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« Ça doit faire deux heures et quart que nous sommes sur la route pour rejoindre l'Institut. Mes parents s'ignorent. J'ai conscience d'être la seule raison qui les réunisse aujourd'hui. Et ce n'est pas pour festoyer. Il y a quelques semaines, un type d'à peine dix-huit ans se tranchait les veines dans sa baignoire. Ce mec, c'était moi. » L'Institut Joly accueille des jeunes gens "traumatisés de la vie". Là-bas, Shawn devra harmoniser son parcours avec celui d'autres pensionnaires brisés. Des mélodies aux rythmes hachés, marquées de fausses notes et de reprises laborieuses. Des ballades portées par des voix uniques, sensibles et passionnées.
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Seitenzahl: 328
Veröffentlichungsjahr: 2023
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À ceux qui vivent mal leur vie toute cabossée À ceux qui cherchent à se redresser À ceux qui aident les autres à se relever À ceux qui souhaiteraient apprendre à voler
L'espoir et la rédemption existent.
Avertissements
Ce roman aborde des thématiques difficiles. Une liste de « trigger warnings » se trouve en page 255 du livre, afin de préserver les personnes potentiellement sensibles à ces sujets.
À ce titre, l’âge de 14 ans n'est qu'une indication. La sensibilité du ou de la lecteurice est à considérer à part et en connaissance de cause.
1 Bémol
SHAWN
ALYSSA
QUENTIN
ALYSSA
SHAWN
2 Dorénavant
ALYSSA
SHAWN
KAI
ANGELIKA
PAGE 8 DU JOURNAL D'UN AMOUREUX TRANSI
ABIGAELLE
SHAWN
ALYSSA
KAI
ANGELIKA
CLEMENCE
SHAWN
ALYSSA
3 Réminiscences
PAGE 4 DU JOURNAL D’UNE JEUNE FILLE DE TREIZE ANS
SHAWN
ANGELIKA
KAI
ANGELIKA
SHAWN
ALYSSA
KAI
SHAWN
ANGELIKA
4 Mimer
EMILIE
PAGE 36 DU JOURNAL D’UNE GROUPIE
SHAWN
ANGELIKA
KAI
ALYSSA
5 Fatigue
ANGELIKA
KAI
SHAWN
ALYSSA
LIVRE D’OR ANONYME
SHAWN
KAI
ALYSSA
CLEMENCE
QUENTIN
SHAWN
6 Solitude
ALYSSA
SHAWN
ANGELIKA
KAI
ADRIAN
ALYSSA
SHAWN
7 Lacération
ALYSSA
SHAWN
ALYSSA
KAI
ANGELIKA
8 Silhouette
SHAWN
ALYSSA
SHAWN
ALYSSA
ANGELIKA
KAI
ALYSSA
SHAWN
ALYSSA
9 Dièse
SHAWN
ALYSSA
SHAWN
ALYSSA
KAI
ANGELIKA
ALYSSA
SHAWN
10 Al fine
ALYSSA
À CEUX QUI ONT RENDU MON TEXTE VIVANT
TRIGGER WARNINGS (ORDRE ALPHABETIQUE)
Je n’ai plus de souffle, je veux que l’on m’écoute Plus de doute, pour m’en sortir, je dois tenir Et construire mon futur Partir à la conquête d’une vie moins dure Sûr que c’est pas gagné mais j’assure mes arrières Pour connaître l’amour et le monde
Il faudra que je coure tous les jours Faudra-t-il que je coure jusqu’au bout ? Pour connaître le monde et l’amour Il faudra que je coure tous les jours
Je cours – Kyo
Ça doit faire deux heures et quart que nous sommes sur la route pour rejoindre l’Institut, dans le Jura bernois. L’odeur du vieux cuir me donne la gerbe, mes jambes sont engourdies et j’aimerais bien faire une pause toilettes, mais mon père ne veut pas s’arrêter de rouler ; il tient absolument à éviter les embouteillages de fin de journée. Pourtant dans le boom des heures pleines, j’ai l’impression que nous sommes les seuls à emprunter ce chemin...
Au début, le trajet était calme. Portés par l’autoroute et le son grésillant de la radio, mes parents s’ignoraient. Je les ai toujours connus comme ça : sans affection l’un pour l’autre. À l’époque, quand ils ne se criaient pas dessus, ils se déchiraient des yeux. Puis la haine s’est estompée jusqu’à ce qu’ils ne se considèrent plus. J’ai conscience d’être la seule raison qui les réunisse aujourd’hui, après dix ans de séparation. Et ce n’est pas pour festoyer.
Il y a quelques semaines, un type d’à peine dix-huit ans se tranchait les veines dans sa baignoire. Ce mec, c’était moi. Expert en la matière depuis mes quatorze ans, j’ai appris à me faire mal de façon maîtrisée et discrète pour ne pas inquiéter mon maigre entourage.
J’ai cessé d’exister lorsque ma mère nous a annoncé vouloir retourner aux États-Unis... pour tomber dans les bras d’un autre. L’amour avec un grand A pour elle. Sauf que moi, gamin, je n’en avais rien à faire de son coup de foudre à deux balles. J’avais besoin de maman. Et elle m’a largué là, avec mon père. Comme une merde.
Elle m’a bien sûr rendu visite depuis. Surtout après avoir finalement quitté son mec. Elle s’est excusée comme jamais et m’a présenté son nouveau conjoint très récemment, le dernier avec qui elle a refait sa vie. Il est vrai que, même lorsqu’elle venait me voir une fois ou deux par année, elle ne souriait pas autant que depuis qu’elle est avec Clark. Ma mère m’a proposé de les rejoindre autant de fois qu’elle m’a demandé pardon. Mais je suis incapable de laisser papa. Parce que lui, c’est un guerrier. Avant ma naissance, il a trouvé une personne avec qui il souhaitait faire sa vie, a découvert qu’il était infertile, a accepté contre ses convictions que son épouse fasse appel à un donneur. L’infidélité qui a suivi, il ne l’avait pas calculée et se l’est prise en pleine tronche. Malgré ça, il n’a jamais changé d’attitude envers moi. Impossible de laisser un gars comme ça perdre sa femme et son fils. Alors j’ai pleuré, j’ai tout pris sur moi. Je suis resté avec lui, j’ai regardé ma mère partir, j’ai ravalé mes larmes. Aujourd’hui, je continue de penser que les nanas ne méritent pas qu’on les traite comme des reines.
La voix sourde de ma mère m’indique que nous sommes bientôt arrivés. Mon casque sur les oreilles, je me fais surprendre par un solo de guitare électrique brutal, sans merci ; je me redresse pour supporter les dernières minutes. Les virages de montagne remuent mon estomac ; j’entrouvre la fenêtre. Je suis majeur, je pourrais lutter, refuser de me rendre dans cet Institut Joly. À chaque fois que j’ai envie de fuir, je me rappelle le regard de mon père. Sa panique, quand il m’a trouvé dans la salle de bain, mon pantalon couvert de sang, mon incapacité à tenir ma tête au point qu’il a dû me porter et me gifler pour me réveiller. Bien que cicatrisé après des semaines d’hospitalisation, mon poignet gauche me lance ; c’est celui qui morfle le plus. Je ne peux pas empêcher mon père d’essayer de me sauver.
Mon menton bascule en avant, je sens l’arceau de mon casque glisser sur ma nuque.
— Shawn, commence mon père en tapotant mon épaule. On y est, fils. Sors tes affaires, le directeur aimerait te dire quelques mots pendant que nous sommes encore là.
Je me frictionne le visage, redresse mes lunettes et toute mon envie de pisser descend dans mon bas-ventre. Je serre les dents. J’espère trouver des WC avant l’entretien d’admission. Je ne sais pas vraiment combien de temps je vais rester, donc j’ai embarqué ma chambre entière dans une énorme valise et un sac de sport. J’ai même pensé à ma guitare, que je n’ai pas sortie de son étui depuis plus d’un an. Le temps de tout extraire de la voiture, j’observe un peu les alentours. La « place » sur laquelle nous avons parqué la voiture est recouverte de gravillons et de poussière ; on dirait le désert. Un désert dans un cul-de-sac. Tout autour de nous trônent des arbres immenses, un genre de forêt touffue où on ne peut pas trouver le Nord. Malgré sa densité, il me semble voir quelques cabanes construites en hauteur. Puis, droit devant se trouve le fameux lieu des miracles. C’est une sorte de vieux château bâti en « U », dont on devine la rénovation récente. Sa façade en impose clairement, avec sa peinture gris clair et le genre de volets à l’ancienne qu’il faut aller chercher à bout de bras quand on veut les fermer. Un lot de fins escaliers nous invite vers l’entrée. Devant l’immense porte en bois se trouve une jeune fille dont je ne distingue, à cette distance, que les cheveux blond cendré.
Je passe devant mes parents à grandes enjambées. Mon instrument sur une épaule, mon sac sur l’autre et ma valise à bout de bras, je gravis les escaliers. Arrivé en haut, essoufflé, je pose le tout sous les yeux de l’inconnue : deux prunelles différentes, l’une marron, presque noire, l’autre plutôt beige, aux reflets ambrés. Je retire et replie le fil de mon casque pour le ranger, sans cesser de la regarder. Elle fait plus jeune que moi. Seuls ses piercings la vieillissent un peu, un anneau très fin ornant sa narine droite, un autre le bord inférieur gauche de sa lèvre. L’une de ses oreilles est traversée par une barre, son lobe décoré par un écarteur. L’autre est habillée de six boucles qui se superposent jusqu’à un pendentif plus sobre.
— Un problème ?
Sa voix est plus douce que son attitude. Une surprise.
— Hum… Aucun, je rétorque.
Je donne maladroitement un coup de talon dans ma valise, qui bascule et dégringole. Blasé, je retourne la chercher et, ébloui par le soleil, je manque la dernière marche. La cheville tordue, je lâche un « Putain » et remonte en boitant.
— Bienvenue à l’Institut Joly. Je m’appelle Alyssa et le directeur m’a demandé de vous accueillir. Il vous attend, je vous laisse me suivre.
Pas d’enthousiasme, juste des paroles apprises par cœur. Je m’attendais à trouver des adolescents heureux, épanouis, en rémission. Celle-ci ne semble pas dévastée non plus... elle n’exprime rien, tout simplement. Tout aussi dubitatifs que moi, mes parents m’invitent à entrer en premier, pendant que notre hôtesse nous tient la porte.
— Dis, est-ce qu’il y a des toilettes par là ?
L’agacement d’Alyssa, palpable, me fait déglutir avec peine ; elle m’indique d’un geste où je peux me soulager.
Ça promet.
Cela fait quatre mois que j’accueille les nouveaux à l’Institut. Cette tâche s’est ajoutée à mon projet thérapeutique dès que le directeur m’en a sentie capable. Ce n’était pas gagné, parce que mon lien avec l’autre n’allait pas dans le bon sens. Je ne me débrouille pas si mal finalement. Certains trouvent que je récite trop, mais grâce aux relations que j’ai tissées ici, je peux commencer à envisager la politesse, dire simplement « Bonjour », sans désagréments. Pour moi, c’est déjà un pas de géant.
Appuyée contre le mur à côté des WC, je suis tout de même mal à l’aise, confrontée aux regards de ces adultes inquiets. Ils se questionnent sûrement l’un comme l’autre sur l’établissement qui hébergera leur fils sage et intelligent, un peu « égaré ». Je ne le connais pas encore mais, derrière ses lunettes à la monture noire, je devine que ses beaux yeux bleus, son calme et sa voix posée traduisent une grande détresse. On n’est pas admis ici pour rien.
L’attente ne dure que deux ou trois minutes ; je salue de loin Angelika, qui rejoint l’étage par l’escalier principal. Je me retourne et sursaute. Il est là. Trop près. Mon cœur cogne. Un pas en arrière me permet de respirer, réaliser qu’il est grand, constater aussi qu’il a enfilé sa capuche ; il termine de remettre en place ses mitaines sombres.
— Désolé, souffle-t-il, sans que je sache si c’est pour le temps qu’il a pris ou pour notre proximité.
Sans répondre, je les précède dans le hall.
— C’est ici que nous nous rassemblons par groupes le matin, soit pour nous rendre en classe, soit pour les ateliers ou activités. Nous avons aménagé un coin lecture avec des canapés, pour ceux qui aiment lire entourés. Sinon, il y a d’autres endroits plus silencieux dans le bâtiment.
Je m’écarte pour les laisser apprécier l’ambiance sereine d’au-jourd’hui.
— Sur la droite, c’est l’escalier principal qui mène aux étages. Une seule salle commune s’y trouve, autrement ce ne sont que des chambres. Elles sont agencées en blocs. Les bureaux se trouvent de ce côté et, en accédant à l’Aile 3 par la cour, on peut se rendre à la salle de musique, la salle de sport, le réfectoire, la médiathèque...
— C’est incroyable…, murmure la mère du nouveau.
J’accélère la cadence vers l’espace du directeur, dont la porte se distingue par sa pancarte « Privé » de travers. Je la redresse et leur désigne la poignée.
— Comme il vous l’a certainement annoncé par téléphone, Monsieur Joly reçoit chaque futur pensionnaire pour un entretien d’accueil. Après quoi, si l’administratif est en ordre, vous reviendrez vers moi pour la suite de la visite.
— Très bien, acquiesce le père.
— Tu vas nous attendre ici ? demande le garçon, en posant ses affaires et voyant que je ne compte pas bouger.
Je fais « oui » de la tête, n’argumente pas et frappe. À la vue du directeur, la mère sourit, peut-être soulagée. Monsieur Joly serre chaleureusement toutes les mains, se penche en avant pour me saluer, et invite le trio dans son bureau.
Je m’attends à une longue heure sans pouvoir bouger. Pour patienter, de l’étagère encastrée dans le mur en face du bureau, je sors La fille de papier de Guillaume Musso, et je continue ma lecture entamée la veille. Avant d’entrer, le nouveau me jette un dernier coup d’œil pas convaincu. Il ignore que ce n’est pas à moi qu’il va devoir s’accrocher.
Avant l’inauguration, j’ai imaginé des dizaines de fois la façon dont pourraient se dérouler les entretiens d’accueil. Et, bien que j’aie préparé ces premiers pas vers l’Autre avec Adrian, aucun ne s’est déroulé de la même manière. Voilà quelques mois qu’Alyssa Murphy est arrivée, jeune fille aussi touchante par son manque d’entregent que par son parcours. D’emblée, je me suis dit que nous aurions à apprendre de ses blessures. Ce fut aussi le cas avec Kai Sato et Angelika Hirsch. D’abord réticents tous les trois, ils ont su tirer profit des enseignements de mes amis et de l’équipe, de leurs échanges avec eux, pour retrouver un sens à leur vie. Depuis, le directeur que je suis, nourrit la perspective de réussir à les faire sourire, leur faire aimer une existence qu’ils ont eu tendance à détester jusqu’ici.
Ce jour, je reçois un garçon légèrement plus âgé que les autres pensionnaires ; par cette différence, il se détache déjà du schéma d’aide contrainte qui pèse sur la plupart. Il pourrait partir, mais ne le fait pas. Sa posture trahit sa culpabilité. Je suis bien placé pour savoir qu’elle peut ronger l’âme de celui qui ne sait pas la dompter. Elle nous envoûte, nous indique la mauvaise route, nous persuade qu’endurer la douleur nous permettra de la supporter. J’ose espérer que l’Institut guide ces jeunes avec bienveillance pour que, plus jamais, ils n’aient envie de rejoindre la peine solitaire.
— J’ai reçu beaucoup de dossiers, ces derniers temps, dis-je en souriant. Rares sont ceux qui arrivent si vite et si bien complétés.
— J’ai… Nous avons eu peur, Monsieur Joly, réagit le père du futur pensionnaire.
Un court silence s’installe. Je comprends vite qu’il est mal à l’aise parce qu’il pensait trouver un directeur plus âgé. Ma légitimité est remise en cause de manière régulière par les parents de ces enfants désorientés.
— Émilie m’a parlé de ton projet, je ne savais pas en quoi il consistait avant d’être obligée d’inscrire mon fils. Thank God1, Hervé et moi avons agi à temps.
— Oui, elle vend très bien nos mérites, mais… Un seul pensionnaire est sorti, pour le moment. C’était une longue rémission, dont le mérite revient au jeune lui-même. Nous ne faisons pas de miracles, encore moins en claquant des doigts.
Un nouvel ange passe dans le bureau.
— Tant qu’il va mieux..., ajoute le père en haussant les épaules.
— P’pa...
Je l’interromps volontairement :
— Shawn, c’est cela ?
— Mhh…
— Tu es le premier pensionnaire majeur que je reçois. Qu’est-ce qui t’amène ici ?
Sa poitrine se soulève plus vite, son souffle devient irrégulier lorsqu’il se redresse.
— Ça vous plaît de foutre la honte aux gens ? affirme-t-il plus qu’il ne questionne en serrant les dents. À quoi sert cet entretien ? Vous avez tout sous vos yeux.
— L’automutilation est le motif que tes parents ont mis en avant, je tiens à connaître le tien.
— Je vous le donnerai si je veux.
Réponse puérile. Shawn bout de l’intérieur. Je souris.
— Soit. Puisque tout est là, je vous propose de retrouver Alyssa pour la visite. Elle te montrera ta chambre et tu pourras déposer tes affaires.
— Si je veux partir maintenant, ça se passe comment ?
Les parents se figent. Je temporise.
— Tu en as le droit. Le contrat de prise en charge n’est pas encore signé.
Shawn triture ses doigts au point de les faire blanchir, gratte sa paume droite sous la protection de son gant. Sa jambe gauche s’agite, il ne sait pas quoi faire, à part s’imposer la souffrance.
— Nous proposons toujours une sorte de temps d’essai. Sept jours, pour être précis. Ainsi, tu pourras découvrir les classes, les ateliers, les activités, les cabanes, les autres pensionnaires et décider, à la fin, si tu souhaites rester.
— Mais que ferons-nous si…, s’inquiète sa mère.
— Nous en discuterons en temps voulu. Jusqu’à présent, personne ne s’est désisté.
Hervé me demande s’ils recevront le contrat par voie postale, car il ne pourra pas se déplacer dans sept jours. Serenity, que je sais vivre à neuf heures d’avion, s’accorde avec son ex-mari.
— Étant donné que Shawn est majeur, il viendra lui-même signer son contrat. J’ai déjà vos autorisations, vous ne pouvez pas faire plus.
Si ses parents sont anxieux, Shawn ne fait pas le malin non plus. Je vois presque ses idées se bousculer. Il imagine certainement qu’il sera prisonnier, dépendant, et cela ne lui plaît pas du tout. Tout comme le manque de confiance de ses parents en sa propre volonté. Sa remarque me surprend :
— Elle va me coller pendant sept jours ?
Un instant, puis je comprends de qui il parle.
— Alyssa sera ta « référente » si tu as des questions.
— Je demande, parce que... Elle n’a pas franchement l’air ravie.
Un petit rire m’échappe. Il ne le prend pas mal, cette fois.
— Comme je l’ai dit, on ne fait pas de miracles. Pour elle, aller mieux, c’est beaucoup de travail.
— C’est brutal. Elle n’avait pas l’air bien du tout...
Son empathie soudaine m’émeut. Il me fait penser à Émilie, mais je n’oserais pas lui dire. Shawn dévie son attention sur la conversation de ses parents. Ils chuchotent un peu trop fort : Hervé reproche à Serenity d’être partie, tandis que Serenity reproche à Hervé son irresponsabilité et un défaut de protection paternelle. Shawn enfonce ses ongles dans sa cuisse, puis se décide à intervenir.
— Vous faites chier, à la fin ! Vous êtes pas foutus de vous détester en silence ?!
Prise de conscience. J’ai malgré tout le sentiment que la personne que Shawn hait le plus, c’est lui-même. Je coupe court à une éventuelle reprise des hostilités en leur suggérant de prendre l’air. En sortant, nous découvrons Alyssa endormie sur le fauteuil de lecture. Dans les yeux océan de Shawn se dessine un embarras évident. Mais surtout une infinie compassion.
1. Dieu merci
La porte a vibré sous ses cris. Je n’ai pas ouvert les yeux, j’étais perdue dans mon malheur, mon dégoût, toutes ces choses que je n’arrive pas à avaler. Jusqu’à ce que la voix du directeur me ramène. Il sait qu’il vaut mieux ne pas me toucher, son attitude sincère et son ton suffisent à me réconforter. Je retrouve mon chemin, un certain calme. Respire. Le livre est tombé ; je le ramasse en écoutant les consignes de Monsieur Joly. Dans ma tête défilent les mots qui me rassurent et rythment mes journées. Ceux que des dizaines de résidents ont entendus.
Ses parents et le directeur s’éloignent. Shawn me suit, de plus en plus encombré, tant par ses bagages que par la brève réunion d’accueil. Je désigne tour à tour la porte du bureau de Madame Joly, la pièce d’Adrian, qu’il partage avec Abigaëlle, puis lui indique que la psychologue, Madame Hubert, mène ses consultations quotidiennes au fond du couloir. Une fois sortis de l’Aile administrative, nous passons par la cour arrière. Il fait beau, ce sont les derniers jours de l’été, saison que je ne supporte pas. Je profite tout de même d’une bouffée d’air et remarque que Shawn aussi est trop chaudement habillé : des chaussures montantes, un jean qui pend sur ses hanches, comme sa ceinture rouge foncé décorative, un sweat et des mitaines un peu usées. Tout est sombre, à part ses yeux, que je fuis dès qu’il les pose sur moi. Je sens à plusieurs reprises qu’il veut dire quelque chose, créer un lien. Pourtant, sa capuche recouvre bien sa tête et il ne fait pas de réels efforts pour découvrir les lieux. Les herbes aromatiques du potager retiennent son attention deux secondes, puis il me rejoint.
Comme le veut le protocole, je l’emmène ensuite à la salle polyvalente, grande pièce au parquet bien entretenu, pourvue de miroirs amovibles et d’un haut-parleur pour les ateliers de méditation ou créatifs. Il s’attarde devant les dessins épinglés sur le tableau en liège, avant de me suivre sagement. Je suis surprise qu’il semble apprécier le piano à queue de la salle de musique. Il en frôle les touches. Ce contact me donne la chair de poule. Quand il passe à côté de moi, son odeur attisée par la chaleur me paralyse. Je m’accroche au montant de la porte, me jure de parler de ce nouveau traitement au médecin dès le prochain rendez-vous. Shawn m’attend, ses yeux me questionnent à peine. Je me ressaisis pour lui expliquer qu’à moins de gros problèmes, le docteur assigné à l’Institut passe une fois par mois et que deux infirmières sont à notre disposition dans l’Aile des cours.
Je termine la visite de l’Aile 3 par la médiathèque. Son regard suit les harmonieuses rangées de livres, agencées jusqu’au bord des moulures du plafond. Moi, je ne viens ici que pour perfectionner mon langage soutenu, celui qui m’aide à tenir les émotions à distance. Mon amie s’y trouve, à moitié allongée sur un pouf ; sa rousseur semble titiller Shawn. Elle me fait un petit signe et s’apprête à nous rejoindre. Je reporte mon attention sur Shawn, perturbé par l’accolade amicale entre sa mère et Madame Joly. Nous n’entendons pas ce qu’elles se disent près du comptoir, aux côtés du directeur, il est pourtant clair qu’elles se connaissent. J’ignore pourquoi cette information me préoccupe… Shawn quitte soudain la pièce. Angelika me regarde en haussant les sourcils et je rejoins un garçon en panique, qui s’acharne à frotter sa main droite.
— Viens, lui dis-je.
Nous retraversons le hall et, voyant qu’il ne prendra pas soin de sa guitare, je lui arrache l’anse des mains pour la transporter moi-même. Il ne bronche pas, baisse la tête jusqu’aux chambres.
— Ça ressemble à un dortoir, mais nous avons chacun notre espace. Il y a plusieurs allées et le premier couloir est dédié aux filles...
— Mhh mhh…
— Il y a des ascenseurs comme celui-ci un peu partout. Il faudra t’habituer à voir des gens avec des béquilles, ou en chaise roulante ; certains ont perdu un membre. Les accidents sont souvent traumatisants.
Jusque-là peu impliqué, Shawn remarque que des noms sont indiqués sur certaines portes.
— Le directeur a jugé bon d’inclure les personnes de tout genre ou de toute orientation sexuelle à l’Institut. Ainsi, elles peuvent terminer leur transition ou prendre du repos suite à de sérieuses agressions. Ici, on peut rester nous-mêmes, qui que nous soyons.
Il hausse les yeux au ciel, accélère la cadence jusqu’aux chambres des garçons, où se trouvent moins de noms qu’ailleurs. À côté de la sienne se trouve celle de Kai. Au moment d’entrer, Shawn hésite.
— À qui appartenait cette chambre, avant ?
Sa remarque me fait presque sourire. Imagine-t-il que nous sommes dans un mouroir ?
— À personne, je réponds. Toutes les chambres ne sont pas occupées. L’Institut n’a qu’une année.
Il pose sa main sur la poignée, l’air songeur.
— Je collerai ton nom sur ta porte un peu plus tard. Monsieur Joly accompagnera tes parents pour te dire au revoir. En attendant, repose-toi.
Il se retourne un peu vite, fait un pas vers moi. Pour le freiner, je lui tends sa guitare. Il soupire, baisse à nouveau la tête, la relève pour me demander une dernière chose.
— Ma « référente » sera là demain ?
— Je viendrai vers 9h, j’ai du monde à te présenter.
Pour la première fois, je laisse les yeux de Shawn s’ancrer aux miens, tandis qu’il remet ses lunettes en place. D’un seul coup, il ne fait plus son âge, semble perdu, innocent. Je ne peux plus bouger, une force impossible me retient près de lui. Il soupire encore, soulève ses sacs et finit par lâcher un « À demain » las avant de refermer.
Il ignore que ce n’est pas à moi qu’il va devoir s’accrocher. Or, au fin fond de mon plexus, j’ai la désagréable impression qu’il va faire le contraire.
Ça promet.
Mes affaires dans un coin, mon corps dans un autre, mon cœur et mon âme dans un tiroir. Je m’assois sur mon nouveau lit. Pas d’issue. Si je pars, je continuerai à me faire du mal, à blesser mon père, à décevoir ma mère. Si je reste, je suis convaincu que rien ne changera. Mais au moins, ils arrêteront de pleurer un temps. Je m’approprie l’espace, réfléchis à mes rangements, trouve une place pour mon instrument. La pièce est aussi grande que chez papa, on s’y sent bien et pas à l’étroit. Lorsque je relève la tête, la vieille fenêtre rafraîchie laisse passer une lumière colorée de fin de journée ; je m’approche. Vue sublime : aucun vis-à-vis, le potager en ligne de mire, un horizon qui semble infini par-dessus les pins et les sapins. Soupir. C’est ici que la sérénité commence ?
D’un coup, mon poignet me démange, comme une décharge. Je peste, appuie dessus pour calmer cet appel que je connais bien. Rien à faire. Je vais aux toilettes. Douche, WC, lavabo, miroir... Le miroir, c’est le pire. La fatigue sous mes yeux, j’ouvre la pharmacie, cherche un rasoir. Rien. Je me rappelle ma bague autour du majeur gauche, une de mes meilleures amies. Du bout du pouce, je la fais tourner, devine la silhouette de mon dragon, puis les bords pas assez limés de l’acier. Je retire ma mitaine gauche, presse le bijou contre ma peau, frémis d’avance de tout oublier à part ça. Puis j’entends des pas dans l’escalier, des chaussures cogner contre le sol. Pas le temps... Je tremble. J’ouvre comme si de rien n’était avant même qu’ils frappent : le directeur et mes parents sont là. Ces derniers visitent ma chambre, maman sourit et flatte Monsieur Joly pour son « merveilleux travail ».
Ça ne dure que deux minutes, puis nous voilà de nouveau en haut des marches. Ils vont me laisser là. Ma mère m’embrasse trois fois, en me demandant de prendre soin de moi, de l’appeler si je me sens mal, car les contacts téléphoniques sont permis. Elle m’annonce qu’elle viendra sûrement avec Clark, un de ces quatre. Rien à foutre, je sais qu’elle ment. Mon père, au bord des larmes, me prend dans ses bras et tape dans mon dos comme s’il voulait me faire cracher mes secrets. Il a découvert le dernier si récemment... Je l’entends retenir des sanglots, ma main sur son épaule semble l’apaiser. Nous nous séparons, il s’essuie les yeux. Je vais me briser. Le directeur hoche la tête, explique à mes parents qu’il les tiendra informés au bout des sept jours, puis à leur demande. Finalement, ils descendent, je reste accroché à la rampe comme un naufragé aux miettes de son bateau. Et je retourne dans ma chambre.
Avant de finir ce que j’ai commencé, j’ouvre la vitre et laisse une légère brise caresser mon visage. En attendant qu’ils sortent, je cherche Alyssa. Elle pourrait lever la tête par hasard, ou me faire un signe. Ses yeux vairons ne m’ont pas choqué. Ils se démarquent, comme un phare dans la nuit. J’ai déjà envie de la bousculer sans lui faire mal, de lui crier que tout ira bien. Le problème, c’est que je n’en sais strictement rien. Tisser des liens avec une fille blessée… C’est mieux qu’une fille avec toutes ses plumes ? C’est mieux que pas de liens du tout ? Je ne la vois pas, mais aperçois enfin mon père et ma mère qui se dirigent vers la voiture. Ça gueulera sûrement sur le chemin. Mon cœur s’emballe, je transpire. Qu’est-ce qu’ils disent encore à ce directeur ?
Un peu plus loin, vers un terrain de sport, se trouve un garçon aux cheveux noirs. Il dépasse les autres d’une bonne tête, son visage trahit un métissage avec l’Asie de l’Est, sa silhouette parle de condition physique exemplaire. Il rit, marche en crabe pour attraper un ballon de basket. Mes doigts s’attachent au rebord, je veux saisir cette lumière. Réussir à me dire que, dans quelque temps, je serai heureux comme lui. Bien dans ma peau. Cette peau qui tire, qui gratte, qui fait mal. Et là... là il se retourne. Tout bascule. Il n’a qu’un ersatz d’oreille gauche, son cou et son bras sont rongés par des brûlures sévères. Cicatrisées, elles mangent aussi une partie de sa joue, de son front, peut-être de son œil ? Je me redresse, retiens un haut-le-cœur. Il lui manque les deux derniers doigts de sa main et sa demi-jambe, remplacée par une prothèse. Moderne, classe, aérodynamique, tout ce que tu veux... prothèse quand même...
Le claquement des portières me secoue ; je panique et sors pour dévaler l’étage jusqu’au cul-de-sac par lequel nous sommes arrivés. Je ne sais même pas ce que je hurle, si j’arrive à hurler, tant mon souffle s’enfuit. J’espère rejoindre la voiture, mais ils démarrent vite, fort. Ils veulent me laisser là, avec ces fous, avec ces putains de traumatisés ! Je cours quelques mètres encore, j’y mets mes moindres forces, puis abandonne. Hors d’haleine, je repose mes mains sur mes genoux, récupère lentement, retiens ma nausée. Si je me retourne, je risque d’apercevoir de nouveau le blessé. Alors je m’oblige à regarder mes parents s’enfuir sans moi. Une goutte de ma sueur s’écrase sur le sol, une deuxième. J’entends des pas dans les gravillons derrière moi. Alyssa, j’espère. Je sursaute en entendant une nouvelle voix.
— Ça m’a fait peur aussi, au début.
C’est la petite rousse que j’ai observée à la médiathèque, tout à l’heure. Un sourire en coin, elle me montre sa main droite, couverte d’une mitaine comme les miennes. Elle sera la seule à pouvoir me comprendre ici.
— Puis je me suis habituée.
Elle aussi fait plus jeune, mais des rondeurs féminines se devinent sous son sweat trop large. Sans un regard pour moi, elle remet du stick hydratant sur ses lèvres gercées, charnues. Ses taches de rousseur lui donnent un air malicieux. On admire ensemble la poussière se dissiper, puis on se présente. Angelika Hirsch – mais elle préfère Angie – quinze ans, depuis trois mois à l’Institut. Le soleil dépose sur ses cheveux fauves et ondulés des reflets de princesse celtique.
‘Cause I can’t take anymore of this I wanna come apart Or dig myself a little hole Inside your precious heart
‘Cause it’s always raining in my head Forget all the things I should have said
Epiphany – Staind
Je frappe à la porte depuis cinq bonnes minutes. Le règlement indique que nous avons l’interdiction d’entrer dans les chambres des autres, à moins d’y être invités. Mon agacement me pousserait presque à passer outre, car Shawn est le seul à faire la grasse matinée. 9h, ce n’est pas l’aube, non plus... Mon dernier coup manque de finir sur son torse nu, tant il ouvre de façon brusque ; je réussis à l’esquiver d’un pas en arrière. Je me retiens au mur. Mes yeux glissent sur son corps, un aller-retour si rapide que j’en ai la tête qui tourne. Mon cœur fait un bond ; je le trouve en boxer. Je suis à deux doigts de partir en courant lorsque je tombe sur ses abdominaux, davantage mis en valeur par sa maigreur que par une activité physique. Le souffle court, je m’arrête à ses prunelles, d’un bleu encore plus profond sans ses lunettes.
— Bonjour « référente ».
— J’avais dit 9h…
— J’ai plus de batterie, mon réveil n’a pas sonné.
— Dépêche-toi ! dis-je en refermant la porte.
Le battant d’à côté s’ouvre. J’ai droit à l’expression lumineuse de Kai, comme toujours. Elle s’éteint lorsqu’il constate ma contrariété.
— Ça ne va pas ? s’inquiète-t-il.
— Si, je… je vais me calmer.
Je sens qu’il aimerait me consoler, mais les choses sont claires entre nous ; il a encaissé tous mes refus depuis son arrivée. Il reste malgré tout mon ami, distant et chaleureux, réservé et présent. C’est comme s’il avait toujours été là. Comme si nos cicatrices ne comptaient pas. Ce genre de contact me suffit. Je ne peux pas aller au-delà, de toute façon.
— Le nouveau t’énerve déjà ?
— Mhh…
— Détends-toi ou tu vas nous faire un ulcère.
— Mhh…
Il rit, hésite à étreindre mon bras, se résigne et me dit « À plus » d’un geste de sa main incomplète, avant de gagner son activité du matin.
— Voilà, conclut Shawn en me rejoignant, habillé et coiffé.
Sans un mot, j’effectue le parcours habituel pour lui présenter le planning général, affiché sur un mur du hall, près d’un bureau d’accueil vide.
— C’est encore les vacances…, souligne-t-il en haussant un sourcil.
— L’Institut ne ferme pas pendant la période estivale, mais il n’y a pas de cours et donc pas de secrétaire.
— Qui s’occupe des plannings, alors ?
— Un peu tout le monde. Souvent le directeur.
— Il ne prend pas de congés ?
Shawn me prend au dépourvu ; il m’a toujours semblé normal que Monsieur Joly soit aux petits soins pour nous sans arrêt. Je me contente de répondre :
— Tu lui demanderas…
— Je pensais que tu savais tout…
Il fait mine d’être déçu. Puis il sourit. Je suis mal barrée s’il a le même humour que Kai…
— Selon le tableau, tu commences les ateliers demain avec… le sport.
— C’est pas un cours, le sport ?
— Pas avec Adrian. On a une prof de gym qui vient durant la période scolaire, mais...
— Adrian ?
— L’éducateur.
— Pas de nom de famille ?
— Il insiste pour qu’on l’appelle par son prénom. C’est la même chose avec Abigaëlle. Par contre, Monsieur et…
— … Madame Joly ? J’ai cru comprendre. On a des duos d’encadrants, c’est chouette.
Je n’arrive pas à saisir si c’est ironique ou non ; il ne me regarde pas.
— Donc, atelier sport demain matin et… temps libre l’après-midi.
Je lâche un soupir en constatant ce qu’on m’a réservé.
— On a exactement le même planning sur le mois, non ? demande Shawn, pour la forme.
Je soupire encore.
— Tu sais…, dit-il en se retournant vers moi. J’ai demandé au directeur si c’était pas trop pénible pour toi. Il m’a dit que tu devais travailler dur. Mais bon, je suis autonome. Pendant les temps libres, tu peux me laisser seul. J’ai pas trop envie que ça t’angoisse ou…
— Ça ira.
Je n’ai aucune envie de flancher devant mes responsabilités. Fréquenter du monde est l’un de mes objectifs, tout comme développer des relations ou recevoir des compliments. Je ne m’attendais pas à de la sollicitude, particulièrement de ce garçon. Je décroche mon regard du sien. Il hausse les épaules et fourre ses mains gantées dans ses poches. Bien décidée à accomplir ma mission, je lui demande de me suivre d’un signe du menton.
Nous arrivons devant la salle polyvalente, dans laquelle se déroule un atelier méditation. Shawn s’appuie contre le mur et regarde par la paroi transparente sur le côté de l’entrée.
— Sport, méditation… Tout ce que j’aime, murmure-t-il, un rictus crispé collé aux lèvres.
— Les ateliers sont bien plus sympas que les cours. On les reprend dans une semaine, tu devrais profiter de cette période. Ça t’aidera peut-être à prendre ta décision.
Il se tourne à nouveau vers moi. Chacun de ses coups d’œil me rappelle ce moment où, dans la salle de musique, il a caressé le piano. Et ce moment où j’ai cru que nous serions connectés à jamais.
— Tu voudrais que je reste ? poursuit-il.
Coup au cœur. La chaleur me monte aux joues. J’instaure une distance entre nous… Je ne veux pas qu’il me voit rougir. Son regard se détache, il ne cherche pas à me taquiner davantage.
— Dis, quel âge tu as ? demande Shawn.
La douceur de sa voix m’étonne, on dirait qu’il se concentre sur le sol lisse et brillant.
— 16 ans.
— On ne sera pas dans la même classe, alors...
— Non.
Il semble vraiment déçu, cette fois. Je tente de le rassurer malgré moi :
— Tout le monde est mélangé pendant les activités ou les ateliers.
Le regard de Shawn s’attarde quelques secondes sur moi.
— Cool.
Je le sens prêt à s’approcher, mais la porte s’ouvre et libère une horde de pensionnaires qui se précipite à l’extérieur. Abigaëlle sort, s’étire et découvre Shawn, qu’elle gratifie d’un « Salut toi ! », avant de lui adresser un clin d’œil. Je ne sais pas ce qui surprend le plus le nouveau : l’attitude désinhibée de l’encadrante ou l’ébauche de sourire qui m’échappe.
J’aurais bien passé la journée à dormir, hier. Après que j’ai erré dehors pendant dix minutes, Angelika m’a proposé de partager sa table au réfectoire. La salle est accueillante et les installations très bien pensées pour éviter les échos souvent présents dans ce genre de pièces. Elle m’a expliqué que, pour optimiser l’organisation et la participation de chacun, des groupes « popote » sont constitués chaque semaine. Les cuisiniers sont là pour les aider, surtout pour les commandes et les recettes. Après quoi, ils sont livrés à eux-mêmes pour nourrir une cinquantaine de résidents. J’étais impressionné par le service et me suis laissé quand même tenter par les « courgettes et leurs fleurs de saison ». La viande en sauce et les pâtes ne m’ont pas séduit et je les ai refilées à Angelika. Sans écouter ce qu’elle disait, depuis ma chaise, j’ai cherché Alyssa pendant près d’une heure, pour finalement baisser les bras et filer me coucher, avec un « Bye » mollasson. Arrivé dans ma chambre, j’ai rangé toutes mes fringues et me suis précipité sous une douche bouillante, avant d’enrouler un linge autour de ma taille et de me battre avec la glace ; j’ai vite perdu l’affrontement. Ma bague m’attendait sur le bord de l’évier, comme en début d’après-midi. Alors j’ai entamé ce qu’elle me chantait de faire.
Il y a toujours cette phase où le passage à l’acte peut être évité. Une milliseconde où je me dis que, si je stoppe tout, ma vie ira mieux. Pourtant, je choisis toujours de continuer. Il faut que j’appuie en retenant mon souffle jusqu’à ce que la peau craque. C’était plus dur au début, la douleur était plus intense. À présent, le derme est fragile, presque friable, tel une feuille de papier mouillée qui s’effrite entre des doigts indélicats. En utilisant la tranche de ma bague, je sais que je ne dois pas étendre la plaie ; parfois, une incision légère suffit, me permet de respirer. La simple vue du sang qui s’écoule me fait du bien. J’ai passé la moitié de la nuit à percer