Alors entra le pèlerin dont nous avons déjà parlé. Il étouffa sous ses larges pieds le brasier qui dévorait les jambes de l’ermite ; et faisant éloigner un chacun, il resta seul avec lui.
« Jacques Magreau, lui dit-il, as-tu souvenir du sac de Valenciennes, en Hainaut ? Tu étais alors homme d’armes implacable et ne prenant merci ni des hommes, ni des vieillards. Tu as assassiné Jean Mauvoisy, et tu as osé embrasser de tes étreintes sanglantes la femme de celui que tu venais d’occire devant elle, – sa femme prête à me mettre au monde. Tiens, regarde, ajouta-t-il, je porte là un témoin éternel de ton crime, un sceau que Dieu m’a imprimé pour me tenir en perpétuel souvenir de vengeance ! »
Et ouvrant son pourpoint, il montra une main sanglante que la nature avait mise sur sa poitrine.
« Tu as bien souffert, Jacques Magreau, continua le terrible pèlerin, mais tu n’es pas encore au bout de tes tourments : tu verras comment se venge le fils de Jean Mauvoisy. »
Il tint parole.
À trois jours de là, deux inconnus entrèrent chez l’ermite, le bâillonnèrent, lui bandèrent les yeux, et, sans mot dire, le transportèrent sur la place du Coupe-Oreille, à Cambrai, où se faisaient les exécutions de justice. Là, ils le ruèrent sur le pavé, et ils disparurent parmi la foule.
On brûlait une sorcière, la femme du chef des brigands qui désolaient alors le pays ; et cette femme était Marie Magreau, dont le pèlerin Jean Mauvoisy avait révélé l’asile aux justiciers et au grand prévôt.
Et comme si ce n’était point assez pour ledit Jean Mauvoisy d’avoir, en esprit de vengeance, perdu l’âme et le corps de la fille de Jacques Magreau, il s’en alla par tout le pays, disant que l’esprit de Marie revenait de l’autre monde, ajoutant qu’il rôdait sans cesse autour des mères pour faire tourner à malles enfants qu’elles portaient en leur giron, et dévorer en vrai loup-garou les garçonnets et les fillettes trop tardives à revenir au logis.
Ce qui fait qu’au jour où nous sommes, le nom de Marie Magreau est encore un nom maudit, et qu’il fait pâlir de peur les enfançons.
CHRONIQUE
D’aulcuns soutenoient qu’il est suffisant de pendre à la hart, jusqu’à ce que mort s’en suive, sorciers et sesteurs malefits. À mon avis, c’est erreur grave et contraire aux saints conciles. Il faut les cuire en belle et bonne chaudronnie de poix bouillante, ou les arder en un buscher qui n’en laisse pas même les os.
Le R.P. MATHURIN.
Des supplices qui sont dus aux sorciers.
Un chroniqueur bien avisé fait voir en ses écrits que nulle cité n’est plus semblable à Jérusalem que la cité de Cambrai.
En effet, de même que la ville sainte est bornée à l’Orient par la montagne des Oliviers, de même le mont Saint-Géry domine aussi Cambrai vers le levant. Quand Jérusalem était soumise aux chrétiens, le patriarche et le roi, le clergé et le peuple se rendaient le dimanche des Rameaux sur le mont des Oliviers. Là ils recevaient des palmes, et descendaient ensuite dans la vallée de Josaphat où la multitude entendait l’évangile du jour et le sermon. C’est ainsi qu’à Cambrai la même procession se dirige d’abord sur le mont Saint-Géry où l’on fait la bénédiction et la distribution des rameaux, puis on descend vers l’abbaye du Saint-Sépulcre, qui est comme une autre vallée de Josaphat, et l’on y fait la lecture de l’évangile et la prédication. Au pied du mont des Oliviers, on voit la maison de Saint-Lazare : de même, à Cambrai, le couvent de Saint-Lazare se trouve au bas du mont Saint-Géry.
Or, après ladite procession, il était coutume à l’évêché de donner aux besoigneux du pain, de menus secours de monnaie, et des surcots de grosse étoffe. Monseigneur Odon, évêque en ce temps, ne manquait pas de faire de telles œuvres pies ; et, en l’année du salut du monde mille-deux-cent-septante-six, tel nombre de pauvres était advenu pour recevoir cette aubaine, que le prévôt de l’église, les chanoines et autres chargés de distribuer les aumônes, étaient encore là à l’heure de vêpres, empêtrés et ne voyant nul espoir de parfaire avant nuit close si rude besogne. Car il y avait pour le moins cent encore nécessiteux de la ville ou bien du faubourg, qui attendaient d’avoir place pour tendre la main.
C’étaient, la plupart, des vieux et des impotents, lesquels ne pouvaient, à la façon des jeunes, se ruer parmi la foule, jouer des coudés et des talons, et advenir auprès de l’échafaud où se tenait le prévôt de l’église.
Lesdites bonnes gens se tenaient coi, assis, en un lieu proche, sur des troncs d’arbres, et devisant entre eux des temps passés et des choses qui y étaient advenues.
On vit alors s’en venir une femme en grande détresse, pleurant à chaudes larmes, et ne pouvant quasi parler, tant gros sanglots étouffaient sa voix.
« Notre-Dame vous soit en aide, vieille Berthe, se prirent à dire les plus anciens. Pourquoi si grandes doléances ? Point n’êtes advenue trop tard, et il reste aubaines de monseigneur l’évêque pour vous comme pour bien d’autres. Quand il n’en serait point de la sorte, point n’achèverait encore le cas de semblable désespoir. La charitable dame Méhaut d’Hentencourt ne laierait point sans milieu un blanc-bonnet auquel, grâces à la digne châtelaine, il n’a rien manqué jusques à cette heure. Vous êtes sa mie favorite.
– La très sainte Vierge Marie lui octroie la bénédiction, reprit la vieille mendiante : car il se passe en ce moment, en plein marché au bois, des choses merveilleusement épouvantables. Aussi je ne m’en serais pas venue tout en hâte quérir ma miche, mon palterel et ma jupe de camelot, lesquels j’aurais bien souvent à perdre si l’on ne m’avait pas fait dévaliser pour les autres.
– Et qu’est-ce ? s’enquièrent les vieillards et autres bonnes gens.
– Ah ! fit Barthe, cela ne peut être conté vite et sans avant-propos. Car vous savez un chacun que madame la comtesse Méhaut d’Hentencourt, laquelle est mariée depuis trente et deux ans au seigneur de Henneberch, était parvenue en la cinquantième année de son âge, et qu’elle se trouva grosse, il y a sept mois environ, à la grande joie du noble sire son époux.
C’était parce qu’elle avait fait un pèlerinage à Notre-Dame de Grâce, mère de tout bien et source de miracles.
Mais un chacun n’expliqua pas de la sorte cette faveur divine. Il y en eut beaucoup qui dirent, en haussant les épaules : Tel enfantelet ne se trouve point dans, mais bien sur le giron de la comtesse point n’est fait de chair et d’os, mais de linge. Monseigneur Guillaume de Henneberch n’aime point son neveu Joseph, il a voulu avoir un héritier à quelque prix que ce soit. Fi, le vilain seigneur, qui préfère donner ses biens à quelque bâtard embéguiné d’un nom dont il n’est point digne, plutôt que de les laisser à son véritable héritier.
À ouïr de tels propos, monseigneur Henneberch éprouvait grande colère, et ne savait quel moyen prendre pour fermer la bouche à ces propos menteurs et malséants ; il s’en mordait les pouces et s’enquérait d’un chacun s’il n’était pas un bon moyen de montrer que la comtesse portait en son giron de franche et vraie lignée.
Mais la comtesse Méhaut, dame fière s’il en fût onc, né se ressentait pas de liesse, et faisait chanter chaque jour des messes, Te deum et actions de grâces en toutes les chapelles de son comté. Comme elle avait ouï-dire qu’il se trouvait grand danger à mettre au monde un fils, quand on était parvenue à un âge aussi mûr que le sien, elle résolut de faire un second pèlerinage à Notre-Dame de Grâce, afin de la remercier dignement, et de requérir d’elle d’amener à bonne fin l’œuvre merveilleuse que la Mère immaculée du Sauveur avait si bien commencée.
Vous savez qu’elle est advenue depuis huit jours ici, et quelles belles aumônes elle a faites aux nécessiteux de Cambrai, et quels bons sous d’argent elle m’a donnés, et quelle rente elle m’a promise si sa grossesse venait à bien. Le tout, parce que je lui ai donné, lorsqu’elle s’en vint à l’église, une branche d’amandier en fleurs avec ce gracieux propos : il fleurit tard, noble dame, mais il porte de bons et nombreux fruits.
Ah ! il n’en fut pas de même de la vieille sorcière Jeanneton. Et c’est là le mal ! Quand elle s’en vint près de la comtesse, avec ses douze enfants, criant et tenant des propos discourtois, la comtesse avait vidé son escarcelle, et elle lui dit : Dieu vous assiste ; il ne me reste, plus rien à donner aujourd’hui.
« J’ai douze enfants, dit la maléficière.
– Point n’en aurai autant, répondit la comtesse.
– Il me faut des aumônes, répliqua la sorcière, il m’en faut, il m’en faut. »
Le rouge, à des propos si malséants, vint au visage de la fière comtesse.
« Va-t’en, s’écria-t-elle, va-t’en, maudite lice, toi et ta nichée de douze petits chiens.
– Ah ! s’écrie la sorcière Jeanneton ! ah ! tu ris de mes douze enfants ! tu veux qu’ils meurent de faim, belle dame ! Tu en auras, des enfants, et plus de douze, et ils mourront tous, et le beau neveu de ton mari portera la couronne de Comte. »
Elle aurait dit bien d’autres menaces, mais les gardes de la comtesse éloignèrent la méchante femme.
Quand la comtesse revint chez elle, soit à cause de cette aventure, soit à cause de la fatigue du voyage, elle se sentit prise des douleurs de l’enfantement.
Le comte en ressentit un grand désespoir.
« Oh ! c’est pour le coup, s’écria-t-il, qu’ils auront beau jeu, les damnés maldisants qui s’en vont répandant de-ci et de-là que la comtesse n’est point vraiment grosse ; ils ne manqueront pas de prôner haut et ferme que c’est bien exprès et pour brouiller les yeux clairvoyants qu’elle s’en est venue faire ses couches à Cambrai, loin de son pays. »
Tout à coup il se prit à dire : Ah ! il se trouve un moyen de mettre leur malice en défaut. Çà ! vite et sus, mon sénéchal, faites tendre sur le marché une ample, somptueuse et magnifique tente sous laquelle je veux que madame Méhaut, ma femme, s’accouche, consentant et permettant qu’il soit loisible à toutes les femmes de bien, qui en auront volonté, d’assister et d’être présentes au travail de ladite dame. Le tout afin d’ôter à un chacun le doute et l’opinion, répandue par malice, de la stérilité de ladite comtesse Méhaut.
Hélas ! cet acte merveilleusement louable, et digne de perpétuelle mémoire, en tant même que, par cela, le comte montrait évidemment le souci qu’il avait pour le repos et la tranquillité de ses vassaux, cet acte tourna à la confusion de la comtesse, et au terrible enseignement de toute la chrétienté. La tente fut construite en une heure, et les nobles dames y entrèrent ; tandis que les pauvres femmes de ma sorte restèrent à l’entour. Bon nombre de gendarmes à cheval tenaient éloignés les curieux qui, ne portant pas béguin, n’avaient point droit en ces lieux.
Or, la prédiction de la sorcière Jeanneton ne s’est que trop accomplie ! La comtesse était accouchée de son dixième enfant quand on nous fit écarter par ordre de monseigneur d’Henneberch, auquel les sages-femmes venaient de dire quelque chose à l’oreille.
Le récit de la vieille Berthe n’était que trop vrai ; et, s’il faut en croire la tradition, il se passa dans la tente du marché au bois une bien autre terrible merveille : ce ne fut pas de douze enfants, mais bien hélas ! de trois cent soixante et cinq qu’accoucha la noble dame.
Cela est-il ? cela n’est-il point. Nul ne peut le dire ; car un prêtre et les sages-femmes surent seuls ce qui s’était passe, et le comte leur remit une grosse somme de sous d’or, avec menacé de les faire mourir, si jamais il était dit par eux un mot de l’accouchement de la comtesse.
Ce qui se trouve certain, c’est que la comtesse trépassa vers l’aube, qu’elle fut mise nuitamment au caveau de l’église métropolitaine de Notre-Dame, et que quarante grands cercueils de plomb, lesquels auraient contenus les trois cent soixante-cinq enfants, (car on disait ces enfants petits et menus), furent trouvés auprès de la bière de la comtesse, lorsque ce caveau fut ouvert deux cents années après les évènements véridiques qui sont racontés en cette légende.
La sorcière Jeanneton fut brûlée vive au Coupe-Oreille, et conduite au bûcher, bâillonnée et sans qu’on lui eût fait de procédure auparavant.
SAINT-ANTOINE.
Messieurs les démons,Laissez-moi donc.
LES DÉMONS.
Non, tu danseras,Tu chanteras,Tu riras,
La Tentation de saint Antoine.
Une vraie débauche d’imagination,Un cauchemar éveillé.
STERNE.
Il ne se trouvait point, parmi les étudiants du collège d’Anchin, et l’on en comptait alors plus de huit cents, un jeune homme d’aussi bonne tournure et de mine aussi avenante que Jean Wattier. Il pouvait avoir vingt-cinq ans ; de beaux cheveux blonds sur les anneaux desquels il inclinait sa toque avec grâce : une robe courte qui dessinait à ravir les formes élégantes d’une taille svelte, et un fond inaltérable de joyeuseté avaient bientôt rendu Jean Wattier aussi cher à son hôtesse que le beau comptoir en chêne, trône de la digne épicière. Car madame Minart tenait au coin de la rue de l’Université, une boutique d’épiceries, et les chalands n’y manquaient pas, grâce à l’activité de l’excellente femme et à la jolie figure de mademoiselle Marguerite sa fille.
Il est presque inutile de vous le conter, tant cela est naturel : Jean occupait à peine depuis deux mois, chez l’épicière, une petite chambre au second étage, que mademoiselle Marguerite attendait avec impatience l’heure à laquelle se terminaient les cours du collège, et trouvait toujours un prétexte pour s’en venir regarder à la porte. De son côté, l’étudiant, au lieu de discuter avec ses camarades, sur les doctrines émises par les professeurs, accourait de son plus vite au logis, sitôt la classe terminée.
Vous sentez bien qu’à la suite d’une abstraite leçon de philosophie, on a besoin de repos et de délassement ; qu’avant de se retirer dans sa chambre pour se livrer à l’étude, on a besoin de se détendre l’esprit ; et, demandez-le à tout étudiant de Douai, rien n’est propre à cela comme une causerie intime et de bonne amitié avec ses hôtesses.
Or, ce délassement se trouvait si fort du goût de Jean et de la blonde mademoiselle Marguerite, que l’escholier, assis devant elle sur le bout du comptoir, devisait là sans y prendre garde, jusque bien avant dans la soirée, et qu’il lui fallait passer une partie de la nuit pour rattraper le temps perdu de la sorte.
Madame Minart, en voyant cela, se réjouissait intérieurement, et en frottait ses deux grosses mains blanches ; car Jean Wattier était orphelin, maître absolu de sa fortune, et, disait-on, riche de mille écus à la rose. La dot de Marguerite s’élevait à la moitié de cette sommé : il y avait là de quoi entretenir le ménage le plus heureux et le plus à l’aise de toute la ville. Et puis Jean, savant et laborieux comme il était, ne pouvait manquer de devenir un jour professeur, qui sait peut-être recteur du collège. Quelle joie si cela pouvait arriver ! Elle vendrait alors sa boutique, et irait demeurer chez son gendre le recteur, et quand elle se promènerait avec lui et avec sa fille, il n’y aurait point dans Douai une seule personne qui ne se découvrît avec respect devant M. le recteur et madame sa belle-mère.
Madame Minart ne contrariait donc les amours de Jean et de mademoiselle Marguerite que juste autant qu’il le fallait pour les rendre plus vives, plus durables et les amener à bonne fin. Elle agissait pour cela avec un tact et une adresse que l’on ne saurait trouver autre part que chez la mère d’une jeune fille sans dot considérable, et en âge de se marier. Par exemple, si elle voyait à Jean et à sa fille une envie extrême de se dire de ces riens tendres que l’on murmure mystérieusement à l’oreille l’un de l’autre, et qui rendent insupportable la présence d’un tiers, vous pouvez être sûr que madame Minart avait toujours quelque chose à ranger dans sa boutique, et cela bien, bien longuement et de façon à désespérer les pauvres jeunes gens. Puis, il lui ressouvenait de je ne sais quel soin de ménage qui l’appelait à sa cuisine, et elle s’en allait à la fin, et à la grande satisfaction des amants, dont elle avait rehaussé les plaisirs par deux grands assaisonnements : la contrainte et l’attente.
Un beau matin, après une nuit des plus agitées, Jean se leva précipitamment comme un homme qui prend une résolution désespérée, et se mit à faire sa toilette.
Quand il l’eut terminée, et cela après plus d’une heure, il fit un pas pour sortir, et puis il revint se placer devant sa petite glace de venise, où il jeta encore un long regard.
Ce regard fut satisfaisant, car jamais sa cravate n’avait été plus heureusement nouée, jamais le rasoir n’avait laissé sur son menton moins de traces d’une barbe assez épaisse.
Seulement une petite pluche blanche imperceptible était, en dépit de la vergette, restée sur la manche de sa camisole brune. Il porta aux lèvres l’index de la main droite, l’humecta quelque peu, et le posant sur sa manche, enleva la petite pluche.
Tandis qu’il se livrait à des soins si frivoles en apparence, on voyait néanmoins qu’il était agité par de graves émotions : les muscles de son visage éprouvaient cette légère tension convulsive qui se fait sentir particulièrement chez les organes de la respiration moins libre, et je ne sais quelle pâleur indécise altérait son teint, naturellement coloré.
C’est qu’il s’agissait pour lui de cet évènement de la vie qu’un philosophe français prétend être la plus bouffonne de toutes les choses sérieuses ; c’est qu’il était en proie à cette anxiété inexplicable qui resserre la poitrine toutes les fois que l’on va risquer une tentative importante.
Il avait beau s’énumérer les nombreuses invitations dont madame Minart l’avait accablé depuis quelques temps, il avait beau se rappeler les preuves d’amitié qu’il en recevait à toute heure, rien ne pouvait lui faire maîtriser son émotion ; et quoiqu’un refus ne parût pas vraisemblable, une secrète terreur, en dépit de tous ses raisonnements, ne le lui montrait pas moins comme certain.
Cependant l’existence qu’il offre à sa femme, sans être brillante, sera paisible et heureuse. S’il n’a point d’opulence, il possède cette médiocrité aurea si vantée par Horace. Marguerite si bonne, d’une figure ravissante, doit être regardée, il est vrai, comme un bon parti, car il n’y a point à Douai beaucoup de dot de cinq cents écus. Mais, après tout, en portant même ses prétentions bien haut, peut-elle aspirer à mieux que lui ? On ne manquera pas, il lésait, d’alléguer qu’elle doit, selon toutes probabilités, hériter de la fortune d’une vieille tante ; mais que sont des espérances bâties sur la mort d’une tante qui s’avisera peut-être de vivre encore vingt ans, et qui peut disposer de ses biens en faveur d’une autre personne que sa nièce.
Oh ! oui, s’il n’eût pas reçu d’elle un aveu timide et pourtant si tendre, si la douceur angélique de cette créature charmante ne lui assurait pas une existence délicieuse et paisible, il ne hasarderait pas la démarche qu’il va tenter.
Mais ne serait-il pas plus prudent de faire connaître à madame Minart, par Marguerite, la demande qu’il va lui adresser ; du moins si elle y apporte des obstacles, il cherchera à les réfuter.
Oh ! c’est là une idée excellente. Et Jean courut de ce pas à la chambrette de Marguerite pour lui faire part de cette résolution. Comme il allait heurter à la porte de ce chaste réduit, il jeta les yeux à travers les vitres de la porte.
Damnation ! Marguerite était dans les bras d’un vieux juif laid et bossu, arrivé depuis quelques jours à Douai.
Le personnage des Mille et une Nuits qui vit sa jeune épouse devenir dans ses bras un serpent effroyable fut moins cruellement désappointé que le malheureux Jean. Il voulut briser la porte pour se jeter sur l’infâme juif, mais une force magique rendit tout à coup perclus ses jambes et ses bras ; sa bouche ne put proférer aucun son, et, saisi par une invisible main, il se sentit emporter rapidement et jeter sur son lit.
Là il se prit à pleurer amèrement, car il comprit que le juif était un sorcier, et Marguerite la victime des sortilèges du scélérat.
Après s’être livré quelque temps au plus affreux désespoir, le désir de se venger lui rendit une sorte de courage. Il résolut d’épier les démarches du juif, de procurer des preuves de ses intelligences avec l’enfer, et de le dénoncer à la justice. Pour cela, il prit un poignard, se glissa furtivement chez son ennemi, et parvint à se cacher sous un lit où il pouvait voir tout ce qui se passerait, sans courir, lui, trop de risques d’être découvert.
Cette chambre était encombrée d’instruments de chimie, d’ossements de mort, d’objets bizarres. Un grand poêle, adossé à une haute cheminée antique, brûlait en grondant, et supportait un chaudron de cuivre, où mitonnaient je ne sais quelles herbes dont la vapeur infecte s’élevait en tourbillons grisâtres. Le murmure de la houille et le chantonnement du chaudron étaient les seuls bruits qui se fissent entendre, et ajoutaient encore à l’effroi et au mystère de cet étrange lieu.
N’importe : Jean s’arma de courage et résolut de mener à fin son aventure.
Il était près de minuit quand le juif rentra : son premier soin fut de voir à quel point de cuisson se trouvaient les herbes : il se dépouilla de tous ses vêtements, s’oignit le corps entier d’une graisse qu’il prit dans une boîte d’argent et se plaça devant le poêle dont il attisa les charbons.
À peine la flamme avait-elle relui sur les membres graissés du juif, qu’il disparut.
On peut se faire une idée de la surprise et de l’effroi de Jean.
Mais il était d’humeur aventureuse et intrépide. D’ailleurs l’infidélité qui bouleversait toutes ses idées et détruisait tous ses rêves de bonheur, avait exaspéré beaucoup son désespoir. Et aucun danger ne saurait faire rester un homme venu à ce point de détester une vie, où ne lui montrent plus que de l’isolement et des peines, la violence de sa douleur présente et la première angoisse de la perte qu’il fait.
Jean jura donc de poursuivre, jusqu’au bout, son entreprise : il se dépouilla de ses vêtements, s’oignit, comme le juif de la graisse laissée là, et se plaça devant le feu, ainsi qu’il l’avait vu faire tantôt.
À peine eût-il ressenti un peu de chaleur, qu’il éprouva dans tous ses membres quelque chose d’étrange. Il lui sembla qu’ils devenaient plus minces, s’allongeaient insensiblement, en un mot, s’effilaient d’une façon merveilleuse. Bientôt, en effet, il ne fut plus qu’un long fil immense que le courant d’air de la cheminée huma tout d’un coup et entraîna parmi les nuages.
Jugez de l’effroi de Jean, quand il se sentit flotter de la sorte, au milieu des airs ! Il craignait à tout moment que le choc d’un oiseau ne le rompît en deux ! Et puis où allait-il ? Reprendrait-il jamais sa première forme.
Ah ! mon Dieu ! qu’a-t-il fait ? qu’a-t-il fait ?
À la fin, et lorsqu’il eût ressenti les premiers frissons de la fraîcheur de la nuit, il s’aperçut avec joie que son corps commençait à se condenser et à reprendre des proportions un peu moins fluettes et un peu plus solides. Après un quart d’heure de voyage aérien, il se sentit redevenu tout à fait à sa première forme ; et à l’instant même, ses pieds touchèrent un terrain solide.
Alors, il se fit une grande lumière, et il se trouva dans la cour d’honneur d’un palais magnifique. Il entra hardiment dans le vestibule.
Un valet vêtu d’une livrée rouge à galons d’or vint au-devant de lui et demanda son nom. À peine eût-il répondu Jean Wattier, que le valet se prit à rire aux éclats, et, ouvrant la porte d’un vaste salon, annonça, non sans continuer à rire : M. Jean Wattier. À l’instant même, plus de deux millions d’éclats de rire éclatèrent de toutes parts, et il se passa plus d’un quart d’heure avant que ce rire effroyable eût cessé.
Jean, en quelque sorte rendu stupide, demeurait immobile près de la porte et n’osait faire un pas. Une jeune femme, au teint fort basané, mais pleine de légèreté et de grâce, vint à la fin le prendre par le bras et le tirer de sa stupéfaction.
– Allons, allons, mon beau jeune homme, dit-elle, pour venir ici sans être invité, vous n’en serez pas moins le bien venu. De la gaîté ! Vous allez faire avec moi la première contre-danse ; ensuite nous souperons ensemble, et je vous donnerai même un gîte, si je suis contente de vous.
L’escholier, qui avait repris courage, donna la main à sa danseuse, et se mit à sauter à l’envi de tous les autres.
Cependant, en dépit de sa gaîté et des frais d’esprit qu’il faisait pour complaire à sa brune danseuse, il éprouvait je ne sais quelle angoisse secrète qui lui ardait à la gorge et à la poitrine. Cette angoisse devint bien pire lorsqu’il aperçut en face de lui le damné juif, cause de ses malheurs et de la singulière aventure où il se trouvait jeté ; aventure dont il pressentait que le dénouement ne devait pas être heureux.
Jean se contint d’abord, mais quand il vit le scélérat le montrer du doigt, et rire en contant quelque chose à son voisin, il s’élança vers son ennemi. À sa grande surprise, il ne put marcher, et il lui fallut, en dépit de tous ses efforts, continuer à danser sur place, et dans l’impossibilité de faire d’autres gestes et d’autres pas que les gestes et les pas exigés par la danse.
La petite femme brune qu’il tenait par la main lui dit alors : – Jean, veux-tu m’épouser, et je te venge du juif. Vois ma puissance. Elle fit un signe, et à l’instant même le bossu se trouva suspendu au plafond, les pieds en l’air, et empalé par un rayon de flamme qui pétillait et jaillissait comme un énorme fusée.
– Épouse-moi, répéta la petite femme brune, épouse-moi, tu partageras ma puissance. Tiens, signe le contrat.
Et elle lui présenta un parchemin rouge, écrit en lettres d’or, ni plus ni moins qu’un cartulaire du temps de Charlemagne.
Comme Jean ne se pressait pas trop de faire réponse à cette déclaration, la jeune femme lui répéta encore une fois les mêmes paroles, et, sans doute pour faire décider l’escholier avec plus de promptitude, elle lui, donna un petit coup sur l’épaule. Le pauvre Jean se mit alors à pirouetter sur lui-même comme une toupie.
– Dieu, me soit en aide ! s’écria-t-il alors d’une voix piteuse.
Le tonnerre gronda, un bruit horrible se fit entendre, et Jean se trouva au milieu de la mer, sur un rocher, et entouré de sorciers qui se hâtaient de prendre la fuite ; les hommes en s’élevant dans les airs par le moyen de certaines paroles magiques, les femmes en enfourchant un manche à balai.
Jean se tenait là bien en peine, tâchant d’ouïr les paroles que disaient les sorciers pour s’élever en l’air ; enfin l’un d’eux partit si près de lui qu’il l’entendit murmurer distinctement trois syllabes baroques : orcamon.
Dans sa joie, il s’empressa de le répéter, mais il le fit avec tant de précipitation qu’il le répéta mal et dit monorca.
Hélas ! au lieu de s’élever dans les airs comme les autres, il partit rasant la terre, à plat ventre, et avec l’impétuosité d’une flèche.
Tant qu’il ne fit que voyager de la sorte, au-dessus du rocher nu et sans un seul arbre, cela n’alla point trop mal. Mais quand il arriva au-dessus de la mer, chaque vague qui s’élevait un peu trop haut vint heurter comme un marteau d’enclume contre sa tête, et lui causer des douleurs inexprimables.
Ce fut bien pis, quand il arriva à terre, car il laissait des lambeaux de vêtements, de cheveux, de chairs, dans chaque haie, dans chaque buisson qu’il traversait, toujours avec la promptitude d’une flèche. Il fut bien heureux de ne pas rencontrer le tronc d’un arbre ou le mur d’une maison, car il se serait infailliblement brisé contre ces objets.
Enfin, il se rappela que, sur le rocher, une sorcière, mal enfourchée apparemment sur sa monture de bouleau, était descendue du haut des airs en prononçant le mot abracadabra. Il le prononça à tout hasard, et à sa grande satisfaction, il se trouva debout, et aux portes de Douai.