Claire - Ivan Turgenev - E-Book

Claire E-Book

Ivan Turgenev

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Beschreibung

Lorsque Jacques Aratov, jeune homme taciturne et solitaire, fait la connaissance de l'actrice Claire Militch, il reste indifférent à son charme et, plus tard, à son implicite déclaration. En apparence du moins... La nouvelle de la mort de la jeune femme, qui s'est suicidée, provoque, lorsqu'il l'apprend quelques mois plus tard, le trouble dans son esprit... Et si la jeune femme s'était donné la mort suite à une déception amoureuse? Et s'il en était la cause? Et s'il avait toujours aimé Clara, sans se l'avouer? Et comment expliquer les visites nocturnes du fantôme de Claire depuis qu'il cherche à comprendre les raisons de son suicide ?

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Claire

Chapitre 1Chapitre 2Chapitre 3Chapitre 4Chapitre 5Chapitre 6Chapitre 7Chapitre 8Chapitre 9Chapitre 10Chapitre 11Chapitre 12Chapitre 13Chapitre 14Chapitre 15Chapitre 16Chapitre 17Chapitre 18Notes de bas de pagePage de copyright

Chapitre 1

Au printemps 1878, un jeune homme âgé de vingt-cinq ans, du nom de Jacques Aratov, vivait à Moscou, à Chabolovka, dans une maisonnette de bois, en compagnie de sa tante Platonida Ivanovna, vieille fille, sœur de son défunt père, qui avait largement passé la cinquantaine. Elle s’occupait de son ménage et veillait à ses dépenses, ce dont Aratov aurait été bien incapable. Il n’avait pas d’autres parents. Quelques années plus tôt, son père, un hobereau mal renté de la province de T., s’était installé à Moscou avec son fils et sa sœur Platonida Ivanovna qu’il appelait toujours Platocha, nom que lui donnait aussi le fils. Ayant quitté la campagne où ils avaient toujours vécu jusque-là, le vieil Aratov vint habiter la capitale afin que son fils y suive des études universitaires pour lesquelles il l’avait lui-même préparé. Il acheta, à vil prix, une maisonnette à l’extrémité de la ville et il s’y installa avec tous ses livres et ses instruments scientifiques. Il en avait à profusion : c’était un homme frotté de science… « un grand original », au dire de ses voisins. Il passait, à leurs yeux, pour un nécromancien ; on lui décerna même le sobriquet d’« observateur d’insectes ». Il s’occupait de chimie, de minéralogie, d’entomologie, de botanique et de médecine : il guérissait ses patients bénévoles à grand renfort d’herbes et de « poudres de métaux » de son invention, d’après la méthode de Paracelse. Ces poudres achevèrent d’abréger les jours de sa jeune femme, fort jolie, mais un peu fragile, qu’il aimait avec passion et qui lui donna un fils unique. C’est avec ces poudres également qu’il gâta définitivement la santé de son fils en croyant le fortifier : il le tenait pour anémique, avec une tendance à la phtisie, héritée de sa mère. Il s’était attiré la réputation de « nécromancien » pour la raison, entre autres, qu’il se croyait l’arrière-neveu – par les femmes, il est vrai – du fameux Bruce, en l’honneur de qui il donna le nom de Jacques à son fils. C’était ce qu’on appelle un brave homme. Mais il avait un caractère mélancolique ; méticuleux dans ses habitudes, timide, il marquait un penchant vers tout ce qui est mystérieux et mystique… À tout propos, il exhalait un « Ah ! » comme en un murmure. C’est d’ailleurs avec cette exclamation sur les lèvres qu’il mourut, deux ans après son arrivée à Moscou.

Son fils Jacques ne ressemblait guère, au physique, à son père, qui était laid, gauche et maladroit : son aspect extérieur tenait de celui de la mère. Jacques avait les mêmes traits de visage, doux et fins, les mêmes cheveux souples et cendrés, le même nez un peu busqué, les mêmes lèvres charnues et enfantines, les mêmes yeux, grands, gris-vert, surplombés de sourcils duvetés. En revanche, Jacques avait hérité du caractère paternel. Bien que très différent de celui de son père, son visage reflétait la même expression : il avait aussi, les mains noueuses et la poitrine plate, tout comme le vieil Aratov, dont on ne saurait dire d’ailleurs qu’il fût vieux, car il mourut avant d’avoir atteint la cinquantaine.

Du vivant du père encore, Jacques prit ses inscriptions à la Faculté des sciences physiques et mathématiques. Cependant, il n’acheva pas ses études – non par paresse mais parce que, selon lui, l’université n’enseignait pas beaucoup plus que ce que l’on pouvait apprendre chez soi. Quant aux diplômes, il ne s’en souciait guère, ne comptant pas entrer au service de l’État. Avec ses camarades, il se montrait réservé, timide, ne se liant presque avec personne. En particulier, il fuyait les femmes et menait une vie solitaire, absorbé par ses études. Mais s’il évitait la société féminine, ce n’était certes point par insensibilité. Il avait le cœur tendre, et il aimait la beauté. Il acheta même un magnifique keepsake anglais – et (horreur !) il aimait à contempler des gravures représentant de belles créatures… Mais il était toujours retenu par une sorte de pudeur native.

Il occupait, dans la maison, le grand cabinet paternel qui lui servait aussi de chambre à coucher : il dormait dans le lit même où son père était mort. L’appui indispensable dans l’existence, il le trouvait auprès de sa tante, cette Platocha qui était un camarade pour lui, un ami indéfectible. Quoiqu’il ne lui arrivât guère d’échanger plus de dix mots avec elle de toute la journée, il ne pouvait s’en passer. C’était une créature au visage terne, oblong, avec une bouche garnie de longues dents. Ses yeux pâles avaient une immuable expression où se mêlaient la tristesse, la crainte et le souci.

Toujours vêtue d’une robe grise, emmitouflée dans un châle de même couleur qui sentait constamment le camphre, elle rôdait dans la maison comme une ombre, à pas feutrés, soupirant et murmurant des prières. Elle avait une prédilection particulière pour une courte évocation qui se résumait en deux mots : « Seigneur, aidez-nous. » Fort habile ménagère, elle épargnait sur un kopek et faisait en personne toutes les emplettes. Elle adorait son neveu, sans cesse préoccupée de sa santé : elle avait peur de tout, non pour elle mais pour lui. À peine lui semblait-il percevoir chez Jacques un léger malaise, qu’elle lui apportait, sans bruit, une tasse de tisane pectorale qu’elle posait sur son bureau. Ou encore, elle lui tapotait doucement le dos de ses mains molles comme de l’ouate. Jacques ne se sentait pas importuné par de tels soins, mais il ne touchait pas à la tisane et, pour toute réponse, hochait de la tête en signe d’approbation.

Il ne pouvait d’ailleurs guère se louer de sa santé. Fort impressionnable, nerveux, soupçonneux, il souffrait de palpitations de cœur et parfois d’essoufflement. Tout comme son père, il croyait que la nature et l’âme humaine enferment des mystères que l’homme peut parfois pressentir mais qu’il n’arrive jamais à pénétrer. Il croyait en l’existence de forces et de fluides, parfois amicaux et bienveillants, mais le plus souvent hostiles… et il avait également foi dans la science, dans sa valeur et dans sa dignité. Depuis quelque temps, il s’était pris de passion pour la photographie. L’odeur des ingrédients qu’il employait troublait fort la vieille tante, et l’inquiétait, non pour elle certes, mais pour son Yacha [1] qui souffrait d’une faiblesse de poitrine. Cependant la douceur de caractère du jeune homme ne l’empêchait pas d’avoir une bonne dose d’entêtement – et il continua à se vouer avec application à ses expériences favorites. Platocha s’inclina, mais en voyant les doigts de son neveu tachés de teinture d’iode, elle se mit plus souvent encore que jusque-là à soupirer en murmurant sa prière : « Seigneur, aidez-nous. »

Jacques, je l’ai déjà dit, fuyait la société de ses camarades. Néanmoins, il se lia avec l’un d’eux, le fréquenta souvent, même après que celui-ci, ayant terminé ses études universitaires, eût obtenu un emploi qui d’ailleurs ne lui pesait guère. D’après ses propres explications, il s’était « faufilé » dans une commission chargée des travaux de construction du « Temple du Christ-Sauveur » [2] – sans avoir, naturellement, la plus élémentaire notion d’architecture. Chose singulière : cet unique ami de Jacques, du nom de Kupfer – un Allemand russifié à tel point qu’il ne savait pas un traître mot de sa langue d’origine et se servait même du terme d’« allemand » dans un sens péjoratif – n’avait apparemment rien de commun avec Jacques. C’était un jeune garçon aux cheveux noirs, aux joues vermeilles, jovial, expansif, bavard et grand amateur de cette société féminine justement qu’Aratov évitait. À dire vrai, Kupfer déjeunait et dînait fréquemment chez Jacques. N’étant pas riche, il lui empruntait parfois de petites sommes. Mais ce n’était pas pour cela que ce jeune Allemand si remuant fréquentait assidûment la modeste demeure de Chabolovka. Il est probable qu’il avait été séduit par la pureté d’âme et l’idéalisme de Jacques qui lui plaisait par contraste avec ce qu’il rencontrait et voyait ailleurs tous les jours ; peut-être est-ce son origine germanique qui se trahissait dans son penchant pour ce jeune homme idéaliste. Quant à Jacques, il aimait la franche bonhomie de Kupfer. En outre, ses récits sur les spectacles, les concerts, les bals dont il était un habitué – et en général tout ce que Kupfer racontait sur ce monde étranger à Jacques et où celui-ci ne se risquait point à pénétrer – éveillait en lui une sorte de trouble et l’agitait secrètement, sans d’ailleurs provoquer chez lui le désir d’éprouver toutes ces sensations par lui-même. Platocha elle-même montrait de la bienveillance pour Kupfer. Elle le trouvait, en vérité, par trop sans-gêne parfois. Mais, sentant d’instinct qu’il était sincèrement attaché à son cher Jacques, non seulement elle tolérait cet hôte un peu bruyant, mais était encore fort bien disposée envers lui.

Chapitre 2

À l’époque dont nous parlons, vivait à Moscou une veuve, princesse géorgienne – une personnalité indéfinissable et un peu inquiétante. Elle frisait la quarantaine. Dans sa jeunesse, elle devait avoir eu ce genre de beauté orientale qui se fane si vite. Maintenant elle se maquillait et teignait ses cheveux dont la blondeur artificielle tournait par endroits au jaune. Divers bruits couraient sur son compte, pas très avantageux ni très clairs et précis. Personne ne connaissait son mari et jamais elle n’était demeurée longtemps dans une même ville. Elle n’avait ni enfants, ni fortune. Pourtant, elle menait grand train de vie – aux frais de ses créanciers ou on ne sait par quels expédients. Elle tenait un soi-disant salon et recevait chez elle une société hétéroclite, où prédominaient les jeunes gens. Tout dans sa maison, de sa toilette à ses meubles et à sa table, de l’équipage au personnel domestique, donnait l’impression du postiche, du factice et du provisoire… Mais ni la princesse, ni ses hôtes n’en demandaient davantage, semblait-il. La princesse passait pour aimer la musique et la littérature ; elle se donnait pour protectrice des artistes et gens de lettres. Elle s’intéressait effectivement à tous ces « problèmes », et y apportait un enthousiasme qui n’était pas entièrement feint. Elle avait, à n’en pas douter, quelques velléités esthétiques. Elle était en outre fort accueillante, aimable, sans façon, sans morgue, sans pose, – et au demeurant très bonne femme, douce et indulgente, ce dont nombre de gens ne se doutaient guère. Ne voilà-t-il point des qualités rares – et d’autant plus précieuses justement chez ses pareils ! « Une femme de peu de fond », observa un jour à son sujet un bel esprit, « mais qui mérite vraiment le paradis ! Elle pardonne tout et tout lui sera donc pardonné ! » On disait aussi d’elle qu’en quittant une ville, elle y laissait toujours autant de créanciers que de gens comblés de ses bienfaits. Un cœur tendre, on le sait, est capable de tout.

Kupfer, comme l’on pouvait s’y attendre, fut bientôt reçu chez la princesse et il en devint un familier. Les mauvaises langues assuraient : trop familier. Il ne parlait d’elle d’ailleurs qu’en termes amicaux et même avec respect. Il l’appelait un cœur d’or, quoi qu’on en dise ! – et croyait dur comme fer à son amour des arts ainsi qu’à la valeur de ses jugements artistiques.

Un jour, après avoir dîné chez les Aratov, et abondamment parlé de la princesse et de ses soirées, Kupfer entreprit de persuader Jacques de déroger – ne fût-ce qu’une seule fois – aux habitudes monotones de sa vie d’anachorète et de lui permettre de le présenter à son amie. Tout d’abord, Jacques ne voulut rien entendre. « Mais enfin, que t’imagines-tu donc ? protesta finalement Kupfer. Crois-tu par hasard qu’il s’agit d’une soirée mondaine ? Je t’emmènerai chez elle sans façon et tu n’auras même pas à changer d’habit. Que diable, mon cher, il n’est pas question d’étiquette dans cette maison. Tu es savant, tu aimes la littérature et la musique (le cabinet d’Aratov abritait en effet un piano sur lequel il piquait parfois des accords en septième mineure) et tu retrouveras tout cela dans son salon… Tu y rencontreras en outre des gens sympathiques et nullement prétentieux ! Enfin, à ton âge, avec ta figure (Aratov baissa les yeux et fit un geste de la main), mais oui, avec ta figure – insista Kupfer – pourquoi fuirais-tu le monde et la société ? Je ne t’emmène pas chez un général, voyons ! Je n’en connais point, du reste, de général ! Ne sois donc pas entêté comme cela, mon vieux. La morale est une belle chose. Mais pourquoi tomber dans l’ascétisme ? Tu n’as pas l’intention, que je sache, d’entrer dans les ordres ? »

Mais Aratov s’obstinait dans son refus. À ce moment, Platonida Ivanovna vint inopinément au secours de Kupfer. Bien qu’elle n’eût point très bien compris le sens du terme d’ascétisme, elle déclara, elle aussi, que cela ferait du bien à Jacques de prendre quelques distractions, d’aller un peu dans la société et de se faire connaître. « D’autant plus, ajouta-t-elle, que j’ai toute confiance en Fédor Fédorovitch. Oh ! il ne t’entraînera certainement pas dans un mauvais lieu. – Je vous le rendrai intact et pur ! » s’écria Kupfer, que Platonida Ivanovna, malgré toute sa confiance, scrutait de ses regards inquiets. Aratov rougit jusqu’aux oreilles et ne fit plus d’objections.