Comme un Sioux ! - Philippe Trehiou - E-Book

Comme un Sioux ! E-Book

Philippe Trehiou

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Beschreibung

Pourquoi la disparition du fils Le Marquer soulève-t-elle autant de questions ? Est-ce un suicide ou une machination ? Cet homme énigmatique sème le doute. Emporté dans une série d’événements imprévisibles au cœur de la mystérieuse forêt du Val de l’Oubli, Sergent, le détective local, perd pied. Entre trafics suspects, pollution et menace des motards, les défis se multiplient. Pourtant, une touche de féerie semble teinter le récit d’une lueur d’espoir…


À PROPOS DE L'AUTEUR

Philippe Trehiou est un amoureux des mots, des récits envoûtants, des genres entremêlés et de la magie maritime. Après la publication de "I beg your Pardon ?" en auto-édition, son deuxième roman intitulé "Comme un Sioux !" voit le jour.

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Seitenzahl: 393

Veröffentlichungsjahr: 2023

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Philippe Trehiou

Comme un Sioux !

Roman

© Lys Bleu Éditions – Philippe Trehiou

ISBN : 979-10-422-0398-6

Le code de la propriété intellectuelle n’autorisant aux termes des paragraphes 2 et 3 de l’article L.122-5, d’une part, que les copies ou reproductions strictement réservées à l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective et, d’autre part, sous réserve du nom de l’auteur et de la source, que les analyses et les courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information, toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite (article L.122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

Pour Fanny et Mousse,

Pour JJ et ses conseils avisés.

1

D’un jet scélérat, la fiente s’écrasa pile-poil au milieu du pare-brise. Telle une ombre maléfique, la mouette se lâcha ainsi, après avoir survolé un temps la Mercedes garée près du bloc poubelles. Aussitôt, balais et lave-glace se mirent en route pour effacer l’outrage, brisant l’inertie de cette nuit sans joie. Calé, avec confort sur le cuir pleine fleur de sa luxueuse berline, l’homme se massait les tempes en fixant l’horloge du tableau de bord. Patience, patience…

Tant pis, un mois au pire et il bazarderait le tout ! Oui, une poignée de semaines suffirait à boucler les affaires. Ensuite, il émigrerait loin de la contrée, loin de la famille. Il en avait sa claque des relents laitiers, des activistes revanchards, des trafics de sa meute de loups motorisés. Il devait couper le cordon.

Depuis peu, la schizophrénie de la situation l’incommodait. Tenir les rôles du Dr Jekyll et de Mister Hyde embrumait son cerveau. Pour autant, l’action dans l’ombre le réjouissait le plus souvent. Mais le syndrome du « mandat de trop » taraudait désormais son esprit et l’incitait à abréger les agissements en cours. Et puis au final, était-ce encore le moment de jouer ? Le pécule amassé permettait de s’offrir cent vies.

Certes, le statut de stratège lui avait procuré un flux grisant d’adrénaline, synonyme d’élixir de jouvence. À l’instar d’un Machiavel, il s’était délecté, sans vergogne, des stratagèmes et ruses employés. Au fond, il aimait se complaire dans la toute-puissance : le cocktail despotisme-escroquerie grisait son âme.

Souriant à cette idée dans l’obscurité, il devait bien se l’avouer en vieille crapule qu’il était, seule l’oseille le stimulait. Cependant, à chaque fois que l’excitation prenait le pas, le conseil d’un certain Jack Beauregard le ramenait illico à la raison : « il était souvent plus difficile de finir que de commencer ».

Noyautée de part en part, l’entreprise aux ramifications diverses réclamait une vigilance constante. De combines en manœuvres, l’ensemble exigeait de manipuler, de sanctionner, de corrompre. Et les entorses à la bienséance devenaient trop risquées à négocier. Gérer au plus juste l’humain n’était pas une science exacte. Alors, dans ce contexte, à chaque filouterie son management. Le moindre sou glané le rapprochait de l’Eldorado.

Une migraine lancinante martyrisait maintenant son crâne. Fichue pression multiforme qui, chaque jour, le tendait comme un arc. Derrière la vitre, la nuit noire laissait deviner des bandes de brume qui s’installaient maintenant pour durer. La fatigue lui piquait les yeux, il devait, malgré tout, veiller au bon lancement de l’opération. Depuis sa voiture, invisible et silencieux, il observait à la jumelle infrarouge la guérite du gardien. Après un dernier coup d’œil sur le cadran du compteur, l’homme appuya sur la touche « appel » de son mobile. Assis face à la porte, le vigile ventripotent luttait d’un œil atone contre une somnolence programmée. Sur le champ, la sonnerie le fit sursauter. Il se saisit de son portable dans la seconde.

— Pierre, j’écoute, attaqua ce dernier.

— Bonsoir Pierre, répondit l’homme. La nuit est parfaite pour ce qu’il vous convient de faire.

— Là maintenant ? émit le vigile tout à fait éveillé.

— Voyons Pierre. Préférez-vous voir diffuser ce que vous savez ?

— Non, non bien sûr patron, rétorqua Pierre d’un air penaud. Je m’y emploie immédiatement.

— Restez bien en ligne.

Emprunté et balourd, l’homme s’extirpa de la cahute et plongea dans l’opacité en longeant les unités du complexe industriel endormi. À pas forcés, il obliqua vers la pelouse illuminée de manière aléatoire par des spots fébriles, et avança vers le haut de la forêt. Une fois franchie la dernière bordée de marches, il s’arrêta face au talus herbeux et parut hésiter. Éclairée par la seule torche de son téléphone, sa silhouette sombre ne bougeait plus.

— Que vous arrive-t-il ? renvoya le téléphone.

Surpris, le veilleur se retourna et son étonnement s’accentua quand il constata les lumières éteintes du bâtiment administratif. Redoublant d’efforts, il s’accroupit et dégagea, non sans mal, du remblai, une trappe recouverte de gazon qu’il déposa à même le sol. Sa main glissa ensuite, dans son blouson, pour se saisir d’une clé. Armé du sésame, il ouvrit alors une borne métallique souterraine : à l’intérieur, trois canalisations équipées de vannes à papillons numérotées d’un à trois s’enfonçaient sous terre. Le protocole était simple, Pierre savait qu’il devait dévisser dans l’ordre croissant les robinets, et attendre ainsi dans cette position durant quarante-cinq minutes.

— C’est fait, annonça-t-il dans le portable.

— Je sais, fit la voix en raccrochant.

Qu’ils aillent se faire « empapahouter chez les Grecs » avec leur foutue station d’épuration, songea l’homme dans la voiture. De toute façon, il jouait la montre avec l’administration. Les ronds destinés à l’ouvrage sommeillaient déjà sur un compte, bien placés. Fort de cette pensée, l’homme démarra son véhicule électrique et avança tous feux éteints vers la sortie. Il avait bien sûr ressenti les hésitations du lourdaud. Pourtant avec les images accablantes mises à sa disposition par son loup préféré, le Pierre en question ne disposait d’aucune échappatoire : corvéable et redevable à merci le zigoto. Le chantage exercé excellait à conserver une emprise sans équivoque.

Morbleu, conserver la tête hors de l’eau devenait de plus en plus ardu. Il n’avait confiance en personne. Sur tous les fronts, il s’employait à garder un coup d’avance. Contrairement à d’autres, il savait que l’embellie ne durerait pas et préparait sa sortie en ce sens.

2

— Mille putois, ça recommence ! souffla-t-elle figée dans un frisson d’épouvante. Incisif et vachard, l’effroi s’insinuait en elle. La terreur et la nausée lui emboîtaient le pas.

Elle voulut repartir, mais l’odeur la scotcha à nouveau sur place ! Oui, le fumet nauséabond se faufilant entre les branches la cingla tel un vicieux coup de semonce. D’instinct, elle perçut les relents de la mort avant d’en constater les effets.

« Chierie de saloperie ! Certaines nuits, on ferait mieux de rester au lit », pesta-t-elle afin de retrouver un semblant de contenance. La balade partait en vrille et la douloureuse s’annonçait sévère. Les ténèbres ne desserraient pas leurs terribles crocs ce soir.

Attentive, en suspens derrière la masse d’un large résineux, elle scruta le ciel dans l’espoir d’un signe. Mais macache bono, le lieu n’augurait d’aucun oracle à venir. Quelques secondes durant, elle tournicota, les sens en éveil, entre les troncs, un peu perdue. L’émanation viciée persistait. Aie, aie, aie, aie, sainte burne ! Tout cela n’allait pas du tout !

D’une légère impulsion, son corps s’éleva au-dessus de la cime des arbres. Prendre de la hauteur lui permettrait peut-être de faire le bon choix. Sous ses yeux, le Val de l’Oubli étalait sa masse boisée impassible. De l’immensité végétale émanait une noblesse naturelle qui lui procura sur-le-champ une sensation de vertige. Elle inspira alors une longue bouffée d’air et tenta d’apaiser son émoi. Mais rien, pour l’instant, ne tempérait l’angoisse, l’urgence altérait sa lucidité.

« Foutredieu que faire ? ». « Foutredieu, sainte burne, ironie de païenne ! Pourquoi jargonnes-tu ainsi ma fille ? » Pour une impie comme elle, invoquer le divin des hommes paraissait toujours déplacé. Nombre de moines évangélistes, de curés inquisiteurs devaient, à l’évocation, s’affoler dans leurs cercueils respectifs. L’image déclencha une risette fugace sur son visage angélique.

Toutefois, très vite, les souvenirs de poissons suffocants dans l’eau, de mammifères et d’oiseaux à l’agonie sur les rives s’imprimèrent dans son esprit. La tragédie se répétait et n’épargnerait personne.

Immobile au-dessus de la crête des sapins, l’énormité à venir la dépassait de pied en cap. Elle savait, en son for intérieur, être la seule ici-bas à pouvoir discerner ces émanations néfastes. La faune, la flore, le monde des Homo Sapiens ne possédaient pas sa faculté olfactive. Elle, oui, disposait de ce don qui préfigurait les mauvais auspices.

« Bordel, Lulubelle, reprends tes esprits ! s’admonesta-t-elle en silence. Et cesse de jurer. »

Les jurons, sa marotte depuis un moment : cette pratique la mettait en joie. Elle s’en était entichée en observant à maintes reprises une bande d’humains. Ces spécimens, tu ne pouvais pas les rater avec leurs gilets orange vif, leurs pétoires et leurs clébards braillards. Ils investissaient la forêt avec la prétention de réguler les espèces durant l’hiver. Voilà encore une idée d’homme de régenter le cours de la nature, de s’occuper des animaux qui ne demandaient rien.

Si le langage fleuri des chasseurs l’avait au préalable quelque peu déroutée, les grivoiseries entendues ne la rebutèrent pas pour autant. Grisée par l’interdit, elle s’était prise au jeu, poussant le vice jusqu’à épier les lascars dans leur pavillon de chasse. Prospection fort instructive au demeurant. Depuis, les « caramba », « pute borgne », « fouchtra » et autres avanies moins glorieuses rythmaient et jalonnaient son vocabulaire d’ordinaire si châtié. La promesse d’y remédier tardait et les mauvaises habitudes semblaient prises.

« Ne te disperse pas, folle caboche, ne te disperse pas ! »

Dans un léger souffle, Lulubelle piqua tête la première et plongea dans l’épaisseur des bois. Le remugle de malheur lui claqua direct au visage, mais elle ne faiblit pas. S’engageant à vive allure, elle slaloma à travers les différentes essences avec une facilité déconcertante. Sa parfaite connaissance des lieux lui permettait de voler les yeux fermés.

À bon train, elle rejoignit le torrent fougueux qui serpentait au milieu de la forêt. Des circonvolutions impulsives traversaient, sans faillir, un galimatias de rochers hétéroclites et rejoignaient plus bas le Mahorn, le cours d’eau menant à la mer.

Imposant et étincelant, le fleuve apparut enfin, dans toute sa majesté. Deux battements d’ailes suffirent à le lui faire traverser. L’élan pris permit de remonter la rive opposée à vive allure. Sa course nerveuse témoignait d’une profonde crispation. Mue par une idée fixe, elle préférait vérifier avant de donner l’alerte. Les visions de la précédente catastrophe, les morts inutiles tiraillaient son âme. Les animaux au supplice, la paralysie face au désastre la hantaient encore. « Pourquoi fallait-il revivre cela ? »

En haut du versant, l’arrière du complexe industriel émergea enfin. « Tout le merdier part d’ici », s’insurgea-t-elle en silence. Les sens aux aguets, elle explora le site avec méticulosité. Son vol, aiguillé par cette certitude, dura de longues minutes.

Sûre de son flair, elle persista, tel un chien de chasse, à suivre une piste invisible. Le flux de la cochonnerie trépidait sous la terre. Cette technologie souterraine la déstabilisait, mais elle ne dévia pas de sa trajectoire. L’absence de preuve palpable aurait pu faire douter le commun des mortels, mais son odorat aiguisé ne souffrait d’aucune contestation.

D’un tortillement ailé, elle rebroussa chemin et traversa la forêt dans sa largeur en une progression lente. L’approche latérale précise la conduisit ainsi à nouveau au Mahorn. Elle fureta alors un temps le long de la berge. Et soudain, son regard perçant repéra l’endroit précis, près de la roche du diable et du méandre capricieux. Sous l’eau, un tuyau fielleux, inapparent à l’œil nu, répandait un poison blanchâtre dans le fleuve tel un serpent visqueux au venin létal.

« Chiasse ambulante », s’entendit-elle penser, l’affaire prenait une couleur toxique.

Elle devait sans tarder prévenir ses sœurs.

3

En slip, à la bourre et à moitié rasé ! La totale à l’envers, champion Sergent ! Impénétrable, l’obscurité entourait le mobile home d’une tiédeur inattendue et rassurante. Septembre vivait ses derniers jours et l’été indien jouait la sérénade des prolongations. Le camping des Embruns était désert. Et moi dans cette thébaïde celtique, je lambinais plus, plus… Bon, pester devant la glace de la salle de bain ne servait à rien. Mon retard ne se comblerait pas en flagellant mon ego. Hypnotique, la musique de Traumhaus me plongeait dans une rêverie douce-amère. Au fond de moi, je sentais un flux introspectif ralentir mes préparatifs.

Ma journée de dingue chez le père Kéruvel vibrait encore dans mon esprit. Le vioque m’avait bien surchauffé les précieuses avec sa méticulosité de contremaître. Raide et tatillon, un vrai majordome aigri le pépère. Intransigeant, le débris désirait voir ses massifs taillés au cordeau et rien de ce que je mettais en œuvre ne lui convenait. J’avais mis un peu de temps à interpréter ses signaux de rouscailleries. Puis eurêka, la lumière avait illuminé ma pensarde. La retraite ! Oui, l’épineux problème se posait là. Ces vacances prolongées le faisaient tartir comme un rat mort. Circonstance providentielle, ma venue alléguait à l’aïeul une occasion en or de faire valoir son expérience sur la jeune génération : des bons à rien, feignasses et compagnie, incapables de travailler correctement. Ah, avant on savait fignoler les détails ! Jadis, on prenait son temps mon garçon pour chiader le turbin. Aujourd’hui ! Mais aujourd’hui, mon pauvre ami…

Tel le Bouddha dans sa cage, je m’étais résigné à laisser filer le coup de grisou. Mais il me faudrait bientôt prendre des cours de psychologie comportementale, afin d’appréhender avec sagacité les divers perfectionnismes et maniaqueries des chalands à venir. Le client étant ce qu’il est, j’avais fait contre fortune bon cœur et le tout s’était terminé autour d’une binouze décapsulée et fraîche. Là-dessus, le père Kéruvel tenait parfaitement sa place.

Sans prendre le temps de souffler, j’avais cavalé sur la plage des mendiantes. Saoulé de remarquer quotidiennement les mêmes crasses traîner le long du littoral, j’avais pris mon bâton de pèlerin pour ramasser les détritus divers sur le sable. Flanqué d’une pince et d’un sac « poub », ma nouvelle occupation consistait à ramasser ci et là ce que je pouvais. À l’égal de Sisyphe et son rocher, je moissonnais quantité d’emballages pluriels, cordages en nylon… Chaque jour, il en revenait toujours et beaucoup ! À pleurer !

D’un pas pressé, je quittai le cabinet de toilettes pour m’habiller. Quel bordel dans la piaule. Impossible de remettre la main sur la chemise hawaïenne empruntée à Antho. Et pourtant la liquette fleurie était mon visa pour la soirée. Dans le living, Traumhaus passait la vitesse supérieure et mon trop-plein de pensées refoulait à la surface. Je ne pouvais m’empêcher de cogiter à ce qui m’avait valu de vivre comme un moine durant ces derniers mois.

Un bon semestre s’était déjà écoulé depuis l’affaire du château et des landes. En six mois, l’eau avait drainé son contingent d’avatars. Lola, ma compagne, en acceptant une formation interne C and C hôtels à Paris, avait quitté Triffiec avec bagages et enfants. Et la vie à Triffiec ou ailleurs sans Lola renvoyait mon âme se débattre dans le néant. Son amour, sa délicatesse me manquaient chaque jour. Mais je ne pouvais lui en vouloir, les moyens de progresser dans le coin n’étaient pas légion. Malgré les serments, les promesses de rester en lien, j’encaissais le coup avec difficulté et les trous d’air rythmaient encore mon quotidien.

Pour tenter de compenser son absence, je m’étais réfugié en mort de faim dans le turbin. Antidote ou exutoire, mon job de paysagiste m’avait vu marner avec zèle. Sans lésiner sur le timing ni bouder personne, je me colletais tous les clients. J’agrafais tous les contrats, écumais tout le canton. Du matin au soir, je crochais dedans, trimais comme une mule jusqu’à m’abrutir pour éviter de trop réfléchir. J’avais, au soleil ou sous la pluie, tondu, taillé, écimé, élagué, essarté, ratissé, balayé, convoyé, composté.

Et, cadeau du ciel, ma plus grande des pépettes, Fanny Girl, accoucha. Noah, ce petit bout d’homme, était arrivé parmi nous. Pleine de fraîcheur et de sourires, sa naissance nous émerveillait tous. Il faisait maintenant partie de notre vie. Et à dire vrai, j’étais aux anges, voire un peu gaga.

Ma brève expérience de détective privé-public résonnait dans ma caboche comme un souvenir particulier. Après une unique enquête, les gants étaient raccrochés au placard. Mon équipée féerique palpitait au plus profond de mon être, mais j’évitais de m’appesantir sur le trouble suscité par la fantasmagorie de cet épisode. Avec le recul, le doute me saisissait parfois et faisait vaciller la véracité de mes péripéties avec les lucioles ou les Korrigans. Je n’avais, dès lors, connu nulle autre vision ni perçu de nouvelle révélation en ce sens. Un « Blabla » introspectif, glané et feuilleté dans la salle d’attente du toubib, prétendait que le rêve développait les capacités enfouies. Il favorisait l’entrée en contact avec des images symboliques. Je n’étais pas allé plus loin dans ma lecture.

Ah, la légende du Sergent des landes avait bien fait le tour de Triffiec et du canton ! Mes aventures relayées et enjolivées avec vista par mon compère Lolo, barman et DJ en chef du bar des sports couraient toutes seules. Derrière son comptoir, celui-ci aimait décrire les différents évènements survenus durant ma première et unique affaire. Et bien évidemment, il ne lésinait pas à rajouter moult détails sur mes prouesses et celles de mes aminches Robert et Roger Servex, Willy le Grizzly, sans qui rien n’eut été possible. Comment lui en vouloir ? Lolo ne pouvait rien relater sans forcer le trait. Et ma petite bande avait bel et bien joué un rôle prépondérant quant à l’issue de mes investigations.

Depuis, j’avais vu passer un peu de people avec des demandes d’enquêtes aussi improbables que farfelues. Les quidams arrivaient au mobile home l’espoir dans les yeux et en repartaient l’insulte aux lèvres. Mais basta, je considérais avoir été par obligation, l’homme d’une seule énigme. Triffiec, ma ville de cœur s’en remettrait et dénicherait un autre détective. On s’était enlisé grave dans les bas-fonds de l’infamie avec cette traite de migrantes. Combattre la destruction programmée des landes et la rapacité des malandrins du coin ne souillait plus mon quotidien. L’éradication de ce nid de vipères resterait mon seul fait d’armes. Engagé par amitié, je n’aspirais pas à remettre le couvert, encore moins à y associer mes proches.

D’une œillade assurée, je vérifiai ma mise dans la baie vitrée de mon chalet. Ouais ! Lustré et bichonné, nickel ! En place pour ma première sortie depuis des mois.

Ce soir, fiesta annoncée au bar des sports PMU, plus succinctement taxé de BDS. Les fauves évoluaient en permission. Couvre-feu interdit. À coup sûr, y aurait du reuz dans la galerie, du jabadao dans le secteur et de la viande saoule à naviguer.

4

Vrombissant, tel un missile à travers les ramages luxuriants, Cybèle, le visage fermé, avançait le cœur empli de rage. Son vol remontait avec frénésie le cours sinueux du Mahorn. Alertée par sa sœur, elle venait de quitter son domaine du bois de la Mare aux Cent Reflets et constatait, avec amertume, les premiers dégâts. Sous le halo d’une lune à demi pleine, la couleur de l’eau prenait déjà une vilaine teinte blanchâtre qui rebutait les deux reines des bois. Le début de nuit regorgeait pourtant de si belles promesses.

Au coucher du jour, fidèle à son habitude, Cybèle s’était apprêtée avec soin et minutie, se délectant à l’avance du privilège qu’elle s’accordait. Affublée de deux belles tresses, elle folâtrait dans une magnifique robe sans couture, brodée aux paillettes d’Iroise. Insouciante, elle envisageait de rejoindre l’écrin verdoyant du délice aquatique, proche de son antre. Tout son être appréciait l’harmonie de l’endroit, l’intervalle où la sérénité du moment se combinait avec la beauté du lieu.

Mais l’irruption impromptue de sa cadette brisa net le petit bonheur. Elle n’avait pas pu atteindre la couronne de roseaux cernant l’étang. Dans un torrent d’imprécations, une Lulubelle, hystérique, débarqua énervée comme jamais. En un éclair, la frangine salopa cet instant intimiste. De prime abord interloquée, Cybèle devint de plus en plus perplexe, reluquant sa sœur sans savoir ce qui la sidérait le plus : son langage de charretier ou sa crête de zadiste ? Dans quel conte, dans quelle forêt rencontrait-on une fée attifée de pareille houppe ? Et à son âge canonique, comment évoquer une éventuelle crise d’adolescence ? Que se tramait-il dans cet esprit volatile ?

Avec une patience feinte, Cybèle attendit la descente en pression de sa cadette. Cependant, une fois la tempête apaisée, le pourquoi et l’inquiétude de son comportement ne laissèrent plus de place au doute. La panique, les propos agités ne présageaient rien de positif.

— Raboule tes os ! énonça enfin distinctement Lulubelle. Le massacre des poiscailles a redémarré. Et ça s’emmanche mal.

Côte à côte, elles progressaient à un train d’enfer en frôlant au plus près la surface de la rivière. À la volée, leurs soubresauts dynamiques évitaient les nombreuses branches qui, en cette fin d’été, encombraient le cours d’eau. Si au départ, Cybèle ne remarqua rien d’anormal, les premiers effets calamiteux se révélèrent dans la foulée : l’eau prenait la couleur du lait. Un flux à l’aspect d’albâtre, annonciateur de trépas, répandait un venin déconcertant. Dans un passé récent, les rejets toxiques avaient déjà provoqué des ravages dans le Val de l’Oubli. Cette funeste récidive entraînerait des dégâts irréversibles. L’ampleur de la catastrophe transcendait leur vol. à l’évidence, la faune et la flore aquatiques allaient trinquer.

L’âge conférait à Cybèle, l’aînée des trois ondines, le statut de protectrice du territoire ancestral. D’attitude mesurée, elle cachait une force de caractère et une opiniâtreté à toute épreuve. Sage et raisonnée, elle pesait sans cesse le pour et le contre avant de prendre décision. Mais gare à l’injustice ! Son tempérament de guerrière se traduisait par de grosses colères quand l’iniquité et la cruauté croisaient son chemin. Et ce soir, le dégoût amplifiait le courroux.

À la jonction du Roc du Diable, leur trajet prit fin ex abrupto au contact de Slalomette. Avisée au préalable par Lulubelle, la troisième des demoiselles de la forêt ondulait avec précaution aux abords du sinistre. Méfiante, elle observait l’évolution du déversement létal. Tapi sous l’eau, le boyau abominable acheva de se vider devant les trois paires d’yeux. Les dernières bulles remontant à la surface, il expira dans un ultime hoquet. La fabrique de malheur avait à nouveau frappé.

D’une longue plainte, Cybèle libéra une colère saturée de douleur. Abasourdies, ses deux sœurs voletaient troublées, meurtries dans leurs chairs, l’âme au bord des larmes. Effaré, le trio féerique regarda la forme visqueuse se diluer dans la rivière. Quel coup de massue ! Impuissantes, elles redoutaient le désastre, la mort à venir. Bon sang de bois, l’ennemi demeurait invisible et les responsables, jusqu’à maintenant, restaient impunis. Demain matin, la couleur des flots retrouverait une apparence normale. Personne ne rendrait de compte. Entité anonyme en apparence, l’eau emportait tous les secrets, mais serait souillée à jamais.

Depuis quelque temps, le haut lieu industriel écoulait en toute impunité des liquides toxiques dans le fleuve. Les lâchers mortels demeuraient nocturnes et courts pour éviter d’être trop repérés. Les conséquences de l’acte empoisonnaient la vie du cours d’eau.

Tant de malveillance ulcérait Cybèle. Sa méfiance et sa rancœur à l’égard des hommes montèrent encore d’un cran. Elle les savait capables de grandes constructions et, dans le même temps, des pires méfaits. Diantre, pourquoi ces mêmes individus édifiaient-ils une machine capable de fabriquer un liquide nourricier et, simultanément, généraient la mort d’espèces animales ? Comment, dans ces conditions, pouvoir assurer l’égide de chaque espèce en ces lieux ? Et contre qui lutter ?

Soudain, la pluie se mit à tomber. D’abord discrètes, les gouttes prirent de l’ampleur et de la force, pour ne plus s’arrêter. Dans un bourdonnement fugitif, les trois marraines quittèrent les lieux sans tarder. Cybèle réfléchirait avec ses sœurs dans les chaos du Groaarr, domaine de Lulubelle. L’eau de cet affluent se jetant plus haut dans le Mahorn ne pouvait pas y être contaminée.

5

D’emblée, la sono chatouilla mes esgourdes. Propulsés par une rythmique débridée, le « I can see for miles » des Who virevoltait de sa douce folie au sein du trocson et dans la rue. Pas à dire, le bar des sports de Triffiec déchirait grave en cette folle soirée. L’occasion, trop belle, avait généré un saut dans le temps qui transfigurait le haut lieu du pari équestre en un temple dédié au summer of love. Et les moyens n’avaient pas manqué pour recréer au bluff le mésoclimat de l’été 1967. Ornements, scénographies sixties et symboles de paix divers habillaient le rade d’une gaieté sans égal.

Ébloui par le décorum, j’arrivai, moi, Phil Serge Fergent, plus communément reconnu à Triffiec city sous le patronyme de Sergent, bon dernier dans la place. Lancées pleine balle, les festivités se déployaient a priori sous le signe de l’allégresse et de l’épicurisme.

Plein comme un œuf, le BDS vibrait à l’unisson, en ce samedi soir de fête. La soirée « moules frites – flower power » raflait la mise et turbinait avec entrain. Nouvel antre du royaume hippie, le PMU exhibait une imagerie XXL, représentative du biotope communal. La cocotte sifflait à tout rompre en mode surchauffe, mise en orbite imminente. Mais l’appareil tenait bon. Il en avait vu d’autres, l’animal, et des plus sévères. Inconscient, déjà grisé, je me jetais donc, à corps perdu dans cet étrange continuum adepte de la mytiliculture et de la pop transcendantale.

Était-ce l’adhésion au thème, les couleurs chatoyantes des chemises bigarrées, les fleurs dans les cheveux ou le décorum pacifiste ? De toute évidence, une quiétude olympienne imprégnait l’estaminet d’ordinaire si exalté. Une douce euphorie de sourires bienveillants planait en ce paradis de turfistes ombrageux. Des sourires avinés certes, mais emplis de chaleur, de plénitude. Personne ne souhaitait se donner de baffes.

Sur ma droite, le comptoir inaccessible vibrait plus encore. Prise d’assaut par l’escouade de Raymond « tu fais le con », la place forte dévoilait la fine fleur de la bamboche trieffecoise. Dix guerriers indéboulonnables, rompus à l’exercice, épousaient le revêtement du bar. Le bastion stratégique sacralisait la zone à conserver coûte que coûte. En bons flibustiers du zinc, ils étiraient le plaisir de l’apéritif. Manger c’était un peu tricher ! Et même si la sagesse locale préconisait avec justesse « qu’un sac vide ne tient pas debout », les moules frites pouvaient attendre. Au pire du pire, ils dîneraient dans un verre.

Pour les autres convives, le cosmos 1967 prenait la forme de longues tablées épousant le contour des murs et des vitrines de l’espace. L’îlot central servait à la fois de zone de transit et de piste de danse. Au milieu de cet anaconda indiscipliné, ma seconde fille de cœur, Mousse, assurait avec Orghesa, le difficile ravitaillement solide et liquide de la soirée. Et elles avaient fort à faire. Aux commandes du cargo, l’amiral Lolo, maestro du bistrot, tenait bon la barre. Sa traditionnelle coupe mulet avait, changement radical, laissé place à une belle permanente. Un œil sur la salle et la musique, un œil sur les pompes à bières, un œil en cuisine, Lolo, tel le phare dans la tempête, enregistrait tout. Pas besoin de service d’ordre : la légion Servex, le Grizzly et votre serviteur, sévissions sur base.

Émoustillé par le bruit et la foule, je progressais au sein de cet univers, discernant à peine dans ce tohu-bohu festif le son du « Friday on my mind » des Easy Beat. Au forceps et en jouant des coudes, je finis par rejoindre près du bar mon ami Robert Servex, première tronche de pirate en ligne. Typhon numéro un de la commune, ce quinqua dynamique traînait avec nonchalance depuis quelques décennies sa réputation de fléau, de terreur du canton. Niveau dégaine, aujourd’hui, il ne devait rien à personne. Pattes d’eph et chemise saumon ouverte jusqu’au nombril, laissait apparaître une toison argentée. Il s’affairait pour lors à tempérer les ardeurs de gros Riton et de Dédé l’enclume. Robert me sourit en me voyant :

— Paix et amour mon Sergent.

— C’est bien la première fois que je t’entends prononcer ces mots Robert.

— Tout va bien ?

— Yep. Et toi mon poto ?

— Pas de pet. Ils sont en train de se prendre la quiche sur le nombre d’albums enregistrés par les Sex Pistols. Le premier dit deux, le second vingt-trois et ça dure et ça dure. Je te jure. Je te foutrais tout ça dehors moi. Mais bon, on m’a dit peace ce soir, alors ce sera peace.

— Excellent ta dégaine.

— T’as vu ça ? Cool ! Plus en phase que la dernière fois, non ?

— Rappelle-moi le thème déjà ?

— Tête de veau et borsalino.

Braillarde et volubile, l’équipe de siphoneurs en chef déclencha alors en salves une bordée de déflagrations intestinales dévastatrices. Les rots consécutifs aux flatulences sonnaient comme une attaque de grands fauves. Ponctué de rires gras, le raid pestilentiel gras ravissait l’assistance. La réunion de poètes s’enfonçait dans le lyrisme.

— Tous en terrasse ! hurla Pattes de serin.

— Et tous à loipé. Oui à poil et on éteint la lumière ! surenchérit un Raymond hilare.

— Peut-être Raymond, grinça Robert en se retournant, mais pas tout de suite. Et tu n’as pas intérêt à le faire ici. Je te préviens, si jamais ce soir je t’aperçois sans calbute, je le retrouve et je te le fais manger, d’accord ?

Aussitôt, l’horrible perspective stoppa la débandade et valut en retour un lot de grimaces dégoûtées. Les regards embués et radioactifs de l’armada de la liche passèrent en code rouge. Attention, alerte ! La mine effrayée du gars Raymond semblait communicative. Nos Attilas du zinc oscillaient entre effroi et incrédulité. Personne n’était pressé de voir le résultat. Passée la stupeur, un dernier pet lâché par dépit ou provocation déclencha l’hilarité générale. Dédé l’enclume s’écria :

— Tous en terrasse !

Et tel un serpent de mer ondulant, la mauvaise troupe se rua comme un seul homme, chopines à la main vers l’extérieur du BDS. Sur la zone désertée, ils abandonnaient une cargaison de cadavres vides.

— Ah, les solides, ils sont en forme, fis-je.

— M’en parle pas. Ils biberonnent depuis ce midi. Je ne sais pas comment ils font.

— Où sont les autres ?

— Coup de feu en cuisine. Réquisition totale du personnel.

Lolo tout sourire pointa sa ganache frisottée derrière le bar et m’apostropha :

— T’as vu ça mon Sergent ? On se croirait à Frisco non ? La Californie en guest star à Triffiec !

— En plissant très fort les yeux alors, fit Robert.

— Qu’est-ce que tu bois ?

— La même chose que Robert.

— Et un rhum psychédélique, un. Tu m’en diras des nouvelles.

Après avoir échangé quelques véroleries sur la condition humaine, les potins locaux, nous remîmes le couvert. Calibré à petites doses, le psychédélisme liquide senteur des îles enchantait mes papilles. Je tournai la tête et observai plus finement l’assemblée de faux hippies. Les Cheyennes « pur beurre » se sustentaient ou, selon le degré de voracité, s’empiffraient de moules, de frites en se shootant avec ardeur au Merlot en pichet. L’ambiance continuait de planer dans une zénitude absolue. Je me demandais si Lolo n’avait pas eu l’idée de cachetonner les coquillages tant l’atmosphère, guillerette à souhait, se répercutait sur les faces béates de la clientèle chevelue.

Dans un brouhaha aviné, la fine fleur de la nouba locale emmenée par un Raymond « tu fais le con » habillé, réintégra la taverne. Pas de temps mort !

— À boire ou je tue le chien ! s’égosilla Gros Riton.

Aucune raison de se confondre dans la morosité. La torpeur semblait hors-jeu ce soir. J’avisai alors à la table des madrés, mères de mes compères, une très grande et forte blonde qui me fit signe.

À ce moment, Robert se pencha vers moi.

— Viens, on bascule en cuisine.

6

Derrière le comptoir, nous fendîmes, à la suite de Lolo, le rideau en plastique multicolore séparant le bar de la cuisine. Effet de téléportation immédiate, l’atterrissage s’effectua dans la fournaise tropicale de la tambouille triffiecoise. Fumées torrides, nuages fiévreux de faitouts et friteuses en action inondaient la cambuse. En pleine Bretagne, une telle touffeuréquatoriale faisait plaisir à voir et donnait soif.

Calé contre les éviers, monami de toujours Willy, dit le Grizzly, patron du Camping des Embruns, finissait de laver son lot de moules. Ce colosse, à la carrure d’un ursidé en garde sur ses pattes arrière, me regarda avec malice. À ses côtés, chef Roger, cadet de Robert, tornade à la réputation aussi sulfureuse que son aîné, surveillait et touillait avec méticulosité l’intérieur des gamelles. Jo, le dernier de la lignée Servex, gardait un œil sur les frites. Assis à la table centrale, JB et Lolo, seuls loustics civilisés de la pièce, sirotaient tranquilles la boisson du guerrier. Dans cette cuistance, tout le monde, hormis Willy et ma pomme, était cousin. D’un côté, on répertoriait les sujets sages : Lolo et JB. De l’autre les furieux, Robert, Roger, le Grizzly et selon la rumeur, mézigue. Et au centre l’homme du compromis, Jo, qui en m’avisant tonna :

— Il est venu, il est là !

— Hé, hé, hé ! criai-je.

Embrassades et accolades prirent alors le relais avant de se retrouver tous autour de la tablée.

— Vous allez manger ici les cocos, dit Lolo. La salle est comble.

— C’était bien la peine de se déguiser, répondit Willy.

— On va encore suggérer nos difficultés à côtoyer la plèbe, souligna Jo tout sourire.

— Cas de force majeure, argumenta Lolo. Et puis là, excusez du peu, on becte dans une cuisine emplie du feu de l’amour, non ?

— Dis comme ça, c’est plus pareil.

En deux-deux, couverts, verres, portions et gamelles garnirent le plan de travail faisant office de desserte centrale. Célérité et service impeccables. Pas besoin de mise en bouche avant d’attaquer. Que demander de plus ? Le starter de la boustifaille lancé, restait plus qu’à bien s’accrocher à sa chaise. Au bout de quelques minutes, relevant mon nez de ma portion de coquillages, je posai enfin la question.

— Dites-moi les mecs, vous connaissez la tour de contrôle plantée au milieu de vos mothers ? Elle m’a adressé un petit coucou tout à l’heure.

— Ah, t’es comme ça toi, me répondit Jo. Direct, tu lances les hostilités.

— Je me renseigne.

— Cynthia le Fur, notre cousine, fit JB.

— Tu ne te rappelles pas ? me dit Lolo, elle nous a gardé une paire de fois gamins, quand ma mère travaillait de nuit.

Houlala, une vision dégueulasse à souhait remontait peu à peu les méandres de ma mémoire grippée. Et elle empestait le soufre. Achtung, gare au boulet ! En effet, déguisée en trash baby-sitter, je revoyais une masse venir s’occuper de Lolo, JB et moi-même. Avec une vision personnelle et très spécifique de son rôle de nurse, nous l’avions subie à quelques reprises. Ignorant le mot empathie, elle passait ses nerfs sur nos caboches de gamins sans défense et nous malmenait gratos, par vice.

Certes, aujourd’hui, je ne remisais pas la harpie adolescente. En doublant de volume, elle avait pris un sacré coup de pelle. Cependant, je présumais l’engin doté d’un état d’esprit moisi et scotché en mode chieuse. Bref, de la joie en perspective.

— Tu veux dire qu’elle nous martyrisait, fis-je.

— Oui, convint JB, elle a toujours recelé un petit côté sadique.

— Une tête de pioche doublée d’une ogresse, fulmina Robert.

— Sacré morceau en tous cas et beau phénomène de foire, intervint Jo en remuant ses moules.

— Le charme et l’envergure d’une bétaillère, crut bon d’ajouter Robert.

— On ne la surnomme pas Barbarebella pour rien, précisa Lolo entre deux suçotements de doigts.

— Et sympa comme une poussée d’eczéma, reprécisa Robert en se resservant une piche.

— Notre cousine, en fait, s’essaya JB. Cynthia est l’unique enfant du frère de nos mères. La seule fille de notre génération. Elle a perdu sa maman très jeune.

— Et elle est venue pour toi, conclut Roger.

— Pour te la faire courte, reprit Jo, on est un peu emmerdé. Nous tous ici, sommes en froid avec elle, mais nos mères respectives gardent le contact. Ce bestiau est leur seule nièce. Elles lui ont raconté, décrit sous toutes les coutures ta dernière enquête. Inutile de te dire qu’elles lui ont aussi dressé un portrait élogieux du détective Sergent. Et voilà deux semaines que cette truffe de Cynthia les harcèle pour te rencontrer. Premier problème. Depuis toute gosse, elles sont incapables de rien lui refuser. Alors elles nous ont refilé le bébé pour te convaincre d’honorer un rendez-vous avec elle.

— Tu dis non et l’affaire est aux oubliettes, s’empressa de rajouter Robert.

— On comprendrait tous, dit Lolo.

— En tous cas, vous savez vendre le truc, fis-je.

Je regardais Willy qui souriait doucement dans sa barbe.

— Tu la connais ? lui demandai-je.

— La seule fois où je l’ai croisée, les quatre videurs du Céleste 2000 s’employaient, sans succès, à la calmer, me répondit le grizzly.

— Un vrai ouragan, continua Lolo.

— Ah ça, personne ne l’a jamais appelée mère Theresa, rétorqua Robert.

— Et pourquoi tient-elle à m’approcher ?

— Second problème. Cynthia leur aurait parlé d’une petite enquête tranquille, me précisa Jo.

— Sérieux ?

— J’en ai peur.

— Nom de nom, je vais me planquer dans la cuisine, conclus-je.

— Hé, hé, on viendra te ravitailler, sourit Roger.

Bon, bon, bon… Aucune envie, bien sûr, de squatter la cambuse. Restait l’option marée basse, à savoir se retirer. Mais là non plus, cela ne faisait pas partie de mes résolutions. Foutredieu, ma première soirée depuis des mois ! Je comptais bien la célébrer en grande pompe. Elle n’allait pas me polluer mon summer of love, l’assistante maternelle. Bon a contrario, un échange avec miss cataclysme sur d’éventuelles investigations ne primait pas dans mes options. Je la visualisais intrusive, lourde, genre matrone crampon. La ruse exigeait d’échafauder un plan de défense avec parades et esquives censées contourner, voire fuir la bête, le cas échéant.

In petto, la cogitation express déboucha sur une stratégie en cinq axes. Un : zigzaguer sérieux toute la soirée. Deux : ne jamais, mais jamais, regarder l’animal dans les yeux. Trois : évoluer aux antipodes de l’engin. Quatre : discuter, danser, rire avec n’importe qui d’autre, en ayant l’air très, très occupé. Cinq : feindre l’indifférence ou l’amnésie.

Je devais pouvoir m’en sortir.

— Oh, tu es avec nous mon Sergent, me pinça Robert.

— Plus que jamais Robert. Bon, on va danser ?

— Yes, me répondit Jo tout réjoui.

7

De mémoire, je ne me rappelais pas avoir bavardé, péroré, blagué, discouru, bu avec autant de beatniks de ma vie. Courtoise, l’ambiance demeurait bon enfant, sans heurt spécifique ou alors très vite étouffé par la cavalerie Servex. Profitant de l’absence momentanée de notre gorgone blonde, je m’étais empressé de saluer le clan des madrés que j’adorais. Et, ventre à terre, j’avais rejoint la piste pour tanguer aux sons des Zombies, des Monkees, des Beach Boys, des Beatles, des Stones et consorts.

Pour autant, le BDS ne paraissait jamais assez grand, ni assez bondé pour me soustraire, me camoufler tout à fait. La mauvaise perception de sentir une Barbarebella considérer mes moindres faits et gestes ne me quittait pas. Je m’obstinais donc à louvoyer, à conserver une vigilance garante de quiétude.

Mais la plus méfiante des gazelles finit toujours par frivolité, excès de confiance, ou naïveté, par baisser sa garde. Et le bon prédateur sait faire preuve de patience avant l’attaque. Je n’avais tout bonnement pas programmé l’aléatoire, anticipé l’imprévu. Avec félonie, la faille s’invita insidieuse dans le plan. Boire beaucoup était certes ce soir appréciable, mais nécessitait d’évacuer beaucoup. Mon second passage aux toilettes me fut ainsi fatal.

À la sortie des lavatories, mon nez buta alors sur la poitrine d’un orque attifé d’une perruque blonde. Madre de dios ! Barbarebella, de sa masse monumentale, me barrait l’unique issue.

D’emblée, un frisson électrique titilla ma colonne vertébrale. Que faire ? Aussi grande que large, la pieuvre obstruait la porte. Me scrutant de ses petits yeux cupides et malfaisants, elle me bloquait, un sourire carnassier accroché sur ses lèvres. Finitas ! Impossible de jouer la retraite de Russie. Bité de première, Sergent. Je tentai par une mimique suggérée de lui faire remarquer notre présence commune dans les toilettes hommes. Dévoilant toutes ses dents, l’hydre balaya cette constatation d’un rire sardonique.

— Tiens, tiens, tiens. Le Sherlock de Triffiec. C’est moi ou je me trompe ? dit-elle d’une voix gouailleuse.

— Je ne comprends pas, ânonnai-je.

— J’ai la mauvaise impression que tu cherches à m’éviter, beau Sergent.

— Du tout, du tout, mais on se connaît ?

— Ne fais pas l’enfant, je sais que mes cousins t’ont prévenu.

— Désolé je ne vois pas.

Elle avança d’une demi-semelle, m’obligeant à en reculer de deux.

— Cynthia. La cousine des Servex et des deux petits.

Face aux circonstances inégales, tirer le signal d’alarme du subterfuge pouvait s’avérer salutaire. D’une soudaine fulgurance, je m’essayai donc au stratagème de l’invitation.

— Vous n’avez pas envie de guincher ?

— Je danse comme un parpaing.

— Difficile pour les figures.

— Monsieur fait dans l’humour.

— On se débrouille. Bien, ça a été un plaisir, mais on m’attend.

Face à moi, le bloc ne cilla pas d’un orteil. Caché sous sa frange, le monolithe m’épiait imperturbable avec avidité. Coincé, archi coincé. Inutile d’essayer le passage en force. Diabolitas, je n’avais aucune vocation à périr dans les vespasiennes du BDS.

— J’aimerais que tu enquêtes sur le décès d’une de mes connaissances, le petit Gwendal. Un meurtre maquillé en suicide.

— Sorry, je ne fais pas ça, moi.

— Tut tut tut beau Sergent, ou dois-je dire le beau Phil, ne me prends pas pour une pipe. Mes tantes m’ont raconté tes aventures par le menu.

— Elles ne sont pas forcément au courant, mais je ne souhaite pas réitérer l’expérience.

Un court instant, le doute s’incrusta sur la hure de Cynthia. Elle hocha la tête d’un air dubitatif et reprit.

— Si c’est une question de pognon, je paierais bien, tu sais.

— Je ne carbure pas à la fraîche.

S’envolant au-dessus de ma tête, son rire sonore et sarcastique envahit à nouveau les sanisettes.

— Tout le monde calte pour des brozoufs, mon grand.

— Non, pas moi, lui rétorquai-je. Auriez-vous l’obligeance de me laisser passer maintenant ?

— Arrête de me vouvoyer, tu me stresses et j’ai pas toute la soirée.

D’un geste vif, son gigantesque battoir gauche farfouilla la poche extérieure de sa chemise taillée dans un parachute. Elle en saisit une carte qu’elle plaça illico sous mon nez en tapotant ma joue de son autre pogne.

— Tiens ma carte avec mon 6. Je suis toujours joignable. Tout le monde croit qu’il s’est donné la mort, mais moi, je sais qu’il s’est fait dessouder. Pense bien à ce que je t’ai dit et n’oublie pas de m’appeler, sinon je reviendrai à la charge.

Me toisant à nouveau, elle déclara l’œil salace :

— T’as bien grandi. Costaud et plutôt bel homme. Fut un temps où j’en aurais bien fait mon quatre heures… Mais là maintenant, je préfère les hommes plus jeunes. La mode, ça va, ça vient. Ah, ah, ah, je me suis bien marrée à vous baffer quand vous étiez chiares.

D’un basculement improbable, elle pivota pour faire machine arrière. De facto, le mouvement opportun libéra la sortie des pissotières et mon approvisionnement en oxygène. Le chemin vers la liberté, le bar, et le dance floor du BDS PMU hippie, m’étaient à nouveau autorisés.

Je me pinçai pour y croire. Oui, j’étais encore de ce monde.

8

Nu comme un ver, je courais sur une plage paradisiaque, aux basques d’une Lola belle à croquer. Affublée d’un paréo multicolore, ma Vénus d’amour resplendissait sous les rayons suaves d’un Phébus tropical aux lueurs ondulantes. La corrida durait déjà depuis un moment. Fiasco sur toute la ligne. Lola, intouchable, se dérobait en riant à gorge déployée quand le souffle fâcheux d’un courant d’air vachard, lui, me taquinait le visage. Tant de poisse et d’impuissance me tarabustaient le mental.

Cachée un temps derrière un amoncellement rocheux, elle réapparut près de la forêt de palmiers du bord de plage. Pourquoi me narguait-elle ? Que pouvais-je y faire ? Boosté par le désir, je pris, sur ces entrefaites, mon élan et me décidai à sauter l’obstacle pierreux. Miséria ! En douceur, piane-piane, je sombrai, alors, au tempo d’une plume, dans les bras massifs et tentaculaires d’une Barbarebella ardente de convoitise. Calamitas !

Beurk, beurk, beurk, beurk ! Dans l’instant, le songe en déroute vira au caviar du cauchemar. Horriblissimo ! Un électrochoc mordant projeta ma conscience en pleine réalité. Réveil dynamite. Chieries oniriques.

D’un œil comateux, je distinguai, un : le petit jour grisaillou, deux : le chalet « FamilyDream » me faisant face. Bien joué Sergent. Les renseignements pris indiquaient deux nouvelles : le bon come-back au bercail et mon incapacité à franchir la porte. Avachi sur le transat, je gisais comme une bouse, habillé sous une petite couverture, sur la terrasse de mon mobile home. Seul élément se raccrochant au spectre du rêve, le petit vent de nordé venant de la côte.

De concert, le summer of love et les canons de Navarone rugissaient sous ma coiffe. Et quelques trous noirs brouillaient la chute du récit. Je n’allais pas couper à une petite aspirine réparatrice.

Qu’est-ce que je foutais avec ce plaid ? Bon, ne pas s’évertuer à comprendre. Ensuqué, pataud comme un chiot comateux, je me levai, bien décidé à bouffer mon matelas pour un after dans mon pageot. Et je la vis.

Assise sur le second fauteuil en osier, elle était adossée contre la rambarde en bois. Blonde, coupée à la garçonne, la silhouette fine, assoupie, les mains enfoncées dans son blouson en cuir noir cintré : ça faisait un sacré bail. Vingt ans minima ! Mais les années ne paraissaient pas avoir eu beaucoup de prise sur elle. Toute jolie, elle semblait perplexe dans son sommeil. Gwénaëlle Lemarquer, la seule fille pour laquelle, dans ma vie sentimentale, j’avais éprouvé des remords.

Les questions se bousculaient en cascade, mais une seule me taraudait. Que faisait-elle sur ma foutue terrasse en véritable pin d’Oregon version plastique ? Mes interrogations durent l’interpeller. Elle fit soudain surface et me reluqua en s’étirant. D’un geste gracieux, elle déplia ses bras puis les posa sur son jeans.

— Bonjour Phil, me dit-elle d’un sourire las.

— Salut Gwenn. Tu t’es perdue ?