Cokoliata - Pauker Léon - E-Book

Cokoliata E-Book

Léon Pauker

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Beschreibung

Cokoliata évoque « les enfants du faucon », un nom qui résonne éternellement pour les jeunes ukrainiens, enlevés, déportés et rééduqués par l’envahisseur. Au cœur de cette saga, partagez le destin de Valérian et d’autres enfants, manipulés par une organisation sinistre cherchant à effacer leur mémoire et leur culture. Témoin d’horreurs inimaginables, Valérian lutte pour préserver ses souvenirs, sa famille et ses espoirs dans ce monde prison. Sera-t-il capable de briser ses chaînes et de retrouver son identité ?


À PROPOS DE L'AUTEUR

Né dans un foyer militaire et nomade, Pauker Léon, infirmier spécialisé de métier, explore dans ses écrits les questions de vérité et de valeurs humaines. Engagé dans des missions humanitaires et de secours, il offre une perspective unique à la question des déportations d’enfants. "Cokoliata - Les enfants du Gerfaut" est son cinquième roman publié.

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Pauker Léon

Cokoliata

Les enfants du Gerfaut

© Lys Bleu Éditions – Pauker Léon

ISBN : 979-10-422-2620-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Déportation

Valérian

Je m’appelle Valérian. J’ai 14 ans et demi. J’ai été enlevé au début du mois de mars 2022 à Marioupol en Ukraine. Après 18 mois de déportation en Russie, je peux témoigner pour mes compagnons et mon peuple. Je remercie toutes les personnes ukrainiennes et européennes qui m’ont permis de mener à bien cette tâche en reliant les éléments dont j’ai été témoin avec d’autres événements et d’autres témoignages. Je les remercie d’avoir su traduire mes émotions avec des mots adultes et humains. Je pense à mes compagnons, à ma sœur, aux âmes charitables.

Je viens d’avoir treize ans lorsque cette histoire commence :

Je me souviens, Papa et maman, de notre maison, rue Michurina, près de la poste. Je me souviens de l’école, de mes copains, des heures en compagnie de ma petite sœur Tamara. J’adorais le football et nous allions jouer sur le grand terrain lorsque les leçons étaient terminées. Je me souviens de mon anniversaire, le 5 février 2022. Tamara avait trouvé un déguisement de princesse dans les cartons de son jardin d’enfants. Papa, qui travaille de nuit, s’est levé tôt et nous sommes sortis acheter un gâteau. Il disait que nous devions rester entre hommes. Je crois que Maman ne supportait pas de nous voir dans la maison pendant qu’elle préparait la réception. Mes trois copains du foot étaient invités et ma tante devait venir avec ses deux filles. Grand-père habite Donetz et nous irons le voir demain avec la voiture de travail de mon père. Comme grand-mère est morte l’année dernière, papa va certainement demander à son père de venir habiter avec nous. J’adore mon grand-père même s’il ronchonne sans arrêt.

Finalement, je me souviens de cette fête parce que nous étions heureux. Maman avait préparé des tas de bonnes choses à manger et j’ai reçu un ballon de football en cuir avec une pompe pour le gonfler. C’est le dernier vrai souvenir de mes parents, celui que je veux garder en mémoire. Les sourires de maman me manquent, ses caresses aussi, les petits signes de Papa, quand il part travailler. Je le vois à travers le carreau mouillé de la cuisine, il lève sa main, enfonce son bonnet et disparaît dans la rue. Tamara profite de ses quatre ans pour embêter maman et faire un caprice parce qu’elle n’est pas assez grande pour boire son kéfir à table. Le matin, il faut se dépêcher, maman travaille à la caisse de la cafétéria du grand Rost, près du cinéma. Nous n’avons pas encore de voiture, mais papa parle d’une occasion qu’il faut bricoler.

Puis, c’est un grand vide dans ma tête et je n’arrive pas à ordonner mes souvenirs. Tout le monde a peur. Les avions et les hélicoptères lâchent des bombes et des maisons explosent. Il y a de grandes fumées, des cris, et ma sœur pleure sans arrêt. Au bout de la rue, un grand poteau est tombé et ils ont mis des barrières pour ne pas s’approcher. Le magasin de maman est cassé et elle reste avec nous. Il paraît que le laboratoire d’analyses médicales, situé juste à côté, a brûlé. Maman nous cache et installe des lits au sous-sol. Je l’aide comme je peux parce que Tamara cherche toujours du réconfort. La sirène me terrifie aussi, elle arrache les espoirs et les perspectives. Nous posons de grands cartons sur les fenêtres et beaucoup de rubans adhésifs. Je vois bien que maman craint que cela ne soit pas suffisant. Elle me fait de faux sourires et parfois me serre très fort, j’entends battre son cœur. C’est la guerre, comme dans les films, mais les gens meurent pour de vrai.

Mon père rentre tard. Il apporte de l’eau et des réserves. Il mange seul et discute à voix basse avec Maman. Ils parlent des Russes, des massacres, de gens qu’ils connaissent. Ils ont peur des coupures d’électricité, du rationnement. Mon père voudrait rejoindre un groupe de résistants, mais ma mère s’y oppose. Elle parle de nous et des meurtres impitoyables commis par les envahisseurs. Elle n’ose pas en dire plus, parce que nous sommes allongés à quelques mètres et elle souhaite certainement nous protéger. Pauvre Maman, si tu avais su à ce moment-là, ce que l’avenir nous réservait, tu te serais effondrée.

Depuis trois semaines, ma ville devient un charnier, une ruine immense. Quelques secteurs sont épargnés, mais qui sait pour combien de temps. Des quartiers entiers ont été rasés et Maman parle de ville martyre. Elle dit que l’Ukraine se souviendra des abominations russes. Puis elle pleure en serrant sa petite croix, pliée en avant sur sa chaise. Nous n’avons plus de nouvelles de mon grand-père. Papa a trouvé un petit générateur et quelques jerricans d’essence. Nous survivons dans notre sous-sol. C’est dur.

Puis une nuit, ils ont bombardé la poste. Elle se situe à cinquante mètres de la maison. La moitié des vitres se sont cassées. J’ai entendu le verre tomber sur le sol comme une cascade effrayante. Mon père est allé voir. Tamara s’est à peine réveillée, je sais que maman lui donne un sirop pour dormir. À travers les cartons, je vois les lueurs des incendies et j’entends les voisins dans la rue. Certains courent et crient, d’autres discutent devant l’entrée. Je me suis risqué à rejoindre le rez-de-chaussée. Maman balayait les éclats de verre. Je suis allé chercher la pelle et des sacs. Maman m’a fait un petit signe de tête en souriant faux. Je voyais bien ses yeux au bord des pleurs. J’ai regardé par la fenêtre en direction de la poste. Je ne voyais pas grand-chose, une grosse fumée noire et des flammes. La maison de mon copain Ruslan qui est juste en face était presque coupée en deux et le toit avait été soufflé comme une bougie. Je crois qu’ils sont partis en Pologne, voici deux semaines, mais nous n’avons pas de nouvelles. Papa est revenu, il était noir de suie et de cendres. Il avait le regard sombre et triste. Il a chuchoté à l’oreille de maman et j’ai juste entendu maman répondre : « Ils sont morts ? Tu les as vus ? Mais pourquoi ? » J’ai mangé un biscuit, assis devant le tréteau, une vieille lanterne à huile jetait des ombres terribles, je tremblais de tous mes membres. Pourquoi faut-il mourir ? Maman m’a rejoint, m’a caressé la tête, m’a donné du sirop en me disant qu’il fallait dormir et oublier.

Un matin, je jouais avec ma petite sœur dans le coin du sous-sol, sur une grande couverture que maman avait étendue. Tamara riait aux éclats en cherchant à reproduire mes grimaces. Maman s’acharnait sur le hachoir à viande en râlant que ce vieil engin méritait d’être changé. C’est drôle parce qu’un simple détail peut faire oublier la rue et les bombes. Puis ma tante, Olga, la sœur aînée de maman, est arrivée accompagnée d’un inconnu, très strict, très gris dans son pardessus épais. Ma tante n’était pas comme d’habitude, elle n’avait pas mis de maquillage, ses vêtements semblaient presque sales. L’homme m’a immédiatement mis mal à l’aise. Il regardait partout sans se gêner. Olga a dit qu’il travaillait à la mairie et qu’il venait nous aider.

Devant un thé, elle s’explique : « Les Russes s’emparent de la ville. Ils avancent vers le port en prenant les rues du sud de la ville. Des files de camions chargent ce qu’ils peuvent voler dans les maisons. Des gens parlent d’exécutions, de viols ». Elle se tourne vers l’homme et continue « Dimitri fait le tour des familles pour proposer aux enfants de partir en Crimée pour les mettre en sécurité. J’ai accepté de confier mes filles. L’offre est sérieuse et elles me seront rendues lorsqu’il n’y aura plus de danger. Je pense qu’ils ont de la place pour Valérian et Tamara. »

L’homme s’adresse alors directement à nous. « Oui, nous avons beaucoup d’enfants. Vous pouvez jouer et même reprendre l’école. Derrière le camp, il y a un grand parc avec des animaux, des toboggans, des cabanes dans les arbres et une grande tyrolienne ». Il dit à Tamara : « Pour toi, des dames très gentilles ont des bonbons, des poupées et tu pourras faire de la balançoire. » Il se retourne vers Maman : « Nous devons les mettre en sécurité et ne pas les laisser affronter les événements qui nous terrifient. J’ai envoyé mon fils le mois dernier et il m’a écrit qu’il était très heureux et que les gens étaient très attentifs. Comme votre sœur, vous devez les mettre à l’abri, c’est aussi votre devoir de mère. »

Maman est sur la défensive. Elle a vu les regards fureteurs et appréciateurs de l’homme. Je vois bien qu’elle hésite à répondre. Tamara s’est levée et rêve déjà d’une immense maison de poupée, de ses amies souriantes du jardin d’enfants. Moi, je n’aime pas l’homme gris au visage pointu. Bien sûr, jouer au football, me faire de nouveaux copains, être loin de la peur, tout cela me tente. Mais, papa est toujours absent, maman est seule, elle a besoin de moi. Je suis presque grand, je l’aime et je ne veux pas la quitter. Maman nous regarde avec ses yeux de désespoir. Elle me demande : « Valérian, peux-tu aller ramasser le linge sur le fil dehors, prends la grande bassine au rez-de-chaussée et emmène ta sœur avec toi. Merci ».

Nous sortons et je tire sur la main de Tamara qui résiste un peu. Elle veut rester et écouter parler de poupées, de jouets et de câlins. Je prends mon beau ballon de football et je lui dis que je vais le lui prêter. Elle sourit de plaisir à l’idée de pouvoir enfin jouer avec mon précieux ballon. Nous sommes de retour juste au moment du départ des visiteurs, et je vois immédiatement que ma tante a le visage fermé, contrarié et que l’homme en gris tape du pied en regardant le sol. Maman refuse de m’expliquer, elle s’assied devant la fenêtre en observant le ciel gris et les colonnes de fumée.

Le soir tard, Papa lui demande : « Pourquoi seulement les enfants ? Que deviennent les parents ? En Crimée ? »

Quelques jours passent. L’usine de papa est en ruines, je l’ai vue, elle est rasée, il ne reste que quelques murs et un escalier tout seul sur le côté, miraculeusement épargné. Tous les jours, ma tante téléphone et renouvelle la proposition de l’homme gris pour nous envoyer à l’abri des combats. Elle insiste beaucoup et mes parents sont très inquiets. Papa sait qu’il faut prendre une décision. Nous sommes en grave danger. Comme il avait gardé la voiture de l’usine, il dit à maman : « Demain, on charge et on s’en va. Je récupère de l’argent, tu prépares les valises. Il faut passer en Ukraine libre. Préviens ta sœur, elle peut s’échapper avec nous. »

Jour sang

À cinq heures du matin, maman nous a réveillés. Je ne crois pas qu’elle ait dormi. Son joli visage est très pâle et ses traits sont tirés. Je vois qu’elle a pleuré, ses yeux sont rouges à force de larmes. Papa vient de partir en laissant la voiture sous le porche. Tamara est toujours groggy. Elle geint doucement en refusant de se lever. Je vois quelques valises et un gros sac devant l’escalier du sous-sol. J’entends des explosions au loin. Je bois mon chocolat en sommeillant toujours. J’entends maman laver Tamara dans la grande bassine métallique qui servait à faire des conserves. Il fait nuit. Seules les deux bougies éclairent ce qu’il reste de notre vie. Papa a vendu le générateur à un bon prix. Maman revient avec Tamara dans ses bras. Celle-ci est emballée dans une grosse couverture. Je l’aide à habiller ma sœur. Les minutes s’écoulent. Maman dit : « nous attendons votre père et nous partons. Votre tante reste ici. Elle ne parvient pas à joindre ses filles. Elle attend leur retour. »

À six heures trente, plusieurs véhicules se garent devant la maison. Maman soulève le carton qui masque le soupirail, jette un œil et recule vivement. Elle murmure : « Des Russes ! mon Dieu ! »

Ils entrent dans le jardin. J’entends un grand bruit, la porte d’entrée, au-dessus, claque d’un grand coup. Des gens sont entrés chez nous. J’ai peur, je ne comprends pas. Maman nous prend dans ses bras et nous nous réfugions auprès du garde-manger. Elle nous serre très fort. J’entends de grosses voix résonner, des jurons et des pas qui s’approchent. Je cache mon visage contre l’épaule de maman, amour de ma vie.

Trois soldats entrent, arme au poing, ils fouillent chaque recoin des deux pièces du sous-sol. Ils nous voient et nous ignorent. Ils se rassemblent ensuite et lancent dans l’escalier : « Le mari n’est pas là, bordel ». D’autres pas lourds, et un gros homme apparaît dans la pénombre du jour naissant. Il s’adresse à deux soldats : « Fouillez la maison, demandez aux deux autres de venir vous aider. Ensuite, vous prenez tout ce qui a de la valeur. »

J’entends beaucoup de bruits à l’étage. Je devine qu’ils bougent les meubles et vident les tiroirs. Tamara s’est rendormie et je suis heureux pour elle. Le gros soldat s’assied à table, pousse ma tasse de chocolat. Il pose sa casquette dévoilant un crâne dégarni avec quelques mèches grasses en bataille. Il s’adresse à ma mère d’une voix presque douce.

— Madame, dites-moi où se trouve votre mari.
— …
— Il faut me répondre, je ne suis pas patient. Il est tôt et je suis de mauvaise humeur.
— Il est parti travailler.

L’homme frappe brutalement sur la table avec son poing. Ma tasse tombe, accompagnée d’un morceau de brioche, elle se casse. L’homme balaie les couverts d’un revers de main. Ils frappent le mur, chutent et résonnent. Je suis statufié, je commence à trembler. Je sens maman prête à s’effondrer. Le gros reprend, sa voix est plus dure, plus tranchante.

— Ne me racontez pas de conneries, sale pute. Je vois bien vos valises. Vous alliez partir, nous le savions. Répondez !
— Il va revenir, il est en ville pour vendre des affaires. Nous partons ce soir.

La voix de maman tremble et devient plus aiguë. Le gros se lève, il arrache les cartons collés sur les soupiraux. L’aube s’infiltre. Des larmes coulent sur mes joues et s’épuisent en séchant. Je fais mon possible pour les retenir, mais je suis incapable de me durcir. L’homme fait les cent pas. Je vois ses bottes abîmées, son uniforme mal ajusté. Il passe devant nous, ouvre le garde-manger, fouille les cartons et les valises. Il répand tout sur le sol, poussant du pied nos quelques vêtements. Il lit les quelques documents qu’il trouve. Beaucoup sont en ukrainien et il ne comprend pas. Il s’énerve, marmonne des insultes à propos de l’Ukraine dégénérée.

Un soldat nous rejoint. il informe le gros qu’ils ont pris le maximum. Il semble déçu parce que nous ne sommes pas riches. Il voit maman nous serrer très fort. Il semble content de la voir. Il se tourne vers son chef qui fait un discret oui de la tête. Il s’approche lentement, il est sale et il pue, une ficelle remplace les boutons de sa veste. Son haleine sent l’alcool. Je ne comprends pas ce qu’il veut, mais il me terrorise. Il parle à maman : « Tiens tiens, quel est ce petit oiseau ? Allez viens, petit sucre, avec les copains on fait une fête. Viens ». Maman recule dans l’angle de la pièce, je suis certain qu’elle appuie pour traverser le mur et s’enfuir.

Puis tout devient confus et se mélange dans ma tête. Je fais un pas en avant pour protéger ma mère et ma sœur. L’homme me colle une tarte sur la joue et je roule sur le côté, complètement abasourdi. Maman se met à hurler, agrippe Tamara et résiste au russe qui l’attire. La manche de son chemisier se déchire, l’homme lui attrape le cou, rapproche son visage rouge et je l’entends dire : « Tu viens ou je tue les mioches ». Maman crie non non, mais elle ne résiste plus à l’homme qui l’arrache à nous. Le gros chef lance : « Pas de bagarres, chacun à son tour. Et envoyez-moi les civils qui sont dans la voiture ». Maman disparaît dans l’escalier, elle a perdu ses chaussons, je vois ses petits pieds nus monter les marches et puis plus rien. Je rampe vers Tamara qui gémit sans comprendre. Ma joue est brûlante et j’ai fait pipi dans mon pantalon. Je prends ma petite sœur dans mes bras et je nous berce silencieusement.

L’homme gras se rassoit. J’entends des objets tomber dans la pièce du dessus, la chambre de mes parents. Quelques minutes s’allongent à l’infini. Des rires, puis encore des pas, je reconnais immédiatement l’homme, c’est le type de la mairie, le gris, celui qui voulait nous envoyer en vacances. Derrière lui, une femme bien habillée, blonde, le visage disgracieux, se précipite vers nous en s’exclamant : « Ha ! mes petits trésors, vous êtes sauvés ». Elle cherche à me caresser les cheveux et je recule la tête. Elle ignore mon attitude et m’arrache Tamara. Elle lui fait des bisous sur les joues et dans le cou en murmurant : « Oh mignonne, nous allons nous occuper de toi. Tu vas voir ».

Tamara, éveillée, réclame maman, la cherche du regard, commence à pleurnicher. La femme se retourne vers le sale type : « Dimitri, emmenez les enfants dans la voiture et attendez-nous ». Elle commence à discuter avec le gros chef qui s’incline avec dévotion : « Oui, madame, nous allons nous débarrasser de l’homme. Nous restons ici, nous avons de l’occupation ». Immédiatement, la dame lui demande de se taire en nous jetant un regard inquisiteur. Le conseiller a rempli deux sacs avec nos vêtements éparpillés, puis il nous entraîne derrière lui. Je serre la main de ma sœur, il n’y a rien à faire. J’ai juste le temps d’enlever mon pantalon pisseux, de mettre un jogging et mes belles baskets. Je vois mon ballon de foot contre le mur. J’ai mal partout.

En sortant, nous croisons le soldat qui a emmené maman, il fume tranquillement. Il me sourit et glisse quelque chose dans la poche de mon anorak. Il me dit que c’est un souvenir de maman, pour plus tard. Il ferme la fermeture éclair. Je n’ai pas compris alors j’oublie. La voiture est garée derrière les fourgons militaires. C’est une grosse voiture allemande. D’autres soldats sont en train de charger notre réfrigérateur. Je me demande si nous déménageons et où nous allons habiter, si papa trouvera un travail. Quand maman va-t-elle nous rejoindre ? L’homme ouvre la portière arrière et j’aide ma sœur à monter. Je lui tends la petite poupée que j’ai pu prendre avant de partir. Elle n’a plus la force de pleurer, elle gémit sans discontinuer.

L’homme s’installe au volant. Quelques minutes plus tard, la dame nous rejoint. Elle nous jette un regard froid, dépouillé, et parle avec l’homme de la mairie : « Nous pouvons remercier la tante, vous avez su la manipuler. » Elle ouvre son sac et sort de l’argent, une petite liasse de billets que je ne connais pas. Elle consulte sa montre brillante et rappelle qu’il faut se dépêcher d’aller au point de rendez-vous. L’homme fourre l’argent dans son portefeuille et accélère.

Déchirure

Le trajet est long. Mes parents m’avaient caché l’étendue des destructions. Les Russes ont volontairement détruit la ville. Des quartiers entiers ont été rasés par les missiles tueurs. L’homme gris fait de larges détours, je ne reconnais plus rien. Je vois un attroupement sur le côté d’une rue, il y a des gens morts allongés sur le sol et des soldats empêchent les civils d’approcher. Papa disait toujours que l’occident allait venir et maman lui répondait que personne n’était venu secourir la Crimée et le Donbass. Elle le traitait de rêveur, de romantique, d’idéaliste. Ils se disputaient souvent à ce sujet.